Corps de l’article

De nos jours, le militaire professionnel doit non seulement posséder des compétences de guerrier, mais aussi de diplomate et d’universitaire.

Institut de leadership des Forces canadiennes 2009

Les vrais militaires ne font pas d’opérations de paix[1] !

Off 2004 : 275

La place qu’occupe la composante militaire dans les opérations de paix constitue un sujet délicat (Arbuckle 2006) qui relève en substance d’un débat politique impliquant d’abord les États, mais également d’autres acteurs[2]. Nonobstant la complexité du sujet, les organisations militaires sont actuellement fortement engagées dans les opérations de paix. Au Canada, par exemple, des rapports comme celui du Bureau du directeur parlementaire du budget (2008) confirment cette importance, en termes matériels à tout le moins. Sur le plan politique, les orientations prises dans des documents comme l’Énoncé de politique étrangère du Canada (Ministère des Affaires étrangères et du Commerce international 2005) témoignent également de l’importance de la composante militaire dans les opérations de paix, mais également dans l’implication des États sur la scène internationale[3].

Les articles de ce numéro spécial examinent chacun une problématique spécifique des opérations de paix actuelles, comme la place des organisations régionales. Le présent article, pour sa part, propose d’aborder la question de la composante militaire, mais surtout des perceptions de ces opérations au sein des organisations militaires et parmi les individus qui les composent. Concrètement, il suggère des éclaircissements sur les perceptions des opérations de paix au sein des organisations militaires et, subséquemment, de l’évolution de celles-ci au cours des dernières années.

Le soldat de la paix, auquel le titre de cet article fait référence, renvoie à un type de militaire qui évoluerait dans des missions autres que celles de guerre conventionnelle. Ce concept ne fait pas l’unanimité et est sujet à bien des interprétations depuis le début de la guerre froide. Plusieurs des auteurs dont les écrits sont discutés dans cet article ont contribué, de près ou de loin, au développement de cette notion. Chez Janowitz (1960), par exemple, on trouve une analyse du profil sociologique des militaires américains au milieu du 20e siècle, dont l’intérêt dépasse les frontières des États-Unis en raison de sa discussion de la force policière (constabulary force), laquelle est encore aujourd’hui pertinente au regard des opérations de paix et de l’idée que des relations internationales viables soient manifestement plus importantes que des victoires militaires décisives. Chez Moskos (1976), avec son analyse empirique des attitudes des militaires déployés à Chypre, on note précisément cette utilisation du concept de soldat de la paix, au moyen de laquelle l’auteur cherche à identifier des tensions possibles entre le rôle conventionnel des organisations militaires et l’accroissement des responsabilités policières qui leur sont conférées à partir du début de la guerre froide.

Les organisations militaires elles-mêmes utilisent des termes qui réfèrent au concept du soldat de la paix. Les Forces canadiennes (fc), par exemple, font allusion dans plusieurs documents à des concepts tel le « soldat diplomate ». Ce champ lexical, on serait tenté de le qualifier ainsi, indique un processus de changement quant aux rôles des organisations militaires et à la façon dont les militaires s’acquittent de leur devoir dans la pratique de leur profession.

La première partie de l’article aborde la question des organisations militaires et de l’impact de la fin de guerre froide sur leurs activités. Cela, dans le but de mieux expliquer le positionnement des organisations militaires par rapport aux opérations de paix en particulier, mais aussi par rapport aux opérations autres que la guerre en général. La deuxième partie utilise la problématique des organisations militaires (et de leur poids considérable dans la socialisation des individus qui en font partie) pour proposer un tour d’horizon des attitudes des militaires face aux opérations de paix. Cette partie repose également sur un corpus de recherches ayant pris sa forme dès les débuts de la Seconde Guerre mondiale. La troisième partie de l’article compare ensuite brièvement les cas canadien et américain. L’article se conclut par quelques observations sur des avenues possibles de recherche et de questionnement supplémentaires.

I – La culture militaire : le poids des déterminants institutionnels

Les organisations militaires, par leurs finalités et leurs fonctions, exercent un poids considérable dans la construction identitaire de leurs membres. Sans pour autant afficher les caractéristiques de l’institution totale qu’une génération de sociologues militaires leur avait pourtant attribuées, ces organisations proposent à leurs membres des référents, des valeurs et des idées desquels les individus qui les composent éprouvent de la difficulté à se soustraire (Last 2000 ; Lawson 1989)[4]. Considérant la complexité de la problématique examinée dans cet article, cette section propose quelques pistes de réflexion sur la culture militaire afin de mieux rendre compte du facteur institutionnel dans la perception des opérations de paix[5].

