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La puissance de l’Amérique du Nord et celle de l’Europe, ainsi que le rôle de la puissance et le débat sur les valeurs dans les relations internationales, font l’objet à travers l’Atlantique d’un dialogue aussi ancien que confus. Cela tient en partie à l’histoire qui a vu les relations de puissance de l’Europe et de l’Amérique s’inverser au cours du 20e siècle. La politique étrangère européenne connaît en effet une inflexion majeure imputable, d’une part, à son déclin économique et militaire, et, d’autre part, au traumatisme de deux guerres mondiales. À partir de 1945, l’Amérique devient le leader du monde libre contre l’Union soviétique et, depuis la fin de la guerre froide, les États-Unis occupent une position de suprématie sans équivalent dans l’histoire moderne. Les termes « hyperpuissance » ou Überpower qui caractérisent les États-Unis n’ont rien de négatif, ils sont analytiques : c’est la plus grande puissance (économique, militaire, scientifique, culturelle) qui ait jamais existé (Védrine 2003 ; Joffe 2006). Maintenir ce statu quo favorable est devenu depuis le début des années 1990 l’objectif premier de la politique américaine. Mais cette finalité se décline différemment selon le caractère plus ou moins coopératif ou coercitif des moyens mis en oeuvre : alors que l’administration de Bill Clinton avait privilégié la diplomatie économique et, dans une certaine mesure, la coopération multilatérale, celle de George W. Bush a tenté, par la force et l’action unilatérale, de repousser encore plus loin les frontières de l’hégémonie américaine. L’histoire montre cependant que les situations de puissance sont perpétuellement remises en cause et que, par nature, les évolutions liées aux fluctuations des rythmes de croissance, l’innovation technologique, le bouleversement de la scène internationale, la modification des équilibres régionaux, ne peuvent être maîtrisées par un seul État. Il en va ainsi du fondamentalisme islamique, qui menace le camp occidental dans son ensemble. En ce sens, nombreux sont les responsables politiques et intellectuels qui s’inquiètent d’un fossé grandissant entre les démocraties des deux rives de l’Atlantique et qui considèrent que les valeurs partagées par l’Amérique et l’Europe – plus précisément l’Union européenne (ue) – sont beaucoup plus importantes que les frictions politiques qui peuvent ponctuellement opposer certains gouvernements européens et celui des États-Unis, comme à propos de la guerre d’Irak. La lutte contre le terrorisme, nouvelle frontière de la sécurité occidentale, devrait faire passer au second rang les éventuels désaccords entre alliés. Il existe donc des intérêts communs qui encadrent l’avenir de cette relation au profil heurté.

Il reste qu’on a tôt fait d’être abusivement simplificateur, surtout lorsqu’il est question d’analogie entre éléments réputés faire partie d’une même civilisation : l’Europe n’est pas une simple prolongation de « l’oncle Sam » et la marche du monde ne se résume pas simplement, comme le prétend le politologue américain Peter Katzenstein, à des régions poreuses profondément enchâssées dans l’empire américain (Katzenstein 2005). Au-delà du discours sur les valeurs communes, il n’est pas inutile de réfléchir sur l’état réel des divergences, car le monde occidental, longtemps uni derrière les États-Unis face à la menace soviétique, tend à se fissurer. Il n’est pas certain que nous partagions aussi fortement qu’avant les mêmes perceptions des menaces ainsi que les moyens d’y faire face. Nier cette réalité, au nom d’un impératif de solidarité occidentale, ne servirait à rien. Il convient cependant de ne pas se complaire dans une forme de myopie intellectuelle qui consisterait à feindre de ne pas voir les convergences au motif que l’Occident serait fragmenté, éclaté et globalement en voie de différenciation.

I – Une lecture différenciée des valeurs communes

Les Européens et les Américains appartiennent à la même civilisation occidentale et ils partagent des valeurs issues d’une même origine judéo-chrétienne. La convergence vers un substrat idéologique commun édifié à la fin du 18e siècle sur l’héritage des Lumières – sur la promotion d’un capitalisme (plus ou moins) tempéré, de la démocratie, des droits de la personne – est une réalité. L’historien Heinrich August Winkler affirme que l’on ne peut parler que de valeurs occidentales – et pas seulement européennes –, en raison des multiples interactions historiques entre l’Amérique du Nord et l’Europe depuis les Lumières : « Les déclarations des droits de l’homme rédigées à la fin du 18e siècle sont le fruit de la coopération transatlantique qui porte les fondements du projet politique occidental » (Winkler 2007 : 192). Le chancelier Gerhard Schröder a expliqué, à la suite des attentats du 11 septembre 2001, que l’Allemagne est liée aux États-Unis par une « solidarité illimitée », parce que « l’Amérique est le symbole le plus intelligible pour ce que [nous] appelons la civilisation. Elle est aussi un symbole de tout ce qui est à l’opposé des structures moyenâgeuses pour lesquelles s’engagent les talibans et leurs acolytes » (Schröder 2001 : 2)[1]. Les États-Unis ayant été fondés il y a plus de deux siècles par des Européens en rupture avec le Vieux Continent, un certain nombre de valeurs restent communes aux populations vivant de chaque côté de l’Atlantique. Le débat transatlantique sur les valeurs révèle cependant une opposition sur le plan des préférences culturelles et politicosociales – la place de la religion et du droit dans la société, le rapport entre communauté et individu, l’usage de la démocratie, la perception du monde (Decaux 2004 ; Tertrais 2006)[2] – qui traverse d’ailleurs, même si c’est de manière différente, l’ensemble américain (l’existence de la peine de mort aux États-Unis pose problème aux consciences canadienne et européennes et le refus d’un tribunal pénal international montre que Washington et Ottawa ainsi que les capitales européennes n’ont pas la même vision de la justice dans une société internationale). S’il existe une communauté de valeurs, comme avant la fin de la guerre froide, ni plus, ni moins (supériorité de l’individu par rapport à l’État, existence de valeurs universelles codifiées par le droit, économie de marché), il reste que la lutte contre le terrorisme n’a pas l’ampleur idéologique et stratégique du conflit avec l’Union soviétique et que, de ce fait, l’engagement de nécessité entre l’Europe et les États-Unis qui caractérisait les relations internationales avant 1991 a considérablement perdu de sa force. Il existe des réseaux de relation communs entre les deux rives de l’Atlantique, mais cela ne doit pas masquer le manque de substance des alliances traditionnelles.

