La participation du Canada à l’intervention militaire contre le groupe armé État islamique illustre la netteté du choix qui s’offre aux Canadiens en matière de politique étrangère (pe). D’un côté, l’internationalisme libéral, qui domine la culture stratégique canadienne depuis la Seconde Guerre mondiale, est porté par Thomas Mulcair et Justin Trudeau. En face d’eux, Stephen Harper se fait le héraut d’une nouvelle conception du Canada et de son rôle dans le monde : le néoconservatisme. Or, les termes de ce choix ne sont pas également connus : si l’internationalisme fait l’objet d’analyses systématiques depuis longtemps, le néoconservatisme demeure mal compris du fait de sa nouveauté relative. Certes, depuis quelques années, des analystes de politique étrangère canadienne (pec) cherchent à expliquer les discours et les actions de Stephen Harper par l’étude de son idéologie néoconservatrice (Boerger 2007 ; Boily 2007, 2009 ; Massie et Roussel 2013 ; Dorion-Soulié et Roussel 2014 ; Lagassé, Massie et Roussel 2014). Ces travaux prennent tous comme point de départ le constat d’une rupture (Morin et Roussel 2014) : depuis l’arrivée de Harper au pouvoir, on assiste à l’émergence d’une nouvelle culture stratégique issue d’une idéologie néoconservatrice. Mais, jusqu’à présent, le terme lui-même (« l’étiquette » néoconservatrice) n’a pas été conceptualisé de manière satisfaisante, et trop peu de travaux ont cherché à vérifier l’hypothèse de la rupture néoconservatrice. Ce numéro spécial propose de remédier à ces deux insuffisances de la littérature. L’étude de cette rupture supposée implique une série de prémisses. D’abord, que le premier ministre possède le pouvoir de modifier les grandes orientations de la politique étrangère canadienne. Selon Morin et Roussel, « le premier ministre ayant un rôle prépondérant en politique étrangère, ses préférences sont susceptibles de peser lourd dans les orientations du gouvernement » (2014 : 5). Ensuite, que l’idéologie du premier ministre constitue la source de son comportement en politique étrangère. À cet égard, les analystes de pec ont tout intérêt à s’allier aux spécialistes de théorie politique qui placent l’étude de l’idéologie au coeur de leur mission : Si, en général, l’étude de l’idéologie permet d’atteindre une meilleure compréhension de la réalité politique, cela est d’autant plus vrai dans le cas du mouvement conservateur canadien, qui est ouvertement et explicitement idéologique, voire « idéaliste », dans son projet politique (Saurette, Gunster et Trevenen 2009 : 27-32). Les travaux sur la « rupture néoconservatrice » en pec semblent répondre à cet appel. Massie et Roussel, par exemple, traitent l’idéologie néoconservatrice comme l’un des éléments constitutifs d’une culture stratégique en émergence, le « néocontinentalisme », la culture stratégique étant conçue comme « un système d’idées et de pratiques distinctives, dominantes et persistantes quant à la sécurité internationale (au sens large) entretenues par une communauté socio-politique » (2013 : 38). Ce faisant, ils suivent aussi un enseignement trop souvent oublié de Raymond Aron : « La tâche de l’étude empirique des relations internationales consiste précisément à déterminer la perception historique qui commande les conduites des acteurs collectifs, les décisions des chefs de ces acteurs » (Aron 1967 : 847). À titre d’exemple, Aron mentionne le marxisme-léninisme de l’urss et « l’obsession de l’espace » du Japon impérial et de l’Allemagne nazie. Ces « perceptions historiques », pour ne pas dire ces idéologies, ne déterminent pas les décisions quotidiennes en politique étrangère, mais elles structurent « la pensée et la vision du monde » des décideurs (Aron 1967 : 848). Cette tâche, loin d’être anodine, consiste à accoler des étiquettes aux grandes orientations de pe d’un État donné et à les définir. Comme le souligne Steven Hurst, la définition associée …
Parties annexes
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