Le concept de culture militaire présente deux caractéristiques particulièrement pertinentes pour le propos de cet article. Premièrement, il s’agit d’une culture organisationnelle. Snider (1999) – qui considère le concept comme un « ensemble d’idées de base inventées, découvertes ou développées par un groupe tentant de faire face à des problèmes d’adaptation externe et d’intégration interne et qui évalue ces idées de base comme suffisamment valables pour être transmises aux nouveaux membres du groupe » – postule que la culture militaire est déterminée à la fois par la fonction de l’organisation militaire et par le climat sociopolitique. Cette vision des choses est non sans rappeler les impératifs fonctionnel et sociétal énoncés par Huntington (1957)[6]. En d’autres termes, les organisations militaires doivent théoriquement satisfaire certains critères de performance et d’efficience, sans pour autant trop s’éloigner des valeurs des sociétés qu’elles sont censées défendre[7]. Dans cette perspective, la question des opérations de paix pose une problématique intéressante, car elle peut effectivement causer des tensions entre les impératifs fonctionnel et sociétal. D’un côté, une société donnée pourrait souhaiter voir ses forces armées s’impliquer dans des opérations de paix. De l’autre côté, ces forces armées pourraient s’avérer incapables de répondre à cette demande, tout en maintenant un niveau de préparation adéquat pour les autres types d’opérations.

Deuxièmement, il s’agit d’un type spécifique de culture organisationnelle : elle est militaire. Cela mérite quelques remarques. Les organisations militaires présentent en réalité deux grandes facettes. Soeters et al. (2003) parlent de ces deux facettes comme étant la caractéristique « janusienne » des organisations militaires[8]. Telle la figure mythologique, ces organisations présenteraient deux réalités aussi complémentaires que différentes. La première réalité est celle qui est vécue dans les quartiers généraux, les garnisons et autres lieux éloignés des théâtres d’opérations. Elle est marquée par des activités de préparation, de logistique, d’éducation, etc. Elle présente également plusieurs des caractéristiques des bureaucraties modernes. L’autre réalité est celle du théâtre des opérations, beaucoup plus frénétique celle-là, avec les opérations de combat comme expression la plus extrême. Pour ces auteurs, cela n’a rien de bien nouveau. Il en est ainsi depuis la création des armées de masse. L’élément nouveau – celui qui importe pour le propos de cet article − est l’alternance accélérée de la prédominance de ces deux réalités, qui exerce une pression considérable sur l’organisation. À cet égard, les opérations de paix de l’après-guerre froide exercent une telle pression. Comme le remarque Nuciari (2007), elles présentent des niveaux de risque inférieurs aux opérations de guerre conventionnelle pour le personnel militaire, mais exigent énormément sur le plan du leadership, peut-être plus que les opérations de guerre conventionnelle, et ce, à cause de l’ambiguïté qui les caractérise[9].

La fin de la guerre froide et la récurrence des opérations de paix plus musclées n’ont pas seulement constitué un défi pour les organisations militaires sur le plan de l’efficacité. Ces changements ont profondément remis en cause les fondements culturels de ces organisations. Comme le notent Abravanel et al. (1988), les systèmes de valeurs des organisations doivent être minimalement en accord avec ceux de leurs sociétés parentes. Une inadéquation entre les systèmes de valeurs est souvent un symptôme de problèmes ponctuels, de changements sociaux importants et, dans certains cas, de la déliquescence d’une organisation donnée. Les grands changements sociaux, politiques et économiques peuvent ainsi causer de l’incertitude, ce qui laisse le système idéationnel dans un état de dissonance par rapport au nouveau système socioculturel. Le défi qui se pose alors est de s’assurer que ce système peut se conformer aux changements apportés au système socioculturel et ainsi garantir la pérennité de la relation de légitimité. La fin de la guerre froide bouleversa le système socioculturel dans lequel évoluaient les organisations militaires occidentales, tout comme leur société parente.

On retrouve, notamment chez certains chercheurs français, des points de vue intéressants sur ces changements et leurs impacts. Haddad (2005), par exemple, défend l’idée que les récents débats sur la profession militaire sont dans une grande part le résultat du rapprochement entre les sphères civile et militaire et que, justement, la culture militaire sert deux fonctions essentielles : l’une d’identification, telle qu’il en fut question dans les paragraphes précédents, et l’autre, de différenciation (via une structure linguistique particulière, des symboles, des mythes, le rapport à la violence et à la mort, etc.) à travers laquelle est souligné le fossé entre la vie militaire et la vie civile[10]. Pour Thiéblemont (2005), qui reconnaît l’ambiguïté intrinsèque du concept de culture militaire, son utilisation (accrue depuis les dernières années selon lui) est tout de même révélatrice. En effet, le recours de plus en plus fréquent au concept de culture militaire pourrait bien être une réaction au point de vue considérant les organisations militaires comme n’étant pas si différentes des autres grandes organisations. En d’autres termes, il s’agirait, toujours selon l’auteur, d’un mécanisme de défense institutionnel contre l’érosion de l’éthos guerrier et la redéfinition des rôles traditionnels.