Malgré l’existence d’un socle culturel commun entre les États-Unis et l’Europe, devant des situations semblables les Américains et les Européens n’adoptent pas (toujours) les mêmes stratégies de réponse. Cette observation doit être rapprochée de différences de fond qui régissent l’appréhension de la situation internationale de part et d’autre de l’Atlantique, ces différences tenant à la fois à l’histoire d’un pays insulaire que sa prééminence géopolitique dans son hémisphère a longtemps préservé de toute menace imminente, mais aussi au rapport que chacun entretient avec le monde extérieur. Ainsi, alors que les Européens agissent désormais en étant conscients de leur histoire (et des erreurs commises), les Américains ne font pas d’exégèse historique. Ils prennent les événements comme ils viennent et l’époque contemporaine, marquée par les découvertes et les sciences, les conforte dans cette idée du passé révolu et peu utile pour aborder les questions pertinentes (Binoche 2003). Les États-Unis penchent pour un unilatéralisme marqué, considérant que les traités internationaux sont autant de contraintes injustifiées pesant sur la souveraineté américaine. Persuadés que les règles de droit doivent protéger tout le monde – et avant tout les plus faibles – et qu’elles sont d’autant mieux respectées qu’elles ont été déterminées en commun, les Européens sont par conviction des adeptes du multilatéralisme[3]. Ce clivage traverse d’ailleurs l’Amérique elle-même : la politique étrangère canadienne est plutôt ancrée dans une orientation multilatéraliste. La déclaration finale du sommet ue-Canada, à Berlin, le 4 juin 2007, et celle du sommet Canada-ue, à Ottawa, le 17 octobre 2008, stipulent que l’Union et le Canada « promeuvent un ordre international fondé sur le multilatéralisme efficace et sur le droit international ». En 2000, dans un article paru dans Foreign Affairs, Condoleezza Rice, alors directrice du National Security Council, considérait que les États-Unis doivent assumer pleinement leur statut de seule superpuissance dans un monde en pleine recomposition (Rice 2000). Cette ligne directrice a été reprise dans la « Stratégie nationale de sécurité des États-Unis » de septembre 2002, qui formalise la doctrine de l’action préventive : dorénavant, le pays se réserve le droit d’agir de lui-même, pour faire face à des dangers qu’il considère comme imminents et potentiellement nuisibles à son intérêt national. La question de la prévention militaire – que Washington a mise en oeuvre contre l’Irak en 2003 – est un sujet très sensible dans les États membres de l’UE, comme en témoigne la disparition de la notion d’« engagement préventif » dans le projet de stratégie et de sécurité de l’Union[4]. Le document Une Europe sûre dans un monde meilleur. Stratégie européenne de sécurité de décembre 2003 insiste sur l’idée d’un « multilatéralisme efficace ». Le rejet de la guerre comme moyen acceptable de régler les différends entre États est la base même de la construction européenne. D’un point de vue européen, l’emploi de la force est rarement bon, sauf en cas de légitime défense ou lorsque se déroule un génocide. Mais la guerre déclenchée contre l’Irak ne relève ni de l’un ni de l’autre, même si l’on doit reconnaître la dangerosité d’un homme comme Sadam Hussein.

Si tous les pays occidentaux s’accordent à dire que l’extension de la démocratie à l’échelle internationale est souhaitable, à la fois pour le bien-être des peuples qui n’en bénéficient pas encore et pour contribuer à la sécurité internationale, Européens et Américains diffèrent d’opinion quant à la façon de procéder. Aux États-Unis, la tradition idéaliste, qui a pour origine les mobiles religieux des premiers colons puritains et le sentiment de haute moralité qui en découle, peut déboucher sur l’isolationnisme (l’innocence américaine aux prises avec un monde corrompu qui doit être défendue) ou sur l’internationalisme (cette exigence morale de l’Amérique pour elle-même peut également s’interpréter comme vocation divine à élever le monde, à lui apporter les clés de la vertu, cette option permettant de construire un monde plus sûr pour l’Amérique). Certes, au moment de chocs externes comme les guerres mondiales, les États-Unis ont engendré l’idéalisme internationaliste et le multilatéralisme de Woodrow Wilson, qui prônait la paix par le droit et le compromis obtenu à la suite de négociations menées dans une enceinte multilatérale. Ainsi a pu émerger l’internationalisme plus pragmatique de l’époque de Franklin D. Roosevelt instigateur de la mise en place des institutions multilatérales qui, aujourd’hui encore, régissent le système international. Mais l’unilatéralisme actuel de la diplomatie américaine correspond à une politique idéaliste et volontaire, visant à promouvoir – au besoin par la force – la démocratie et le marché. Cette perspective repose sur la supériorité morale affirmée des États-Unis et sur leur capacité d’agir pour promouvoir les idéaux de la démocratie et du marché. Il s’agit donc d’une nouvelle forme d’idéalisme wilsonien, mais cette fois, au lieu de vouloir imposer les principes libéraux par la voie de la négociation, les tenants de cette ligne dure entendent imposer leurs vues, le cas échéant par la force armée[5]. La décision d’envahir l’Irak correspond aux conceptions défendues par les néoconservateurs qui combattent la Realpolitik, affirment porter des valeurs universelles, proclament le droit et le devoir des Occidentaux de les propager et refusent les politiques d’apaisement au profit d’une intervention active dans les affaires du monde, justifications morales à l’appui[6]. La morale doit cependant se juger aux résultats. Or, l’échec irakien – en dépit de l’invention a posteriori de la « diplomatie transformationnelle[7] » – illustre parfaitement que le concept d’imposition de la démocratie par la force, de l’extérieur, ne marche pas. Les limites de la promotion de la démocratie sont évidentes : tout dépend du degré de sensibilité des populations du monde actuel à l’ingérence, très souvent considérée comme suspecte, car marquée par le souvenir d’un Occident (de l’époque coloniale) brutal et conquérant. Les Européens estiment que, pour être bien enracinée, la démocratie doit être le fruit d’un processus politique où les facteurs internes sont déterminants (Kopstein 2006) et que pour lutter efficacement contre le terrorisme, par exemple, il faut avant tout supprimer les causes du ressentiment, de même que les injustices dont l’Occident est responsable et qui assurent un appui affectif de la population au terrorisme. Des intellectuels européens opposent ainsi à la puissance brutale et militaire des États-Unis la puissance tranquille de l’Europe qui ne constitue pas un renoncement à l’usage de la force, mais qui est fondée sur son recours rationnel et exceptionnel et qui s’appuie sur le droit international, l’interdépendance et la laïcité (Adam 2007 ; Todorov 2003). Si le débat sur les valeurs transatlantiques est (re)positionné dans un contexte plus large, il existe bel et bien un ensemble occidental dont les valeurs le distinguent du reste du monde (Immerfall et Kurthen 2008 ; Kitfield 2004) : un grand nombre des divergences transatlantiques sont finalement liées à des conceptions différentes de la nature de la puissance et du rôle que celle-ci doit jouer dans l’action internationale.

