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Le 12 juin 2008, à peine six mois après sa signature par les chefs d’État et de gouvernement des 27 États membres, les électeurs irlandais ont rejeté le Traité de Lisbonne lors d’un référendum national. L’objectif de ce traité était de définir les nouvelles règles qui régissent l’étendue et les modalités de l’action future de l’Union. Une fois de plus (les Français et les Danois avaient refusé de ratifier le Traité constitutionnel de 2004 lors d’un référendum national en 2005), même s’il ne s’agit que d’un nombre limité par rapport à la population entière de l’ue, la voix du peuple a manifesté une forme de mécontentement envers l’ue. Les analystes ne font pas l’unanimité sur les raisons de l’échec en Irlande. En fait, ces raisons sont multiples, certaines immédiates (par exemple : campagne médiatique inadéquate), d’autres profondes. Dans cet ouvrage, signé par Steve Wood et Wolfgang Quaisser, le lecteur trouvera une analyse du fonctionnement de l’ue qui lui permettra de repérer certaines des causes profondes qui expliquent le rejet irlandais.
Pour les deux auteurs, l’ue est « une tentative de mettre en oeuvre une méthode unique et même révolutionnaire d’organisation politique et de gouvernance pour un groupe d’États nations pour la plupart conservateurs ». Plutôt que d’essayer de définir, tant sur le plan constitutionnel que politique, cette tentative, Wood et Quaisser se concentrent sur le fonctionnement de l’ue et sur toute une série de défis qui risquent de la faire éclater : les tendances démographiques, une croissance économique faible, l’immigration, le terrorisme, les besoins énergétiques, l’extrémisme politique et de nombreux autres facteurs. Divisé en sept chapitres, cet ouvrage offre une analyse fort intéressante des différents aspects du fonctionnement de l’ue. Le premier chapitre est consacré à un résumé de l’histoire de l’union, de ses institutions principales et des défis prioritaires. Selon les deux auteurs, un des principaux problèmes qui caractérisent l’histoire du processus d’intégration européenne est « la déficience d’une volonté européenne commune ». Les chapitres qui suivent font souvent état des conséquences de cette carence importante dans le fonctionnement de l’ue.
Commençant par un examen de l’économie politique de l’Union, le deuxième chapitre est fort détaillé sur les défis du marché unique et de l’union monétaire. Deux thèmes principaux, notamment l’approfondissement (deepening), c’est-à-dire l’unification des marchés de commodités, de capitaux et de main-d’oeuvre et la coordination dans les domaines sociaux, économiques, environnementaux, ainsi que de la politique étrangère, et l’élargissement (widening), conséquence de l’inclusion de nouveaux membres en 2004 et 2007, définissent l’économie politique de l’ue. Wood et Quaisser examinent les objectifs économiques définis à Lisbonne en 2000 et font état des différences entre les pays membres dans la productivité du travail et le niveau de participation de la main-d’oeuvre. Ils se demandent aussi s’il est possible de créer un modèle économique et social européen. Les deux auteurs ne tirent pas de conclusion optimiste, ni pessimiste ; ils signalent plutôt que les problèmes à résoudre sont nombreux, notamment dans les domaines du budget, de la politique agricole commune et de la mise en oeuvre d’un modèle social unifié.
La rencontre des États, du public et du processus d’européanisation est le sujet du troisième chapitre. Pour les deux auteurs, c’est l’européanisation qui est fondamentale dans le processus d’intégration européenne, parce qu’elle signifie la soumission de la politique et de la législation nationales à l’ue avec des conséquences sur la politique domestique de chaque pays membre. C’est dans ce processus d’européanisation que Wood et Quaisser voient la possibilité d’élaborer une constitution éventuelle qui signalerait « l’émergence d’une demos européenne ». Ils constatent que les institutions actuelles n’encouragent pas, dans leur fonctionnement, la création d’une fédération. Ils ne s’expriment pas pour autant sur un modèle particulier. Plutôt, ils examinent non seulement les institutions, mais aussi le processus d’intégration, le processus de prise de décision et les défis posés par chaque contexte domestique. De plus, ils étalent le débat qui a eu lieu sur l’élaboration d’une constitution pour l’Union (le Traité constitutionnel de 2004). Ce qui ressort de leur analyse est la reconnaissance de l’existence de ce qu’ils appellent le « consensus de Bruxelles », consensus visible surtout chez les fonctionnaires de l’Union, les hommes politiques profédéralistes et les universitaires, et la constatation que certains défis auxquels l’Union doit faire face ainsi que la réaction des populations et des gouvernements des pays membres ont le potentiel de ralentir la coopération entre les États membres et le processus d’intégration.
