Corps de l’article
À l’instar de plusieurs thématiques du droit international, la lutte contre la traite des êtres humains est soumise à un paradigme sécuritaire effréné qui tend à relativiser les droits humains. Dans son ouvrage intitulé Protection des victimes de la traite des êtres humains : approches internationales et européennes, Kristine Plouffe-Malette examine l’influence de ce paradigme sur le régime de protection des victimes de la traite. L’auteure critique l’empressement des États à éradiquer le phénomène de la traite par l’adoption d’instruments majoritairement axés sur la répression. D’après sa réflexion, les règles adoptées dans les tribunes internationales et européennes pour combattre la traite ne reflètent qu’en apparence, du moins partiellement, l’équilibre recherché entre les volets répressif et préventif de la lutte et de la protection des victimes.
Comment se fait-il donc que la lutte soit plus axée sur la répression ? L’auteure répond à cette question en partant de l’histoire des premiers instruments qui ont été adoptés sur le plan universel, en réaction aux problématiques de l’esclavage, du travail forcé et de la prostitution. Le ton énergique du combat a pris naissance dans ces instruments classiques et il s’est étendu aux instruments contemporains. La Convention contre la criminalité transnationale organisée et son Protocole sur la traite, qui forment le coeur du nouveau régime universel, souffriraient ainsi d’un syncrétisme, inabouti de surcroît, parce qu’ils allient de manière confuse les outils de répression et de protection. L’auteure explique que l’objet de la première, qui est de faciliter la poursuite judiciaire des groupes criminels, fait dépendre la protection des victimes de leur participation à cette chasse judiciaire. Et quand bien même les objectifs expressément proclamés du Protocole sur la traite incluent le respect des droits humains fondamentaux des victimes, les États ne peuvent s’écarter complètement du chemin tracé par la convention mère. Des soubresauts de protection sont certes notés dans le protocole, mais ils sont noyés dans les mécanismes de la criminalisation, du contrôle aux frontières et de la gestion prostitutionnelle et migratoire. Les critiques de l’élagage des concepts clés, tels que le consentement de la victime, et du caractère facultatif d’importantes dispositions d’assistance (par exemple le maintien de la victime sur le territoire) sont souvent revenues. Or, d’après l’auteure, il aurait été souhaitable de voir ériger en règles contraignantes tous les principes essentiels. Ces principes comprennent par ailleurs l’irresponsabilité pénale des victimes, l’inclusion d’un faisceau élargi de victimes et leur protection sans conditionnalité.
La contribution la plus intéressante de cet ouvrage réside pourtant non pas dans ces critiques des règles internationales, mais bien dans le commentaire qui y est fait des normes européennes. En effet, contrairement aux normes universelles dont les critiques sont bien répandues, il est tentant de dire des normes européennes qu’elles opèrent des avancées substantielles dans le domaine de la protection. Malgré cela, l’auteure les interprète d’une façon qui permet effectivement de penser que ces améliorations serviront encore la frénésie répressive en Europe. Pour le démontrer, Me Malette-Plouffe souligne par une belle démarche comparative les progrès et les aménagements portés par les instruments européens à la protection des victimes. Il se trouve ainsi que, comparativement aux instruments de Palerme, la Convention du Conseil de l’Europe requiert un processus d’identification en vue de repérer et de protéger les victimes probables et les victimes effectives de la traite. Elle reconnaît aussi à ces dernières une panoplie de droits spécifiques qui couvrent le droit à la sécurité, le droit à l’assistance médicale, le droit à l’assistance juridique dans les procédures judiciaires et certains droits socioéconomiques comme l’accès au marché de l’emploi et l’accès des enfants à l’éducation. Cette assistance obligatoire aux victimes ne doit pas être subordonnée à leur volonté de coopérer dans les procédures pénales, contrairement aux prescriptions internationales. Toutefois, en dépit de ses apports au cadre européen, la Convention du Conseil de l’Europe subit une double critique de l’auteure. D’abord, elle n’est pas conforme à tous les standards de protection établis par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme. Ensuite, elle subit, dans ses rapports avec les instruments de l’Union européenne, une influence négative des directives contradictoires de l’Union européenne sur la traite (celles de 2004 et de 2011). La directive de 2011 indique un meilleur avenir pour une approche intégrée effective, mais elle demeure inféodée à la directive concurrente de 2004, axée sur la dissuasion de l’immigration clandestine. Cette incohérence entrave d’abord l’application des règles sur la traite dans l’Union européenne, mais elle handicape aussi la Convention du Conseil de l’Europe parce que ces deux organisations ont un grand nombre de membres en commun.
Si le pari de l’auteure est réussi quant aux critiques qu’elle émet, il convient de noter que son interprétation des normes est diminuée par leur lecture cloisonnée. En se basant sur les traités phares, elle aborde peu la puissance interprétative de la coutume internationale et des autres traités de protection des droits humains dans le contexte de la traite. Les interactions avec la coutume auraient pu enrichir sa critique et mettre en avant le fait que l’omission de se référer à certaines obligations – ou le fait de s’y référer en termes facultatifs ou de façon équivoque – ne fait pas toujours disparaître ces obligations. Cela dit, il n’en demeure pas moins que toute personne s’intéressant à la traite des êtres humains trouvera dans cet ouvrage un bréviaire rigoureux à la hauteur des grands manuels de droit.