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Le commerce mondial des armes contemporain est, dans une large mesure, soutenu par la forte demande d’armes en Asie et au Moyen-Orient, qui constituent les deux principaux marchés d’exportation dans le monde. De ces deux régions, l’Asie a pris un poids croissant avec l’émergence des deux puissances régionales aux ambitions globales que sont l’Inde et la Chine. D’une part, les politiques de modernisation militaire en Asie, accompagnées d’une augmentation significative de la taille et de la sophistication des forces armées, ont attiré l’attention tant des observateurs que des pays de la région. D’autre part, l’accroissement des tensions politiques dans plusieurs régions, mer de Chine du Sud et de l’Est, frontière indo-pakistanaise, et la politique nucléaire de la Corée du Nord, dans ce contexte d’affirmation militaire de plusieurs puissances régionales, alimentent les inquiétudes quant à la militarisation de la région. Ce phénomène d’accroissement du potentiel militaire des États de la région, devenu évident depuis la fin de la guerre froide, a parfois été décrit dans la littérature comme une « course aux armements ». Mais ce concept, largement mobilisé pour décrire des politiques pendant la guerre froide par exemple, ou avant l’éclatement de la Première Guerre mondiale, est-il pertinent pour décrire la situation qui prévaut en Asie ?
Le livre d’Andrew Tan n’est pas le premier à aborder le sujet. On peut relever notamment Asia’s Naval Expansion : An Arms Race in the Making, de Geoffrey Till (2012) ; ou des analyses plus regionales, comme An Arms Race in Post-Cold War Southeast Asia : Prospects for Control, d’Amitav Acharya (1994) ou Asia’s Cauldron : The South China Sea and the End of a Stable Pacific, de Robert Kaplan (2014). Certains auteurs, plus modérés, se contentaient d’analyser la montée en puissance du potentiel militaire sans recourir au concept de course aux armements, par exemple East Asian Naval Weapons Acquisitions in the 1990s : Causes, Consequences, and Responses, de Charles Meconis et Michael D. Wallace (2000), peut-être parce que les critères permettant de mobiliser ce concept n’étaient pas encore présents à cette époque.
Plusieurs ouvrages se penchent plus spécifiquement sur la montée en puissance de la Chine. Mentionnons ainsi The Chinese Navy : Expanding Capabilities, Evolving Roles, de Phillip C. Saunders, C. D. Yung et M. Swaine (2011) ; China’s Military Modernization : Building for Regional and Global Reach, de Richard Fisher (2010) ; The Great Wall at Sea. China’s Navy in the Twenty-first Century, de Bernard D. Cole (2010) ; Forging China’s Military Might : A New Framework for Assessing Innovation, de Tai Ming Cheung (2014). Si nombre d’ouvrages ciblent la Chine dans leurs analyses, on trouve aussi des auteurs qui se penchent sur l’ascension du Japon, dont Le retour du soleil levant. La nouvelle ascension militaire du Japon, d’Édouard Pflimlin (2010), sans parler des innombrables ouvrages publiés sur le conflit coréen. À noter que la publication d’analyses dépeignant la menace que constituerait l’accroissement des budgets militaires de tel ou tel État asiatique n’est pas un phénomène nouveau. En témoigne The Coming War with Japan, de George Friedman et Meredith Lebard, publié en 1991 et qui avait fait grand bruit à une époque où les médias ciblaient plus le Japon que la Chine comme source de la remise en cause de l’ordre politique en Asie.
L’ouvrage d’Andrew Tan, plutôt qu’une analyse classique des préoccupations stratégiques des États asiatiques et des politiques qu’ils développent en conséquence, est original en ce qu’il aborde le double phénomène des tensions régionales et de l’accroissement des capacités militaires selon l’angle d’analyse de la course aux armements. Cette optique est différente d’un simple discours présentant les tensions régionales et les politiques des États impliqués, ou de l’analyse des politiques militaires d’un seul État, le plus souvent la Chine ces dernières années, car le concept de course aux armements renvoie à l’idée d’une réaction de chaque État aux politiques des voisins, et non de politiques simultanées de croissance du potentiel militaire découlant de la croissance économique et de la recherche d’une affirmation politique : la course aux armements consiste en une escalade qui se nourrit de la crainte des gestes posés par les voisins, et décrire la montée en puissance de l’Asie en ces termes n’allait pas de soi. Pour l’auteur, la mobilisation de ce concept se justifie, car, de plus en plus, les États accroissent leur budget militaire, certes, non plus pour moderniser leur appareil militaire dans une perspective de maintien d’un outil moderne et aux fonctions multiples, mais essentiellement en réaction inquiète aux acquisitions des puissances voisines.
L’auteur évalue les éléments conceptuels fondamentaux qui peuvent faire la lumière sur la pertinence de ce concept de course aux armements pour décrire la situation en Asie. Il examine la combinaison complexe de facteurs internes, externes et technologiques qui ont mené à l’émergence des politiques observées aujourd’hui. Dans son ouvrage, il explore la façon dont la course aux armements conduit finalement à l’apparition de trois blocs distincts dans le paysage géostratégique : un bloc peu cohérent d’alliés des États-Unis ; un contre-bloc d’adversaires potentiels de Washington ; et un bloc neutre constitué des États dont l’allégeance variera selon les circonstances et l’évolution de la situation géostratégique. L’ouvrage conclut sur une note pessimiste : pour l’auteur, si rien n’est fait pour enrayer cette nouvelle course aux armements, le risque est grand que l’Asie connaisse de grandes périodes d’instabilité, marquées par des conflits de plus en plus aigus, débouchant sur des guerres entre États.