Corps de l’article
De toute évidence, à la lecture, on ne peut qu’être impressionné par la somme des données et des analyses de cet excellent ouvrage de référence de très haute qualité scientifique et pédagogique. La clarté, la rigueur et la nuance des propos sont ici particulièrement prégnantes. Enrichi de nombreux tableaux, cartes, figures et encadrés, agréable à manipuler et à lire par son format, cet ouvrage corédigé par Lasserre et Descroix (avec deux contributions de Burton et Le Strat) est subdivisé en deux grandes parties : les enjeux de l’eau dans le monde et des études de cas. Les dix-sept chapitres se terminent le plus généralement par une conclusion et une bibliographie spécifiques.
Pour ceux qui veulent appréhender en profondeur la question prioritaire de l’eau dans ses aspects environnementaux, géopolitiques, climatiques, juridiques, économiques, belligènes et bien entendu territoriaux, le livre sera « de chevet ». L’ouvrage nous montre combien l’eau est inégalement répartie dans le monde, avec les différences hydriques, les effets évaporateurs, les difficultés d’accès à l’eau potable (y inclus parfois sa morbidité) et les travaux pharaoniques pour détourner les fleuves. La révolution verte et les besoins en eau des sociétés riches ont accru les prélèvements en eau de manière supérieure à l’augmentation de la population mondiale. On perçoit combien l’augmentation du niveau de vie accroît les besoins en eau ; le secteur agricole est ainsi un grand consommateur d’eau (70 % des prélèvements) pour répondre à la demande.
Longtemps ignorée, la question de l’eau apparaît à la fin de la guerre froide, par mise en évidence du concept de « sécurité environnementale » et de « guerres pour l’eau », nonobstant le fait que les études sur les conflits dus à la rareté croissante de l’eau ont été publiées dès 1979. L’actualité du sujet est d’évidence : la politique libyenne en ce qui concerne les nappes aquifères fossiles du Sahara, la question de la répartition de l’eau entre Palestiniens et Israéliens, le flux d’eau en Tunisie au détriment de l’agriculture et au grand profit des sites touristiques côtiers.
D’innombrables ouvrages en langue anglaise ont décrit de possibles crises à venir associées à l’indisponibilité en eau, essentiellement en Afrique, en Asie et au Moyen-Orient. Mieux, vue comme une ressource stratégique, l’eau a été mise en équation de « seuil de tension » (Falkenmark), entre contrainte (moins de 1 700 m3 d’eau par an et par habitant), pénurie relative et pénurie critique, ou selon les critères de Margat sur l’état de pauvreté en eau (moins de 1 000 m3 l’an). Critères bruts devant être pondérés par les questions de répartition de l’eau sur le territoire, les stratégies d’adaptation, les indices de développement humain. Reste que, de toute évidence, même sans grossir le trait, l’eau peut être aussi associée à la multiplication des foyers de tension et les scénarios sont légion : Colorado (éu-Mexique), Sénégal, mer d’Aral, Chine du Nord, Jordanie, Arabie saoudite, Australie. Et, même sans guerre de l’eau au sens strict du terme, la crise de l’eau actuelle est lourde de violences potentielles ou, à tout le moins, de graves tensions entre États. Les questions hydrauliques sont des questions hydro-politiques aux accents externalisés.
Cet ouvrage nous ouvre aussi la voie par ses chapitres thématiques à la pluralité des champs couvrant la crise de la répartition et de la distribution de l’eau. Celle-ci peut devenir un outil militaire (levier politique) par son appropriation ou son « interception/détournement ». L’eau peut être une cible / un enjeu de conflits quand elle est associée à une frontière (chutes Guaira, barrage d’Itaipu, Chatt-el Arab, rivière Cenepa) ou à des enjeux de propriété, sans que cela aboutisse nécessairement au recours à la force. Les multiples exemples intégrés sous forme de tableaux sont, à cet égard, très éclairants, comme le sont aussi l’analyse tout en nuances de la guerre de Six Jours vue comme un conflit partiellement explicable au motif de la sécurité hydrique d’Israël ou celle du partage des eaux de l’Euphrate (Tabqa) amenant des tensions entre la Syrie et l’Irak au milieu des années 1970.
