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Si, dans la fragmentation et la recomposition du système international provoquées par la fin de la guerre froide, l’émergence possible de nouveaux pôles de puissance a retenu l’attention, la question de la sécurité des États « non puissants » demeure relativement peu explorée. Au sein de systèmes régionaux où l’architecture de la puissance est en évolution, ces « non-puissances » apparaissent cependant à même d’établir des stratégies leur permettant d’avoir une influence, indirecte mais notable, sur l’équilibre régional. À la suite de Michael Handel (1981), nous visons à mettre en relief la réalité suivante : en dépit de leurs multiples faiblesses, les non-puissances restent capables de mettre en oeuvre des stratégies efficaces renforçant leur sécurité. Leur chance réside alors dans le fait qu’à l’intérieur des systèmes internationaux les grandes puissances se trouvent généralement en opposition et qu’il est donc possible, pour les non-puissances, de faire jouer ces dernières les unes contre les autres.

Notre étude se concentre donc sur les stratégies de sécurité des non-puissances. Un tel travail nécessite tout d’abord de tirer des axiomes réalistes des conclusions valides pour les non-puissances. Cela nous conduit à l’hypothèse que cette catégorie d’acteurs préfère l’établissement d’un équilibre entre grandes puissances, et qu’elle est susceptible d’oeuvrer à la mise en place d’une telle configuration par un « engagement multidirectionnel » qui constitue une forme originale de non-alignement. Cette hypothèse est ensuite testée dans deux régions aux structures fortement distinctes, celles du Golfe et de l’Asie du Sud-Est.

I – Stratégies de sécurité des non-puissances dans un contexte régional

A — Complexes régionaux de sécurité

Fortement prolixe dans ses considérations quant aux propriétés et au fonctionnement des systèmes internationaux, le réalisme s’est révélé peu intéressé par la délimitation des frontières de ces systèmes, sous-entendant généralement que le système international se définissait au niveau global. La fragmentation des questions de sécurité traditionnelle dans la période d’après-guerre froide a cependant posé avec une acuité renouvelée la question d’un niveau régional auquel seraient susceptibles de se définir les problématiques de sécurité (Buzan 1991 ; Buzan et Waever 2003). Plus clairement encore que pendant la période d’overlay (Buzan 1991 : 198) propre à l’ère de la bipolarité globale[1], il apparaît aujourd’hui quelque peu absurde, pour paraphraser une critique formulée par Michael Haas (1970 : 100) il y a quatre décennies, de considérer « l’Équateur et l’Éthiopie[2] » comme appartenant à un même système.

Le niveau mondial n’étant plus nécessairement le seul niveau pertinent dans l’analyse des dynamiques contemporaines de sécurité, la définition d’un niveau régional demande qu’on revienne sur les critères déterminant la formation d’un système international. Selon une formulation classique proposée par Raymond Aron, un système international se définit par la capacité de ses membres à inter-agir et à se trouver impliqués dans une guerre à l’échelle du système (Aron 1984). Or, pour la plupart des États, l’implication dans un conflit à un niveau qui dépasse les limites étroites de l’environnement immédiat reste peu probable. Toute projection de puissance souffrant d’une corrosion due à l’existence de ce que Kenneth Boulding définissait comme le « gradient de la perte de puissance » (Boulding 1963 : 79), l’espace géographique au sein duquel un État est susceptible de peser de façon significative demeure circonscrit. Réciproquement, un nombre limité d’États apparaissent susceptibles de représenter une menace crédible à la sécurité d’un quelconque acteur donné. De ce fait, « la simple proximité physique tend à générer plus d’interactions de sécurité entre des voisins qu’entre États situés dans des zones différentes » (Buzan et Waever 2003 : 45). Si donc l’on retient comme critère déterminant de l’existence d’un système la capacité réelle des États à interagir lors d’un conflit, le globe apparaît alors fragmenté en de multiples « complexes régionaux de sécurité » définis par des équilibres et des dynamiques de puissance propres (Buzan 1991 : 193).

L’introduction de systèmes régionaux à l’intérieur de l’édifice réaliste n’implique cependant pas une modification des axiomes concernant la structure et le fonctionnement des systèmes internationaux. Le niveau régional n’implique ainsi nullement une résolution des problèmes qui se posent au sein de n’importe quel système international – c.-à-d. action collective et distribution des gains issus d’une coopération (MacFarlane et Weiss 1992). De ce fait, ainsi que l’indique Barry Buzan (1991 : 209), « il est […] pertinent de voir les complexes de sécurité comme des sous-systèmes – des anarchies miniatures – indépendants [et] [d]ans cette perspective, par analogie avec le système entier, [ces derniers] disposent de structures propres ». En d’autres termes, les concepts applicables au niveau global – c.-à-d. polarité ou différentiels de croissance de puissance – demeurent valides sur le plan des complexes régionaux de sécurité.

Les systèmes régionaux diffèrent cependant des systèmes globaux en ce qu’ils sont « par nature des systèmes ouverts » (Lake 1997 : 60). Puisque le rôle d’un acteur au sein d’un système dépend uniquement de la puissance que cet acteur est capable de mobiliser à l’intérieur de ce dernier, il n’existe pas a priori de prédestination « géographique » au sens où le facteur géographique serait le seul déterminant de l’appartenance ou non à un système régional[3]. Un acteur ayant des capacités adéquates et suffisantes pour supporter l’érosion que provoque la projection de ses forces loin de son territoire est ainsi susceptible d’occuper, à l’intérieur d’un système distant, une position de grande puissance – voire de pôle. En ce sens, la définition de la polarité d’un complexe régional de sécurité – qui détermine l’orientation générale des problématiques de sécurité à l’intérieur d’un système régional donné – doit tenir compte non seulement des pôles « locaux », mais aussi des acteurs géographiquement distants dont la puissance est suffisante pour engendrer, à l’intérieur du complexe régional, des « externalités » (Lake 1997 : 51) significatives en matière de sécurité.

