Corps de l’article

La relation qu’entretient le Québec avec les États-Unis est d’une importance capitale pour le premier. Louis Balthazar (2006b : 115) affirme à cet effet que son voisin du sud a constitué, « pour le meilleur et pour le pire, un partenaire essentiel à l’évolution du Québec ». Si, sur le plan historique, c’est la relation France-Québec qui a favorisé la structuration d’une politique internationale par le gouvernement du Québec à partir de la Révolution tranquille, les États-Unis sont progressivement devenus un objet de préoccupation de plus en plus central, à un point tel que les budgets alloués aux relations entre le Québec et les États-Unis excèdent ceux destinés aux relations entre la France et le Québec depuis le début des années 2000. En 2014, le Québec dispose de délégations et de bureaux dans six villes américaines, soit New York, Los Angeles, Boston, Washington, Chicago et Atlanta. Une nouvelle représentation doit ouvrir à Houston (à partir des ressources d’Atlanta cependant).

Contrairement aux relations France-Québec, les relations entre le Québec et la présidence américaine ou encore les membres de l’exécutif américain ont toujours été considérées comme difficiles, voire pratiquement inexistantes. Ainsi, les relations entre le Québec et les États-Unis ne procèdent pas selon la même logique que la relation France-Québec, plusieurs présidents français ayant entretenu des relations directes et privilégiées avec les premiers ministres du Québec (Paquin 2006 ; Bastien 1999 ; Bernier 1996).

John Ciaccia, ex-ministre des Affaires internationales sous le gouvernement Bourassa (1989-1994), soutient même que, « [s]i le Québec veut aller à Washington, il faut qu’il y aille avec le gouvernement canadien ». Balthazar et Hero (1999 : 65) déclarent pour leur part : « Il n’existe pas à proprement parler de relations politiques entre le Québec et les États-Unis pour la bonne raison que Washington n’a jamais voulu s’adresser au Québec comme à un acteur politique autonome. Pour le gouvernement américain, il n’y a pas d’autre interlocuteur canadien que le gouvernement fédéral du Canada. »

Il y a bien sûr des exceptions. Par exemple, René Lévesque a croisé très brièvement Ronald Reagan lors du sommet de Québec en 1985. Lucien Bouchard s’est entretenu quelques minutes avec le président Bill Clinton à l’occasion d’une conférence internationale sur les fédérations tenue à Mont-Tremblant en 1999. Rapidement après son élection en 2003, Jean Charest a également obtenu un tête-à-tête avec le secrétaire d’État Colin Powell. En 2005, lors d’un autre séjour à Washington et en Virginie, il a rencontré trois membres influents de l’administration Bush, le secrétaire à la Sécurité intérieure Michael Chertoff, le secrétaire au Commerce Carlos Gutierrez et le secrétaire à l’Énergie Samuel W. Bodman[1]. Les représentants du gouvernement du Québec ont historiquement plus de chances avec les membres du Congrès. Pensons aux relations entre René Lévesque et le sénateur démocrate du Maine, Edmund Muskie, ou encore avec le sénateur républicain de la Caroline du Nord, Jesse Helms. Plus récemment, le premier ministre Jean Charest a également pu s’entretenir avec plusieurs membres du congrès, dont l’ex-sénatrice de l’État de New York, Hillary Clinton.

Bien que tous ces événements représentent des précédents diplomatiques d’importance, une chose demeure : le Québec ne bénéficie pas de liens directs et privilégiés avec le président ou les membres de l’exécutif du gouvernement fédéral américain, comme c’est le cas avec la France. Malgré cela, le Québec a tout de même cherché à augmenter ses moyens d’influence aux États-Unis depuis les années 1960. La présence au Québec de deux consulats, un à Montréal et un second à Québec, indique que Washington reconnaît, au moins implicitement, la singularité du Québec dans l’espace américain.

I – Grille d’analyse de la périodisation

L’objectif de cet article est de proposer une périodisation de la politique internationale du Québec en direction des États-Unis. Afin de déterminer les diverses périodes, nous allons utiliser une grille d’analyse qui s’inspire de travaux en analyse des politiques publiques. L’analyse des politiques publiques s’intéresse avant tout au changement dans l’action de l’État, plusieurs théories et cadres conceptuels existant à cet égard. En 1959, par exemple, Charles Lindblom introduit dans les débats le concept de changement incrémental. Dans le sens courant, ce concept signifie que l’action de l’État progresse par l’adoption de petits changements progressifs. Les changements ne sont pas radicaux, et c’est seulement après plusieurs années qu’on peut saisir l’ampleur de leur effet cumulatif. D’autres auteurs, comme Baumgartner et Jones (1993), parlent plutôt d’équilibre ponctué (punctuated equilibrium). Une politique (p. ex. la politique internationale) est réputée plutôt stable jusqu’à ce qu’elle attire l’attention des décideurs. Lorsque ces derniers se saisissent d’un enjeu, ils sont susceptibles d’adopter une réforme et de jeter ainsi de nouvelles bases pour cette politique, d’où l’idée d’équilibre ponctué de changements importants ou radicaux. Certains, encore, vont plutôt adopter l’approche séquentielle des politiques publiques. Selon cette approche, les politiques suivraient un cycle de diverses phases, variable selon les auteurs, qui va de la mise à l’ordre du jour, à la décision, à la mise en oeuvre et à l’évaluation. D’autres auteurs comme Paul Pierson (2000), avec les concepts de « path dependance » et d’« increasing returns », s’intéressent plutôt au non-changement ou aux difficultés de remettre en question des choix du passé.

Toutes ces approches sont importantes en analyse des politiques publiques, mais n’expliquent que très mal les changements de période dans la politique internationale du Québec. L’approche séquentielle ne s’applique pas à des situations sur une longue période qui implique l’adoption de plusieurs politiques publiques parfois en même temps. La politique internationale ne peut se résumer à une seule politique qui suit les diverses étapes de cette approche. Ainsi l’approche séquentielle est trop rationalisée pour l’analyse historique sur plus de cent ans.

L’approche de Jones et Baungartner est quant à elle trop simple. Le modèle de ces auteurs suggère qu’une seule grande décision pourrait expliquer un seul changement de paradigme qui serait ensuite relativement stable dans le temps. Dans le cas de la politique internationale du Québec à l’égard des États-Unis, ce n’est pas le cas. Les grandes étapes de la politique américaine du Québec ne suivent pas cette logique, car elles sont le fait de changements incrémentaux, de plusieurs changements de paradigme, mais également de reculs et même de politiques incohérentes.

L’approche incrémentale, pour sa part, n’explique qu’imparfaitement les changements de paradigme et les décisions absurdes comme celle de Lucien Bouchard de supprimer les représentations du Québec aux États-Unis dans la phase de mise en oeuvre de l’Accord de libre-échange nord-américain (alena) après le référendum de 1995.