L’organisation militaire est donc une entité complexe, traditionnellement définie par son rôle en temps de guerre, d’où la nature essentiellement guerrière de son éthos. Par conséquent, il pourrait être avancé qu’un changement de perspective quant aux opérations de paix impliquerait également un changement quant à la culture organisationnelle, tant sur le plan de l’éducation et de l’endoctrinement que sur le plan des ressources humaines. Les militaires auraient-ils donc des attitudes peut-être plus favorables à ces opérations, si les mesures concrètes (promotions, reconnaissance des pairs et de la hiérarchie) allaient dans le même sens ? Autrement dit, il s’agirait de valoriser ces opérations au même titre que les opérations de combat plus conventionnelles. L’analyse institutionnelle de la question, si révélatrice puisse-t-elle être, gagne en intérêt si elle est juxtaposée à des éléments de niveau plus individuel. Comme le remarquait si bien Jacques Van Doorn, dans son étude des organisations militaires comme systèmes sociaux :

[…] une organisation est une construction rationnelle dans la mesure où elle est un instrument. Sa finalité doit nécessairement instruire la compréhension de ses caractéristiques. Par ailleurs, une organisation constitue également un regroupement de personnes, plus ou moins unifiées en un tout cohérent. Ces personnes n’échappent pas seulement au dessein organisationnel de la façon qu’elles échappent à toute construction sociale, elles le font parce qu’elles sont disposées à interpréter leur rôle et leurs fonctions au sein de l’organisation sur la base de leur personnalité, de leur origine sociale, de leur éducation, de leur intérêt économique, de leurs convictions politiques ou leurs idéologies.

Van Doorn 1975 : 5-6

La prochaine section de l’article aborde donc le niveau individuel de la question, en se penchant notamment sur le programme de recherche qui examine les attitudes au sein des organisations militaires.

II – Le militaire au sein de son organisation

La façon dont les militaires conçoivent leur profession (comportement, attitudes, etc.) fait depuis longtemps l’objet de recherches et d’études, tant dans les cercles universitaires que dans les unités de recherche des organisations militaires elles-mêmes. Durant la Deuxième Guerre mondiale, une équipe de chercheurs (Stouffer et al. 1949) mandatée par l’Armée américaine mena une série d’études à caractère socio-psychologique et arriva à la conclusion somme toute surprenante que les cas de soustraction volontaire à des situations de combat (qu’il s’agisse de désertion, d’écroulement psychologique ou même, dans les cas les plus extrêmes, de suicide) étaient relativement rares. L’étonnement face à ces données s’explique par le fait que celles-ci allaient à l’encontre des idées reçues concernant la relation entre l’individu, le groupe et son environnement. Comme le note bien Caforio (2003), ces études réussirent à démontrer en quoi le facteur déterminant de la performance des individus était le groupe primaire de ces individus plutôt que des facteurs psychosociaux, physiologiques ou environnementaux. Ce programme de recherche, si l’on peut le qualifier ainsi, se développa substantiellement depuis la moitié du 20e siècle et suivit inéluctablement les changements opérés au sein des organisations militaires, mais également les changements apportés à l’environnement dans lequel ces organisations évoluent. Cette section vise donc à présenter certains éléments importants de ce programme de recherche qui offre une perspective complémentaire à la discussion des facteurs institutionnels de la section précédente.

On trouve chez des auteurs tels que Nuciari (2003) cette préoccupation analytique pour l’individu. En effet, tout en reconnaissant les mérites de la perspective macro (incarnée par le modèle institutionnel/occupationnel par exemple), ces auteurs rappellent qu’il est également important de prendre en considération les actions des individus. Si l’on accepte l’idée qu’un phénomène comme la culture militaire puisse se manifester de différentes façons, il devrait en être de même pour les individus au sein des organisations militaires. Ils ne réagissent probablement pas tous de la même manière aux changements organisationnels, à des changements de missions, etc. Pour Nuciari donc, une perspective à deux niveaux rendrait mieux compte de la réalité des organisations militaires et des individus qui les composent. Reprenant le concept précédemment discuté de la figure janusienne, elle appréhende l’individu dans sa conception des différentes stratégies face à l’institution, lesquelles peuvent être regroupées en catégories allant de la stratégie dite institutionnelle, axée sur une longue carrière au sein de l’organisation et un transfert peu probable des habiletés à un contexte civil, à une stratégie individuelle, marquée par une brève carrière au sein de l’organisation et un transfert très facile des habiletés acquises à un contexte civil. L’interaction entre les deux facettes de la figure janusienne et les types de stratégies produit alors des rationalités différentes. Par exemple, il est probable que la rationalité d’un individu adoptant une stratégie institutionnelle dans un environnement de combat soit différente de celle d’un individu ayant une stratégie individuelle et travaillant dans un environnement plus technique ou administratif. Cela doit être pris en considération dans la discussion de la perception des opérations de paix.