B — Contraintes systémiques et priorités des non-puissances

Essentiellement intéressé par les grandes puissances en tant qu’acteurs déterminants de tout système international (Waltz 1979), le programme de recherche réaliste a, en règle générale, montré un intérêt limité pour les États n’appartenant pas à cette catégorie d’acteurs. En dépit de ce relatif désintérêt, les principaux axiomes du programme de recherche réaliste définissent un cadre général permettant d’appréhender les contraintes qui pèsent sur les États n’occupant pas, à l’intérieur d’un système international donné, la place d’une grande puissance (Browning 2006).

Suivant la définition classique proposée par John Mearsheimer, une grande puissance est un État qui « dispose de moyens militaires suffisants pour offrir une opposition sérieuse dans une guerre conventionnelle totale contre l’État le plus puissant » (Mearsheimer 2003 : 5) à l’intérieur du système. Par opposition, la catégorie des acteurs non puissants regroupe l’ensemble des États qui disposent de moyens conventionnels insuffisants pour « assurer par eux-mêmes leur sécurité et leur autonomie contre la pleine force d’une grande puissance » (Labs 1992 : 409)[4]. Par extension, alors que les grandes puissances disposent de moyens propres suffisants pour déterminer ou influencer la structure du système, les non-puissances demeurent, en termes militaires, individuellement trop faibles pour prétendre à une quelconque influence sur cette même structure (Keohane 1969).

Le simple axiome de l’anarchie du système international permet d’esquisser un premier contour des contraintes spécifiques concernant les acteurs non puissants. Comparés aux grandes puissances, les États non puissants disposent de « marges d’erreurs plus faibles et, par conséquent, leur plus grande préoccupation quant à leur survie [respective] font que les intérêts essentiels des [non-puissances] sont moins ambigus » (Handel 1981 : 3). Cette immédiateté du « risque vital » implique que, mise en présence d’une grande puissance, une non-puissance se trouve dans une situation où « la solution à [son] “dilemme de sécurité” doit provenir d’une source extérieure » (Rothstein 1968 : 24).

Il est important de souligner que le concept de sécurité ne peut être pris ici dans l’acception étroite du maintien d’une existence formelle. Pour une non-puissance, la préservation d’une capacité de choix propre est aussi cruciale que l’intégrité de frontières géographiques. Kai He et Huiyun Feng (2008 : 366) rappellent ainsi qu’en plus de sa dimension territoriale le concept de sécurité dans le cadre réaliste implique l’existence d’une « autonomie politique ». Si l’autonomie politique doit être entendue dans un sens absolu dans les affaires internes de l’État (He et Feng 2008), elle ne peut être que relative dans le cas des relations qu’une non-puissance entretient avec d’autres États. L’un des enjeux majeurs de la quête de sécurité d’une non-puissance réside donc à la fois dans la préservation de son intégrité territoriale et dans la minimisation de l’influence et des contraintes que peuvent faire peser les grandes puissances sur les décisions prises par la non-puissance.

C — Positionnement et stratégies des non-puissances dans les architectures régionales

La nécessité de préserver non seulement l’intégrité territoriale, mais également la capacité de décision autonome d’une non-puissance, implique d’importantes contraintes liées aux choix d’alignement. De fait, l’alternative traditionnelle entre le balancing ou stratégie visant à l’équilibre (c’est-à-dire un alignement à l’encontre de la puissance dominante) et le bandwagoning ou suivisme (une alliance avec la puissance dominante) apparaît peu attrayante pour une non-puissance. Dans une large mesure, les risques que présentent les deux options apparaissent similaires. Outre le problème traditionnel de l’implication possible dans un conflit non voulu (Snyder 1997), l’alliance avec une grande puissance présente, pour une non- puissance, un risque majeur de satellisation. Le risque est sans doute plus grand dans le cas du bandwagoning qui consiste, pour inverser l’image de Robert Rothstein (1968), à se présenter à Polyphème pieds et poings plus ou moins liés et à s’en remettre à sa mansuétude. Le risque de dépossession ne disparaît cependant nullement dans le cas d’un alignement de balancing, le chantage à l’abandon devenant un levier majeur de pression pour la grande puissance.

Il semble donc plus logique de considérer, à la suite d’Eric Labs, que les non-puissances « préfèrent avant tout rester [dans une position] non alignée » (Labs 1992 : 393). Dans une configuration idéale, les non-puissances sont susceptibles de préférer un système dépourvu de grandes puissances, puisqu’une telle configuration ne présente qu’un niveau minimal de menace à leur sécurité. Les systèmes internationaux réalistes ayant horreur du vide, une telle « apolarité » (Ferguson 2004 : 296) apparaît cependant comme une configuration rare, transitoire et peu à même d’être préservée ou transformée en réalité par une action quelconque des États non puissants du système.

Le caractère improbable et évanescent des systèmes « apolaires » n’implique cependant pas nécessairement la réduction des choix d’une non-puissance à l’alternative balancing/bandwagoning – compris comme alignements exclusifs. En effet, la présence de plusieurs grandes puissances à l’intérieur d’un système bi- ou multipolaire, qui ne s’est pas constitué en concert de grandes puissances[5], ouvre aux États non puissants un nouvel espace de manoeuvre. De façon figurée, la présence de forces d’attraction contradictoires est susceptible de créer un espace s’apparentant à une « zone de Lagrange[6] » politique. Ainsi, au sein d’un système où les grandes puissances se trouvent dans un état de rivalité permanente, les non-puissances, qui ne pèsent que de façon marginale dans l’équilibre systémique, sont susceptibles de « manipuler la compétition entre grandes puissances pour servir leurs propres fins, et, dans ce cadre, exerc[er] une influence considérable – sinon critique – sur le système même » (Handel 1981 : 45-46).