II – Des divergences fondamentales dans la déclinaison de la puissance 

La polysémie du terme « puissance » est riche. Loin de se limiter à des aspects purement techniques, aisément qualifiables, la puissance est inscrite à l’intérieur d’amples mouvements historiques et dans des horizons de sens qui dépassent les manifestations observables à un moment donné. Si la puissance, variable dans le temps et dans l’espace, se fonde sur des éléments tangibles – militaires, économiques, démographiques –, le politologue Joseph S. Nye s’interroge au début des années 1990, à partir du cas américain, sur les ressorts de la puissance. Il observe que des facteurs immatériels comme le rayonnement culturel ou l’influence au sein des organisations internationales jouent un rôle croissant dans la capacité d’un pays à contrôler l’environnement international afin d’amener les autres nations à agir selon ses vues (Nye 1990). La puissance est donc difficile à évaluer objectivement, car elle se compose de critères traditionnels (hard power) auxquels il faut désormais ajouter des facteurs postmodernes plus subtils (soft power) en perpétuelle évolution et dont certains sont même liés aux vulnérabilités nouvelles de la surpuissance, comme l’extrême sensibilité aux secousses médiatiques ou les instabilités financières. Aujourd’hui, la suprématie américaine repose sur les éléments quantifiables – notamment une puissance militaire sans égale – et le modèle américain témoigne toujours de l’attrait d’un soft power dans les domaines de la culture et de la recherche (Bloch-Lainé 2003). Il est vrai aussi que, si la conflictualité « frontale » n’existe plus entre pays développés, les logiques d’affrontement régissant leurs rapports n’en ont pas pour autant disparu ; seuls leur nature et leurs instruments ont changé. Désormais, en effet, lorsqu’il y a antagonisme entre pays industrialisés, cette rivalité trouve son expression pour l’essentiel sous des formes économiques. C’est précisément la thèse défendue par Edward Luttwak qui, au début des années 1990, annonçait l’avènement d’un nouvel ordre international où l’arme économique remplacerait l’arme militaire comme instrument au service des États dans leur volonté de puissance et d’affirmation sur la scène internationale (Luttwak 1993 ; Ratte 1997).

Il reste que la perception respective de la force et du droit n’est pas la même de part et d’autre de l’Atlantique. L’Europe vit dans un mode postnational. Les destructions des deux guerres mondiales ont ancré dans l’inconscient européen la nécessité de s’éloigner du modèle national revendicatif du 19e siècle. La construction européenne entreprise après 1945 se lit ainsi comme un moyen de canaliser les souverainetés européennes afin de garantir la paix et la stabilité sur le Vieux Continent. L’ue peut se définir comme une entité postmoderne : cette postmodernité se caractérise par le dépassement des souverainetés nationales et par la mise en place d’institutions qui favorisent la résolution pacifique des différends (Cooper 2000). Ainsi – et aussi paradoxal que cela puisse paraître –, l’Allemagne accroît d’autant plus sa puissance qu’elle consent à la partager, qu’elle consent le partage de souveraineté. C’est le fruit de l’expérience de l’après-guerre : chaque transfert de souveraineté à une instance supranationale était un gain pour l’Allemagne, qui recouvrait un pan de respectabilité (Martens 2002). À l’inverse, les États-Unis, n’ayant pas eu le même parcours historique, conservent une perception directement héritée de l’imaginaire national du 19e siècle et, contrairement à la grande majorité des États européens, ils ne peuvent pas considérer une souveraineté partagée comme une souveraineté amplifiée. Ce décalage, selon le politologue Thierry Chopin, est largement à l’origine de l’incompréhension entre les deux pôles de l’Occident : « Ce qui apparaît comme un début de séparation entre les deux rives de l’Atlantique réside davantage dans les évolutions et les transformations de la forme politique de l’État-nation et de son critère de souveraineté aux États-Unis et en Europe » (2006 : 23). En ce qui concerne le droit international, l’auteur constate que les Américains croient que la source de la légitimité démocratique est à chercher dans l’État-nation, alors que pour les Européens la légitimité démocratique découle de la volonté d’une communauté internationale, au-dessus de l’État-nation. On a le « droit de la force » d’un côté et la « force du droit » de l’autre (Chopin 2006 : 120 et 121).