Finalement, la théorie de Paul Pearson est complètement inopérante dans le cas de la politique internationale du Québec, puisque les changements sont multiples et l’effet cumulatif des choix du passé ne semble pas peser lourd lorsqu’il est temps d’ouvrir et de fermer des délégations ou de réagir à une situation urgente, par exemple. La politique internationale du Québec à l’égard des États-Unis, même si elle est relativement cumulative depuis les années 1960, a tout de même connu plusieurs virages.

Le cadre d’analyse le plus pertinent pour cet article qui tente de périodiser la politique internationale à l’égard des États-Unis provient de l’analyse très stimulante de Peter Hall (1993) sur le changement de paradigme en matière de politique économique en Grande-Bretagne. Selon Hall, il existe trois niveaux de changement : le changement de premier ordre concerne uniquement le niveau d’utilisation d’un instrument, le changement de deuxième ordre se produit lorsque l’on change d’instruments, alors que le changement de troisième ordre correspond à un changement de paradigme en matière de politiques publiques.

Un instrument est un outil dont dispose le gouvernement pour mettre en oeuvre une politique. Dans le cas qui nous intéresse, les instruments de la politique internationale du Québec sont un ministère, une direction des États-Unis au sein d’un ministère, des représentations à l’étranger, des ententes internationales, un site Internet, etc. (Hood 2006 ; Salamon 2002). Pendant l’ensemble de la période, le gouvernement du Québec va créer une vaste gamme d’instruments.

Le paradigme représente pour sa part une conception globale, un ensemble d’idées assez cohérentes sur un enjeu de politiques publiques. Le paradigme fonctionne comme un ensemble d’éléments qui rend l’action publique relativement stable et cohérente pour un certain temps. Le paradigme aide à comprendre le sens général de l’action de l’État. On peut retrouver l’explicitation des paradigmes dans les discours des ministres, mais plus réalistement dans les énoncés de politiques, les livres blancs, les stratégies ou les plans d’action du gouvernement.

Selon Hall, le changement de premier ordre et de second ordre qui concerne les instruments s’explique largement par le concept de « social learning », puisque ces activités sont du domaine des spécialistes et des experts au sein du gouvernement. Autrement dit, on apprend, en partie, de ses erreurs et on cherche à les corriger. On peut ainsi créer des instruments pour répondre à un besoin ou, encore, on peut se départir d’un instrument qui n’est plus jugé utile, par exemple fermer des délégations qu'on juge désormais non nécessaires, comme à Miami ou encore en Louisiane. Dans le cas de la politique internationale du Québec envers les États-Unis, cette dimension explique aussi pourquoi on ne cherche plus, comme a tenté de le faire Daniel Johnson père, à entretenir des relations bilatérales avec le président des États-Unis, mais plutôt pourquoi on cible plus naturellement les réseaux subétatiques ou encore les membres du congrès, plus faciles d’accès.

En ce qui concerne le changement de troisième ordre, le changement de paradigme, ce dernier survient parce que le paradigme de l’action publique est perçu comme étant de plus en plus inadapté aux conditions changeantes et perd de la crédibilité. C’est ce qui s’est passé selon Hall en Grande-Bretagne dans les années 1970-1980. En Grande-Bretagne, la prise de pouvoir de Margaret Thatcher ainsi que des pressions de journalistes économiques et des pressions du monde de la finance ont favorisé le changement de paradigme du keynésianisme au paradigme monétariste. Dans ce dernier cas, l’apprentissage n’est pas le seul facteur en jeu : les luttes partisanes et les pressions d’acteurs à l’extérieur du gouvernement et de l’administration publique sont également importantes. Lorsque le paradigme devient inopérant à cause d’un changement de contexte, il devient plus facile de le remettre en question, notamment lorsque les acteurs politiques changent.

Les cinq périodes que nous proposons ne sont pas liées seulement aux changements de partis politiques au pouvoir, puisqu’il existe une assez forte continuité entre plusieurs administrations, par exemple entre les libéraux et l’Union nationale dans les années 1960 et 1970 ou encore entre le Parti québécois et les libéraux dans les années 1980 et 1990, à l’exception d’une courte période juste avant le référendum de 1995. Cela dit, même si les relations internationales du Québec sont nées d’un mouvement élitiste, quoique soutenu par la population québécoise[2], le changement de paradigme entre 1976 et 1980, puis entre 1994 et 1995, provient largement des pressions de la société civile après l’élection du Parti québécois autour de la question référendaire.

Pour comprendre la relation entre le Québec et les États-Unis, nous allons nous inspirer de la grille de Peter Hall, que nous simplifierons cependant en mettant l’accent sur deux de ses grands critères : la mise en place d’instruments et la construction ou le changement de paradigme de l’action publique. Prenant appui sur cette grille, nous allons diviser ce texte en cinq périodes qui représentent autant d’étapes progressives dans l’institutionnalisation de la politique internationale du gouvernement du Québec à l’égard des États-Unis.

La première période, qui s’étend de 1867 à 1960, est caractérisée par une quasi-absence de politique gouvernementale, donc d’instrument et de paradigme de l’action publique, en relation avec les États-Unis, à l’exception de l’ouverture de la représentation du Québec à New York pendant la Seconde Guerre mondiale. La deuxième période, qui débute avec la Révolution tranquille et se termine avec l’élection du Parti québécois en 1976, témoigne d’une volonté de renforcer la présence québécoise aux États-Unis. Le paradigme de l’action publique se construit progressivement et de nombreux instruments sont mis en place.

La troisième période, qui va de 1976 à 1980, mais qui couvre également la période du second référendum, est caractérisée par une prise de conscience par les souverainistes québécois de la nécessité d’apaiser les États-Unis sur le plan politique, mais également financier et commercial. Dans ces cas, on change le paradigme et on met en place divers instruments à cette fin. La quatrième période, qui s’étend du milieu des années 1980 jusqu’à la fin des années 1990, est marquée par le virage libre-échangiste des forces politiques au Québec. Le paradigme de l’action publique délaisse l’aspect politique des relations pour se concentrer plus systématiquement sur les questions commerciales. La dernière période, du début des années 2000 à nos jours, est caractérisée par la redécouverte des États-Unis, par la remise en place de divers instruments – notamment la réouverture des représentations aux États-Unis –, mais également par l’élargissement du paradigme de l’action publique vers d’autres enjeux comme les questions de sécurité après les attentats du 11 septembre 2001, mais aussi les relations énergétiques et environnementales.