Si l’étude de Moskos (1976) sur les militaires déployés sous l’égide de la Force des Nations Unies chargée du maintien de la paix à Chypre (unficyp), mise sur pied en 1964 afin de s’interposer entre les communautés chypriote grecque et chypriote turque, ne prend pas en considération tous ces facteurs, elle représente néanmoins la première étude empirique d’envergure sur les attitudes des militaires quant aux opérations de paix[11]. Par ailleurs, bien que ces observations aient été faites sur la base théorique d’opérations se déroulant sous le chapitre vi de la Charte des Nations Unies et que cet article (à l’image de ce numéro spécial) traite surtout d’opérations se déroulant sous le chapitre vii, les conclusions de Moskos demeurent encore aujourd’hui pertinentes. Par exemple, sur la question de la société parente de l’organisation militaire, Moskos conclut que celle-ci avait très peu d’influence dans la formation des attitudes des militaires déployés. En d’autres termes, des militaires venant d’une puissance moyenne comme le Canada n’étaient pas nécessairement plus internationalistes que des militaires venant d’une grande puissance comme le Royaume-Uni, les différences attitudinales étant beaucoup plus marquées au sein des diverses composantes organisationnelles.

D’autres études portant sur la période de la guerre froide, comme celle de Miller (1997), explorèrent davantage la question des composantes organisationnelles. Pour des raisons de contexte, ces études se concentrèrent sur les opérations de maintien de la paix, mais non sans aborder le point crucial du type de militaire le mieux préparé à participer à ces missions. Les points de vue à cet égard sont nombreux et varient en fonction des organisations militaires en cause, mais la question de la transition d’un rôle de « guerrier » à un de « gardien de la paix » a été relevée par plusieurs. Comme l’explique Miller, la réaction première consistant à déployer des bataillons d’infanterie ou des unités d’élite est certainement compréhensible. Après tout, les individus composant ces unités sont parmi les meilleurs soldats. Les opérations de maintien de la paix demandent néanmoins un ensemble d’aptitudes bien différent, à bien des égards plus près de l’expertise développée par des unités de police militaire. Toutefois, les défis organisationnels pour le déploiement d’une telle force sont également nombreux.

Prenant appui sur ces travaux et considérant les types d’opérations de l’après-guerre froide, les études sur les attitudes des militaires devinrent donc de plus en plus diversifiées. Parmi ces études, il s’en trouve qui abordèrent la question de l’expérience dans la formation des attitudes. Des travaux comme ceux de Reed et Segal (2000) tentèrent d’analyser l’impact de déploiements multiples sur les attitudes, sur le moral, mais aussi sur la rétention des individus au sein des organisations. Leur conclusion, un peu comme celle de Moskos 25 ans auparavant, fut que les normes associées aux opérations de paix ne posaient pas de problèmes aux militaires en général. Cependant, les militaires sondés exprimèrent des réserves quant à l’utilisation de ressources militaires pour la conduite de ces opérations. D’autres études, comme celle de Franke et Heinecken (2001), se concentrèrent sur le processus de socialisation des officiers dans les académies militaires. L’intérêt de ces études pour la problématique examinée dans cet article réside dans le constat que le succès d’une mission dépend largement des attitudes des individus en position de leadership (corps des officiers et membres du rang supérieurs) par rapport à ladite mission. Dans le cas de l’étude de Franke et Heinecken, par exemple, il fut déterminé que le curriculum enseigné dans les académies militaires tenait trop peu compte des opérations de paix et des opérations autres que la guerre dans la formation de futurs officiers. Enfin, des études comme celle de Richardson et al. (2004) choisirent d’aborder l’épineuse question de la capacité des militaires à participer à ces opérations. Le point de départ de ce genre d’études est que tous ne sont pas aptes de la même manière à participer aux opérations de paix, particulièrement celles se déroulant sous le chapitre vii. Dans l’exemple de l’étude de Richardson et al., les auteurs développèrent le concept de forme morale (notamment en ce qui a trait à la capacité de s’adapter à des situations complexes sans pour autant perdre ses repères éthiques) en complément à la forme physique, cela dans le but de conceptualiser les exigences des opérations de paix en particulier au regard des dilemmes moraux qu’elles présentent de façon plus substantielle que ne le font les autres types d’opérations.

