L’objet du livre écrit par Yumiko Mikanagi est le lien entre l’évolution de la politique étrangère du Japon, analysée depuis le début de l’ère Meiji, et les transformations de la figure de l’idéal masculin dans la société japonaise. Cette hypothèse, selon l’auteure, permettrait notamment de rendre compte de la révolution diplomatique qu’a représentée la participation des Forces d’autodéfense (fad) à plusieurs missions internationales à partir du début des années 1990, en dépit des restrictions imposées par l’article 9 de la Constitution. Mikanagi s’appuie sur une double filiation théorique. L’auteure emprunte d’abord au constructivisme d’Alexander Wendt l’idée que les intérêts ne sont pas objectifs, mais liés à des identités forgées dans les interactions entre agents (individus) et structures (institutions étatiques). Dans cette perspective, s’interroger sur les représentations de la population et des dirigeants japonais (massivement des hommes) prend tout son sens – à condition évidemment d’admettre que le rapport individuel au genre influence efficacement la prise de décision politique. Ce postulat est précisément défendu par le féminisme, deuxième courant auquel se réfère Mikanagi. Des auteurs, dont Cynthia Eloe ou Maria Mies, citées par Yumiko Mikanagi, ont en effet avancé que le genre affectait et était affecté par les relations internationales, et que le regard porté par les spécialistes des relations internationales était lui-même biaisé par les stéréotypes de genre (occultation de la place des femmes, telles que les épouses de diplomates ou de militaires, adoption de standards de rationalité fondés sur l’identité masculine occidentale…). S’inscrivant dans cette tradition théorique, l’ouvrage a pour originalité d’interroger la « masculinité » japonaise vue comme étant spécifique, c’est-à-dire distincte des représentations occidentales de la masculinité (entendue comme un « ensemble de symboles, attributs, comportements, styles de vie et valeurs acceptés par la majorité dans une société donnée comme ‘masculine’ et ‘idéale’ ») qui ont servi de base aux premiers travaux des féministes en relations internationales. Cette représentation idéalisée aurait oscillé depuis le début de l’ère Meiji entre deux figures, celle du guerrier (bushi) et celle du lettré. À l’hégémonie de chacune de ces figures aurait correspondu une attitude à l’égard de l’étranger : agressive, conquérante et tournée vers l’Asie pour le pôle guerrier ; pacifiste, coopérative et pro-occidentale pour le pôle lettré. Ces attitudes concernent aussi les pratiques culturelles : les périodes de politique militaire « active » auraient vu une glorification des traditions martiales pré-Meiji par les élites politiques et intellectuelles du pays, et les périodes de politique militaire « passive » celle d’une certaine sophistication définie par la maîtrise des manières et de la littérature occidentales. Suivant ce raisonnement, il n’est pas étonnant que la guerre sino-japonaise de 1895 et l’invasion de la Chine en 1937 aient été précédées d’une remise en vogue des idéaux bushi parmi les jeunes élites politiques du pays. À l’inverse, la stricte neutralité de l’après-Seconde Guerre mondiale est associée à une figure masculine non martiale, celle du salaryman : un employé s’identifiant aux buts de son entreprise, mais aussi un père aimant et un soutien de famille protecteur de son foyer, selon le modèle propagé par les populaires séries télévisées américaines de l’époque. Le modèle, séduisant dans sa cohérence historique jusqu’à cette période, s’avère paradoxalement peu opérant lorsqu’on en vient à ce que l’auteure prétendait expliquer, c’est-à-dire la renaissance d’une politique étrangère active au début des années 1990. Mêlant les considérations sur les mutations du salariat au Japon, la criminalisation de la jeunesse, la transformation des modèles familiaux et l’accent mis depuis le début des années 2000 sur la culture traditionnelle et les arts martiaux dans les programmes scolaires, l’auteure diagnostique l’émergence d’une nouvelle …
Masculinity and Japan’s Foreign Relations, Yumiko Mikanagi, 2011, Boulder, co, Lynne Rienner, 139 p.[Notice]
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Joël Ficet
Faculté des sciences sociales et politiques, Université libre de Bruxelles