II – La première période : 1867-1960

Si l’histoire du Québec a toujours été influencée par sa situation géographique dans l’espace nord-américain, la relation entre le Québec et les États-Unis n’a pas fait l’objet d’une politique gouvernementale structurée avant la Révolution tranquille. Il est vrai que le mouvement des Patriotes, notamment Louis-Joseph Papineau, s’est beaucoup inspiré du républicanisme américain et a même cherché à établir des liens formels avec le pays voisin. Les Rouges ont proposé, pendant un temps, l’annexion du Bas-Canada aux États-Unis (Lamonde et Corbo 1999 : 166). Plusieurs premiers ministres québécois y ont également séjourné.

Le Québec a en outre connu un immense mouvement migratoire, un véritable exode, de près de 900 000 personnes entre 1840 et 1930 en direction des États-Unis (Roby 2000 ; Lavoie 1979). De ce nombre, selon l’historien Jean Lamarre, entre 10 000 et 15 000 personnes ont participé à la guerre de Sécession aux côtés des Nordistes dans l’armée de l’Union (Lamarre 2006 ; voir aussi Wade 1946). L’attraction des investissements américains a aussi représenté une stratégie fondamentale de développement économique de plusieurs premiers ministres, que ce soit Lomer Gouin (1905-1920), Louis-Alexandre Taschereau (1920-1936) ou Maurice Duplessis (1936-1939 et 1944-1959).

Malgré l’importance des liens entre le Québec et les États-Unis, lorsque vient le temps pour le gouvernement du Québec de poster des représentants à l’étranger, qui ne sont pas de simples « agents d’immigration », donc de créer des instruments de politiques publiques, les États-Unis arrivent après plusieurs pays. Le Québec ouvre, en effet, sa première mission à l’étranger à Paris, en 1882, en nommant Hector Fabre agent général du Québec, poste qu’il conservera jusqu’à sa mort en 1910. Les États-Unis passent également après la Grande-Bretagne, où le gouvernement du Québec met sur pied une véritable « agence générale » en 1911. Cette décision s’explique aisément par le fait que le Canada appartient à cette époque à l’Empire britannique, alors le premier investisseur au Québec.

Plus étonnant, cependant, la Belgique devient le troisième pays où le Québec ouvre une mission, lorsque le premier ministre Lomer Gouin confie à Godfroy Langlois le poste d’agent général de la province de Québec dans le Royaume de Belgique en 1914. M. Langlois s’exilera en Grande-Bretagne durant les premières années de la Première Guerre mondiale. L’agence de Bruxelles fermera ses portes en 1933 dans le contexte de la crise de 1929. La Loi des agents généraux sera abrogée par le gouvernement de Maurice Duplessis en 1936[3].

Il faudra attendre l’élection du gouvernement d’Adélard Godbout et la nomination à titre d’agent général de Charles Chartier le 28 juin 1940 pour qu’une première représentation soit ouverte aux États-Unis, dans la ville de New York, pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans le texte de la loi concernant les agents généraux de la province, sanctionnée le 10 avril 1940, on peut lire :

Attendu qu’il est nécessaire de nommer des agents généraux pour développer le commerce extérieur de la province, y provoquer l’établissement de nouvelles industries, favoriser le tourisme, et pour toutes autres fins de juridiction provinciale […] l’Assemblée législative décrète ce qui suit : […] Le lieutenant-gouverneur en conseil peut nommer des agents généraux pour tout pays et pour tout endroit dans le Dominion ou à l’étranger. […] Ces agents généraux sont les représentants de la Province, et remplissent les fonctions que le lieutenant-gouverneur en conseil leur attribue et, spécialement, celles de représentants commerciaux. […] Le ministre des Affaires municipales, de l’Industrie et du Commerce est chargé de l’application de la présente loi[4].

L’agence prend le nom officiel de « Bureau commercial et touristique » et est située dans l’édifice du Rockefeller Center à Manhattan. Lorsqu’il reprend le pouvoir en 1944, Duplessis réduit le budget de l’agence de New York, qui se trouvera ainsi privée de presque tout moyen d’action jusqu’à la Révolution tranquille.

III – La deuxième période : 1960-1976

Le programme du Parti libéral du Québec de 1960 ne comportait pas de chapitre sur les relations internationales. Jean Lesage, le chef de ce parti, souhaitait, comme tous les premiers ministres du Québec depuis 1867, établir des agences commerciales en Europe ou ailleurs afin d’attirer les capitaux étrangers et les projets industriels. Mais jamais il n’avait envisagé ce qui allait effectivement se produire sous ses deux mandats. Ainsi, bien que l’histoire des relations internationales du Québec ne prenne pas sa source dans la Révolution tranquille, ce sont les actions du gouvernement Lesage entre 1960 à 1966 qui donnent aux actions internationales du Québec leurs fondations les plus solides. Il est vrai qu’Antonio Barrette, chef de l’Union nationale, avait aussi promis qu’un gouvernement dirigé par son parti ouvrirait des bureaux à Paris et à Londres s’il était reporté au pouvoir. Mais il envisageait essentiellement des bureaux commerciaux (Paquin 2006).

Durant l’ensemble de la deuxième période, qui s’étend de 1960 jusqu’à l’élection du Parti québécois, plusieurs instruments d’importance vont structurer les nouveaux rapports du Québec avec le monde : 1) l’ouverture de la Maison du Québec à Paris ; 2) la conclusion de la première « entente » avec l’État français en matière d’éducation ; 3) la formulation de la doctrine Gérin-Lajoie, base juridique de l’action internationale du Québec ; 4) la mise sur pied d’un service du protocole en 1966, en prévision de l’Expo 67 où le gouvernement québécois accueillera 44 chefs d’État ou leurs représentants ; 5) la création du nouveau ministère des Affaires intergouvernementales, l’ancêtre du ministère des Relations internationales et de la Francophonie (mrif)[5] ; et 6) la participation à des conférences des ministres de l’Éducation francophones dont les rapports permettront la création de l’Organisation internationale de la Francophonie. L’addition de ces outils permettra au Québec d’obtenir une personnalité internationale inédite à l’époque (Paquin 2006).

On réalise aisément, à l’énumération de ces instruments, que la politique du gouvernement du Québec à l’égard des États-Unis passe après la relation France-Québec qui est le véritable moteur de l’activisme international du Québec dans les années 1960. Cela dit, cette période marque également l’éclosion de multiples instruments en relation avec la politique internationale en direction des États-Unis. Dès 1961, le Bureau commercial et touristique de New York est promu au rang de délégation générale. À la suite de l’élection de 1962, le gouvernement provincial frappe pour la première fois à la porte des places financières de New York afin de financer les projets de nationalisation de l’électricité au Québec. Cette nouvelle stratégie financière de la part du gouvernement rend nécessaire une présence québécoise plus significative dans la capitale financière des États-Unis.

