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Selon un mythe fortement répandu, les principaux conflits de la politique globale depuis la fin de la guerre froide seraient des conflits ethniques où des forces nativistes qui n’ont pas reçu les lumières des institutions libérales s’entre-tueraient au nom de leur « véritable identité ». Dans cet ordre d’idées, le génocide rwandais, les conflits ayant suivi l’hécatombe yougoslave, le conflit israélo-palestinien, le conflit entre la Russie et les Tchétchènes, de même que le conflit entre l’État sri lankais et les tigres tamouls, sont généralement évoqués comme des « preuves » de ces nouvelles formes d’animosité nativiste au coeur de la nouvelle politique globale. Récemment, ce recours à l’« identité » pour expliquer tout et son contraire en sciences sociales a été fortement critiqué sur les plans tant empirique que théorique. L’ouvrage Bloody Nations de Cherry Bradshaw, pour sa part, campe sa contribution aux théories du nationalisme et à l’éthique des relations internationales en s’inscrivant confortablement dans la perspective évoquée plus tôt.
D’entrée de jeu, l’auteur de Bloody Nations annonce sa volonté, compréhensible et bienvenue, d’éclairer le flou sémantique entourant les concepts d’État et de nation en relations internationales. Le traitement de ces concepts est effectivement souvent ambigu, voire indifférencié ou confus, dans cette discipline, et il varie non seulement en fonction des sous-champs d’étude de cette discipline, mais dans les différentes langues à travers lesquelles celle-ci est théorisée. L’objectif de Bradshaw dans les chapitres subséquents est d’examiner la relation entre ces deux entités, ainsi que d’évaluer les enjeux éthiques découlant des revendications à l’autodétermination nationale dans un contexte global que l’auteur caractérise par le triomphe du libéralisme. L’un des mérites de cette exploration est qu’elle est illustrée par l’évocation d’un riche ensemble de cas allant de l’Écosse au Myanmar, en passant par l’Arabie saoudite, le Zimbabwe, la Somalie et le Koweït. Ces cas ne font cependant jamais l’objet de comparaisons systématiques.
L’ouvrage a cependant des limites. L’argumentation repose trop souvent sur des dichotomies idéales-typiques opaques et articulées à travers une narration historique téléologique et simpliste. D’abord, l’enquête sur les origines du sentiment et du principe d’autodétermination nationale débouche sans surprise sur l’opposition entre les variantes libérale et romantique de ce principe. La première est présentée comme démocratique, mature, civique et conforme au récit triomphant de l’histoire ; quant à la seconde, elle repose sur le sang, les liens nativistes, la culture, les sentiments, le spontanéisme et elle culmine, on l’aura deviné, dans le fascisme. Ce n’est pas tant la reprise de cette opposition classique qui surprendra le lecteur, ici, mais la désinvolture avec laquelle elle est réaffirmée sans égards aux théories contemporaines du nationalisme qui en indiquent les limites. Dans un deuxième temps, l’analyse sociohistorique des périodes moderne et prémoderne est pauvre et repose sur une articulation beaucoup trop opaque tant sur le plan historique que philosophique. L’analyse passe notablement à côté des contributions qui, depuis Tom Nairn et Michael Hechter, soulignent le caractère inégal et combiné du développement des nationalismes où l’explosion de sentiments « prémodernes » est souvent la résultante du développement même des institutions modernes. Enfin, les trois grandes vagues de diffusion de la norme de l’autodétermination nationale durant le 20e siècle, c’est-à-dire les lendemains de la Première Guerre mondiale, la décolonisation et la fin de l’Union soviétique, sont reprises sans faire l’objet d’une nouvelle lecture théorique.
Parmi les principales lacunes de l’ouvrage, la plus problématique est sans doute le traitement binaire des concepts d’État et de nation. Bradshaw représente le système global contemporain comme le lieu d’un jeu à somme nulle entre l’État et la nation. Les revendications de la seconde venant déstabiliser la prétention à la souveraineté du premier. Ce jeu à somme nulle est narré d’une façon systématiquement anthropomorphique où l’État et la nation se voient dotés d’une intentionnalité. Le traitement théorique en vient à réifier et obscurcir les dynamiques nationalistes et l’exercice du pouvoir souverain plutôt que de les éclairer. Dans cette foulée, l’arsenal habituel des métaphores de la langue politique nationaliste, selon lequel les nations « dorment » et « se réveillent » par exemple, est déployé comme s’il renvoyait à des catégories d’analyse, plutôt que d’être analysé comme catégories des pratiques sociales.
La conclusion de l’ouvrage est également un peu courte. L’auteur entend rappeler aux États que les revendications liées à l’autodétermination des nations peuvent s’inscrire en continuité avec l’esprit des Lumières. Ces revendications devraient cependant se faire entendre en faisant appel à la conscience des États et en leur parlant à travers la médiation des droits. Parmi les avenues envisagées par Bradshaw, l’évaluation des nouvelles théories du cosmopolitisme qui ont fait de la réflexion éthique sur les nouveaux aménagements institutionnels de la souveraineté la trame principale de leur réflexion n’est pas à l’ordre du jour.
Les enjeux éthiques soulevés dans cet ouvrage sont incontestablement pertinents et rappellent l’importance d’un dialogue entre la philosophie politique, d’une part, et la théorie et la sociologie historique des relations internationales, d’autre part. Malheureusement, ici, le fruit n’est pas mûr.