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La ligne directrice du livre de Laetitia Spetschinsky est l’évolution en deux parties de la politique étrangère russe : d’abord des années 1990 instables, marquées par l’incertitude sur le fonctionnement des institutions de la nouvelle Russie, puis l’émergence d’un système structurant dominé par le pouvoir exécutif, et en particulier la présidence, qui consolide dans la fin des années 1990 sa fonction de pivot du système politique. L’auteure lie de façon très pertinente ces développements intérieurs, les développements de la politique étrangère russe qui en découlent, et, finalement, les évolutions de la politique russe envers l’Union européenne (ue).
Alors que la première moitié du livre dresse le cadre de cette transformation russe, la deuxième partie met en avant l’effet sur les relations avec l’ue de ces changements russes. Elle commence avec l’accord urss-ue de 1989, véritable point de départ de cette nouvelle relation, mais aussi accord déséquilibré entre une urss à l’agonie et une Union européenne relativement stable. La deuxième séquence isolée par Spetschinsky est liée à l’Accord de partenariat et de coopération négocié entre novembre 1992 et juin 1994, et entrant en oeuvre en 1997. La Russie se crée alors une capacité distincte de traitement des affaires communautaires, alors que dans un troisième temps émergent après 1998 les structures bureaucratiques spécifiquement consacrées aux relations avec l’Union européenne. C’est aussi l’émergence d’un débat politique en Russie sur l’ue et les relations russo-européennes, débat mis en forme en 1999 par l’établissement d’une ligne russe concernant les relations avec l’ue.
La première partie donne donc un aperçu de dix ans de transition en Russie post-soviétique. Spetschinsky trace alors un rapide tableau de l’évolution épistémologique des études de transition, à travers une série de traditions scientifiques multidisciplinaires évoluant entre le politique et le scientifique, des development studies aux transition studies, en passant par les modernization studies. Concluant cette présentation, Spetschinsky souligne que la transition n’est pas forcément démocratique, un élément que les années 1990 en Russie montrent bien : le pays se trouve pris dans un état de démocratie « adjectivée » (virtuelle, hybride, formelle…) qui rend son cas particulier.
Dans cette période de transition, des acteurs se positionnent pour dominer et organiser les différents appareils du pouvoir, dont la politique étrangère. À l’Ouest aussi, les choses changent, alors que les différentes institutions en contact avec la Russie post-soviétique réfléchissent à la meilleure façon de considérer ce nouveau pays. L’auteur montre aussi, dans sa présentation des différentes phases de transition, le lien entre bouillonnement intérieur et politique étrangère nationaliste ou discours agressif.
Le livre revient ensuite sur les différentes phases de la transition russe générale, de même que sur les étapes de cette transition en matière de politique étrangère. Pour Spetschinsky, cette transition se ferme sur l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, qui va stabiliser une ligne étrangère pragmatique, patriote plus que coopérative, mais fédérant un large spectre politique autour de velléités affichées à l’égard d’un « Ouest » largement utilisé comme épouvantail de politique intérieure. Spetschinsky isole certaines dimensions de cette transition particulièrement importantes pour la politique étrangère : tensions institutionnelles, avec un affaiblissement du ministère des Affaires étrangères russe, économiques, et politiques. Un système structurellement fragile émerge, selon l’auteur, qui se base toutefois sur des notions d’identité stratégique nationale que Spetschinsky voit dominer pour longtemps le coeur de la politique étrangère russe.
La deuxième partie se construit autour de la chronologie établie en première partie. Elle revient d’abord de façon très intéressante sur les relations entre l’Union soviétique et l’Union européenne. On y voit l’ue sous un oeil soviétique, avec un rappel constant de la nature « provisoire » des Communautés, de leur impossibilité théorique, du rôle des « oligarchies financières » dans leur création et de leur rôle comme montant économique de l’« agressive otan ». L’urss comme État ne peut toutefois que prendre acte du succès des Communautés, bien qu’elle craigne leur pouvoir d’attraction sur l’Europe de l’Est et cherche à les miner, par exemple en mettant en avant la coopération paneuropéenne et non pas les coopérations communautaires limitées.
Dans les années 1980, Mikhaïl Gorbatchev infléchit cette politique soviétique et impose une rhétorique plus coopérative ; cette rhétorique s’exprime dans l’idée de la Maison commune européenne et vise, surtout, à rapprocher la Russie de partenaires européens dans le cadre d’une remise à plat des bases discursives de la politique étrangère russe.
Cette inflexion se poursuit avec l’établissement de contacts économiques, puis la signature de l’acte de 1989. Et, c’est dans une atmosphère de complet bouleversement que les relations entre la nouvelle Russie et Bruxelles vont se reformer. Boris Eltsine commence par abandonner tous les concepts développés par Gorbatchev et navigue à vue, sans véritable autre projet que d’obtenir des aides et d’établir des relations économiques et commerciales. Par la suite, au fil de la sortie de règne de Boris Eltsine, la politique européenne de la Russie va suivre la même route que sa politique étrangère générale : recentrage sur les intérêts nationaux, prise de distance avec « l’Ouest », remise en avant des valeurs traditionnelles de la politique russe (priorité régionale, Russes vivant à l’étranger, etc.). Ce raidissement se passe sur fond de crise tchétchène, où les Russes sont critiqués en externe et le gouvernement, en interne, renvoyé à son incapacité à mener le conflit de façon concluante. Les déclarations d’intention ne seront que lentement couplées à des capacités concrètes. Lentement émerge aussi une véritable réflexion sur les évolutions politiques à l’intérieur de l’Union européenne. L’ue, plus bénigne, plus technique, reste moins critiquée que l’otan, en laquelle les forces politiques russes voient la véritable organisation concurrente. La mise en place de l’apc en 1998 voit seulement émerger les premières capacités institutionnelles de réflexion sur l’ue. C’est alors seulement que l’ignorance réactive de l’équipe Eltsine envers Bruxelles laisse la place à une politique poutinienne basée sur le rapport de force, mais aussi sur l’interdépendance et la coopération. La coopération, pour ne pas être vue comme une faiblesse, doit être présentée en certains termes…
L’ouvrage remplit une fonction importante dans la littérature francophone, en complément des rares recherches universitaires en français adoptant le point de vue russe post-soviétique comme point de départ, par exemple les travaux de Marie Mendras. Spetschinsky fait ici clairement oeuvre utile, se basant sur des sources en russe (publications officielles, presse, etc.), sur une bibliographie imposante ainsi que sur les conférences et les entretiens organisés par la chaire InBev-Baillet Latour de l’Université catholique de Louvain. En définitive, on a en main un outil de travail fort utile pour tous les francophones désireux d’approfondir le sujet. Pour les amateurs, la première partie résumant la transition des années 1990 est particulièrement intéressante ; pour les spécialistes, le livre contient dans sa deuxième partie une réflexion importante sur les relations entre Union européenne et Russie. Dans tous les cas, c’est un livre très riche, très détaillé, qui offre une excellente radiographie de la politique étrangère russe et des relations de la Russie avec l’ue.