À cette époque, le gouvernement du Québec nourrit l’ambition que la relation avec les États-Unis soit structurée de la même façon que la relation particulière que le Québec entretient avec Paris. Ainsi, en avril 1965, André Patry, conseiller de Jean Lesage en matière internationale, se rend à Washington pour rencontrer deux cadres du State Department sans prévenir les autorités canadiennes. Le consul général des États-Unis à Montréal a d’ailleurs facilité la tenue de cette rencontre. André Patry cherche, par cette visite, à obtenir pour la Délégation du Québec à New York les avantages fiscaux que l’on réserve normalement aux consulats. Le Québec espère convaincre les États-Unis d’accepter cette requête, en menaçant de taxer les consulats américains de Montréal et de Québec en cas de refus de leur part. Cette demande, qui a également été faite par Jean Lesage quelques mois auparavant, est de nouveau rejetée par les Américains. .

Lors de cette visite, André Patry constate deux choses. Premièrement, le gouvernement américain ne veut pas traiter directement avec une province et il a une connaissance incomplète du Québec. Le Québec n’est pas une préoccupation pour les Américains, et le State Department ne va pas, comme le fait la France, lui conférer de statut particulier. À son retour au Québec, Patry se fait le défenseur d’une campagne de vaste ampleur devant les médias et auprès des autorités américaines sur le caractère particulier du Québec.

Cette proposition d’André Patry sera sans suite, car, si l’on trouve beaucoup de Québécois francophiles, on trouve plus rarement des américanophiles au gouvernement. On propose souvent au gouvernement du Québec d’être plus actif sur la scène américaine, mais très peu d’actes sont mis en oeuvre. Il faut également dire que presque personne aux États-Unis ne s’intéresse au Québec (ni même au Canada). Ceux qui travaillent sur le Canada sont bien informés ; les autres sont généralement indifférents. De plus, comme le soutient Jean-François Lisée (1990), les relations particulières du Québec avec la France à cette époque ne sont pas de nature à plaire aux autorités américaines. D’autres liens sont aussi développés avec les États-Unis durant la Révolution tranquille, principalement avec les francophones du sud. Jean Lesage se rend en Louisiane en 1963 afin de tenter d’institutionnaliser des liens.

Les années 1960 voient tout de même naître une tradition dans les relations entre le Québec et les États-Unis, celle des visites officielles de premiers ministres auprès des investisseurs de New York. Le premier ministre Lesage ira à cinq reprises aux États-Unis ; son successeur, Daniel Johnson, à deux reprises. Johnson demandera même au président Lyndon Johnson d’être reçu à la Maison-Blanche (tout comme le maire Drapeau de Montréal…). Mais les États-Unis ne sont pas la France et on n’accède pas à sa requête. Robert Bourassa traversera pour sa part la frontière américaine sept fois, entre autres pour faire la promotion des centrales hydroélectriques de la baie James, dans le nord du Québec (Balthazar 2010).

Le gouvernement du Québec prend également de l’expansion aux États-Unis à partir de la fin des années 1960. Contrairement à ce qu’on lit parfois, ce n’est pas Robert Bourassa, ni même Jean Lesage, qui est l’instigateur de l’ouverture de représentations aux États-Unis, mais l’Union nationale de Jean-Jacques Bertrand. Sous l’Union nationale, le Québec ouvre plusieurs bureaux aux États-Unis (Boston, Lafayette, Los Angeles, Chicago et Dallas) en 1969. Robert Bourassa, pour sa part, mettra en place des représentations à Bruxelles en 1972 et à Tokyo en 1973, ainsi que des bureaux d’immigration à Athènes, à Beyrouth et à Rome.

Sous Robert Bourassa, cependant, le gouvernement du Québec participe à la première conférence annuelle des gouverneurs de la Nouvelle-Angleterre et des premiers ministres de l’Est du Canada en 1973. La même année, Bourassa prononce un discours à l’Economic Club de New York. De plus, les premières traces d’une direction « des affaires d’Amérique » dans les rapports annuels du ministère des Affaires intergouvernementales datent du rapport annuel de 1974-1975 (mai 1974/75 : 31)[6]. C’est à la suite de ces actions de plus en plus structurées et de la mise sur pied de ces nombreux instruments que le paradigme de l’action publique du Québec gagne en cohérence et que les relations avec les États-Unis prennent de l’importance et se professionnalisent (Balthazar 2010 ; Bernier 1996).

IV – La troisième période : 1976-1980

Cette troisième période s’inscrit dans les suites de l’élection du Parti québécois (pq) le 15 novembre 1976. Rien ne pouvait indiquer que le pq s’emploierait, une fois au pouvoir, à intensifier la politique internationale du Québec à l'égard des États-Unis. S’il est vrai que le programme du parti soulignait l’importance des relations entre le Québec et les États-Unis et que René Lévesque avait été journaliste dans l’armée américaine, les propositions voulant qu’un Québec souverain se retire de l’otan, qu'il ne participe pas au Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord (norad) et qu’il soit un pays officiellement neutre indiquent une très grande naïveté du Parti québécois dans un contexte de guerre froide et de débats sur l’indépendance du Québec (Roussel 2006).

L’intensification de la politique américaine du Québec naît dans l’urgence, l’urgence d’apaiser les acteurs du monde de la finance, mais également le gouvernement fédéral américain. Le paradigme de l’action publique change ainsi en réaction aux pressions de l’opinion publique et des experts. À la suite de l’arrivée de René Lévesque à la tête du gouvernement, les petits investisseurs institutionnels et des compagnies d’assurance mineures bradent les titres d’Hydro-Québec et du gouvernement du Québec. Pour cette raison, il devient de plus en plus cher pour Hydro-Québec et pour le gouvernement du Québec d’emprunter sur la place new-yorkaise. Puisque l’essentiel de la présence du Québec aux États-Unis sert à faciliter les négociations relatives à la vente d’obligations et autres opérations financières de la part du gouvernement du Québec, la pression est forte sur le gouvernement pour qu’il corrige le tir. De plus, pour un gouvernement qui souhaite réaliser la souveraineté, il est impératif de rassurer le voisin du sud et de clarifier ses positions en matière de politique internationale.

