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Au fur et à mesure que la Politique européenne de sécurité et de défense (pesd) a gagné en portée, notamment par le biais des opérations à composante militaire de l’Union européenne (ue), des chercheurs se sont interrogés sur l’existence d’une « culture stratégique européenne ». Souvent, dans ces recherches, l’accent est mis sur le degré de convergence entre les cultures stratégiques distinctes et parfois distantes des États membres de l’ue. Monica Gariup choisit une perspective différente en soutenant « que le discours de sécurité de l’ue a une autonomie relative et exerce une influence vers le bas et vers le haut (les États membres et le niveau international) ». Si le cadre institutionnel de la pesd est fortement intergouvernemental, il apparaît donc réducteur de poser la question de l’existence d’une culture stratégique européenne dans les seuls termes de la convergence entre les conceptions nationales.
Gariup souhaite montrer, à l’exemple du développement de la pesd entre 1999 et 2004, comment des références culturelles débouchent sur la construction d’enjeux de sécurité, comment ils sont articulés dans le discours politique et quels effets ils ont sur l’action extérieure de l’ue et son image de soi en tant qu’acteur international. Dans une démarche inspirée notamment par les analyses de l’école de Copenhague sur la « sécurisation », c’est-à-dire la transformation de certains développements en enjeux de sécurité, l’auteure s’appuie sur une analyse de discours. Celle-ci porte sur le contenu de documents officiels et d’allocutions des principaux représentants chargés de l’action extérieure européenne. L’auteure recoupe son analyse à l’aide d’indications recueillies lors d’entretiens avec divers acteurs et observateurs du développement de la pesd.
Gariup s’attache d’abord à traiter les enjeux théoriques liés à l’emploi de notions comme « culture stratégique » ou « culture de sécurité », puis à démontrer la pertinence de l’analyse du discours comme méthodologie qui permet de saisir aussi la dynamique de l’action entreprise par l’ue. Elle établit notamment un modèle sur la manière dont les événements exercent une influence, une fois interprétés dans le sens de références culturelles et intégrés à un discours de « grande stratégie » renvoyant aux moyens, à la manière et aux buts de l’action, à des mesures qui à leur tour deviennent une part de cette réalité. En s’attachant à l’étude du langage, en l’occurrence celui de la sécurité, Gariup estime disposer d’une solution au « problème épistémologique de saisir la culture », dont elle relève qu’il affecte les auteurs qui ont adopté une perspective culturelle sur la sécurité internationale, notamment en ce qui a trait à la distinction selon elle nécessaire entre contexte et comportement.
Avec cette approche, l’auteure dissèque alors le discours sur la sécurité dans l’ue. Elle établit notamment deux « types-idéaux » alternatifs qui peuvent avoir leur importance sur ce discours, l’un étant « westphalien » et l’autre étant guidé par la « sécurité humaine ». Étudiant notamment les orientations des politiques de défense des États membres de l’ue, mais aussi les missions que se donnent des organisations internationales, elle conclut que les références « traditionnelles » servent toujours de base, même si l’appréhension de ce qu’est un enjeu de sécurité s’est élargie et que des éléments de sécurité humaine ont été intégrés aux conceptions stratégiques. Cette observation est confirmée par l’étude du cas de l’ue.
Comment en est-on arrivé là, alors que des analystes et observateurs ont longtemps soutenu des notions comme la « puissance civile Europe » ? Gariup distingue trois différentes catégories de ce que l’ue cherche à protéger : ses valeurs, allant de la liberté et de la paix à sa cohésion sociale ; ses intérêts, souvent rattachés à ces valeurs ; et aussi, mais de manière plus floue, son intégrité, y compris dans le sens territorial. Ce que Gariup fait remarquer, c’est « qu’au niveau des dirigeants de l’ue […] il y a un accord fondamental sur la manière de percevoir le monde et la façon dont l’ue doit agir selon cette perception ».
Dans son dernier chapitre, l’auteure s’intéresse à la cohérence entre ce discours partagé et le cadre de la pesd et des actions auxquelles a mené cette politique. Sur ses sept indicateurs, une correspondance lui apparaît dans quatre domaines : les moyens déployés, le rapport avec d’autres actions et acteurs, la portée globale et la rapidité du déploiement. En matière de mission, les opérations n’ont couvert qu’une partie de ce qui a été envisagé, alors que selon Gariup le lien entre discours et comportement est brouillé en ce qui concerne les « référents » à protéger et que l’autonomie de l’ue par rapport aux États membres est discutable. Ce dernier élément remet en question la considération de l’ue comme un « acteur de sécurité postnational et postmoderne », comme il est mentionné en conclusion.
L’analyse faite par Gariup présente une perspective éclairante sur les conceptions qui ont sous-tendu le développement de la pesd, y compris dans ses ambiguïtés et flottements actuels. Si l’argumentation de l’auteure est pour l’essentiel clairement présentée, son ambition théorique mène cependant dans les chapitres 2 et 3 à quelques lourdeurs, notamment par un foisonnement des références. Sur le plan de l’étude de la pesd, puisque Gariup concède que dans la pratique les États membres y sont les principaux acteurs, il serait souhaitable que cet ouvrage pousse les chercheurs à explorer davantage l’idée d’une culture stratégique européenne qui existe en relative autonomie à l’ue et ne se résume pas à une convergence des références nationales.