Dans « l’ordre » européen, la puissance est faiblement instrumentalisée et peu légitime. Une relation de puissance heurte l’ethos démocratique égalitaire. Il en résulte une moindre acceptabilité des relations de puissance, surtout si elles sont explicites ou institutionnalisées : l’évolution du débat européen montre le rejet croissant de toute forme (plus ou moins) explicite de leadership, même si certains États membres de l’ue sont habitués à ne pas remettre en cause l’évidence de l’intérêt national. L’ue s’est construite et s’est élargie au cours de ces dernières années en misant sur le soft power, sur son pouvoir d’attraction vis-à-vis de sa périphérie, sur sa capacité à exporter la démocratie et la prospérité par l’adhésion volontaire ; c’est ainsi qu’elle s’est étendue jusqu’aux marches de la Russie. L’ue et ses membres privilégient une politique de présence dans le monde qui passe par le pouvoir d’influence[8]. Il reste que, même au sein de l’ue, la perception de la « puissance » n’est pas la même (Buhler 2006). Le débat franco-allemand sur « l’Europe puissance » le reflète parfaitement bien : les Français (qui, comme les Britanniques, possèdent l’arme nucléaire et un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies) défendent l’idée de l’Europe comme acteur stratégique, les Allemands comme acteur économique et commercial. Depuis l’avènement de la Cinquième République, en 1958, Paris a toujours cherché à susciter l’émergence, sur la scène internationale, d’une Europe indépendante, à même de tenir son rang aux côtés des deux autres grandes puissances. Elle est généralement parvenue à combiner deux visions différentes de l’Europe : l’Europe des pères fondateurs, visant à mettre en commun les intérêts des États membres pour créer un intérêt européen, et l’Europe « multiplicateur de puissance » chère au général de Gaulle. Plus fondamentalement, les Européens n’ont pas la même vision des affaires internationales, ce qui complexifie la question de « l’intérêt européen » proprement dit (Herzog 2008). En matière de défense du multilatéralisme et de lutte contre les menaces à la sécurité, l’ue n’est pas efficace étant donné sa fragmentation – qui s’est fortement manifestée lors de la guerre en Irak en 2003. Si les grands États impériaux d’antan (France, Grande-Bretagne, voire Espagne) ont gardé une certaine « culture » de la puissance, les États européens plus modestes sont fort éloignés de cette conception d’une politique étrangère affirmée qu’ils n’ont jamais exercée par eux-mêmes. De plus, l’Union se muerait en une entité incapable de prendre des décisions si elle devait s’étendre un jour du Portugal à l’Ukraine et de la Finlande à la Turquie (Verluise 2005 ; Brill 2008). Cette absence de cohésion en politique extérieure se traduit par la perte de crédibilité des Européens sur la scène onusienne : si l’on passe au crible les votes de l’Assemblée générale des Nations Unies depuis dix ans, on chiffre à 20 % la perte d’influence des Européens, notamment lors des scrutins sur les droits de la personne, alors que les positions défendues par la Russie et la Chine bénéficient d’un soutien croissant (plus 25 %) : « La puissance déclinante de l’ue est une évidence » (Gowan et Brantner 2008 : 4).

Il faut prendre en considération une tendance lourde : les populations et les élites dirigeantes des pays européens rejettent les idéaux guerriers, l’Europe contemporaine s’est érigée sur le refus de la guerre[9]. Le politologue Mario Teló considère même que la puissance militaire est inconciliable avec les normes qui fondent le compromis européen (Teló 2006). Assimilant l’Europe à un ensemble hétéroclite et impuissant refusant de faire face aux réalités et se réfugiant dans un idéalisme hypocrite, Robert Kagan, l’un des principaux théoriciens néoconservateurs, raille cet aspect de l’idéalisme européen (Kagan 2003), mais c’est en raison d’une antinomie : les expériences historiques de part et d’autre de l’Atlantique diffèrent radicalement. À la suite des deux guerres mondiales, l’Europe a connu « l’Heure zéro », dans son acception de défaite totale. Si les Américains ont eu le 11-Septembre, ils n’ont eu sur leur continent ni Verdun, ni Auschwitz, ni Stalingrad, lieux atroces symboliques de l’histoire européenne. Si l’automaticité des bonnes relations entre l’ue et les États-Unis ne va plus de soi parce que l’ère transatlantique de la guerre froide est révolue (Martens 2005), la crise dans les relations transatlantiques touche plus particulièrement la perception même de l’approche de la conflictualité dans les relations internationales. Ainsi, la puissance per se ne suffit pas à expliquer le monde, et c’est précisément parce que R. Kagan présente les choses de manière simpliste – les Européens viendraient de Vénus et les Américains de Mars – que ses réflexions offrent aux Européens l’occasion de prouver qu’il a (partiellement) tort.

III – Hyperpuissance contre superpuissance civile ?