Comme son prédécesseur, René Lévesque prépare, dans les premiers mois de son mandat, une visite aux États-Unis. Le 25 janvier 1977, il prononce un discours à l’Economic Club de New York, devant un auditoire composé de l’élite financière de la capitale financière de la planète. Jusqu’à l’élection du Parti québécois, très peu d’Américains s’intéressaient à la politique québécoise. À partir de novembre 1976, une certaine nervosité s’installe aux États-Unis dans les milieux financiers, puisqu’à l’époque Hydro-Québec est l’un de leurs plus importants clients. Les Américains n’ont pas de sympathie particulière pour le nationalisme en général et pour le projet souverainiste québécois en particulier. Lorsque Lévesque, dans son discours, affirme que la souveraineté du Québec se compare à la guerre de l’Indépendance américaine, il ne convainc personne. Le vice-président de la grande banque Manufacturers Hanover Trust déclare à la sortie de la conférence : « Nous pensions avoir des garanties que nos investissements au Québec étaient en sécurité. À la place, il nous a fourgué une citation de notre Déclaration d’indépendance », et il ajoute que la souveraineté du Québec est plutôt comparable à la « guerre de Sécession » (cité dans Lisée 1990 : 223). Jean-François Lisée (1990 : 218) écrit au sujet du discours de Lévesque : « Leur trouble ne pourrait être plus profond. Lévesque leur parle d’indépendance. Eux voient défiler sur leurs terminaux intérieurs des colonnes de chiffres à l’encre rouge, des courbes qui piquent du nez. »

Dès le lendemain, les marchés financiers sanctionnent le Québec. Les détenteurs d’actions de la firme américaine Johns Manville, le plus gros producteur d’amiante au Québec, se départissent d’un demi-million de leurs titres en une journée. On craint maintenant une nationalisation. Les porteurs d’obligations d’Hydro-Québec et du gouvernement du Québec sont inquiets. Pour compliquer encore plus la situation, le discours de Lévesque est retransmis en direct partout au Canada.

Afin de bien souligner l’impair des souverainistes, Pierre Trudeau considère que le moment est propice pour faire une mission aux États-Unis. Le premier ministre reçoit à Washington l’accueil réservé aux personnalités de son rang. Il est invité à prononcer un discours devant les deux chambres réunies du Congrès américain à Washington, ce qui représente un privilège exceptionnel. Trudeau a droit à une réception chaleureuse, même si plusieurs, aux États-Unis, n’apprécient guère sa politique de la Troisième Option et son nationalisme économique. Il est malgré tout longuement applaudi pour son discours après avoir déclaré que la sécession du Québec représente un crime contre l’histoire de l’Humanité (crime against the history of mankind).

C’est dans ce contexte que le président Jimmy Carter définit la doctrine américaine sur la question nationale québécoise. Au cours d’une entrevue au réseau ctv, il déclare : « La stabilité du Canada est d’une importance cruciale pour nous. […] Si j’étais celui qui devait prendre la décision, je donnerais la préférence à la Confédération. […] Mais c’est une décision que le peuple canadien doit prendre » (cité dans Lisée 1990 : 262).

Cette déclaration est, encore de nos jours, la base de la doctrine politique américaine vis-à-vis du mouvement souverainiste québécois. Elle sera répétée à de multiples reprises. Cette position comporte trois éléments :

Les États-Unis n’entendent pas intervenir dans les affaires intérieures du Canada et ne prennent donc pas position dans le débat constitutionnel.

Les États-Unis ont une préférence pour l’unité canadienne.

La décision appartient cependant aux Canadiens. Les États-Unis respecteront la volonté populaire du Canada.

Balthazar 2006a : 158

Cela dit, en 1995 Washington affirme encore plus clairement sa préférence pour un Canada uni. L’ambassadeur américain à Ottawa, James Blanchard, proclame à qui veut l’entendre son opposition au projet souverainiste (Blanchard 1998). Lorsque Bill Clinton vient à Ottawa en février 1995, il déclare : « Dans un monde assombri par les conflits ethniques qui déchirent littéralement les pays, le Canada demeure pour tous un modèle qui montre que des gens de différentes cultures peuvent vivre et travailler ensemble dans la paix » (Radio-Canada 2014). Lors du référendum, le président Clinton et le secrétaire d’État Warren Christopher font des déclarations qui favorisent la victoire du Non. On sait aujourd’hui que Bill Clinton aurait réservé sa décision en cas de victoire du Oui et aurait attendu que les Canadiens et les Québécois trouvent un arrangement constitutionnel avant de se prononcer publiquement (Radio-Canada 2014)[7].

Le gouvernement Lévesque, qui s’est engagé à tenir un référendum dans le premier mandat, doit mettre au point une stratégie destinée aux leaders d’opinion américains afin de rassurer les investisseurs, mais aussi de leur faire comprendre qu’un Québec souverain pourrait être un allié loyal pour les États-Unis et non pas un « Cuba du Nord ». Dans un premier temps, il est important de réviser les positions du Parti québécois en matière de politique internationale et d’abandonner sa position neutraliste. Claude Morin et René Lévesque réussissent à faire changer la position du parti en 1979. Un Québec indépendant pourra demeurer membre du norad et de l’otan. Dans un second temps, il faut absolument bâtir une stratégie vis-à-vis des États-Unis. Cette opération prend le nom d’Opération Amérique. Elle a pour objectif de souligner l’attachement des Québécois à l’égard de la règle de droit et de la démocratie, et de faire comprendre aux Américains que le Québec respecterait ses obligations financières en cas de victoire du Oui (Bernier 1996 : 98). Québec souhaite en outre que le gouvernement américain conserve une certaine neutralité avant et pendant la campagne référendaire (Balthazar 2006 : 90). L’Opération Amérique est importante, car, comme le relate Lise Bissonnette (1981), avant sa mise en oeuvre la politique du Québec à l’égard des États-Unis était largement improvisée et réactive.

Ainsi, dès 1978, dans le cadre de l’Opération Amérique, les missions aux États-Unis se multiplient. Les attentions portées au pays voisin feront en sorte que, selon Louis Balthazar (2006a : 154), « le gouvernement Lévesque, contrairement à ce à quoi on aurait pu s’attendre, se fait plus attentif aux dossiers économiques et plus orienté vers les États-Unis que son prédécesseur libéral ». Une nouvelle délégation est ouverte à Atlanta en 1977 et, en 1978, Québec met sur pied un bureau de tourisme à Washington qui est rattaché à la Délégation du Québec à New York. Plusieurs visites officielles se font et le gouvernement du Québec cherche délibérément à être plus présent dans les forums qui accueillent les foreign policy elite, c’est-à-dire des forums comme le Council on Foreign Relations qui sont présents partout sur le territoire américain et qui réunissent les acteurs américains gravitant autour des enjeux internationaux, qu’il s’agisse des administrateurs publics, des élus et de leurs conseillers, des journalistes, des universitaires ou de représentants de la communauté des affaires (Balthazar 2006a).

