Corps de l’article
Comment appréhender la multitude d’initiatives, de partenariats, de réseaux et autres alliances formant ce que Bulkeley et ses neuf coauteurs qualifient de gouvernance transnationale du changement climatique (gtcc) ? Diversion, greenwashing et perte de temps ou, au contraire, panacée face à l’incapacité des États à adopter un accord global sur le climat ? Au-delà des études de cas menées jusqu’à présent, l’apport majeur de cet ouvrage réside dans la prise en compte de soixante initiatives transnationales vues comme représentatives de la gtcc dans son ensemble. Plus encore, la diversité des questionnements à travers lesquels ces initiatives sont examinées, l’insertion dans les débats sur les relations transnationales, la gouvernance et le changement climatique, ainsi que la mobilisation de trois larges perspectives théoriques – centrées sur les acteurs, les dynamiques sociales et systémiques, et l’analyse critique des évolutions du capitalisme néolibéral – concourent à la nécessité d’une exploration approfondie de la gtcc comme phénomène complexe et protéiforme.
L’analyse retrace d’abord la formidable émergence de la gtcc dès la fin des années 1980, au gré des dynamiques intérieures au régime du changement climatique et d’évolutions économico-politiques plus vastes. Les différentes facettes de la gtcc privée, hybride et publique sont ensuite examinées en termes d’acteurs, de domaines d’intervention et de moyens mis en oeuvre pour gouverner le climat (chapitre 4). Mais ce sont véritablement les trois chapitres suivants qui forment selon nous le coeur de l’ouvrage.
Au chapitre 5 sont détaillés les domaines d’intervention des soixante initiatives : énergie, marchés du carbone, forêts et infrastructures majoritairement. Loin de se combiner aléatoirement, ces domaines se regroupent au sein de quatre clusters spécifiques, centrés respectivement sur les marchés du carbone, le niveau local ou régional, l’énergie ou le développement, et d’un cluster généraliste. Les différentes interprétations des causes du chan- gement climatique et les domaines d’intervention qu’elles engendrent sont ainsi mis à jour, mais également, en creux, les domaines de facto exclus de la gtcc, voire très peu investis, à l’image de l’adaptation au changement climatique.
Bien loin d’être un phénomène global et homogène, la concentration géographique de la gtcc en Europe, en Amérique du Nord et en Asie est également examinée. Ainsi, l’immense majorité des soixante initiatives ont été prises par des acteurs de pays à revenu élevé, reflétant une claire division Nord-Sud. Les acteurs du Sud participent pourtant à plus des trois quarts des initiatives une fois mises en oeuvre, dessinant alors un paysage de variations régionales qui marginalisent largement l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, l’Afrique subsaharienne et l’Océanie. L’implication géographiquement inégale des acteurs dans la gtcc ainsi que les indications d’une forme de spécialisation spatialement déterminée conduisent dès lors à la nécessaire caractérisation de la dimension transnationale de ce type de gouvernance (chapitre 6).
Enfin, le chapitre 7 aborde les dimensions déterminantes de l’autorité et de la légitimité de la gtcc, soit des conditions et des processus par lesquels ces initiatives parviennent à être reconnues comme des gouverneurs légitimes du climat en l’absence a priori d’autorité formelle ou légale. Les auteurs montrent par exemple comment, de manière contre-intuitive, les initiatives privées basent leur autorité sur le consentement et non sur le consensus, et nécessitent dès lors un haut niveau d’institutionnalisation et différentes formes d’établissement de règles, monitoring et certification gouvernant principalement les marchés du carbone. Mais c’est surtout un « écosystème » complexe qui est décrit, dans lequel s’affrontent diverses revendications à l’autorité et à la légitimité, entre un ensemble dominant qui s’appuie sur le marché, l’efficience et l’expertise et un ensemble potentiellement contre-hégémonique, soutenu par des impératifs moraux et de justice, ainsi que par des conceptions proches de l’écologie politique.
Dans l’ensemble, grâce à un vaste travail empirique, l’ouvrage dresse un tableau contrasté de la gtcc, loin des descriptions monolithiques de ce phénomène. L’impact direct de la gtcc est bien sûr très difficilement quantifiable sur la base des émissions de gaz à effet de serre évitées, ce qui soulève de sérieux doutes sur sa capacité à offrir une réponse adéquate aux immenses défis posés par le changement climatique. Pour autant, les auteurs soulignent ses nombreux effets indirects, en particulier sur la gouvernance du changement climatique dans sa globalité, et défendent l’idée de l’émergence d’un complexe de gouvernance globale du climat dans lequel la gtcc aurait une place à part entière (chapitre 8).
Pour conclure, on regrettera que les critères d’inclusion et les principes ayant guidé le choix définitif de ces soixante initiatives en particulier – choix crucial pour les analyses subséquentes – n’aient pas été discutés plus longuement. Des interrogations subsistent dès lors concernant certaines initiatives, par exemple quant à leur capacité à gouverner effectivement le changement climatique plutôt qu’à simplement influencer par divers moyens la création et le fonctionnement de la gouvernance du climat. De plus, le choix de l’éclectisme théorique aurait pu être thématisé de manière plus critique afin d’en évaluer les apports indéniables, mais également les éventuelles limites ainsi que ses liens avec la nature singulière de cette entreprise éditoriale réunissant dix auteurs dans une seule et même monographie. Pour autant, ces réserves n’enlèvent rien à l’intérêt incontestable de l’ouvrage dont la lecture fournira aussi bien les repères indispensables pour se plonger dans la jungle que constitue de prime abord la gtcc que de fructueuses pistes pour des recherches à venir.