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Depuis les attentats terroristes de l’automne 2001, qui ont contribué à dissiper dans l’imaginaire collectif l’idée de l’impénétrabilité du sanctuaire américain, l’hypothèse suivant laquelle l’Afrique représente un « objet », voire un « facteur » de risque pour la sécurité internationale – notamment en ce qu’elle constitue un terreau fertile au recrutement de terroristes ainsi qu’un lieu privilégié pour toutes sortes de transactions liées aux activités terroristes – s’est progressivement imposée dans les milieux universitaires et politiques. Sans doute en raison des multiples problèmes d’instabilité politique, économique et sociale que connaît cette région du monde, certains sont allés jusqu’à y justifier l’opérationnalisation des politiques antiterroristes en recourant à un syllogisme plutôt déconcertant : le vih/sida affecte sérieusement les capacités économiques des États africains ; les faibles capacités économiques conduisent immanquablement à l’inefficacité et au dysfonctionnement des institutions étatiques ; par conséquent, ces institutions dysfonctionnelles deviennent sujettes à instrumentalisation de la part des groupes terroristes (p. 13). Pourtant, dans ces mêmes milieux, d’autres défendent l’idée que c’est la volonté américaine de s’arroger une part, sinon une grosse part des ressources renouvelables et non renouvelables africaines qui justifie son intérêt sans cesse grandissant pour le continent depuis le début des années 2000. United States – Africa Security Relations s’inscrit dans le sillage de ce débat, et va même au-delà de celui-ci, puisqu’il s’intéresse également à la dimension historique des relations États-Unis–Afrique afin de mieux cerner les lignes de rupture ou de continuité de la politique africaine des États-Unis. C’est ce recours à la sociologie historique du comportement stratégique de Washington vis-à-vis de l’Afrique qui permet d’ailleurs aux différents contributeurs de l’ouvrage de situer le continent africain dans le contexte global de la lutte contre le terrorisme international, d’analyser les différentes implications de cette guerre pour la coopération États-Unis–Afrique en matière de sécurité et d’indiquer quelques pistes de solutions aux problèmes stratégiques qui entachent la réussite des politiques antiterroristes en Afrique.
Ainsi, tout en identifiant le réalisme comme étant la théorie susceptible de mieux expliquer la pensée stratégique américaine de l’après-11-Septembre en Afrique (p. 7), cet ouvrage collectif nous invite à redécouvrir les différentes variations de la politique africaine de Washington depuis le 19e siècle. On peut y lire qu’à l’exception de la guerre froide et de la guerre contre le terrorisme international, les dirigeants américains qui se sont succédé à la Maison-Blanche ont toujours traité l’Afrique avec une « négligence bénigne ». Cette situation s’explique notamment par la perte de la valeur stratégique qu’a connue l’Afrique immédiatement après la fin de la guerre froide ainsi que par l’obsession américaine de se frayer une place de premier choix au sein d’un système international dominé tout au long de la deuxième moitié du 20e siècle par les puissances européennes (p. 18). Kelechi A. Kalu va même plus loin en démontrant que cette « négligence bénigne » de l’Afrique dans l’agenda politique et diplomatique de Washington est due à l’absence d’une communauté épistémique américaine – constituée en groupe de lobbying – capable de contraindre le Congrès américain à accorder une plus grande importance à l’Afrique. Il en découle que le redéploiement stratégique des États-Unis en Afrique à partir du 21e siècle s’explique par la combinaison de plusieurs facteurs, dont la menace terroriste, l’interdépendance économique croissante, la sécurité énergétique ou les changements géopolitiques survenus à la fin des années 1990. L’ouvrage aborde également plusieurs thématiques intéressantes qui jettent un éclairage nouveau sur la dimension diplomatico-stratégique des relations États-Unis–Afrique après septembre 2001. Il s’agit notamment de la problématique de la guerre globale contre la terreur ainsi que de ses implications pour la paix, la sécurité et le développement en Afrique ; de l’économie politique du partenariat stratégique États-Unis–Afrique ; de la coopération militaire entre les États-Unis et l’Afrique, avec une attention particulière portée aux interactions entre le Commandement des États-Unis pour l’Afrique (africom en anglais) et les institutions militaires africaines.
Voilà donc un livre fort intéressant dont la plus-value scientifique réside en partie dans sa capacité à analyser les différentes variations du comportement stratégique de Washington vis-à-vis de l’Afrique, et ce, dans plusieurs contextes différents. Toutefois, on regrettera que certains contributeurs de l’ouvrage aient introduit quelques contre-vérités (historiques) qui viennent biaiser l’analyse. John Mukum Mbaku prétend par exemple que la définition des priorités des gouvernements africains en matière de sécurité ou de développement demeure l’apanage des États-Unis. Il en veut pour preuve l’africom dont le design a été conçu par Washington, puis imposé à l’Afrique qui n’a guère eu d’autre choix que d’obéir (p. 137). D’un point de vue épistémologique, cette hypothèse paraît excessive dans la mesure où l’auteur a tendance à surestimer l’influence américaine en Afrique, négligeant par le fait même les logiques d’appropriation et de réinvention locales de cet « ordre occidental ». Par ailleurs, l’ouvrage semble confondre « désengagement idéologique » et « désengagement stratégique » lorsqu’il avance l’idée que la fin de la guerre froide a marqué le désengagement stratégique des États-Unis en Afrique (préface, p. 69, 192). Il s’agit là d’une erreur d’appréciation qui est due en partie au fait que l’ouvrage renferme l’analyse de la politique africaine des États-Unis de l’après-guerre froide dans une sorte de « cage de fer », qui ne tient pas compte d’autres facteurs ou acteurs internationaux, dont le fait que la France était pourtant en compétition avec Washington en Afrique à cette période bien précise. Il en découle un nivellement de la connaissance, un anachronisme qui vient brouiller la pertinence de l’analyse, puisque le désengagement idéologique des États-Unis ne s’est pas accompagné d’un désengagement stratégique en Afrique. On y a plutôt observé un redéploiement stratégique des États-Unis, notamment à travers ses multiples implications dans les conflits intraétatiques (Rwanda, ex-Zaïre par exemple) ainsi qu’à travers la codification en 1992 de sa nouvelle politique africaine connue sous le nom de National Security Review 30 : American Policy Towards Africa in the 1990s, laquelle identifiait clairement les intérêts américains en Afrique dans le nouvel environnement international.