V – La quatrième période : 1980-2001

L’Opération Amérique a été pensée en fonction du référendum à venir (en 1980) sur la souveraineté-association. Après la défaite référendaire, le gouvernement du Québec doit ajuster sa stratégie américaine, le paradigme général de son action aux États-Unis. Le contexte guide la marche à suivre. Après la victoire électorale du Parti québécois en 1981, il n’est plus question de tenir un référendum sur la souveraineté, mais plutôt de tenter d’éviter le rapatriement de la Constitution. Il n’est ainsi plus nécessaire de rassurer les élites américaines sur les conséquences de l’indépendance. De plus, le Québec est frappé par la récession en 1982. Les conséquences économiques sont importantes pour la province ; les diminutions salariales dans la fonction publique sont à la fois douloureuses et radicales ; et le contexte mondial, avec les politiques de Reagan et de Thatcher, indique un virage à droite.

C’est dans ce contexte que le Parti québécois accentue davantage encore son virage favorable aux exportations et aux investissements étrangers, notamment américains. Ce virage annonce l’appui du Parti québécois au libre-échange canado-américain quelques années plus tard. Geste significatif, le 30 avril 1981 René Lévesque nomme Rodrigue Biron, ancien chef de l’Union nationale, un parti de droite, au ministère de l’Industrie et du Commerce. Le gouvernement du Québec cherche également à se distancier de la politique canadienne de « tamisage des investissements étrangers », essentiellement américains. Jacques-Yvan Morin, alors ministre des Affaires intergouvernementales, déclare au cours d’une mission à San Francisco : « Le Québec ne partage pas le point de vue d’Ottawa sur les investissements étrangers. Nous prônons une politique beaucoup plus ouverte […] nous croyons, que l’avenir réside dans le développement d’un axe économique nord-sud renforcé » (Cité dans Balthazar 2006a : 156).

Toujours en 1982, le gouvernement Lévesque crée, à la demande de Bernard Landry, un nouvel instrument de politique publique : le nouveau ministère du Commerce international. Landry cherche à développer davantage les relations économiques avec les États-Unis. En 1984, il est nommé à la tête du nouveau ministère des Relations internationales, devenu distinct des Affaires intergouvernementales. En réaction, Jacques-Yvan Morin, qui était ministre des Affaires intergouvernementales depuis le départ de Claude Morin, démissionne. Landry préside à la rédaction du premier énoncé politique, qui va structurer le paradigme de l’action publique. Ce document décrit systématiquement la politique internationale du Québec. Le document, intitulé Le Québec dans le monde ou le défi de l’interdépendance : énoncé de politique de relations internationales (mri 1984), confirme le virage économique des relations internationales du Québec.

Sous les libéraux de Robert Bourassa, qui prennent le pouvoir en 1985, les relations internationales du Québec s’orientent encore davantage vers l’économie. D’ailleurs, cela s’explique assez facilement étant donné le contexte politique et économique de la fin de la décennie 1980 et du début de la décennie 1990. Avec l’arrivée de John Ciaccia à la tête du tout nouveau ministère des Affaires internationales, des orientations encore plus claires sont fixées à l’égard des États-Unis. Dans le livre blanc publié par le gouvernement du Québec en 1991, Le Québec et l’interdépendance. Le monde pour horizon. Éléments d’une politique d’affaires internationales, les États-Unis deviennent la zone prioritaire du Québec à l’étranger. Le livre blanc est fondamentalement axé sur la stratégie économique du gouvernement.

On peut ainsi lire au chapitre 8 :

L’importance des échanges avec les États-Unis et l’influence des décisions qui se prennent dans ce pays exigent de la part du Québec des efforts particuliers et soutenus pour faire connaître aux divers milieux influents, sur le plan national comme dans les sphères financières, industrielles, universitaires et culturelles, les principaux aspects de sa réalité actuelle.

ministère des Affaires internationales 1991 : 139

L’autre grand enjeu de la période est la question du libre-échange avec les États-Unis. La conclusion de l’Accord de libre-échange (ale) canado-américain en 1988 représente un des événements les plus importants de l’histoire québécoise et canadienne. Le Parti libéral du Québec se montre, après des réticences, favorable à l’accord. La surprise vient du fait que le Parti québécois, pourtant social-démocrate, l’est également. Les raisons de ces appuis sont nombreuses. À Québec, on craint un retour du protectionnisme aux États-Unis et, comme le marché américain est déjà très important pour les entreprises québécoises, un consensus s’établit sur la question du libre-échange. De plus, selon le Parti libéral, l’ale procurera l’avantage de diminuer la capacité d’intervention du gouvernement du Canada et de ses politiques économiques nationales (lire : en faveur de l’Ontario pour le gouvernement du Québec) ; pour le Parti québécois, l’intégration du Québec dans une zone de libre-échange favorisera le commerce nord-sud et non plus est-ouest, ce qui rendra le Québec moins dépendant du marché canadien, en plus de diminuer substantiellement les coûts de l’indépendance le moment venu (Paquin 2001).

Après une campagne électorale mouvementée, les conservateurs de Brian Mulroney conservent le pouvoir avec 170 sièges sur un total de 295, mais avec 43 % des voix. Les Québécois ont massivement voté conservateur (63 sièges sur 75 au Québec et 53 % du vote). Cet acte est interprété comme une trahison par certains Canadiens anglophones, ce qui n’est pas pour arranger la question Québec-Canada, déjà très tendue dans le contexte des accords du lac Meech. Puisque la campagne électorale a porté sur le libre-échange, le gouvernement fédéral croit avoir l’appui populaire nécessaire pour agir. L’ale est adopté par la Chambre le 31 décembre 1988. Au Canada anglophone, plusieurs adversaires du libre-échange s’indignent du fait que les conservateurs sont allés de l’avant avec le projet, alors qu’une majorité de Canadiens anglophones ont voté pour des partis qui étaient opposés à l’Accord. Quelques années plus tard, le gouvernement du Québec est également favorable à l’alena même si, lorsqu’il était dans l’opposition, le chef du Parti québécois, Jacques Parizeau, a exprimé certains doutes (Richard 1992 : 221).

Fait assez étonnant, alors que la croissance des exportations en direction des États-Unis est très soutenue et que le Québec connaît un surplus commercial important, le gouvernement du Québec diminue sa présence aux États-Unis dans la seconde moitié des années 1990, à la suite de l’échec référendaire de 1995. Dans le contexte de la politique d’atteinte du déficit zéro, les pressions de l’opinion publique sont si fortes que les relations internationales du Québec subissent le plus important recul de leur histoire. Aux États-Unis, cela se traduit par d’importantes compressions dans le budget du ministère des Relations internationales (mri) et par la fermeture des représentations du Québec à l’étranger de Boston, de Chicago, d’Atlanta et de Los Angeles en 1995 et en 1996.