Ce rapide tour d’horizon des facteurs institutionnels et individuels dans la construction identitaire et la formation des attitudes des militaires dans les opérations de paix conduit à la discussion de la prochaine section sur les expériences canadienne et américaine.

III – Éléments de comparaison des trajectoires canadienne et américaine

Dans la conclusion de The Postmodern Military, une étude comparative abordant les défis posés par la fin de la guerre froide, Williams (2000) avance l’idée que la nature des opérations auxquelles les organisations militaires devront à l’avenir prendre part transcende les défis normalement liés aux comparaisons, aux leçons apprises ainsi qu’à la diffusion de ces dernières[12]. En effet, comme les besoins pour la composante militaire des opérations de paix se situeront surtout au niveau de forces rapides et flexibles, ces dernières pourront théoriquement provenir de n’importe quel État prenant part à des opérations sanctionnées par l’onu, sous son commandement ou celui d’organisations telles que l’otan. Cet état de fait, selon l’auteur, rend encore plus difficilement défendable la disposition consistant à ignorer les expériences et l’expertise des autres organisations militaires, par exemple l’indifférence relative du corps des officiers américains, lors de la guerre du Vietnam, à l’égard des leçons apprises par les Français en Indochine.

Le défi que pose une comparaison exhaustive des fc et des Forces armées américaines est immense. Même en faisant abstraction de l’évidente supériorité de l’appareil militaire américain en matière de ressources et en admettant le point de vue de Williams, des questions telles que les différences quant à la gestion des relations civilo-militaires exigeraient une analyse beaucoup plus étoffée que ne peut le proposer cet article. Ainsi, les commentaires qui suivent n’offrent qu’une base de comparaison sur la question des opérations de paix, laquelle se partagera entre des commentaires abordant les niveaux institutionnel et individuel. Il s’agit d’un point de départ, certainement intéressant, mais qui aurait avantage à être développé de façon à élargir la comparaison, aux États membres, du partenariat abca Armies par exemple[13].

Sur le plan institutionnel et reprenant l’élément de la culture militaire, on trouve chez English (2004) des propos sur les opérations de paix qui ne sont pas sans intérêt pour cet article[14]. Sur la question de la culture stratégique américaine, English rappelle que celle-ci est largement structurée par l’idée que le rôle premier (pour ne pas dire l’unique rôle) des forces armées est de gagner les guerres de la nation, une position diamétralement opposée à la vision canadienne quant à l’opportunité de rehausser l’image du pays que présentent les opérations de paix. Il nuance cependant cette idée en rappelant également que les institutions et les militaires eux-mêmes conçoivent les opérations en termes beaucoup plus similaires :

Pour plusieurs au sein des forces armées canadiennes et américaines, la préparation à mener des guerres conventionnelles, telles les deux guerres mondiales et la première guerre du Golfe, est la raison d’être de ces organisations.

English 2004 : 142-143

Ainsi, l’importance accordée à la préparation d’opérations de guerre conventionnelle eut (et continue d’avoir) des conséquences importantes sur la conception des opérations de paix. Une de celles-ci, certainement la plus importante en ce qui concerne le propos de cet article, est la perception que les opérations de paix nuisent à l’efficacité et à la préparation des forces armées. Cette perception est clairement articulée par David Bercuson (Ministère de la Défense nationale 1997) dans son rapport au ministre Young à la suite du scandale de la Somalie au début des années 1990. Son plaidoyer pour la réduction de l’engagement canadien dans les opérations de maintien de la paix fit référence au cas de l’ex-Yougoslavie, expliquant comment les forces hollandaises durent se retirer de Srebrenica après avoir reçu un ultimatum des forces serbes de Bosnie.

Pour Bercuson, que l’acceptation de l’ultimatum ait été causée par la supériorité numérique des forces serbes ou, selon lui, par l’observation d’un quelconque éthos du maintien de la paix est sans importance. Le geste condamna 8 000 citoyens bosniaques à la mort. Inversement et toujours selon Bercuson, les militaires canadiens du 2e Bataillon du Princess Patricia’s Canadian Light Infantry furent capables de soutenir les attaques dans la poche de Medak notamment à cause de leur entraînement pour des opérations de combat de haute intensité, mais également grâce aux ressources matérielles mises à leur disposition. Cette position, partagée par plusieurs, montre à quel point la conduite d’opérations de guerre conventionnelle a longtemps constitué la finalité des organisations militaires, certainement en ce qui concerne les forces armées canadiennes et américaines à tout le moins.

