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Will Kymlicka est l’une des figures les plus importantes de la philosophie politique contemporaine. Peu de philosophes se sont penchés sur la politique canadienne en maintenant une telle constance, une telle rigueur et une telle ambition multidisciplinaire. Kymlicka est bien connu des chercheurs en sciences sociales pour s’être associé à plusieurs chercheurs d’autres disciplines afin de les mettre en dialogue avec la philosophie. L’une de ces rencontres les plus réussies mena à un ouvrage dirigé avec le politologue Keith Banting sur le débat entre redistribution et reconnaissance dans les démocraties contemporaines, Multiculturalism and the Welfare State.
Dans Rooted Cosmopolitanism. Canada and the World, Kymlicka et Kathryn Walker, postdoctorante à l’Université de Montréal, proposent une collection d’essais qui intéresseront les chercheurs oeuvrant à l’étonnant point de rencontre de l’éthique des relations internationales et de la politique canadienne. L’originalité du présent ouvrage est de centrer la réflexion sur le Canada comme acteur, présumé « bon citoyen » libéral des relations internationales, et sur les Canadiens, présumés porteurs de pratiques cosmopolites en dépit d’un patriotisme enraciné dans la culture politique canadienne. Le premier chapitre de Kymlicka et Walker aborde cette problématique sans détour avant de situer les autres contributions de l’ouvrage dans l’orbite de cette réflexion.
Deux sections séparent l’ouvrage. La première est consacrée à une variété d’interventions appartenant au champ de la philosophie politique. Les contributeurs, Kok-Chor Tan, Patti Tamara Lenard et Margaret Moore, Joseph-Yvon Thériault, Daniel Weinstock et Charles Blattberg, y proposent des évaluations du cosmopolitisme enraciné en le situant, de façon très inégale, dans les contextes canadien ou québécois. Les éditeurs ont le mérite d’avoir réuni un dégradé de positions très contrastées autour de la consistance philosophique du cosmopolitisme enraciné. Dans cette section, Weinstock fait une intervention qui allie particulièrement bien les exigences de la philosophie morale avec le recours à des arguments empiriques et institutionnels pertinents. La seconde section propose des analyses sectorielles de la politique canadienne éclairées à partir des préceptes et pratiques du cosmopolitisme enraciné. Ici, les auteurs, Scott Shaffer, Yasmeen Abu-Laban, Howard Adelman et Robert Paehlke, mettent tour à tour en relation des implications du cosmopolitisme enraciné pour l’interculturalisme québécois et la commission Bouchard-Taylor, l’éthique des migrations internationales, la doctrine de la respon- sabilité de protéger et les défis posés par le réchauffement climatique. La discussion sur le cosmopolitisme enraciné est un peu plus diffuse dans cette section. Si le lecteur appréciera la contribution de Paehlke, qui nourrit adroitement le dialogue entre la philosophie politique et la problématique des changements climatiques, il restera sans doute davantage sur sa faim après la lecture de Schaffer dont le traitement des enjeux liés à la commission Bouchard-Taylor paraît un peu aérien et peu imprégné des interventions locales sur le sujet.
Rooted Cosmopolitanism est un ouvrage dont la cohérence d’ensemble n’est pas évidente. La problématique de l’ouvrage n’exerce pas toujours une attraction assez forte pour garder les différentes contributions dans son champ de gravité. Cela résulte notamment de la grande indétermination sémantique des deux termes au coeur de la discussion : cosmopolitisme et enracinement (rootedness). L’indétermination sémantique du concept de cosmopolitisme donne lieu à différents débats qui s’articulent alternativement autour de ses dimensions culturelle, politico-institutionnelle ou morale. Les deux premières dimensions requièrent une discussion plus exigeante sur le plan empirique ; la troisième, un argument plus étoffé sur le plan philosophique. Ces dimensions, cependant, ne sont pas mutuellement exclusives et la négligence de l’une d’elles tend à fragiliser l’ensemble de l’argument face au test de la multidisciplinarité. Si l’indétermination sémantique du concept de cosmopolitisme peut être neutralisée, celle du concept d’« enracinement » est plus problématique. Le lecteur qui abordera l’ouvrage avec scepticisme au regard de la formule de « cosmopolitisme enracinée », soit en raison de la connotation plus idéologique qu’analytique de la notion d’enracinement, soit en raison de la tension normative qu’elle évoque, risque d’être conforté dans ses suspicions.
Comme dans plusieurs ouvrages sur le cosmopolitique, l’économie politique des pratiques cosmopolites et anticosmopolites constitue un angle mort. Si la tradition kantienne force les philosophes à se pencher sur les institutions politiques s’inscrivant dans une perspective cosmopolite, très peu de philosophes s’intéressent aux rapports de forces structurés par des pratiques politico-économiques qui vont à l’encontre du cosmopolitisme. Le Canada n’est pas évalué ici à la lumière des inégalités qui le structurent ou de l’activité de ses firmes au pays ou à l’étranger. Le mythe du bon citoyen global en sort conforté. Enfin, le lecteur ne pourra faire autrement que de constater que le Canada a bien changé depuis l’époque qui a inspiré l’idéaltype du Canada libéral, lequel nourrit plusieurs interventions de cet ouvrage. Pour les étudiants qui arrivent sur les bancs de nos universités, le Canada des Casques bleus, du protocole de Kyoto, des organisations multilatérales et de l’Agence canadienne de développement international n’est pas celui qu’ils ont appris à connaître. Ces institutions ont été mises en péril l’une après l’autre par le présent gouvernement conservateur. Pour expliquer ces transformations, une économie politique des pratiques et des entrepreneurs identitaires qui participent au démantèlement du Canada cosmopolite devra faire l’objet d’un autre ouvrage.