Par certains aspects de son action internationale, l’Europe se place dans une logique d’interdépendance plutôt que dans une stratégie de pure puissance. Pour R. Kagan, dans le monde d’aujourd’hui, les Américains s’identifieraient aux vertus combattantes de Mars, alors que les Européens seraient plus proches du sens de la conciliation et de l’apaisement propre à Vénus. C’est pourquoi ils tomberaient d’accord sur si peu de choses et se comprendraient de moins en moins sur les questions stratégiques majeures. Les Américains seraient convaincus que dans un monde plus chaotique l’usage de la force est un outil indispensable pour la maîtrise des relations internationales. D’un côté, l’impératif de la Machtpolitik (politique de puissance) et, de l’autre, la victoire de la vision kantienne de la paix perpétuelle. Le projet du philosophe de Königsberg ne repose pas sur un super-État, ni même sur un simple traité de paix entre États, mais sur l’émergence d’un esprit cosmopolite dans le cadre d’une alliance de nations libres, toujours autonomes, mais partageant ensemble un projet commun, loin de toute idée de domination d’un État sur un autre. L’Europe aujourd’hui est composite ; elle comporte des fragments de puissance, au sens classique du terme, mais surtout une ambition de décentrer le champ de la puissance vers des domaines civils et sociétaux. L’Europe privilégie la « puissance par la norme », qui revient à produire et à diffuser à l’échelle de la planète un dispositif aussi large que possible de normes capables d’organiser le monde. Ainsi, la politique extérieure de l’ue repose sur une vision du droit, où l’établissement de normes communes et de partenariats pacifiques passe toujours avant l’usage de la force (Laïdi 2005 ; Kahn 2007)[10]. Le Canada – État américain, mais pas « étasunien » – s’est également investi en politique extérieure à défendre la cause des Nations Unies. Ottawa apparaît bien, depuis les années 1950, aux côtés de ses partenaires européens, comme un champion de la médiation et du maintien de la paix. Si l’impulsion première est venue des États-Unis, c’est le Canada qui a proposé la création des casques bleus des Nations Unies (Wirik et Miller 1998 ; Zahar 2005). Cette vision normative des relations internationales est souvent l’objet de critiques de ceux qui y voient une faiblesse, mais elle constitue selon des observateurs européens, voire américains, une véritable force (Hüfner 2006 ; Reid 2004 ; Rifkin 2004) – l’analyste britannique Mark Leonard lui octroie même un vrai pouvoir d’influence qui ne s’arrête pas aux frontières de l’ue, mais concerne un espace qui compte près de deux milliards d’êtres humains et a vocation à s’étendre sur les autres continents (Leonard 2005[11]). L’ue est une puissance normative porteuse de normes d’intérêt général qui veut pouvoir impulser la projection pacifique de l’Europe dans le monde : la construction européenne est un « projet de paix », écrit Jean-Claude Juncker, premier ministre du Grand-Duché de Luxembourg (Juncker 2007 : 12). Cela pose néanmoins le problème de la quête du sens de l’unification européenne, car l’Union n’est pas encore consciente de ce vers quoi son unité devrait être orientée : doit-elle être à l’origine des standards et normes qui gouvernent le monde ou doit-elle se focaliser sur ses propres intérêts, en s’assurant que la mondialisation lui permettra de prospérer (Gasteyger 1996 ; Sapir 2007) ? Il reste que l’Europe, après 1945, s’est reconstruite en abdiquant toute idée de politique de puissance et en favorisant l’émergence d’une véritable culture de la prévention des crises qui donne la priorité aux solutions diplomatiques, aux dossiers économiques, aux échanges commerciaux et à l’aide au développement. L’entreprise européenne est donc une façon d’inhiber le retour aux rivalités et aux jeux d’équilibre qui ont mené l’Europe à sa perte ; elle est un renoncement explicite des formes traditionnelles de la puissance, avec la revendication – allemande au départ et progressivement assez largement répandue – d’une identité de « puissance civile[12] » pour la nouvelle Europe en voie de (ré)unification.

Il est vrai que la contradiction entre l’Europe, voire le Canada, et les États-Unis est d’ordre idéologique sans être évidente. L’idéal pacifiste des États membres de l’ue (tout comme de la Charte des Nations Unies) proscrit le fléau de la guerre. Il cantonne l’emploi de la force dans des concepts qui correspondent à une vision clausewitzienne des guerres entre États, mais qui, aujourd’hui, sont devenus bien flous au regard de cet « entre guerre et paix » qui caractérise la plupart des crises. Hors guerre, la notion de « recours à la force » est donc étrangère à la culture européenne (et onusienne), les différentes tentatives d’unification et les diverses étapes de la construction européenne au 20e siècle ayant été marquées par l’expérience et la mémoire des deux guerres mondiales et ayant été pensées et présentées comme un processus de construction de la paix. Cette idéologie se traduit par une conception européenne de l’intervention différente de celle adoptée par les États-Unis. En même temps, le retour à une politique d’intervention s’est fait en Europe sous le couvert de l’humanitaire et de la défense des droits de la personne. Or, une intervention militaire, même dans le cadre des Nations Unies, n’est jamais neutre. Les Européens vivent dans une fiction de neutralité, alors qu’ils exportent un pack civilisationnel pour reconstruire selon leurs normes politiques, économiques et juridiques les pays en désagrégation. Les Européens partagent, de fait, la même croyance avec les Américains sur leur mission civilisatrice, mais ils sont en désaccord sur les moyens.