Quand bien même les experts ne sont pas tous d’accord sur la notion de guerre de l’eau, certains même la niant (Wolf), de toute évidence des enjeux hydrauliques peuvent naître les guerres civiles par rareté des ressources. Certains conflits frontaliers et régionaux peuvent en réalité cacher en partie aussi des enjeux aquifères (Tuiton) associés à des besoins d’accroissement de ressources ou à une protection des ressources nationales. L’eau devient un facteur de tension supplémentaire sur une échelle encore limitée aujourd’hui. Une des questions est de déterminer si cette modération à propos des conflits sur l’eau peut s’expliquer par le fait que l’eau reste une ressource renouvelable, à la différence des métaux stratégiques rares ou précieux (uranium, pétrole, titane, cobalt, etc.).
Il semble que l’explication soit plus complexe dès lors que l’eau également conditionne la puissance économique, qu’une partie des ressources aquifères sont fossiles (donc épuisables) et que bien des conflits concernent les ressources « renouvelables » (bois précieux, pêche). A contrario, l’eau peut être source de coopération comme le démontrent les 3 600 traités portant sur elle et son usage, signés entre les années 805 et 1984. Les exemples mis en avant étant le partage des eaux de l’Indus (Inde-Pakistan), celui du Gange (Inde-Bangladesh), celui du Jourdain, l’Initiative du bassin du Nil et le règlement du bassin du Syr Daria.
Pour Lasserre, il s’agit, au final, de questions d’ordre intérieur avant tout : d’une part, l’adaptabilité socioéconomique face à la disparité de la rareté vécue et du niveau de rareté « objectif » (volume disponible par habitant), entre la rareté de l’eau et la capacité d’adaptation sociale (Ohlsson) ; d’autre part, la gestion de la tension interne par de l’arbitrage, de la technologie et de nouvelles attitudes imposées et, enfin, par l’externalisation de la tension intérieure (nouvelles ressources extérieures).
En vérité, pour notre auteur, la rareté de l’eau ne débouchera sur des situations de crise aiguë que si la capacité sociale d’adaptation est largement dépassée. Globalement, la thématique de l’eau est complexe et il s’agit encore et toujours de déceler le réel des accents catastrophiques, de distinguer prélèvement et consommation, de manipuler avec précaution tout modèle prévisionnel des volumes globaux dont auront besoin les sociétés humaines, sachant que nous observons un meilleur usage de l’eau dans l’industrie et dans les pratiques domestiques dans certaines régions du monde. Certes, sans que cela empêche l’augmentation globale de la consommation mondiale (Shiklomanov et Alcamo) et la crainte d’une dégradation de la qualité de l’eau sur fond de disparités régionales.
L’ouvrage s’ouvre également à d’autres thématiques autour des économies domestiques (isolation des aqueducs, pratiques, usages, récupération des eaux de pluie, recyclage, limitation de la pollution, tarification) ou de l’augmentation des ressources (dérivation des fleuves et des lacs, dessalement, etc.), du droit international pour le règlement des litiges (y compris la Convention de 1997 sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation) ou les effets ambivalents de l’irrigation (Descroix).
Faut-il également destiner un territoire plus ou moins étendu à jouer un rôle hydrologique particulier, à l’exemple des politiques autour des bassins versants, de la mécanisation de l’agriculture ?
L’ouvrage propose en outre une étude sur la gestion intégrée des ressources en eau par bassin (Burton) avant que les deux auteurs principaux de cette somme présentent plusieurs études de cas.
Nous l’aurons compris, cet ouvrage est particulièrement riche et ouvert de questionnements. Il est aussi un outil remarquable pour les étudiants universitaires.