VI – La cinquième période : de 2000 à nos jours

La cinquième période est marquée par une accentuation encore plus importante des relations entre le Québec et les États-Unis. Cette stratégie s’amorce sous le Parti québécois et est développée avec force par le Parti libéral de Jean Charest, qui prend le pouvoir en 2003.

Le retour de la présence du Québec aux États-Unis se fait graduellement à partir de la fin des années 1990 après que Lucien Bouchard eut entrepris des missions commerciales aux États-Unis. C’est alors qu’un virage débute et que le premier ministre comprend l’importance des États-Unis pour le Québec. Dans son Plan stratégique 2001-2004, le gouvernement du Québec fera de la relation avec les États-Unis une priorité. Dans ce texte publié en 2001, on peut lire : « Les dix années de libre-échange avec le partenaire américain, en faisant considérablement augmenter le commerce extérieur, ont montré que le Québec avait eu raison de prendre la tête du courant d’opinion qui a permis la signature de l’ale, puis de l’alena » (Gouvernement du Québec 2001 : 37).

Le Québec entend réaffirmer sa présence aux États-Unis, après les fermetures de représentations du Québec survenus en 1995-1996 dans 13 représentations du Québec à l’étranger. Des représentations sont ainsi ouvertes ou rouvertes à Boston, Chicago, Los Angeles, et un petit bureau est ouvert à Miami (en 2006, cependant, on fermera la représentation de Miami pour rouvrir celle d’Atlanta). Le gouvernement du Québec créera également des chaires sur les États-Unis dans des universités québécoises. En 2002, sous l’administration du Parti québécois et pour la première fois dans l’histoire du Québec, la part du budget du ministère des Relations internationales consacrée aux États-Unis est supérieure à celle qui est réservée à la France. C’est encore le cas de nos jours (Paquin 2006).

Cette stratégie américaine sera renforcée, avec beaucoup d’intensité, par le gouvernement du Québec de Jean Charest, notamment avec sa politique internationale de 2006 et dans la Stratégie du gouvernement du Québec à l’égard des États-Unis de 2010. Dans ce dernier document, on expose pourquoi les États-Unis représentent un partenaire stratégique d’importance et on confirme que, face aux politiques traditionnelles de promotion des exportations et d’attraction des investissements, de nouvelles thématiques dans la relation envers les États-Unis émergent : le leadership du Québec sur les plans énergétique et environnemental et la contribution du Québec à la sécurité du continent nord-américain (mri 2010 : 21-30). Le plan d’action 2010-2013 de la Stratégie du Québec à l’égard des États-Unis propose pour sa part 5 objectifs larges et 38 mesures très concrètes visant à favoriser les échanges économiques ; assurer le leadership du Québec en matière énergétique et environnementale, contribuer à la sécurité du continent, faire connaître et promouvoir la culture et de l’identité québécoises, de même qu’accroître la capacité d’action du Québec et appuyer le développement des expertises (Bernier 2011).

Sur le plan du paradigme de l’action publique, le gouvernement du Québec soutient que l’imbrication de plus en plus étroite de l’économie québécoise dans l’économie américaine assure au Québec un destin économique aussi proche de celui de la région nord-est américaine que du Canada central. Le gouvernement du Québec doit ainsi lutter activement contre les réactions protectionnistes de certains membres du Congrès. De ce point de vue, les États américains représentent des partenaires de choix. Le gouvernement du Québec est ainsi appelé à tisser des liens plus étroits avec eux, que ce soit de façon bilatérale ou encore dans le cadre de forums multilatéraux d’États subétatiques (Paquin et Chaloux 2011).

Au début des années 2000, la stratégie du Québec à l’égard des États-Unis consiste à renforcer ou encore tisser de nouveaux liens avec les États américains, au niveau tant bilatéral que multilatéral, pour tenter de faire la promotion de ses intérêts avec des acteurs clés du plus grand partenaire économique du Québec. Selon le mrif, « [d]epuis avril 2003, les membres du gouvernement du Québec ont effectué plusieurs missions aux États-Unis. Le premier ministre s’y est rendu à plus de 20 reprises et le ministre titulaire des Relations internationales à plus de 10 occasions. Une vingtaine d’autres membres du conseil des ministres y ont effectué au moins une mission » (mrif 2014).

L’intensification des relations transfrontalières donne lieu à la création d’organisations multilatérales subétatiques souvent très spécialisées (Gouvernement du Canada 2005). Elles couvrent en effet des domaines aussi variés que la santé, la gestion des eaux limitrophes (en particulier les Grands Lacs) et l’exploitation des voies navigables, l’application des lois, l’énergie, la lutte contre les feux de forêt, la protection de l’environnement, la sécurité transfrontalière, la gestion des réseaux électriques ou, encore, l’administration du réseau routier et des ponts (Morin et Poliquin 2014 ; Paquin et Chaloux 2011 ; Leblond 2011 ; Von Hlatky et Trisko 2011).

Le Québec a, par exemple, intensifié son rôle auprès de la Conférence des gouverneurs de la Nouvelle-Angleterre et des premiers ministres de l’Est du Canada. La cgna-pmec, créée en 1973 en réaction à la crise de l’énergie, réunit les gouverneurs de six États de la Nouvelle-Angleterre (Connecticut, Maine, Massachusetts, New Hampshire, Rhode Island et Vermont) ainsi que cinq provinces (les provinces maritimes et le Québec). Il s’agit d’un forum d’importance qui aborde des enjeux tels que la coopération dans le domaine de l’énergie, de l’environnement (notamment avec la création d’un plan d’action régional sur la lutte aux changements climatiques), le commerce, le transport et la sécurité (Chaloux 2014).

Le gouvernement du Québec s’est également intégré à la Eastern Regional Conference du Council of State Governments. Ce regroupement est l’une des quatre sections régionales du Council of State Governments qui réunit dix États américains du Nord-Est (Connecticut, Delaware, Maine, Massachusetts, New Jersey, New York, Pennsylvanie, Rhode Island et Vermont) ainsi que Puerto Rico, les îles Vierges américaines, l’Ontario et des provinces Maritimes. Cette association favorise la coopération interparlementaire et intergouvernementale. Le Québec a été le premier membre non américain affilié (l’Assemblée nationale participe aux activités de cette conférence depuis 1990). L’Assemblée nationale a même assuré la présidence de l’organisation en 2007[8]. Le gouvernement du Québec entretient également des relations avec la National Governors Association. Cette association, fondée en 1908 et qui regroupe l’ensemble des gouverneurs américains, a pour objectif de promouvoir le rôle des États et de défendre les intérêts américains, d’être le porte-parole des États sur les dossiers nationaux face au gouvernement fédéral et de favoriser l’échange d’informations et de diffuser les meilleures pratiques en matière de politiques publiques entre les États américains.