Le maniement de la puissance est devenu bien plus complexe depuis les sorties de la contrainte bipolaire et de la situation unipolaire des années 1990. L’ascension de nouvelles puissances – de la Chine, de l’Inde, du Brésil – et le retour de la Russie créent une situation nouvelle : aucun pays n’est plus en mesure d’imposer seul sa vision des choses. Le président français, Nicolas Sarkozy, déclare ainsi, à la 16e conférence des ambassadeurs tenue au palais de l’Elysée le 27 août 2008, que « [nous] sommes entrés, depuis quelques années, dans une période d’ère des puissances relatives ». Dans la recherche de solutions aux grands problèmes du monde, l’ue peut précisément apporter une contribution essentielle, parce que depuis des décennies les Européens ont appris à pratiquer entre eux cette coopération nécessaire entre « puissances relatives » qui est la base de la construction européenne. Une vision irénique des enjeux internationaux au début du 21e siècle implique alors la redéfinition du rôle des grandes puissances et l’avènement souhaitable d’un « multilatéralisme de groupe » (Kaiser 2007 : 630), en ce sens que le multilatéralisme peut s’avérer un point d’équilibre bien plus rentable que l’exercice solitaire de la puissance. D’ailleurs, « c’est au sommet de leur supériorité que les États-Unis, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ont créé les Nations Unies, ont inspiré la Charte » et « se sont faits les avocats les plus déterminés de la juridicisation de la guerre et de la paix » (Hassner 2002-2003 : 787). Le 23 septembre 2008, dans son discours devant l’Assemblée générale des Nations Unies – le dernier de sa présidence –, G.W. Bush prononce à plusieurs reprises le mot « multilatéralisme », tandis que dans un article publié dans Foreign Affairs C. Rice redécouvre les vertus du multilatéralisme (Rice 2008). Si l’on rapporte la politique américaine qui a été conduite depuis 2008 à ce schéma général, il est possible, en effet, d’y voir une mise en question ou, du moins, une inflexion par rapport à celle menée par l’administration de G.W. Bush jusqu’en 2007. Ce constat permet de relativiser la thèse du lien entre puissance et désengagement à l’égard du multilatéralisme. Certes, de manière générale, un système multilatéral n’est admissible pour les États-Unis que dans la mesure où ils y occupent une place d’exception ou que le système n’ampute en rien leur souveraineté entendue en son sens le plus absolu. Mais la reconnaissance de l’importance des institutions multilatérales et la recherche du consensus international par des compromis négociés constituent le fondement de la légitimité nécessaire à tout leadership. Si la puissance américaine et par là le leadership des États-Unis sur la scène internationale paraissent incontestables, il convient de souligner que l’inscription des décisions dans les cadres multilatéraux et des institutions internationales constitue une condition sine qua non, d’un côté, de la stabilité nécessaire à tout système de sécurité collective, de l’autre, de la légitimité sur laquelle doit s’appuyer la politique conduite par l’État le plus puissant au monde. Cela signifie aussi que la recherche de l’adhésion des alliés traditionnels des États-Unis est nécessaire au soutien durable à telle ou telle politique menée, ce que désigne précisément le concept du soft power. Par ailleurs, l’intérêt même de Washington réside bien dans la capacité des États-Unis à susciter l’attachement de leurs alliés aux valeurs qu’ils souhaitent défendre. Ce qui conduit à récuser la thèse de l’incompatibilité de principe entre intérêt national et engagement multilatéral (Nye 2002). C’est le multilatéralisme qui a permis à l’Allemagne, à partir des années 1950, d’accroître sa marge de manoeuvre diplomatique et de couvrir l’essor de sa puissance : il constitue ainsi un choix d’instrumentalisation de la puissance des autres, au profit d’une stratégie nationale, car c’est au sein des organisations internationales, et notamment européennes, que Berlin s’emploie à faire usage de sa souveraineté recouvrée pour défendre ses intérêts. À l’aune de ces éléments, il apparaît une symétrie frappante entre la thèse du lien possible entre multipolarité et unilatéralisme et celle du lien intime entre unipolarité et multilatéralisme (Chopin 2004). Cette analyse conduit à faire l’hypothèse que chacun des deux partenaires a à apprendre de l’autre. Et c’est devenu un impératif, car, au-delà des débats polémiques sur la puissance des États-Unis, la question se pose désormais de savoir si le monde, dans une ou deux décennies, sera encore « atlantique ».

L’Amérique du Nord et l’Europe sont les deux grandes puissances économiques mondiales, loin devant le Japon et la Chine. Les chiffres concernant le poids des regroupements régionaux dans le monde sont éloquents : en 2007, le pib pour l’Europe occidentale (représentant 6,1 % de la population mondiale et une part de richesse, en 2008, qui se monte à 14 %) s’élève à 30,3 % et celui de l’Amérique du Nord (5,1 %, 12,3 %) à 28,1 %[13]. Des auteurs estiment même que, malgré l’incroyable croissance enregistrée depuis trois décennies par la Chine et ses énormes efforts déployés pour se doter d’une capacité militaire globale, il manquera encore à ce pays-continent la capacité d’exporter dans le monde des valeurs culturelles susceptibles d’emporter l’adhésion. La Chine sera certainement une superpuissance rivalisant avec les États-Unis, mais elle ne sera pas la nouvelle puissance hégémonique (Heisbourg 2007 ; Piazolo 2006). Les puissances émergentes d’Asie connaissent cependant toutes des taux de croissance impressionnants et la Chine est devenue le premier pays exportateur mondial devant l’Allemagne et les États-Unis, ses réserves de change sont déjà les plus importantes au monde, autour de 1 455 milliards de dollars – soit un tiers du stock mondial –, et ses fonds souverains, massifs, s’investissent partout. Quant au monde occidental, il est en crise. Le nombre élevé de chômeurs, le taux modeste de croissance, les difficultés de mise en oeuvre des réformes économiques ne plaident pas particulièrement en faveur de l’Europe. Du côté des États-Unis – « grande puissance extraordinairement immature » (Walt 2006 : 245) –, on ignore fort commodément le prix exorbitant de la récente croissance économique américaine. Celle-ci s’est traduite par une dette record des ménages et du gouvernement. En un sens, l’Amérique paye – au moins en partie – l’amélioration de ses résultats économiques à court terme en hypothéquant l’avenir. Les spécialistes sont nombreux à mettre en doute la capacité des États-Unis à rebondir après l’échec militaire en Irak, à restaurer la cohésion économique et sociale interne et à affronter les problèmes financiers internationaux (Bacevich 2008 ; Khanna 2008 ; Kupchan 2003 ; Steel 1995 ; Todd 2002). Toutes ces données bousculent la gouvernance mondiale et les règles du marché mondial. Selon le politologue Fareed Zakaria, la suprématie américaine arrive à son terme et l’avenir du statut des grandes puissances « traditionnelles » dépendra de la façon dont les « nouvelles » puissances seront intégrées dans les grandes institutions existantes, comme le G8, le fmi ou l’omc (Zakaria 2008).

