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Frontière, mondialisation et relations internationales sont devenues, depuis la disparition de quelques repères géographiques et idéologiques à la fin des années 1980, des thématiques convoitées et revisitées par les analystes. Nombreuses sont les études qui ont tenté d’éclairer la nouvelle tendance des relations internationales. L’essentiel de la réflexion se focalise sur deux éléments clés largement explorés pour expliquer les nouvelles transformations de la société internationale. Il s’agit de la chute du mur de Berlin et des attentats du 11 septembre 2001. L’ouvrage collectif réalisé sous la direction de Pierre De Senarclens déplace l’approche abordant les transformations observées de son cadre factuel vers une réflexion sur l’affaissement des territoires et des régimes de souveraineté à l’heure de la mondialisation. En ce sens, il va au-delà du simple constat de la perte, par les acteurs étatiques, du monopole de la gestion des espaces nationaux et internationaux du fait de l’ancrage des entités non étatiques dans les secteurs clés des relations internationales. L’ouvrage dépasse également l’interrogation de ce qui reste du territoire au regard des flux transnationaux qui se jouent des frontières. Les transformations observées sont abordées à travers une reprise de débats sur les territoires et les régimes de souveraineté en faisant appel aux différents champs disciplinaires. C’est dans cette logique de déplacement et de dépassement que s’inscrivent les seize contributions sur les frontières et les relations internationales au défi de la mondialisation. Il en ressort que les frontières, symbole de délimitation des territoires, subissent aujourd’hui un triple assaut : identitaire, institutionnel et technologique.
L’assaut identitaire se traduit par la volonté affichée de certains régimes qui se servent de l’« identité religieuse » pour faire bouger les lignes et de certains peuples qui aspirent à se reconstruire une « identité politique » dans le cadre d’un ensemble régional, mais sans être capables de fixer des limites à ce territoire régional.
La religion constitutive, entre autres, de l’identité collective d’un peuple conçoit le territoire comme la propriété de Dieu. Les seules frontières reconnues sont celles de la foi. C’est à la lumière de ce rapport de la territorialité à l’islam que Mohammad Reza Djalili livre son analyse sur la posture du pouvoir islamique iranien quant aux frontières. Cette posture est à la confluence de deux approches difficilement conciliables : l’approche de l’État-nation et celle de la religion islamique qui méconnaît la territorialité fondant l’international. Contrairement au cas iranien, les autres États du Moyen-Orient gèrent différemment le rapport entre le politique et le religieux. Yves Besson arrive à établir le constat selon lequel la construction étatique s’est faite sur la nationalisation de l’islam désormais conçu comme une caractéristique culturelle de la nation. Dans ces États, la religion est devenue un outil d’instrumentalisation.
En Europe, la problématique de définition du territoire est intimement liée au modèle de construction préconisé par l’Union européenne. À cet égard, Jean-Jacques Roche relève que la construction oscillant entre fédéralisme et coopération crée une incertitude quant à la délimitation du territoire de l’Union. Dans les textes, on parle d’espace, de marché européen et non de territoire. Bref, l’Europe se cherche une identité politique et donc une assise territoriale clairement définie.
L’assaut institutionnel résulte du rôle joué par les acteurs internationaux et transnationaux, sinon dans le démantèlement du moins dans l’estompage des frontières internationales. Dans sa contribution, Yves Schemeil démontre que l’omc est l’incarnation par excellence de l’acteur institutionnel international qui oeuvre dans cette dynamique d’effacement des frontières entre États. En partant du modèle de la délégation, les États ont accepté de décloisonner les marchés nationaux et de les fusionner pour donner naissance, à long terme, à un marché planétaire.
La normalisation internationale est un nouvel élément à intégrer dans l’approche des notions de souveraineté et de territorialité. Jean-Christophe Graz apporte un nouvel éclairage sur ces autorités non étatiques agissant dans le domaine de la normalisation internationale du secteur des services. Ces autorités, en adoptant des règles, des spécifications techniques, des standards, arrivent à supplanter les fonctions traditionnelles de l’administration étatique et des experts internationaux des organisations internationales. Les normes sont applicables sur les territoires étatiques sans que les autorités nationales aient participé à leur élaboration.
L’assaut des nouvelles technologies et « de groupes structurés » participe activement à ce processus de porosité des frontières. Les technologies de l’information et de la communication permettent à des transactions internationales de se réaliser sans passer par les points frontières physiques des États. Philippe Braillard considère que la globalisation financière se traduit par des opérations qui échappent aux contrôles étatiques et deviennent dangereuses pour la sécurité des États. Il s’agit en l’occurrence de la criminalité financière transnationale et de son corollaire le blanchiment d’argent. Bernard Wicht démontre, quant à lui, que de nouveaux groupes sans territoires (groupes armés, guérillas, réseaux terroristes, etc.), mais dotés d’une réelle puissance financière et militaire, sont en train de supplanter l’État-nation ou, tout au moins, de le concurrencer de manière décisive. La multiplication des conflits armés non internationaux offre des situations où l’État en guerre contre ces factions armées n’est plus en mesure de contrôler l’intégralité de son territoire.
En somme, l’originalité de cet ouvrage réside dans sa problématique qui s’interroge sur les frontières dans leurs rapports aux pouvoirs politique, économique, social et identitaire. Malgré l’absence de la vision du juriste sur la question, l’ouvrage offre un cadre théorique et méthodologique permettant de déplacer et de dépasser la démarche classique d’analyse des relations internationales. Certaines contributions soulignent la place de la psychanalyse dans l’interprétation des différentes formes de mobilisation identitaire sur la scène internationale.