Le Québec a également a cofondé avec la Géorgie en 2007 l’Alliance des États du Sud-Est des États-Unis et des provinces canadiennes. Le seus-cp se définit comme étant un forum économique favorisant les échanges et les investissements ainsi que le renforcement des échanges technologique et scientifique entre les membres, dont le lancement a eu lieu à Montréal en 2007 par la signature d’une déclaration conjointe[9]. Cette association réunit six États du Sud-Est des États-Unis (Géorgie, Caroline du Sud et du Nord, Tennessee, Mississippi, Alabama) ainsi que sept provinces canadiennes (Québec, Ontario, Manitoba, Nouveau-Brunswick, Nouvelle-Écosse, Île-du-Prince-Édouard, Terre-Neuve-et-Labrador). Cette association propose une rencontre annuelle, en alternance, entre une province canadienne et un État américain. La dernière rencontre au Canada a eu lieu à Halifax en juillet 2013. Le programme du secteur commercial a alors été coprésidé par l’ancien ambassadeur américain au Canada, David Wilkins. La dernière rencontre aux États-Unis s’est tenue à Raleigh en Caroline du Nord en mai 2014.

Le Québec adhère en 2007 au réseau North American Strategy for Competitiveness (nasco), qui est une coalition de représentants des gouvernements, des communautés d’affaires et du secteur de l’éducation qui collaborent sur les enjeux liés à l’énergie, au commerce et aux transports, des trois pays de l’alena. Le premier ministre du Québec a participé à plusieurs rencontres et a été l’hôte de la conférence annuelle et du sommet des leaders en juin 2009.

Le gouvernement du Québec est très actif sur les questions liées aux changements climatiques. En plus d’être un observateur au sein de la Regional Greenhouse Gas Initiative (rggi), qui regroupe plusieurs États du Nord-Est américain visant le plafonnement et l’échange de droits d’émission de gaz à effet de serre, il participe depuis 2007, au Climate Registry qui est une entité à but non lucratif dont l’objectif est de créer un registre volontaire afin d’enregistrer et de valider les émissions de gaz à effet de serre et aussi les crédits de carbone. Ce registre qui est dirigé par ses membres pourra être utilisé dans le cas où l’on organiserait des marchés régionaux de carbone. L’ensemble des provinces canadiennes, 39 États américains ainsi que six États mexicains (et trois tribus amérindiennes !) en font officiellement partie[10].

Le gouvernement du Québec participe également depuis 2008 à titre de membre partenaire à la Western Climate Initiative qui a été mise sur pied en 2007. Malgré le retrait de nombreux États américains, notamment après la crise de 2008, le gouvernement du Québec a tout de même lié son système de plafonnement et d’échange de droits d’émission à celui de la Californie. Ce marché devient par le fait même le plus important marché de carbone nord-américain et le second au monde après celui de l’Union européenne (Chaloux 2014). À l’heure actuelle, le gouvernement du Québec participe à plus d’une quinzaine de regroupements transfrontaliers multilatéraux en plus d’entretenir des relations bilatérales avec plusieurs États, comme l’État de New York et le Vermont (Paquin et Chaloux 2011).

Suivant l’élection du Parti québécois en septembre 2012, avec ses mesures de retour à l’équilibre budgétaire, le nouveau ministère, renommé « ministère des Relations internationales, de la Francophonie et du Commerce extérieur », a vu ses responsabilités augmenter avec l’addition du commerce extérieur, mais il a également connu des réductions budgétaires d’environ 15 % pour la partie Relations internationales. Malgré ces compressions, le budget du Ministère est passé de 115 à plus de 150 millions de dollars en 2012-2013. Sous le gouvernement Marois, les priorités du gouvernement du Québec à l’égard des États-Unis sont restées globalement les mêmes : le commerce et l’investissement, l’énergie, l’environnement et le transport demeurent des questions clés, tout comme les questions de sécurité, de justice et de gouvernance. L’enseignement supérieur, la recherche et l’innovation sont mis à l’avant-plan, ainsi que les questions culturelles et d’identité.

À la suite de l’élection du Parti libéral dirigé de Philippe Couillard, le nouveau ministère des Relations internationales et de la Francophonie s’est vu de nouveau amputé de la fonction de Commerce extérieur et a connu une vague de compressions qui n’est pas terminée au moment d’écrire ces lignes. Lors du premier budget, le mrif a vu son budget abaissé d’environ 10 %. Le gouvernement Couillard a fermé les délégations du Québec à Moscou, Santiago et Taipei. Une nouvelle délégation sera ouverte à Houston, mais en scindant celle d’Atlanta.

Conclusion

Contrairement aux relations entre la France et le Québec, les relations entre le Québec et les États-Unis ne se sont pas institutionnalisées rapidement. Le Québec a eu de la difficulté à se faire entendre et reconnaître comme un sujet politique d’importance auprès de la présidence américaine.

Avant les années 1960, le gouvernement du Québec ne s’intéressait pas beaucoup à ce qui se passait au sud de la frontière. La représentation du Québec à New York était pratiquement dénuée de moyens jusqu’au début des années 1960. C’est sous le gouvernement de l’Union nationale que le Québec a pris de l’expansion aux États-Unis à la fin des années 1970. Sous Robert Bourassa, l’importance des questions économiques et financières a obligé le gouvernement du Québec à structurer sa politique à l’égard des États-Unis. C’est cependant durant le premier mandat du Parti québécois que le gouvernement du Québec a compris l’importance de mettre en oeuvre une politique américaine soutenue et cohérente. Les périodes suivantes ne feront que donner plus d’importance d’abord aux questions économiques et commerciales, puis aux questions de sécurité, d’énergie et d’environnement plus récemment.

Puisque le Québec n’a que très peu accès à l’exécutif fédéral, la stratégie dominante actuellement consiste à s’insérer dans des réseaux d’États fédérés d’importance et à entretenir des relations bilatérales avec des États américains clés pour le Québec. Le Québec opère désormais dans une tout autre dynamique avec les États-Unis, ce qui lui permet de mieux promouvoir ses intérêts avec des partenaires qui possèdent des compétences et des intérêts similaires aux siens.

Les enjeux des relations entre le Québec et les États-Unis sont d’une importance cruciale pour l’avenir du Québec, car les États-Unis sont le premier partenaire commercial et le premier investisseur pour le Québec. De plus, les décisions qui se prennent au sud de la frontière, que ce soit en matière de négociations commerciales, comme le Partenariat transpacifique, pour le Buy American ou encore autour de la révolution du gaz de schiste aux États-Unis, ont des impacts fondamentaux sur le Québec. Cette importance des États-Unis pour le Québec fait désormais consensus chez les différentes formations politiques.