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L’auteure, Nathalie Gravel, est professeure-chercheuse au Département de géographie de l’Université Laval. Elle préside également la Société de géographie de Québec. L’ouvrage qu’elle nous présente est une somme remarquable sur l’Amérique latine. Si ce livre se veut, selon elle, d’abord et avant tout un manuel de cours pour une introduction à la géographie régionale de l’Amérique latine, il est bien plus que cela. Au-delà de l’analyse territoriale, l’auteure nous livre en douze chapitres des réflexions et des analyses souvent très approfondies et pertinentes sur l’évolution de l’Amérique latine dans tous les domaines. Destiné à devenir un livre de référence, cet ouvrage n’est pas facile à recenser tant il est riche et dense. De plus, la démarche de l’auteure est résolument scientifique et s’écarte de tout engagement à caractère idéologique ou sectaire.
Le livre débute par la présentation historique des grands événements (notamment la construction du canal de Panama) et des lieux fondateurs de l’Amérique latine (la montagne du Potosi ou encore les mines d’or du Minas Gerais) qui sont à l’origine de nombreuses logiques sociales observées encore aujourd’hui. En lisant ces pages riches en détails, le lecteur comprend mieux l’origine de la hiérarchie des classes sociales, toujours immuable dans les sociétés latino-américaines, qui résulta de la conquête par les Espagnols et les Portugais. Ceux-ci, comme le souligne l’auteure, ne voulaient pas construire de nouvelles sociétés répondant à des besoins de justice et de tolérance – comme le firent les Pilgrims anglais débarquant sur la côte Est des États-Unis –, mais voulaient simplement extraire les richesses de nouveaux territoires. Il n’était donc pas question pour eux de jeter les bases d’un développement durable. Les relations de travail forcé (esclavage) qui en résultèrent se répercutent aujourd’hui dans l’absence de système de redistribution des richesses et dans la structure hiérarchique inégalitaire de ces sociétés.
L’auteure s’attarde, à juste titre, sur les tendances démographiques, la composition ethnique, les mouvements migratoires d’hier à aujourd’hui (un résident des États-Unis sur sept est d’origine latino et la population latino-américaine dépasse en nombre la population afro-américaine depuis 2000) et les politiques d’assimilation et d’homogénéisation des populations autochtones qui représentent dans certains pays – la Bolivie (55 %), le Pérou (45 %), l’Équateur (25 %) et le Guatemala (40 %) – sinon la majorité, du moins un segment important de la population. L’auteure montre bien que dans l’histoire postcoloniale de l’Amérique latine les politiques nationales n’avaient qu’un but : construire les États-nations en mettant l’accent sur le développement des infrastructures et en homogénéisant les populations de manière à aplanir les différences socioculturelles et à créer une culture nationale unique et forte. Elle souligne de manière pertinente le rôle que les gouvernements autoritaires ont joué dans cette politique d’homogénéisation des populations autochtones.
Plusieurs chapitres sont consacrés aux régions, du Mexique jusqu’à la Terre de Feu. L’ouvrage met en lumière les enjeux socioéconomiques ainsi que les défis et obstacles au développement de certains pays. Il s’interroge de manière critique sur le rôle de plus en plus important de la société civile et des mouvements sociaux au Brésil, en Équateur, au Mexique, etc., en réponse à la culture politique dominante toujours empreinte de corruption et de clientélisme qui a miné et mine encore la confiance du peuple envers les administrations gouvernementales même après la disparition des régimes militaires dans les années 1980 et 1990. Ce qui amène l’auteure à s’interroger sur la notion de démocratie en Amérique latine. Afin d’expliquer les enjeux, elle s’inspire dans ses analyses de théoriciens et d’économistes (Sachs, Lummis, Gunder Frank, Amartya Sen) pour éclairer la notion de développement et surtout la persistance de la pauvreté.
Pour mieux guider le lecteur dans ses pérégrinations à travers l’Amérique latine, l’auteure livre des données résumant le commerce extérieur et les caractéristiques socioéconomiques et politiques des États-nations. Ces données sont compilées à l’intérieur de tableaux récapitulatifs à la fin de chaque chapitre. La division régionale est présentée en adoptant celle des sous-ensembles physiographiques que compte l’Amérique latine, du nord au sud (Mexique, Amérique centrale et Caraïbes, le Cône Sud y compris le Brésil, les pays andins).
L’auteure analyse également le processus de construction des États-nations latino-américains dans l’histoire et l’évolution de leur ouverture commerciale, en prenant l’exemple de la commercialisation de certaines monocultures d’exportation (le henequen, le sucre, le tabac et le café) et de l’élevage.
