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L’ouvrage de Pierre Lizée est d’une ambition épistémologique manifeste, annoncée et affichée par son titre, notamment par le sous-titre « Réinventer les études internationales dans le monde post-occidental ». Tout est clair et net : les relations internationales en tant que savoir sont confrontées à une crise de connaissance et d’explication du monde qui s’est émancipé totalement ou partiellement de l’hégémonie occidentale. En d’autres termes, dans cette perspective, les concepts et les méthodes utilisés jusqu’à présent dans la science des relations internationales étaient liés à la stabilité de l’Occident et à son ascension au statut de puissance régulant le monde. La science des relations internationales est ainsi contestée dans son statut épistémologique de savoir universel, tant ses concepts et ses méthodes sont socialement et historiquement situés ; elle participe d’un langage en phase avec le logiciel de la domination occidentale du monde. Dans ce contexte, en revendiquant sa complicité intellectuelle avec Fareed Zakaria, Pierre Lizée souligne la transformation du monde du fait de l’émergence des puissances non occidentales comme la Chine et l’Inde ; émergence corrélative du déclin relatif des puissances occidentales. Il s’agit donc d’un monde nouveau dont la connaissance et l’explication ne peuvent découler que d’un relais des paradigmes, mieux d’une révolution paradigmatique, au sens de Thomas Kuhn. Ainsi se présente le domaine de définition et de validité de l’ouvrage de Pierre Lizée.
A Whole New World. Reinventing International Studies for the Post-Western World est un ouvrage qui repose sur une structure de démonstration ternaire.
La démonstration initiale est en fait un questionnement sur l’universalité des principaux paradigmes des relations internationales. Il s’agit notamment du réalisme et du libéralisme, qui ont la prétention de rapporter et d’expliquer les comportements des acteurs politiques où qu’ils se trouvent.
Le réalisme, mobilisé à partir d’auteurs tels que Machiavel, Hobbes, Carr, Morgenthau et Waltz, est un discours qui fonde la nature des relations internationales sur la permanence du recours à la violence, sur l’inévitabilité de la force et de la violence, sur la rationalité instrumentale des acteurs, sur la lutte pour la puissance. C’est cette option essentialiste qui emporte l’universalisme du réalisme. Or, pour aussi universaliste que soit le réalisme, il n’en demeure pas moins que la violence, la force et la puissance ne peuvent pas, ainsi que le montre la critique postmoderniste, être comprises indépendamment des configurations sociales, politiques et culturelles qui les abritent et les informent.
Sur la base de la littérature canonique, le libéralisme est présenté comme un discours qui postule l’universalité des relations internationales à partir des catégories comme celles d’autonomie individuelle, d’autonomie morale des individus. Suivant le point de vue libéral, les relations internationales dans une perspective universelle sont marquées par la recherche de la moralité et de la rationalité aux dépens de la propension à la violence, par la création des formes sociales protectrices, par la progression constante vers la paix grâce à la rationalité et à la liberté.
La critique des paradigmes fondateurs des relations internationales, qu’elle soit d’origine marxiste ou postmoderne, a profondément remis en cause leur prétention à l’universalité en mettant en relief notamment leur ethnocentrisme capitaliste ou occidental.
La deuxième démonstration de l’ouvrage de Pierre Lizée renvoie à la construction du « monde non occidental » comme étant un monde spécifique. Cette opération intellectuelle est menée par et dans la critique du néoréalisme et du libéralisme dans leur inaptitude à comprendre la spécificité de la violence dans le « monde non occidental » ainsi que le refus « structurel » de la construction de l’État. Dans le même ordre d’idées, mention est faite, d’une part, de l’inadaptation au « monde non occidental » de la notion d’individu telle qu’elle est développée dans les analyses libérales et néolibérales des relations internationales et, d’autre part, de la nécessité à prendre en compte la différence dans les relations internationales.
La troisième et dernière démonstration qui clôt l’ouvrage porte sur la réinvention des relations internationales. Au terme d’un parcours polémique marqué par la déconstruction du réalisme, du libéralisme et du constructivisme, Pierre Lizée opte pour la reconstruction des relations internationales. Ici, sont à l’ordre du jour : d’abord, la redéfinition du réalisme qui, tout en conservant sa prétention universaliste, s’enrichirait davantage au contact des particularités et intégrerait les sens pluriels de la puissance et de la rationalité ; ensuite, la redéfinition du libéralisme dans le cadre d’une combinaison dynamique entre l’universalisme et le libéralisme ; enfin, la recherche de nouveaux paradigmes des relations internationales à partir d’un élargissement des cadres d’analyse de la violence, de l’État, de la démocratisation et du développement économique.
Au total, l’ouvrage de Pierre Lizée est fondé sur l’idée du changement : changer les manières de penser en vigueur dans la science des relations internationales pour comprendre un monde qui change sous le coup de l’émergence du « monde non occidental ». Le pari épistémologique de Pierre Lizée est dans une large mesure relevé. Toutefois, des réserves subsistent : d’abord, il s’agit des réserves ayant trait au fait que « le monde occidental » et le « monde non occidental » sont présentés de manière artificielle comme étant coupés l’un de l’autre, sans échanges pouvant créer des mutations réciproques et l’adoption des valeurs et institutions communes ; ensuite, il s’agit des réserves portant sur la pertinence discutable de la notion de « monde non occidental », tant elle recouvre des réalités disparates et conflictuelles ; enfin, il s’agit des réserves visant à relativiser la césure entre le monde sous domination occidentale et le monde post-occidental à travers l’invitation à la combinaison entre continuité et discontinuité.