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On craint un peu, à l’ouverture du livre de Veronika Heyde, de se trouver devant une étude descriptive du sentiment européen au sein de la Résistance, dans la lignée d’autres juxtapositions de projets comme le célèbre livre de Walter Lipgens Documents on the History of European Integration (Berlin, 1985). Au lieu de cela, on a le plaisir de découvrir une véritable étude d’histoire des relations internationales, concentrée sur l’influence dans les hautes sphères de la stratégie américaine des idées « européistes » développées par les mouvements de résistance européens ; une préface, en quelque sorte, à l’étude de Pascaline Winand sur Eisenhower, Kennedy, and the United States of Europe (New York, 1993). Heyde s’adosse à un considérable travail en archives, mené aussi bien aux États-Unis qu’en Europe, pour répondre à la question suivante : quelle a été l’influence des idées européistes mises en avant par les mouvements de résistance en Europe et par certains groupes d’intérêts aux États-Unis sur les projets américains concernant l’après-guerre en Europe ?
Le livre montre un grand sens de la nuance, et Heyde sait modérer son propos. Après avoir présenté les contours des différents projets mis en avant par différents groupes, elle trace de façon subtile la cartographie et les évolutions des impressions américaines sur ces mouvements. Elle revient sur les débats entre dirigeants américains sur la question de la réponse à donner, par exemple au lobbying du comte Richard Coudenhove-Kalergi. La politique américaine passe de la méfiance entre 1943 et 1945, quand Roosevelt craint une Europe unie constituée en pôle face aux États-Unis et s’intéresse plus à des groupements régionaux dans un système mondial coordonné à l’onu, au soutien à une construction européenne en face de la menace soviétique. Les Américains passent d’une politique de guerre insistant sur la capitulation allemande, et appuyée sur le soutien soviétique, à une ère de reconstruction où la question d’une remise sur pied de l’Europe se pose en termes d’équilibre entre reconstruction nationale et coopération européenne. La césure s’opère avec l’arrivée de Harry Truman à la Maison-Blanche : malgré les méfiances qui se maintiennent, des projets très détaillés pour l’Europe sont établis, circulent jusqu’au président, et reprennent des éléments mis en avant par les mouvements de résistance. En 1947, cette carte européenne est prête à être tirée du jeu par une administration américaine qui en discute depuis deux ans, dans un contexte dominé par les débuts de la guerre froide.
Heyde montre aussi un sens certain des nuances idéologiques entre différents courants de la Résistance européenne. Elle évolue entre le fédéralisme des Italiens, les différences entre France libre et résistance intérieure, etc. Le monde des exilés résistants à Genève est bien décrit, bien qu’on puisse probablement tirer encore plus de ce milieu fascinant et des contacts qui s’y nouent.
Sens des nuances aussi, finalement, dans les évaluations de l’effet de ces contacts sur la stratégie américaine. Certainement, l’effet n’est pas immédiat et les projets européens sont pris dans un contexte de stratégie américaine ; toutefois, ils préparent le terrain pour un changement de paradigmes. Pascaline Winand savait faire preuve du même sens de la nuance en parlant d’un processus complexe de « fertilisation croisée », un jeu d’interactions croisées entre les Américains et les Européens. C’est ce même jeu d’influence que Heyde met en avant.
Les États-Unis se convainquent de façon assez lente et ambiguë de soutenir certaines versions des projets européistes : le but est d’avoir une Europe qui se reconstruit, mais jusqu’à un certain point, qui ne devient pas trop vite ni trop fort une véritable union capable de constituer un pôle économique et politique stable face aux États-Unis. Pourrait-on dire que cette ambiguïté garde sa place dans la politique américaine, bien au-delà des limites chronologiques du livre de Veronika Heyde ?
Le livre est donc une excellente addition à la littérature sur l’histoire de la construction européenne. Aux chercheurs qu’intéressent ce processus, ses prémisses intellectuelles et le rôle des États-Unis, le livre fournit matière à réflexion. Plus largement, il constitue une fascinante étude de cas pour les étudiants et les chercheurs désireux d’approfondir la question des contacts semi-diplomatiques, politiques, entre envoyés américains et mouvements de résistance dans la Genève et le Washington des années de guerre.
On pourrait, finalement, noter un problème. Les projets examinés ne concernent que l’activité de Richard Coudenhove-Kalergi et les réseaux de Résistance français, italiens et allemands. Un aspect est négligé, certes mineur, mais néanmoins intéressant : les projets européistes venant d’Europe de l’Est et leur diffusion aux États-Unis. On trouve par exemple des diplomates émigrés ou des pamphlétaires baltes qui agissent à Washington durant la guerre. Leur vision des choses est bien entendu différente de celle des Allemands ou des Français : venant de petits États, ils envisagent une Europe confédérale respectant ces petits États ; ils mettent l’accent aussi bien sur le danger soviétique que sur le danger allemand, ce qui les éloigne du langage « socialisant » des propositions italiennes, françaises ou allemandes. Ces projets est-européens pour l’Europe de l’après-guerre n’en restent pas moins intéressants, et plutôt mal connus. Cela n’enlève rien, toutefois, au travail de Veronika Heyde.