Des pages extrêmement intéressantes nous montrent comment, au cours de la période après-guerre froide, cet espace géographique a été le théâtre d’une autonomisation croissante au moment où les États-Unis détournaient leur attention de la région pour se consacrer davantage au Moyen-Orient. Cette autonomisation croissante est due, du moins partiellement, à l’émergence dans une série de pays de la nouvelle gauche latino-américaine. Celle-ci, diverse par ses origines et même ses références idéologiques, n’en est pas moins à la recherche de solutions alternatives au modèle dominant de développement et en quête d’une intégration régionale accrue. Cette volonté d’aller vers plus d’intégration régionale ne date pas d’hier (le Marché commun centraméricain [mcca] est né en 1960). L’auteure rappelle très justement que la plupart des initiatives d’intégration régionale sont des tentatives de développement endogène pour faciliter la croissance économique d’États partageant des frontières et, souvent, des problématiques de développement. Elle rappelle que l’intégration régionale apparaît aujourd’hui comme une solution intermédiaire entre le protectionnisme relatif qui a précédé et l’ouverture totale des économies, telle que l’a prônée l’omc, dans le cadre de la mondialisation des échanges. Si l’intégration régionale constitue un premier échelon pour accéder aux marchés internationaux, les pays membres n’en conservent pas moins certains avantages protectionnistes, comme celui des barrières tarifaires.
Ce qui motive les regroupements des petits, moyens et grands pays d’Amérique latine, l’affirmation d’une différence et la négociation d’une plus grande autonomie politique et économique, c’est bien la présence du grand voisin nordique que sont les États-Unis. Ces regroupements ne sont guère faciles, étant donné l’asymétrie présente à l’intérieur des alliances. En outre, il faut tenir compte de la proximité idéologique en dehors de la proximité géographique. Au fil des pages, le lecteur découvrira le Marché commun centraméricain (mcca), la Communauté andine des nations (can), la Communauté du bassin caraïbe (caricom), le Marché commun du Sud (mercosur), l’Accord de libre-échange nord-américain (alena), la Zone de libre-échange des Amériques (zlea), l’Alternative bolivarienne pour les Amériques (alba) lancée à l’initiative du président Hugo Chavez et axée sur la coopération plus que sur le libre-échange et, enfin, l’Accord de libre-échange d’Amérique centrale (aleac). Chaque fois, l’auteure souligne de manière critique les avancées et les difficultés rencontrées.
L’auteure concentre également son étude sur l’écologie humaine et la conservation environnementale. Dans ses études de cas (notamment les solutions de remplacement à la culture de la coca dans le Chapare, en Bolivie ; la certification des forêts et le cas des mangroves au Mexique ; le projet de transfert des eaux du Rio Sào Francisco au Nordeste brésilien, etc.), elle nous donne un aperçu critique des enjeux environnementaux du développement économique latino-américain.
Enfin, Nathalie Gravel ne pouvait ignorer un des phénomènes les plus marquants de cette Amérique latine toujours en mouvement : l’urbanisation de la pauvreté. Là encore, l’auteure présente les liens qui existent entre l’exode rural, la croissance urbaine et la pauvreté en milieu urbain. Elle nous montre, à partir des indicateurs connus de développement humain, de qualité de vie et de sécurité alimentaire, combien il reste de chemin à parcourir dans la plupart des pays de ce continent. L’accès difficile aux services essentiels et à la propriété foncière dans un contexte d’économie néolibérale, la montée de la violence urbaine et les profondes inégalités socioéconomiques sont autant de phénomènes étudiés.
Les conclusions de l’ouvrage reprennent son sous-titre : une culture de l’incertitude. En effet, il est juste de constater que l’Amérique latine demeure incertaine dans sa recherche de développement. Certains pays sont en quête d’autres avenues de développement, mais ils se heurtent à bien des obstacles politiques (faiblesse des gouvernements, corruption, manque de confiance de la population ou résistance de la part des plus nantis, violence urbaine et migrations constantes) et économiques (pauvreté, inégalités persistantes, barrières protectionnistes inefficaces face aux multinationales et à la globalisation de l’économie). L’auteure se pose la question de l’échelle géographique à laquelle on aborde le développement : à l’échelle internationale, lunette à travers laquelle l’Amazonie revêt une signification de « bien commun » (global commons) rendant des services à la population mondiale (par exemple le captage du carbone), ou à l’échelle nationale, celle qui permet aux nations d’affirmer leur juridiction sur les terres non colonisées ? L’incertitude qui caractérise le destin de la forêt amazonienne n’a d’équivalent, selon elle, que celle qui plane au-dessus de toute l’Amérique latine.
Nathalie Gravel suggère que la culture d’incertitude, qui pousse à parer au plus urgent en utilisant les moyens les plus accessibles, fasse place à une culture de la planification du risque, de la prévention, du calcul de la vulnérabilité des plus faibles et de la protection.
L’ouvrage, enrichi d’une bibliographie importante et d’un index fort utile, contribue incontestablement à éclairer le lecteur avide de mieux connaître cette Amérique latine constamment en ébullition.