Cette inclinaison pour les opérations de guerre conventionnelle se fit nécessairement sentir sur le plan institutionnel et eut des conséquences. Dans le cas canadien, Horn (2006) remarque que les difficultés institutionnelles qui se dressèrent devant un changement de cap aussi important que celui requis par la fin de la guerre froide s’expliquent par le corps des officiers qui devint, pendant cette période, prisonnier d’une logique impliquant l’Union soviétique et la défense de l’Europe par des brigades mécanisées. En effet, le haut commandement avait été promu, encouragé et socialisé par une institution vivant dans le « paradigme de la guerre froide ». Coombs (2005) dégage une perspective assez intéressante sur le sujet en postulant que les engagements du Canada dans les opérations de maintien de la paix lors de la guerre froide limitèrent considérablement la réflexion du corps des officiers sur les plans opérationnel et stratégique. Cependant, les opérations de paix seraient moins contraignantes et devraient favoriser un certain foisonnement doctrinal.

Du côté américain, des auteurs comme Cassidy (2004) peignent un portrait relativement sombre de l’adaptation institutionnelle à la réalité de l’après-guerre froide. Faisant écho aux considérations dans la section sur les facteurs institutionnels, l’auteur discute du cas de l’intervention américaine en Somalie comme un bon exemple des difficultés de l’organisation militaire américaine à fonctionner à l’intérieur du paradigme des opérations de paix de l’après-guerre froide. Cela s’observa de façon particulièrement aiguë, toujours selon l’auteur, dans l’utilisation de la force au cours une opération de type chapitre vii. Dans cette perspective, l’utilisation d’une force excessive eut probablement des effets contraires à ceux escomptés. On trouve un point de vue plus encourageant chez Flavin (2008) qui, s’il constate une amélioration sur le plan de l’innovation doctrinale, s’interroge néanmoins sur sa durabilité. Notant l’aversion naturelle de l’organisation militaire américaine pour les opérations autres que la guerre, surtout à partir de la fin de la guerre du Vietnam, l’auteur remarque néanmoins une tendance, à partir des années 2000, vers l’incorporation graduelle des concepts relatifs aux opérations autres que la guerre, comme en témoigne notamment la doctrine de l’Armée américaine sur les opérations.

Les deux organisations militaires partagent donc un parcours difficile après la guerre froide, avec, pour point de départ commun, la Somalie. Il subsiste tout même des différences notables entre les deux organisations. Dans son analyse comparative des doctrines américaine, canadienne et britannique, Magee (2005) explique l’une des plus importantes de ces différences lorsqu’il aborde les règles d’engagement, en remarquant que les principes britannique et canadien d’autodéfense sont beaucoup plus restrictifs que le principe américain, lequel inclut également dans son construit le principe de défense de la mission. Magee en conclut que cette disposition permet probablement une mise en oeuvre plus agressive de la doctrine militaire américaine.

On note aussi des similitudes entre les deux organisations au regard des perceptions des individus par rapport aux opérations de paix. Par exemple, des études comme celles d’Avant et Lebovic (2000) sur les préférences des militaires américains quant aux opérations dans l’environnement d’après-guerre froide rejoignent en grande partie des conclusions trouvées dans des études similaires sur les militaires canadiens. En substance, on remarque que les occupations des militaires sondés ont un impact important dans la formation de leurs attitudes. Les buts de la mission, chez les militaires américains comme chez leurs vis-à-vis canadiens, ont également un impact important, surtout en ce qui concerne la clarté de la mission.

Cela étant dit, l’analyse sur le plan individuel fait également ressortir les différences entre les cas américain et canadien. Comme le notent bien Segal et al. (1992), le recours accru aux militaires américains dans des opérations de paix et des opérations autres que la guerre à partir de la fin de la guerre froide constitua un phénomène relativement nouveau. Dans cette perspective, les auteurs abordèrent le rôle crucial que les familles des militaires jouaient, dans la mesure où elles devenaient la courroie de transmission entre les militaires déployés et la société américaine. Contrairement aux militaires canadiens, pour qui les opérations de paix font partie de leur réalité, que cela leur plaise ou non, les militaires américains ont réellement commencé à composer avec cette réalité avec la fin de la guerre froide. À cet égard, Ségal et al. donnent l’exemple des campagnes de recrutement qui accordaient une grande importance au rôle traditionnel du guerrier. L’importance de l’unité familiale, pour les auteurs, devient donc plus claire, car c’est elle qui aide le militaire en déploiement à donner un sens à son action. Par la même logique, ces familles sont souvent les courroies de transmission des militaires en déploiement pour les médias et contribuent donc à leur manière à la construction de l’opinion publique sur l’enjeu des opérations de paix. Comme le remarque Winslow (1999), cependant, le fait qu’une organisation militaire connaisse bien un type (ou une famille) d’opérations – comme c’est le cas des Forces canadiennes – ne l’immunise pas contre les défis que peuvent poser ces opérations.