De fait, dans le jeu à somme nulle qui se joue entre grandes puissances, la sécurité d’une non-puissance tend à être à peine moins importante pour elle-même que pour les « poids lourds » du système. Michael Handel souligne ainsi que « le désir d’[une] puissance majeure de dénier à [une] autre puissance un accès au territoire des [États non puissants du système] est aussi important que son souhait de tenir [ces derniers] sous son propre contrôle » (Handel 1981 : 191). Nicholas Spykman constatait de façon similaire qu’une non-puissance « ne survit pas grâce à sa propre force, mais seulement du fait que personne ne veut de son territoire ou du fait que sa préservation comme État tampon ou comme poids dans l’équilibre des forces est dans l’intérêt d’une nation plus puissante » (Spykman 1942 : 20). La garantie de sécurité d’une non-puissance naît d’une « inversion » de ce constat : aucune des grandes puissances ne peut se permettre de laisser un adversaire imposer sa domination sur un quelconque acteur du système.

Une telle opportunité apparaît avec une évidence particulière dans le monde « uni-multipolaire » (Huntington 1999 : 36)[7]. Dans une telle configuration, à l’intérieur de tous les systèmes régionaux existants, la puissance globale a un intérêt majeur à empêcher l’ascension d’une puissance régionale au rang d’hégémon régional (Mearsheimer 2003) – puisque tout hégémon régional deviendrait ipso facto un compétiteur au niveau mondial. De ce fait, une balance tend mécaniquement à se former, opposant la puissance globale à la puissance régionale ascendante et offrant des possibilités intéressantes aux non-puissances.

Il est important de rappeler ici la distinction classique entre les concepts de balance – état d’un système – et de balancing – dans le sens étroit d’un alignement contre l’État le plus puissant du système. De fait, l’instrumentalisation par la non-puissance de sa propre faiblesse et la préférence pour un système de balance n’impliquent pas une préférence pour le balancing. Si l’existence d’une balance est favorable à la sécurité des non-puissances, celles-ci préfèrent ne pas être obligées – et sont dans la plupart des cas incapables – de supporter les coûts de sa formation. Par conséquent, dès lors qu’une grande puissance émerge à l’intérieur d’un système régional donné, les non-puissances sont fortement incitées à inviter à la formation d’une balance. L’objectif devient alors d’impliquer un nombre suffisant de puissances dans le jeu régional pour que ces dernières jouent les unes contre les autres en même temps qu’est refusé tout alignement rigide. La préférence pour le non-alignement prend une forme « positive », au sens où les États non puissants peuvent « choisir » toutes les parties plutôt qu’aucune, au moins tant que la menace ne s’est pas faite imminente (Rothstein 1968 : 177). En d’autres termes, au lieu de choisir entre les alignements exclusifs définis par les positions de balancing et de bandwagoning, les non-puissances ont un plus grand intérêt à adopter une position d’engagement multidirectionnel défini par l’« invitation » d’un nombre suffisant de puissances dans le but de créer une balance locale et par le refus de tout alignement rigide avec l’une d’entre elles[8].

II – La construction d’un équilibre des puissances dans le Golfe

L’existence du Conseil de coopération du Golfe (ccg) peut être perçue, dans un contexte local de tensions et d’antagonismes exacerbés, comme une « organisation sous-régionale qui définit les lignes des rivalités régionales » (Buzan 1991 : 194). Le ccg n’étant ni une alliance, ni une communauté de sécurité, ni une réelle intégration régionale, mais une simple structure de coopération basée sur un accord politique tacite consistant à réactiver une solidarité et une cohésion en réaction à des menaces extérieures imminentes (Dazi-Heni 2011 : 3), il apparaît clair que la garantie d’une sécurité est inexistante pour les non-puissances du Golfe. Devant la présence d’un État comme l’Iran, potentiel hégémon du Golfe, les pays du Conseil ont tenté de résoudre leur dilemme sécuritaire en nouant des alliances au gré des besoins. L’invitation de grandes puissances au sein de la région, avec en toile de fond l’omniprésence de la superpuissance américaine, s’est ainsi faite dans un souci d’évitement d’une trop forte dépendance au niveau sécuritaire.

A — Une structure faible, principalement constituée de non-puissances

Devant l’inexistence d’une définition de la puissance qui fasse l’unanimité, l’apport de Barry Buzan demeure fort utile. Tout en complétant la définition néoréaliste de la puissance, Buzan avance l’argument selon lequel ces États peuvent être soit forts ou soit faibles, tout dépendant en substance du niveau de stabilité institutionnelle et de leur cohésion sociopolitique (Buzan 1991 : 90). Afin de distinguer le niveau global du niveau régional du système international, l’auteur, se fondant sur le critère néoréaliste de la sécurité, établit une distinction entre les superpuissances, les grandes puissances au niveau du système global de sécurité et les puissances régionales au niveau du sous-système.

Ainsi, à l’exception des puissances du Golfe que sont l’Iran et l’Arabie saoudite[9], les États du sous-système que constituent les États du Golfe sont, au regard des données courantes, des non-puissances. Le PIB du Koweït, par exemple, représentait en 2011 moins de 7 % de celui de la Grande-Bretagne et 1,3 % de celui du PIB de l’économie américaine (IMF 2012). Les États du Conseil de coopération du Golfe, tout en dépensant de fortes sommes pour assurer leur défense – 68,27 milliards de dollars, dont les deux tiers proviennent d’Arabie saoudite –, ne sont, à l’heure actuelle, toujours pas capables d’assurer leur sécurité de manière autonome. Dans la réalité, la voie que semblent avoir choisie les pays du ccg est celle de la modernisation acharnée de moyens militaires propres sans aucune coordination de leurs différentes politiques de défense.

Non-puissances, puissances, grandes puissances et superpuissance dans le Golfe[10]

Non-puissances, puissances, grandes puissances et superpuissance dans le Golfe10
Sources : IMF 2012, SIPRI-FIRST 2012.