Les élargissements de 2004 et 2007 ont mis l’ue devant des défis qui appellent développement et réforme ainsi que devant des domaines où il y a de la résistance : voilà les sujets du quatrième chapitre. Les auteurs examinent la répartition du vote et la distribution du financement au sein de l’Union, la politique agricole commune, la politique régionale, le budget et la réforme du financement, la politique environnementale et la politique énergétique. Ils constatent simplement que les problèmes dans ces domaines, avec les élargissements, sont devenus encore plus difficiles à résoudre. Le lecteur trouvera dans ce chapitre amples statistiques et tableaux qui illustrent l’ampleur des défis.
L’Union européenne peut-elle devenir un acteur global ? C’est la question examinée dans le cinquième chapitre. Les deux auteurs offrent une analyse fascinante de ce sujet, se penchant sur le rôle de la Politique étrangère et de sécurité commune (pesc) et de la Politique européenne de sécurité et de défense (pesd), les forces militaires nationales de certains pays, l’armement, la technologie, les ressources financières et les mécanismes de financement, les relations transatlantiques et l’otan, la Chine, la sécurité énergétique, la sécurité interne et le terrorisme. S’il y a un défi presque insurmontable, c’est bien celui de définir une politique commune qui ne porte préjudice ni aux intérêts nationaux, ni à l’opinion publique. En ce qui concerne la politique de l’ue envers les pays avoisinants, elle fait l’objet du sixième chapitre et met l’accent sur leur démocratisation, leur stabilisation et la sécurité ; les intérêts, les valeurs et la puissance de ces États ; et l’opinion publique dans l’ue à leur égard. Les auteurs examinent rapidement aussi les relations qu’entretient l’ue avec la Russie, l’Ukraine, Belarus, la Moldavie, les pays du Caucase, les pays du Maghreb et du Mashrek, l’Iran, l’Irak et la Turquie. Une fois de plus, la discussion est détaillée et axée surtout sur le fait que le souci principal de l’ue est de pouvoir agir en vue d’assurer la sécurité des États et des populations de l’Union tout en ne surchargeant pas ses capacités face à des défis multiformes qui peuvent venir de ces voisins.
Le dernier chapitre porte sur l’avenir de l’Europe. Les deux auteurs proposent une série de scénarios et de modèles possibles, certains rassurants, d’autres plutôt désespérants. Ils reconnaissent toutefois que son évolution est incertaine, soulignant en même temps que l’Union est à la croisée des chemins : « L’ue deviendra une super puissance globale et accroîtra la prospérité et la sécurité ou elle se dirigera vers un dysfonctionnement graduel qui aura des conséquences négatives pour ses membres et le reste du monde. » Conclusion plutôt prudente qui, en même temps, permet de continuer à réfléchir sur son évolution politique dont une fédération reste toujours une possibilité. L’ouvrage de Wood et Quaisser donne l’occasion au lecteur d’aller au-delà de telles réflexions théoriques sans pour autant rejeter toute discussion sur un aboutissement éventuel. Peut-être le modèle européen sera-t-il comparable à la fédération canadienne : un système politique dont la définition est encore incertaine, qui est constamment en évolution.
Voici donc un excellent ouvrage qui contribue fort bien à la discussion sur cette expérience inédite et toujours incomplète qu’est l’ue. Les deux auteurs font preuve d’un grand effort de recherche et offrent une bibliographie très utile. Cet ouvrage mérite sa place dans toute bibliographie de cours sur l’Union européenne.