Au début des années 2000, les Forces canadiennes menèrent une étude sur les comptes rendus d’officiers et de sous-officiers récemment déployés en situations opérationnelles[15]. Parmi les conclusions de cette étude, la suivante est tout particulièrement pertinente :

[…] On doit redéfinir la nature du métier des armes au Canada. La fonction principale des fc demeurera l’utilisation de la force militaire pour soutenir la politique gouvernementale, et l’utilisation de la force sera minimisée et fera partie intégrante des instruments politiques, diplomatiques et économiques, auxquels elle est généralement subordonnée. Elle aura pour objectifs d’établir des relations internationales viables, non pas de défaire l’opposant ; d’obtenir la stabilité et la cessation de la violence, et non pas une victoire classique sur le champ de bataille. Les officiers de demain devront élaborer une éthique militaire qui conservera le concept du soldat guerrier tout en intégrant ceux du soldat diplomate et universitaire.

Conseiller spécial du cemd en matière de perfectionnement professionnel 2001 : 25

Il est important de noter à quel point cette étude, comme plusieurs autres, s’inscrivait dans la foulée d’expériences difficiles pour les Forces canadiennes en situation de déploiement pendant les années 1990. Le déploiement des Forces canadiennes en Somalie fut certainement l’événement le plus marquant[16]. Horn (2006), à cet égard, explique en quoi la présence canadienne en Somalie – notamment le meurtre de Shidane Arone – et la gestion subséquente de l’affaire par l’institution eurent des répercussions négatives au sein de la population canadienne et heurta profondément la conception que cette dernière se faisait de l’engagement de ses forces armées sur la scène internationale[17]. Ce genre de situations est particulièrement difficile pour une organisation comme les Forces canadiennes, car la tentation de condamner l’ensemble de l’institution est très grande. Dans une certaine mesure, c’est ce qui se produisit. Cela étant dit, les problèmes dépassaient également le Régiment aéroporté et témoignaient d’une nécessité de revoir certaines conceptions de base sur lesquelles les Forces canadiennes avaient fondé leurs actions au cours des dernières décennies.

Pour le propos de cet article, l’étude des comptes rendus menée par les Forces canadiennes est d’autant plus importante qu’elle se fonde sur les expériences vécues par les militaires canadiens en Somalie, en Bosnie, au Rwanda, au Kosovo, etc. Entre autres choses, les comptes rendus soulignent à quel point les opérations menées après la fin de la guerre froide présentèrent un défi particulier, parce que les Forces canadiennes fonctionnaient encore à l’intérieur du paradigme de la guerre froide. Ainsi, tant la philosophie institutionnelle que le perfectionnement professionnel en étaient fortement influencés. Cela explique en grande partie pourquoi les Forces canadiennes éprouvèrent de la difficulté à avoir une perspective autre que tactique, un obstacle considérable à la bonne conduite des nouvelles opérations de paix.

Parmi les quelque 800 militaires sondés au cours de cette étude, la plupart évoquèrent leur grande fierté d’avoir participé aux missions mentionnées ci-dessus, tout comme leur désir de voir leurs actions avoir des conséquences positives. Cela dit, cette même majorité identifia également de nombreux éléments problématiques quant à la conduite de ces opérations. Ces éléments allaient d’une chaîne de commandement incapable de réagir aux besoins des troupes en théâtre d’opérations à l’ambiguïté des objectifs (difficulté à identifier l’intérêt national), en passant par l’importance des contextes culturels des lieux où se déroulent les missions[18].

Une démarche similaire, face aux défis des missions après la fin de la guerre froide, s’observe du côté américain avec la publication de The Future of the Army Profession (Matthews 2005). Publié une première fois en 2003, cet ouvrage de grande envergure se voulait une réaction aux défis qui se posaient à la profession des armes aux États-Unis. Malgré le fait que l’ouvrage soit centré sur l’armée de ce pays, il donne un bon aperçu de ce que l’organisation militaire américaine perçoit de l’environnement changeant et des défis qui en découlent. En tenant compte du propos de cet article, le lecteur de The Future of the Army Profession remarquera surtout l’importance minime accordée aux opérations de paix et aux opérations autres que la guerre. Bien qu’il soit question tout au long de cet ouvrage d’enjeux tels que le perfectionnement professionnel des officiers ou les dimensions éthiques du leadership, les auteurs s’attardèrent surtout aux opérations de combat.