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Au moment de sa création le 25 mai 1981, le ccg avait pour vocation principale, au niveau sécuritaire, la coordination des politiques de sécurité et de défense de ses États membres. Le Conseil de sécurité du Golfe fournit avant tout à ces États déficients sécuritaires « un cadre de dialogue où les préoccupations sécuritaires [sont] prioritaires » (Boulanger 2009 : 75). Au départ, l’architecture de sécurité régionale au sein du Conseil de coopération des États arabes du Golfe se voulait excluante, n’intégrant pas les deux puissances majeures de la zone. Le CCG a d’ailleurs souvent été qualifié d’« instrument de la politique de l’Arabie saoudite, qui aspire non seulement à soustraire la région de l’hégémonie des deux grandes puissances régionales, à savoir l’Iran et l’Irak, mais aussi à asseoir sa propre hégémonie » (Samaan 1991 : 46).

Il demeure cependant nécessaire de souligner que le ccg ne constitue aucunement une alliance regroupant une puissance et des non-puissances. Des velléités de création d’une force armée standardisée et intégrée ont été par le passé assez fortes mais ne se sont à aucun moment réalisées. La trop grande différence de puissance militaire entre l’Arabie saoudite et les autres États non puissants du Golfe, à l’exception des Émirats arabes unis et d’Oman qui disposent de forces conséquentes et professionnelles, renforcerait d’emblée ce premier pays face aux autres dans la cadre de la constitution d’une force commune. De plus, la question de la souveraineté de ces pays plutôt jeunes – à l’exception du Bahreïn, d’Oman et de l’Arabie saoudite –, à laquelle s’ajoutent les tensions qui ont existé ou qui existent toujours, empêche la constitution de forces armées intégrées. La plupart de ces États, principalement les non-puissances, privilégient ainsi le choix de renforcer indépendamment leurs propres réseaux militaires[11] qui représentent du coup un mécanisme de sécurité non négligeable. L’idée qu’une alliance de non-puissances ne puisse constituer une alternative crédible (Labs 1992) se confirme, tout comme se confirme le fait que des non-puissances n’aient pas intérêt à se lier avec un plus puissant, l’Arabie saoudite, sans se ménager une porte de sortie.

B — Non-puissances et équilibre dans le Golfe

Souffrant de l’absence d’une architecture de sécurité régionale, une internationalisation de la sécurité s’est ainsi opérée au sein du Conseil de coopération du Golfe. L’alliance entre non-puissances étant de facto exclue, le ccg a opéré ces choix en fonction de besoins qui ne peuvent être ramenés au modèle applicable au système global et donc aux grandes puissances. La voie suivie par le Conseil ne correspond donc pas à l’alternative traditionnelle existante, comprise entre balancing et bandwagoning.

La première option, le balancing, à l’encontre de l’Iran supposerait la mise en place d’une politique coordonnée avec la puissance dominante pour l’établissement d’une stratégie d’isolement de Téhéran. Cependant, depuis la fin de la guerre Iran-Irak, les relations entre ce dernier et le ccg ont évolué au gré des événements et des personnes sans pour autant aller jusqu’à la rupture. La poursuite d’une politique pragmatique sous l’administration Khatami, entre 1997 et 2005, réduira d’ailleurs grandement les tensions existantes avec ses voisins du Conseil de coopération du Golfe (Kamrava 2011 : 190). Des tensions et des relations moins cordiales sont apparues entre l’administration Ahmadinejad et le Conseil en général et certains États en particulier. Cependant, les relations fluctueront au gré des événements régionaux et locaux, allant de phases de grand rapprochement, comme celle qui verra le Qatar inviter le président iranien au sommet du ccg de Doha au Qatar en décembre 2007, à l’envoi par l’Iran d’une délégation qui participera au sommet du ccg à Mascate en 2008 (Coates-Ulrichsen 2011 : 190). De même, les relations économiques entre l’Iran et les non-puissances du Conseil sont indispensables aux économies des protagonistes. Que ce soit pour le Qatar, pour qui l’entente avec l’Iran est primordiale dans la gestion des champs gaziers North Field et South Pars, ou bien pour la plate-forme de réexportation que constitue Dubaï pour l’Iran, ou alors pour Oman, qui jouit d’excellentes relations commerciales avec Téhéran, le ccg n’entend certainement pas s’inscrire dans une logique de rupture avec l’Iran, réduisant par là même à néant l’option du balancing.

Si stratégie du bandwagoning il y avait, celle-ci supposerait inévitablement un alignement des non-puissances du Golfe sur la puissance arabe dominante, l’Arabie saoudite. Cependant, ne considérant aucunement l’Arabie saoudite comme un référent sécuritaire à même de les protéger d’éventuelles menaces iraniennes, les non-puissances du Golfe n’ont aucunement tenu compte dans leurs stratégies d’une logique d’alignement exclusif sur cette puissance. De plus, il n’a été constaté aucune altération des relations existantes entre Iran et États du ccg. Au contraire, le comportement de l’Arabie saoudite, puissance du Conseil de coopération du Golfe, a fluctué entre tensions et convergences perceptives envers l’Iran. Les accommodements des Saoudiens, dans leur « traditionnelle politique de conciliation consistant à neutraliser la capacité de nuisance d’un adversaire trop puissant » (Kodmani et Chartouny-Dubarry 1994 : 103), ne sont en fait qu’une constatation de la réalité du rapport des forces, l’Arabie étant dépendante du soutien massif américain pour équilibrer artificiellement la puissance iranienne. L’Arabie saoudite est en effet inquiète du développement de la puissance asymétrique de l’Iran et de ses ambitions régionales, en particulier de l’expansion de son influence dans l’Irak post-Saddam et de son programme d’armes nucléaires (Wehrey et al. 2009 : ix). Aussi, la pérennisation et le renforcement des liens relationnels avec l’Arabie saoudite ne se sont aucunement faits dans un sens exclusif, en opposition à l’Iran, concluant ainsi le fait qu’il n’existe pas de stratégie de bandwagoning à l’intérieur de cette sous-région.