Dès la fin des années 1980, l’historien Paul Kennedy (1987) décelait les signes structurels d’un essoufflement de l’hégémonie américaine. Les États-Unis sont bien cette hyperpuissance qui affirme son leadership sur le monde avec tant de force qu’elle semble affranchie de tout contrôle, mais elle est guettée par ce que les Grecs anciens nommaient « l’hybris » – la démesure. La puissance américaine n’est donc pas un fait acquis pour mille ans ou plus. Le National Intelligence Council, organe synthétisant les analyses géopolitiques des services de renseignement américains, estime qu’en 2025 les États-Unis ne seront plus que l’un des principaux acteurs sur la scène mondiale (National Intelligence Council 2008). Comme l’ont vécu les empires précédents, la suprématie de « l’empire » américain sera contestée par d’autres empires émergents et le monde est devenu extrêmement imprévisible. Dans ce contexte, l’ancien conseiller du président Jimmy Carter, Zbigniew Brzezinski, en appelle aux responsables américains non seulement pour fortifier les liens transatlantiques, mais aussi pour considérer l’Europe comme son tout premier partenaire (Brzezinski 2007).

IV – Le retour de la dynamique de puissance et la convergence des intérêts

Après une certaine euphorie déclenchée par la fin de la guerre froide et par le discrédit général où était tombé le communisme en tant que système économique et social, les nouveaux défis qui se posent à tous les États (terrorisme, changements climatiques, migrations, prolifération des armements ou rupture démographique) entraînent de grandes incertitudes géopolitiques. Malgré des divergences certaines, nulle part ailleurs les intérêts et la perception des risques et des défis ne sont autant partagés qu’au sein de la communauté transatlantique. Cela est particulièrement vrai en matière de politique de sécurité et notamment de terrorisme international. S’il existe un différentiel majeur de puissance entre les États-Unis et l’Europe qui peut expliquer l’adoption de postures stratégiques différentes en réponse à la même menace du terrorisme, il n’en demeure pas moins qu’il existe une communauté objective d’intérêts liée à la fois à la situation économique de ces pays et à leur vulnérabilité en matière de terrorisme. De plus, le différentiel de menace terroriste entre les deux rives de l’Atlantique tient plus à une divergence dans la perception de la menace qu’à une exposition moindre de l’Europe à cette menace. Le 11-Septembre a porté un coup fatal à l’utopie d’une puissance européenne globalement civile dans un monde globalement civilisé. La puissance militaire (re)devient une carte essentielle et l’Europe n’aura d’autre choix que d’y adhérer, ce qui suppose une véritable volonté politique des gouvernements pour faire progresser l’Europe de la défense, même si l’outil militaire ne sera pas, vu des capitales européennes, l’unique grille de lecture de l’action sur la scène internationale. La thèse de Francis Fukuyama selon laquelle la « fin de l’Histoire » est arrivée avec la victoire idéologique de l’État libéral après la guerre froide (Fukuyama 1992) ou celle du politologue Bertrand Badie qui affirme L’impuissance de la puissance (2004) ont entretenu le mirage de l’avancée des peuples vers le progrès universel et la pacification des relations internationales. L’actualité nous renvoie chaque jour à d’autres réalités moins simplistes : le conflit entre la Géorgie et la Russie, en août 2008, a montré, quelles que soient les responsabilités dans le déclenchement des hostilités, que la Russie se comportait à nouveau comme une grande puissance qui non seulement a l’arme énergétique à sa disposition, mais qui est prête à employer la force pour défendre ses intérêts. Les pays qui tournent le dos à l’accroissement de puissance se condamnent au mieux à une position de vassal plus ou moins bien traité, au pire à la soumission aux pays les plus prédateurs. Telle est la loi du plus fort que n’ont pas gommée pour l’instant ni le siècle des Lumières, ni la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ni la création des Nations Unies. Toute réflexion sur la puissance aboutit aujourd’hui, souvent, à nier sa légitimité dès lors qu’on assimile l’idée de puissance à la volonté de dominer l’autre, donc à une forme politiquement incorrecte de la démocratie. Mais une lecture épurée des dynamiques de puissance, associant la construction de la démocratie à une vision pacificatrice des relations internationales, fausse la lecture de l’évolution des rapports de force internationaux. Le monde reste dominé par la recherche de puissance de grandes, de moyennes et de petites puissances.

« Le monde est de nouveau normal », c’est un peu le résumé de la thèse avancée par R. Kagan dans son dernier ouvrage. Alors que la chute du mur de Berlin avait donné naissance à l’espoir d’un nouvel ordre international, l’auteur pense au contraire que les relations internationales aujourd’hui n’ont jamais autant ressemblé à celles d’hier. Selon lui, les conflits entre États-nations ont tout sauf disparu – et la tendance est plutôt à leur intensification. Trois lignes de fracture séculaires modèlent à nouveau l’ordre international : l’affrontement entre démocraties et régimes autocratiques, la lutte de l’islamisme radical contre les sociétés modernes et laïques et surtout les politiques de puissance des États- nations. Ainsi, le sentiment d’une puissance retrouvée a changé l’idée que les Russes se font de leurs intérêts et conduit à une expansion de leurs ambitions. Pour l’auteur, et c’est une des thèses centrales de son livre, la perception par une nation de ses intérêts n’est pas fixe ; elle change lorsque la perception qu’il a de sa puissance change. Contrairement à ce qu’affirmaient les libéraux au sortir de la guerre froide, l’intégration économique ne remplace pas la confrontation géopolitique. Dans bien des cas, elle l’exacerbe (Kagan 2008). De grandes puissances, comme la Chine, l’Inde ou le Japon, ont des ambitions géopolitiques nourries par leur prospérité économique et appuyées par un renforcement militaire. Elles ont pour principal objectif extérieur d’assurer un ordre régional correspondant à leurs intérêts. Contrairement aux États membres de l’ue qui ont choisi de parvenir à ce but en renonçant en partie à l’État-nation et à la politique de puissance, les Chinois, les Indiens, les Japonais, mais aussi les Russes et les Iraniens, croient plus que jamais en leur pertinence.

