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À notre époque, le scénario manichéen de la lutte du Bien contre le Mal se joue politiquement à travers l’antagonisme exacerbé de la mondialisation libérale contre la menace globale des actes terroristes, des mouvements extrémistes, des régimes antidémocratiques. Les technologies d’information et de surveillance s’imposent graduellement dans notre vie. Fréquemment, la politique contemporaine assoit sa légitimité sur la gestion de la peur, sur la maîtrise du danger et des scénarios catastrophiques prétendument inhérents au système international.
Le livre examine les tensions vibrantes entre le principe de liberté et celui de sécurité qui se déploient à travers les institutions, les pratiques et les discours politiques en vigueur dans l’Union européenne. L’équipe des auteurs propose dix-sept études réalisées dans le cadre d’un vaste projet de recherche, challenge, financé par la Commission européenne. Leurs recherches portent sur la thématique des transformations contemporaines du rapport entre liberté et sécurité vu sous le prisme de la politique européenne de sécurisation.
Le concept d’(in)sécurisation est pris comme l’outil analytique central, ce qui suggère une argumentation théorique dans des termes dialectiques : la sécurité nécessite l’insécurité et vice-versa, et le processus de sécurisation est aussi processus d’in-sécurisation. Trois implications théoriques importantes en découlent. La première de ces implications veut que le contexte d’insécurité soit analysé comme étant endogène au climat de sécurité. Concrètement, dans le cas de l’ue, cela signifie que des facteurs intérieurs à l’ordre européen sont à la source de sa politique de sécurisation. Ces mêmes facteurs créent du même coup le cadre de la sécurité et de l’insécurité dans lequel l’Europe vit et se construit actuellement. Il en résulte encore que la conjoncture internationale, de terrorisme organisé ou de mouvements extrémistes, bien qu’elle puisse jouer le rôle de catalyseur dans le processus européen de sécurisation, ne révèle pas ses véritables origines.
La deuxième implication théorique se rapporte à la question de la double face des rapports créateurs de la sécurité. Comme le renforcement de la sécurité engendre l’insécurité de manière simultanée, alors les politiques, les pratiques, les discours et les agents de sécurisation comportent toujours aussi une part d’in-sécurisation. Le champ des professionnels de sécurité est aussi celui des professionnels d’insécurité, les normes garantissant la sûreté prônent parallèlement l’élément du danger, les politiques antiterroristes sont fondées en réalité sur la doctrine de la terreur et de la violence généralisée.
Troisièmement, si la protection de la sécurité provoque le renfort de l’insécurité et réciproquement, il en résulte, que plus l’interaction sécurisation/in-sécurisation se développe, plus elle se perpétue et plus encore la crise sociale de l’(in)sécurisation s’approfondit et s’élargit. Or, la sécurité, traditionnellement associée aux préoccupations concernant l’ordre social, la criminalité et la guerre, gagne présentement de nouveaux terrains sociaux. Plusieurs sphères de la gouvernance européenne qui échappaient avant aux préoccupations sécuritaires sont régies actuellement par la norme de la sécurisation. Selon l’ouvrage, de telles sphères représentent les politiques migratoires, le processus d’intégration européenne, la régulation de la citoyenneté, les critères de légitimité politique, la question de la souveraineté populaire et du contrôle démocratique, l’organisation des relations intra-communautaires et internationales de l’Union et, enfin, la détermination du statut de la personne ainsi que des libertés et des droits que ce statut comporte.
Le défi majeur de la sécurisation ne se révèle qu’en lien avec la liberté. Les auteurs examinent le lien liberté-sécurité dans les termes des rapports de pouvoir. Or, la problématique de la liberté et de la sécurité devient celle du conflit idéologique entre des positions politiques rivales. La résolution de ce conflit n’est pas possible sans aller chercher la hiérarchisation ontologique des diverses positions. Toute doctrine d’équilibrage symétrique est logiquement rejetée, car, si l’une des positions s’affirme en tant qu’idéal universaliste, cela diminue nécessairement la capacité de l’autre à régir la sphère politique. L’ouvrage attribue une supériorité ontologique nette à la liberté par rapport à la sécurité. La première rivale est considérée comme l’objectif ultime et la valeur universelle de la démocratie libérale, tandis que la deuxième n’est que le moyen vers la liberté. La liberté reste toujours la norme et le critère de base qui détermine les modalités concrètes de chaque exercice démocratique, y compris le recours à la sécurité. L’usage de la dernière doit rester exceptionnel et à tout moment soumis à l’objectif éthique, politique et effectif de la liberté.
Basées sur l’hypothèse voulant que le rapport liberté-sécurité constitue le soubassement explicite ou implicite du politique, les études réussissent à démontrer objectivement la présence de conflit entre les deux et à dégager les facteurs en jeu. Il faut reconnaître que l’ouvrage a bien réussi sa grande ambition de démontrer que le rapport liberté-sécurité est actuellement renversé. Pourtant, la réflexion théorique reste moins implicite et souffre même parfois d’hétérogénéité conceptuelle. Ainsi, tantôt les concepts de sécurité et de liberté reçoivent la définition de valeurs, tantôt elles sont des vertus ou, encore, elles représentent des principes concurrents pour que, finalement, la sécurité soit reconnue comme étant l’exception au principe moral et à la norme éthique de liberté. Bien que les analyses empiriques fassent preuve de rigueur méthodologique et d’objectivité, le développement théorique exigerait davantage d’approfondissement intellectuel et de clarification conceptuelle.