Il s’est avéré qu’une dépendance accrue vis-à-vis de la superpuissance ne constitue pas la clé d’une sécurité durable et que, dans le cadre d’une configuration idéale, les non-puissances sont susceptibles de préférer un système privé de grandes puissances. Les rivalités locales forment un levier privilégié pour la pénétration régionale par les grandes puissances. Les non-puissances du Golfe ont donc pour intérêt premier de voir leurs options s’élargir, c’est-à-dire de multiplier le nombre d’acteurs, car il est essentiel pour elles de pouvoir se ménager des portes de sortie. Il est ainsi possible de voir l’évolution de l’internationalisation de la sécurité des États du ccg par le prisme d’un engagement multidirectionnel.

Si, dès ses débuts, le Conseil avait pour vocation principale « de rendre effectives l’intégration et l’interconnexion entre les États membres dans tous les domaines dans l’objectif de réaliser l’unité entre eux » (ccg 1981), très rapidement le contexte sécuritaire de l’époque, celui de la guerre Iran-Irak (1980-1988), a pris le dessus. Immédiatement après la seconde guerre du Golfe (1991), opposant l’Irak à la communauté internationale, les États du ccg se tournèrent vers les puissances arabes du Moyen-Orient, l’Égypte et la Syrie, dans le cadre de la déclaration de Damas, dont le but était la création d’une force arabe de maintien de la paix composée des troupes arabes[12]. Cependant, avec le temps, un ensemble de priorités viendront mettre fin à la démarche mise en place par le 6+2[13]. Les États du Golfe ne voyaient pas, après mûre réflexion, la nécessité de la présence sur leur sol de troupes égyptiennes et syriennes, inférieures à tous égards (logistiques, qualitatives et techniques) à leurs homologues occidentales. Les États-Unis et la Grande-Bretagne s’empressèrent alors de profiter de ces tergiversations et exprimèrent la possibilité pour 5 000 soldats américains (une brigade mécanisée) et 1 000 soldats britanniques environ de stationner en territoire koweïtien. Dès lors, les États arabes du Golfe, et notamment le Koweït, négocièrent individuellement de nombreux accords avec la France, la Russie, la Grande-Bretagne (White 1992 : 1) et les États-Unis (Gellman 1991 : 1). À ce jour, il subsiste un certain nombre de bases militaires américaines bien établies au Koweït, au Bahreïn et au Qatar, et également une base britannique à Oman ainsi qu’une nouvelle base française à Abou Dhabi, ouverte en 2009.

Les États-Unis représentent actuellement la principale puissance en termes de moyens et d’effectifs sur zone. Le rapprochement entre les États-Unis et le ccg ne s’est, cependant, aucunement réalisé en dépit de leurs relations avec l’Iran. L’échec de la mise en place d’une coalition d’États ouvertement opposée à l’Iran, faute de doctrine clairement établie par Washington et de volontés claires et franches d’une opposition frontale de la part des États du Golfe, a poussé Washington à user d’une stratégie déjà courante dans cette zone, celle de l’endiguement (containment). Cette stratégie d’opposition à la puissance iranienne s’est concrétisée par le Gulf Security Dialogue (2006), un outil censé coordonner les États du ccg autour de problématiques et de perceptions sécuritaires communes. L’objectif était de renforcer par la vente d’armes les capacités de défense du Conseil, ce qui affaiblirait d’autant les capacités de l’Iran. D’où une frénésie pour les achats d’armes américaines, qui ont représenté environ 100 milliards de dollars durant la période 2005-2010 et pourraient atteindre selon certains experts les 123 milliards pour la période 2010-2014 (Hokayem 2010 : 58).

Malgré ces garanties américaines solides, les États du ccg ont privilégié l’ouverture vers d’autres acteurs dans le seul but de faire de la région une zone d’attractivité pour d’autres puissances. Par exemple, l’Initiative de coopération d’Istanbul (ICI) a été lancée en 2004 lors du sommet de l’otan à seule fin de mettre en place un partenariat entre les pays du Golfe et l’otan. Des six États du ccg, seuls l’Arabie saoudite et Oman ne sont pas membres de l’otan, et ce rapprochement répond aux angoisses, préoccupations et attentes des États du Golfe par l’intermédiaire de l’otan (Sager, 2008). De même, inquiets de la vague contestataire dans les États arabes, les Saoudiens ont vite tenté de constituer avec les Émirats arabes unis, en mai 2011, une sorte d’association des monarchies arabes, un 6+2 regroupant les six pays du ccg, d’un côté, et la Jordanie et le Maroc de l’autre. La constitution d’un front des monarchies conservatrices[14] en opposition aux régimes républicains arabes (Tunisie, Égypte, Syrie) et à l’Iran mène à la création d’une structure de coopération protéiforme dénuée de toute logique. Le Maroc ressemble peu aux États du Golfe et la Jordanie semble ne devoir sa présence au sein de cette structure que grâce à l’expertise sécuritaire et militaire reconnue de ses forces armées. Ce projet d’élargissement du ccg au Maroc et à la Jordanie, qui est pour l’heure mise en sourdine, entre dans le champ d’une crainte d’une contagion du printemps arabe (Dazi-Heni 2011 : 5) et dans l’assurance de ne plus pouvoir compter de manière certaine sur les États-Unis. C’est cette dernière raison qui a notamment poussé l’Arabie saoudite à agir à Bahreïn sans consultation aucune de son allié américain. La déstabilisation démocratique au Bahreïn, au risque de voir la majorité chiite en profiter, ne pouvait que pousser le royaume, par l’intermédiaire du Conseil[15], à intervenir militairement[16]. À noter que des rapprochements ont été également observés entre la Turquie et le Pakistan et les États du ccg concernant les questions relatives à la sécurité et à la défense.