L’idée que l’Europe va devenir un modèle sur le plan éthique, sur le plan de l’environnement et du social, l’idée, au fond, qu’elle a un avenir de confort paisible à l’abri des problèmes de puissance est une chimère. La Chine et l’Inde sont en train de devenir, comme les États-Unis, des acteurs de premier plan qui transforment le paysage international, consomment de l’énergie à tout va et construisent des forces militaires importantes. Ces pays font entrer les Européens dans un monde où, à nouveau, la puissance compte, alors que beaucoup d’entre eux – les Allemands en premier – s’en méfient, parce qu’ils savent d’expérience ce qu’elle peut induire. Mais dans un monde où d’autres s’affirment, le choix se durcit pour l’Europe : jouer les observateurs ou exister ensemble et, pour cela, se définir comme un acteur international. Si la paix et la prospérité sont l’unique sens de tout, alors il faut les préserver et pour cela il faut être « armé » en conséquence. Ainsi, dans son ouvrage La puissance ou la mort, le président de l’Institut France Stratégie, l’économiste Christian Saint-Étienne, considère que le monde futur n’accordera guère de place à ceux qui prôneront exclusivement l’idéal kantien de paix perpétuelle. Il faut construire une puissance européenne capable de favoriser simultanément l’essor du droit et l’équilibre des puissances sur la scène internationale. L’auteur rappelle de ce point de vue l’enseignement du dernier demi-siècle : la volonté stratégique des hommes prime les moyens disponibles, tandis que la puissance économique ne résulte qu’en partie des dotations de départ, et c’est la volonté des acteurs, ordonnée selon un plan stratégique précis, qui fait la différence (Saint-Étienne 2003). En ce sens, Américains et Européens ont intérêt à s’associer plus étroitement pour mieux dialoguer et mieux coordonner leurs actions, étant donné que les intérêts de part et d’autre de l’Atlantique sont en grande partie les mêmes (Bacharan 2007 ; Balladur 2007 ; Bierling 2007). Le nouveau président américain Barack Obama plaidait, dès 2007, en faveur d’un renforcement des alliances traditionnelles en écrivant que « l’Amérique ne peut pas faire face seule aux menaces de ce siècle et le monde ne peut pas leur faire face sans l’Amérique » (Obama 2007 : 3). Peu avant son élection, en pleine campagne, il lançait à Berlin un appel solennel aux Européens, le 24 juillet 2008 : « Nous ne pouvons pas nous permettre d’être divisés. Aucun pays, aussi grand ou puissant soit-il, ne peut à lui seul affronter les défis. Même si, en l’absence de chars soviétiques et d’un mur terrible, il est devenu facile d’oublier cette vérité. Il y a eu des différences entre l’Amérique et l’Europe. Et, sans aucun doute, il y aura des différences à l’avenir, mais il faut retrouver une convergence d’intérêts. »

Conclusion

En 1967, l’éditorialiste politique français Jean-Jacques Servan-Schreiber lançait la thèse selon laquelle les États-Unis allaient économiquement dépasser et dominer le Vieux Continent. L’Europe, résumait-il, a créé un marché, elle n’a pas créé une puissance. Dans un livre visionnaire, l’auteur contemplait l’ampleur de l’échec par ineptie politique et économique (Servan-Schreiber 1967). Aujourd’hui, il paraît évident, d’un point de vue européen, que le différentiel de puissance (surtout militaire) avec les États-Unis est devenu quasiment infranchissable. Mais l’Europe doit emprunter les voies qui mènent à la puissance si elle veut défendre ses valeurs, ses normes et ses intérêts. Si elle ne le fait pas, d’autres prendront ce chemin à sa place, la laissant inévitablement en marge du nouveau monde en construction. À l’inverse, si la puissance des États-Unis est une réalité, il faut démystifier l’hyperpuissance, car la domination mondiale des États-Unis, depuis le 11-Septembre, est objectivement fragilisée. Si l’on veut à tout prix se fonder sur la mythologie pour distinguer les deux continents, on peut aussi recourir au vieil Homère, aux deux matrices de la littérature que sont l’Iliade et l’Odyssée. La colère, la violence et la préférence pour les solutions militaires des États-Unis n’évoquent-elles pas le bouillant Achille, tandis que la prudence, la subtilité et la maîtrise du temps de l’Europe ne rappellent-elles pas le rusé Ulysse ? Il est juste de se souvenir qu’Achille et Ulysse ne sont pas nécessairement adversaires – ils ont même été alliés –, que leurs stratégies sont plus complémentaires que contradictoires – à condition qu’ils sachent agir de concert. Il est tout aussi juste d’affirmer que l’Europe a besoin d’acquérir plus de confiance en elle-même, que les États-Unis doivent prendre davantage conscience de leurs limites – et qu’il ne faut pas oublier qu’Achille périt dans la bataille, cependant qu’Ulysse survit et revient (Sur 2004).

La puissance n’existe par définition que de façon relative : elle n’a de signification qu’à un moment donné et par rapport à celle des autres acteurs internationaux. Qui plus est : la puissance d’aujourd’hui, comme celle d’hier, ne saurait être assurée de sa pérennité. De l’histoire des relations internationales se dégage une ligne majeure : un système d’échanges et de normes a besoin d’une autorité qui arbitre les uns et fait appliquer les autres. Celle-ci, aussi bienveillante soit-elle, ne sera pas incontestable et incontestée, mais produira des inégalités et des révoltes. L’Amérique et l’Europe n’ont pas intérêt à s’affronter, elles finiraient par s’entraîner dans la chute. Cette dialectique renvoie dos à dos les protagonistes des querelles actuelles entre amis de la force et amis de la norme, entre les hérauts de la puissance et ceux de son impuissance.