À titre comparatif, les ouvrages récents sur la profession des armes au Canada (Bentley 2005 ; Institut de leadership des Forces canadiennes 2009) abordaient directement l’enjeu des opérations de paix. Par exemple, on trouve chez Bentley, dans son analyse des fondements de la profession des armes au Canada, un constat assez important quant au manque d’études portant sur les tensions possibles entre les missions conventionnelles de guerre et les missions de paix. Selon lui, on ne peut en faire l’économie, surtout lorsque la profession des armes canadienne est influencée à ce point par les opérations de paix. À cet égard, on comprend peut-être mieux ce qui se dégage du manuel doctrinal Servir avec honneur, quant à l’expertise changeante au coeur de la profession :

[…] l’expertise, les compétences et le savoir-faire exigés d’un commandant de section d’infanterie, durant une opération moderne de soutien de la paix, excèdent de loin les compétences élémentaires qu’il fallait pour les batailles hautement contrôlées d’autrefois.

Institut de leadership des Forces canadiennes 2009 : 18

La référence à l’expertise, le corpus de connaissances des militaires, n’est pas fortuite dans la discussion de la profession des armes au regard des défis auxquels cette dernière doit faire face. En effet, si l’on se fie à des auteurs comme Huntington (1957), l’expertise, l’identité corporative et un code d’éthique spécifique constituent les trois piliers les plus importants de la profession militaire. Comme le remarque Burk (2005b), dans sa discussion de la profession militaire américaine, cette dernière dut repousser les frontières de ses responsabilités au cours du 20e siècle. De la gestion de la violence au début du siècle à la gestion de la défense pendant la guerre froide, la profession des armes américaine doit, suivant la fin de la guerre froide, s’acquitter de la gestion de la paix. Un constat similaire pourrait certainement être fait pour le cas canadien, bien que les nombreuses missions de maintien de la paix auxquelles les Forces canadiennes participèrent durant la guerre froide s’avérèrent peut-être une bonne préparation pour mener les nouvelles opérations de paix.

Conclusion

La question de la perception qu’ont les militaires des opérations de paix est complexe et nécessite une analyse à plus d’un égard. En premier lieu, il y a bien sûr les militaires eux-mêmes. Cet article a d’ailleurs traité de plusieurs études consacrées à la perception que les militaires ont développées par rapport aux opérations de paix et à leur profession. En deuxième lieu, il existe une institution qui exerce une influence considérable dans la formation des perceptions. Sans nécessairement souscrire à l’idée d’institution totale de Goffman, reprise ensuite par certains sociologues militaires, il est indispensable de reconnaître le caractère exigeant de l’institution militaire. Il est ainsi plus facile de comprendre ses différents processus de socialisation. Mais il faut également se rappeler que l’institution militaire, telle qu’elle est connue dans le monde occidental, est en mouvance. Ses référents s’effritent. À cet égard, l’attrait du modèle institutionnel/occupationnel réside un peu en sa capacité à rendre compte de la fragmentation des identités et des motivations à l’intérieur des institutions militaires.

Le but de cet article était de proposer un tour d’horizon des facteurs influençant les attitudes et les perceptions des militaires par rapport aux opérations de paix. La culture militaire en tant que mécanisme de socialisation et d’élaboration d’une vision commune aux membres de l’organisation, à titre d’exemple de facteur institutionnel, a été discutée en raison de son poids considérable dans la formation des attitudes et des perceptions. Des facteurs plus individuels, comme les parcours spécifiques des militaires, ont également été examinés. Par exemple, les déploiements multiples dans le cadre d’opérations de paix, à l’image des facteurs institutionnels comme la culture organisationnelle, sont également importants dans la formation des attitudes et des perceptions. La comparaison entre les cas canadien et américain voulait jeter un éclairage sur les similitudes et les différences entre ces deux organisations. Il est à noter que de nombreuses différences s’observent à l’intérieur des organisations elles-mêmes. Bien entendu, les contraintes d’espace tout à fait normales dans le format d’un article n’ont pas permis de procéder à une analyse exhaustive et ont limité l’exercice de comparaison. À cet égard, une comparaison élargie aux pays membres du partenariat abca Armies pourrait s’avérer une avenue de recherche intéressante.