Pour le moment, les États d’Asie Pacifique ne perçoivent pas de solution alternative crédible à la présence des forces des pays occidentaux, car la sécurisation des zones d’approvisionnement et de rechargement en hydrocarbures est difficile à réaliser et chère à assurer (Ulrichsen et Held 2012 : 343). Leurs réticences n’empêchent d’ailleurs aucunement ces États de multiplier les échanges commerciaux et militaires. Un accord de libre-échange a ainsi été signé entre le CCG et de nombreux États d’Asie (Inde, Nouvelle-Zélande, Japon…), tout comme ont été ratifiés des accords stratégiques entre les Émirats arabes unis et la Corée du Sud en 2009 après un contrat de 20 milliards de dollars pour la construction de centrales nucléaires par l’entreprise publique KEPCO (Korea Electric Power Corporation), en échange du transfert de nombreuses technologies à usage militaire[17]. Cet accord, de même que le partenariat stratégique signé en février 2012 entre l’Arabie saoudite et la Chine dans le domaine du nucléaire civil notamment, amène des acteurs nouveaux dans l’équation existante au sein de la zone du Golfe.

III – La construction d’un équilibre de puissances en Asie du Sud-Est

L’Asie du Sud-Est apparaît aujourd’hui comme un terrain d’affrontement de choix entre optimistes et sceptiques qui s’opposent quant au rôle joué par l’asean (Association des nations de l’Asie du Sud-Est – asean) dans le contexte de l’après-guerre froide (Khoo 2004 ; Jones et Smith 2002). Dans le champ de la sécurité, cependant, et pour des raisons liées simplement aux moyens limités des États membres, il apparaît clairement que les non-puissances qui constituent l’asean ne peuvent espérer garantir leur sécurité par l’existence d’une structure ou alliance strictement régionale. Devant la présence prégnante de la puissance américaine et la montée en puissance de Beijing, les non-puissances de l’Asie du Sud-Est ont dû s’ingénier à compenser leur vulnérabilité par des moyens ne leur appartenant pas en propre. Dans ce contexte, le choix de l’asean a été un non-choix dans la mesure où l’Association a refusé tout alignement strict avec – ou contre – l’une des puissances et où elle a, au contraire, voulu tisser des liens avec les deux poids lourds du système – tentant d’attirer par ailleurs d’autres puissances potentielles.

A — De la non-puissance des États à la faiblesse de l’asean

En comparaison des États pouvant être qualifiés de grandes puissances à l’intérieur de ce que Barry Buzan et Ole Waever qualifient de « supercomplexe de sécurité asiatique » (Buzan et Waever 2003), les États du sous-système que constitue l’Asie du Sud-Est demeurent, selon les indicateurs habituellement utilisés, des non-puissances. En termes économiques, le poids du plus grand des États de la région Sud-Est asiatique, l’Indonésie, représentait en 2011 un peu plus d’un dixième de l’économie chinoise et à peine plus de 5 % de l’économie américaine (imf 2012). La faiblesse des États de l’Asie du Sud-Est est au moins aussi évidente en termes militaires. Cumulées, les dépenses militaires des membres de l’asean atteignaient ainsi, en 2011, à peine la moitié de celles du Japon et moins du quart de celles de la Chine. Il est en outre probable que ces chiffres donnent une image encore trop flatteuse des capacités réelles de la plupart des pays de l’Asie du Sud-Est. Sheldon Simon (2005) soulignait à cet égard en 2005 que les efforts de modernisation militaire de ces États restent largement liés à des problématiques de sécurité intérieure et non à des positions de balancing.

Non-puissances et grandes puissances en Asie du Sud-Est

Non-puissances et grandes puissances en Asie du Sud-Est
Sources : IMF 2012, SIPRI-FIRST 2012 (sauf * : approximation basée sur IISS, 2012).

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Il est en outre nécessaire de souligner que l’asean ne constitue pas une unité cohérente ni une alliance de non-puissances. Si, dans le paysage politique du Sud-Est asiatique, la présence et l’expansion de l’asean durant ses quatre décennies d’existence suggèrent une centralité de celle-ci dans les questions relatives à l’organisation de la région, le rôle de l’Association est resté marginal en matière de sécurité traditionnelle. D’une façon quelque peu paradoxale, la question du rôle de l’asean apparaît plus complexe aujourd’hui qu’au moment de sa création. Portée sur les fonts baptismaux, l’asean se présente essentiellement comme « une alliance politique de facto des États non communistes d’Asie du Sud-Est » (Narine 2006 : 199) – bien que l’unité se fasse contre des menaces intérieures et non extérieures (Acharya 1991 : 162). L’asean, dans sa version actuelle, est demeurée fortement rétive à toute évolution vers une alliance militaire[18]. Si un tel refus peut être associé simplement à l’absence d’une perception commune des menaces, Amitav Acharya notait dès 1991 que ce refus est sans doute lié de plus près à « la faiblesse militaire de chacun des États de l’asean », celle-ci affaiblissant nettemement « la valeur dissuasive de n’importe quel engagement intra-asean en termes de sécurité » (Acharya 1991 : 162). En ce sens, le choix effectué par l’asean de ne pas entreprendre l’édification d’une alliance militaire confirme, de façon patente, l’idée qu’une alliance de non-puissances constitue une solution peu enviable (Labs 1992) – le surplus probable de sécurité ne devant pas surpasser les coûts engendrés par l’alliance.

B — Non-puissances locales et équilibre de puissance en Asie du Sud-Est

L’alliance entre non-puissances étant exclue, la garantie de la sécurité des membres de l’asean est produite par des moyens empruntés à d’autres acteurs. Les choix effectués par l’asean peuvent cependant difficilement être réduits à l’alternative habituellement valide pour les grandes puissances. En effet, étant donné le caractère exclusif des alignements correspondant au balancing et au bandwagoning, il est aisé de constater que le comportement de l’asean ne correspond à aucun des deux phénomènes.

En premier lieu, une position de balancing à l’encontre de la Chine supposerait une stratégie d’isolement de Beijing. Or, les deux décennies d’après-guerre froide ont vu un changement significatif, sinon un renversement, du credo porté par les États de l’Asie du Sud-Est vis-à-vis de Beijing. Peu de problématiques peuvent illustrer ce tournant positif mieux que celle, au plus haut point critique, de la mer de Chine méridionale. Alors que les actions de la Chine dans l’archipel des Spratleys avaient suscité une réaction anxieuse de l’asean en 1995, Beijing contresignait avec l’Association, en novembre 2002, une déclaration sur la conduite des parties en mer de Chine méridionale. La Chine signa l’année suivante le Traité d’amitié et de coopération, qui officialisait un tournant – amorcé six ans plus tôt – dans l’approche chinoise vis-à-vis des institutions régionales (Glosny 2006). Il va sans dire que cette transformation de la Chine en l’un des plus fervents promoteurs de l’asean et de ses différents avatars (Hund 2003) a trouvé un écho favorable au sein de l’Association. En 2007, les deux partenaires se félicitaient ainsi du fait que « les relations asean-Chine [aient] contribué de façon significative à la paix, à la stabilité et à la prospérité de la région » (asean 2007). Le tournant de la décennie apparaît certes moins idyllique. Toutefois, devant faire face aux ambitions de Beijing et à un évident accroissement de la menace chinoise en mer de Chine méridionale (Sutter et Huang 2012), l’asean semble n’avoir eu à aucun moment l’intention de se positionner dans une logique de rupture ou même d’affaiblissement de ses liens avec Beijing, réfutant ainsi la logique de balancing.

Symétriquement, une position de bandwagoning avec la Chine supposerait, au minimum, un relâchement des liens entre les membres de l’aseanet Washington. Le rapprochement entre la Chine et l’asean ne s’est toutefois nullement opéré au détriment des relations entretenues par les membres de l’asean avec Washington. Au contraire, les relations entre la superpuissance et les non-puissances d’Asie du Sud-Est semblent avoir connu un développement remarquable au cours de la dernière décennie. Thaïlande et Philippines se sont vu ainsi conférer, à l’hiver 2003, le statut d’« allié majeur hors-OTAN » par Washington. Parallèlement, les États-Unis et Singapour parvenaient à un accord-cadre stratégique à l’été 2005, dont le premier article affirme simplement qu’« une forte présence militaire américaine est vitale pour la paix et la stabilité régionale » (U.S.-asean Business Council 2005). L’arrivée de l’administration Obama au pouvoir et, plus particulièrement, l’affirmation par Hillary Clinton d’un « retour » américain en Asie orientale ont marqué par la suite un renforcement accru de l’attention portée par Washington à l’asean. Les États-Unis acceptaient ainsi de signer le Traité d’amitié et de coopération le 22 juillet 2009 (Simon 2009) et étaient invités au cinquième East Asian Summit l’année suivante (Simon 2011). Le « retour » américain prenait en outre une tonalité particulière dans un contexte de renouveau des tensions en mer de Chine méridionale. Si Washington se gardait de prendre parti pour l’un des prétendants, l’insistance d’Hillary Clinton (2012) sur le fait que la « liberté de navigation et l’accès ouvert aux espaces communs de l’Asie orientale » sont considérés par les États-Unis comme un « intérêt national » impliquait une garantie américaine pour les États de la région – en opposition au désir distinctement chinois de ne pas « internationaliser » la dispute. La réponse positive de plusieurs acteurs majeurs de l’Association – incluant notamment la Malaisie, le Vietnam et Singapour – à la proposition de Washington d’établir un partenariat trans-Pacifique soulignait également, au tournant de la décennie, que la volonté de préserver et de renforcer l’ancrage américain dans la région s’effectue avec le plein accord des pays d’Asie du Sud-Est (Ferguson et Vaughn 2011). De façon on ne peut plus claire, le développement des liens entre Beijing et l’asean ne s’est donc pas fait dans une logique d’alignement exclusif au détriment de Washington, ce qui implique qu’aucune logique de bandwagoning ne semble avoir été à l’oeuvre au cours des deux dernières décennies.

Dans une large mesure, la position des membres de l’asean se révèle au travers de la grille de lecture d’un « engagement multidimensionnel ». Si l’asean avait dès 1971 souligné, dans la déclaration de Kuala Lumpur, que « [l]a neutralisation de l’Asie du Sud-Est est un objectif désirable et [que les États membres] doivent chercher les voies et moyens pouvant amener à la réalisation de celle-ci » (asean 1971), la configuration des forces en Asie du Sud-Est dans la période post-guerre froide s’est rapidement révélée aussi peu propice que celle de la période précédente à la création d’une région « libre de toute forme et de toute sorte d’interférence par les puissances extérieures » (asean 1971). Devant une telle impossibilité, les membres de l’asean semblent s’être tournés vers une neutralité « positive », établissant de multiples liens avec la Chine et les États-Unis et maintenant ces deux partenaires à égale distance, ce qui a favorisé l’émergence d’un équilibre régional en Asie du Sud-Est. Un tel positionnement a permis à l’asean de garantir la sécurité de ses membres et d’obtenir un certain nombre d’avantages. Il est ainsi peu douteux que l’équilibre et la compétition entre les deux puissances créées par l’asean aient joué un rôle notable dans l’acceptation par ces dernières des termes du Traité d’amitié et de coopération – cette logique étant particulièrement visible dans le cas des États-Unis, longtemps peu intéressés par une restriction de leur liberté en Asie du Sud-Est. De façon plus particulière, Beijing a dû accepter que l’asean demeure au poste de commande des différentes plateformes en Asie du Sud-Est (Sutter et Huang 2008 : 67), offrant à l’Association une marge de liberté inespérée vis-à-vis de la grande puissance voisine. L’asean et ses membres ont pu ainsi s’affranchir de l’opposition chinoise sur des questions telles que le format de l’East Asia Summit – l’Australie et l’Inde seront invitées malgré les pressions chinoises à un sommet limité aux membres de l’asean+3 (Sutter 2005) – ou l’« internationalisation » des disputes en mer de Chine méridionale. Le positionnement de l’asean a également donné à ses membres la possibilité de résister à des pressions en provenance de Washington. Réagissant à une proposition américaine au printemps 2004, Jakarta et Kuala Lumpur ont pu exprimer sans ambages leur opposition à une possible immixtion des États-Unis dans la gestion du détroit de Malacca (Roy 2005 : 317). En dépit de nombreuses brèches, l’asean était également en mesure de faire valoir la centralité du principe de non-interférence pour résister à de fortes pressions notamment américaines pour l’imposition de sanctions à l’encontre de la Birmanie à la suite de la répression de 2007 (Martin 2012).

Il est enfin à noter que d’importants efforts de l’asean ont porté sur l’attraction d’autres puissances – ou sur l’acceptation de ces dernières – dans la région du Sud-Est asiatique. Si le tempo du régionalisme est-asiatique semble aujourd’hui plus souvent dicté par Beijing que par Tokyo, le Japon n’en reste pas moins un partenaire privilégié de l’asean. De fait, au tournant du millénaire, la participation des Forces d’autodéfense à la stabilisation du Timor, le développement de liens de coopération dans la lutte contre le terrorisme et la piraterie et, plus généralement, la multiplication des mesures de confiance mutuelle ont permis de reléguer à l’arrière-plan un héritage de suspicion qui devait empoisonner les relations entre l’asean et le Japon jusqu’à la seconde moitié des années 1990 (Nishihara 2003). La position de l’asean en tant qu’organisateur de la compétition entre grandes puissances a permis à l’Association de tirer profit de la rivalité entre Beijing et Tokyo – chacune des capitales essayant d’orienter le régionalisme est-asiatique dans un sens qui lui soit favorable. Le Japon répondait ainsi à la proposition de Zhu Rongji, formulée en 2000, d’une zone de libre-échange Chine-asean par un accord-cadre pour partenariat économique global, signé en 2003 (Sutter 2005). De même, Tokyo signait, en juillet 2004, le Traité d’amitié et de coopération, soit à peine six mois après que Beijing eut effectué la même démarche. En termes plus généraux, Tokyo a été amené comme Beijing à accepter que l’asean continue – au moins formellement – à « occuper la place de pilote » au sein des organisations régionales. Si Tokyo a promu une forme de régionalisme élargi, comprenant notamment l’Inde, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, ses démarches se sont inscrites à l’intérieur de cadres mettant l’asean au centre du jeu. Pensons notamment à l’East Asia Summit et à la proposition d’un asean+6 (Terada 2010).

L’asean a également ouvert la porte à l’Inde, dont les ambitions à l’est du détroit de Malacca ont été clairement exprimées dès la première moitié des années 1990 avec la mise en oeuvre de la Look East Policy (Jaffrelot 2003). Bien que la faiblesse relative de l’Inde – par rapport aux trois autres puissances – fasse en sorte que les avantages tirés d’une présence indienne accrue restent moins tangibles, un forum asean-Inde a été créé dès 2002. L’année suivante, New Delhi signait le Traité d’amitié et de coopération et, en opposition à la volonté chinoise, l’asean conviait également l’Inde au premier sommet de l’Asie orientale (East Asia Summit) (Glosny 2006). Au tournant de la décennie, l’Inde semble également pouvoir devenir un atout non négligeable dans un contexte de recrudescence des frictions en mer de Chine méridionale. Le Vietnam et l’Inde, par l’intermédiaire de leurs compagnies pétrolières nationales, sont ainsi parvenus à un accord sur l’exploration et l’exploitation de deux zones de la mer de Chine méridionale (Limaye 2012), pesant ainsi davantage dans la balance existant dans la zone.

Conclusion

Si l’introduction de systèmes régionaux n’implique pas, comme nous l’avons évoqué précédemment, une modification des axiomes structuraux et fonctionnels des systèmes internationaux (Buzan 1991 : 193), l’étude de deux cas très différents sur le plan géographique démontre tout l’apport de cette lecture. Malgré des dissemblances notables entre les deux zones étudiées, de fortes ressemblances se font également jour à travers le délaissement de la posture de balancing et du bandwagoning, envisagée comme la pire des alternatives que possède un État non puissant, pour celle de non-alignement (Labs 1992 : 393). Ainsi, par une politique réfléchie, les non-puissances d’Asie du Sud-Est et du Golfe ont mis en place une construction faillible mais fonctionnelle tendant à aller vers un engagement multidirectionnel.

Si les États (menaçants) dont il est fait mention dans chacun des cas, Chine et Iran, apparaissent fortement dissemblables, les deux sont susceptibles de mettre à mal la prééminence étatsunienne au niveau régional. Si, dans le cas de l’Iran, la simple structure de coopération qu’est le ccg a nettement du mal à établir une stratégie logique et commune à adopter, le système formé par l’Asie du Sud-Est semble être plus mature, au sens où les États de cette région semblent avoir pris conscience plus tôt des opportunités que crée un équilibre de grandes puissances. L’asean, architecture régionale de construction antérieure, a été beaucoup plus ouverte au cours de son évolution. Elle réussit à intégrer de nouveaux membres régionaux, tout en se rapprochant d’acteurs extrarégionaux, avec pour ligne directrice le renforcement de l’Association. Dès lors, l’idéal dans le cadre de ces architectures régionales consisterait en la présence de forces d’attraction contradictoires créant une sorte de « zone de Lagrange ». Cependant, eu égard à l’importance stratégique que représentent ces zones pour les intérêts américains, les dynamiques de transformation internes de certaines non-puissances demeurent en partie supervisées par les États-Unis qui, par un jeu subtil d’incitations, d’inhibitions et d’alliances, tentent d’en modifier les tendances.