Corps de l’article
Universitaire de renom à l’Institut universitaire des hautes études internationales devenu depuis l’Institut des hautes études internationales et du développement, pionnier dans l’étude des organisations internationales, et tout particulièrement de la Société des Nations (sdn) et naturellement de l’Organisation des Nations Unies (onu), mais aussi dans l’analyse du processus d’Helsinki qui aboutira à la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (csce), puis à l’Organisation de la sécurité et de la coopération en Europe (osce), le professeur Victor-Yves Ghebali (†), par son immense érudition et sa connaissance encyclopédique de la politique internationale, avait su stimuler, chez des générations d’internationalistes, un goût incontestable pour l’interdisciplinarité des relations internationales. D’ailleurs, l’éclectisme des contributions de l’ouvrage collectif qui lui avait été offert, il y a quelque deux ans, reflète précisément cette conception globale des relations internationales, celle où aucune discipline ne peut prétendre à elle seule à l’apanage des relations internationales.
Il est vrai que dans la galaxie des internationalistes le professeur Victor-Yves Ghebali tenait une place incontestablement à part, celle d’un universitaire hétérodoxe empruntant à l’histoire sa profondeur, au droit sa rigueur et même à la science politique son analyticité. Mais il ne se contentait pas de mettre son savoir uniquement au service de ses étudiants et de ses pairs, puisqu’il n’hésitait pas à prendre sa plume notamment pour dénoncer de façon virulente (et peut-être de façon peu académique) l’attitude de Washington contre l’Irak.
Peut-être plus que dans la pénétrante étude d’ensemble de Vincent Chetail, c’est certainement dans l’entrevue réalisée par Manuela Tortora que le lecteur prend conscience de la personnalité hors-norme et du non-conformisme académique de Victor-Yves Ghebali. De façon générale, les contributions sur les organisations internationales se partagent certainement la part du lion. Par exemple, Georges Abi-Saab interroge l’efficacité des organisations internationales en s’attardant à l’Organisation mondiale du commerce. Remarquons aussi les contributions qui portent sur l’onu, par exemple celle de Vincent Chetail sur le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, celle de Vera Gowlland-Dabbas sur les avatars de la conception de sécurité collective, celle d’A.J.R. Room sur le Conseil de sécurité ou celle de Robert Kolb sur la notion de maintien de la paix de la sdn et de l’onu. D’autres concernent plus précisément les questions de désarmement, comme celles de Jean Klein sur la Corée et celle de Jean-François Guilhaudis sur la Conférence du désarmement. Signalons aussi des contributions plus difficilement classables, comme celle de Serge Sur portant sur la vision de la guerre froide par le biais de trois grands films hollywoodiens, celle de Maurice Bertrand sur les avatars du concept de « mondialisation politique », celle de Hervé Cassan sur la notion de procédure en matière de diplomatie multilatérale de la paix et celle d’Ivo Rens qui s’interroge sur les conséquences de la rareté du pétrole sur les sociétés industrielles. La toute dernière contribution, celle consacrée à la notion contemporaine de barbarie, est remarquable, tout en étant posée, ce qui est notable lorsque l’on sait que son auteur le Suisse Jean Ziegler est bien connu pour être plutôt un homme de caractère.
Rendons à César ce qui est à César en mentionnant, enfin, les contributions consacrées à la csce et à l’osce, en référence au principal « pôle » d’expertise du professeur Ghebali pour qui les arcanes de la conférence – puis de l’organisation – paneuropéenne n’avaient aucun secret. Les éloges de Walter Kemp dans sa contribution sur la conscience de l’ocse et ceux d’Andrei Zogorski dans son texte sur les études consacrées à la csce/osce témoignent d’ailleurs de la connaissance encyclopédique de l’organisation viennoise par Victor-Yves Ghebali. La phase de préparation de la csce qui s’amorça dès le début des années 1970 coïncida avec le moment où les États membres de la Communauté économique européenne (cee) cherchaient à approfondir leur coopération diplomatique sous la forme d’une coopération politique européenne. L’historienne et spécialiste de l’intégration européenne Marie-Thérèse Bitsch analyse ainsi avec minutie la participation de la cee au processus d’Helsinki. L’Union soviétique acceptera de lui reconnaître un statut parce que celle-ci était, d’abord, obsédée par la reconnaissance à l’Ouest du statu quo politique et territorial issu de l’après-Seconde Guerre mondiale. D’ailleurs, Jean-Chistophe Romer, dans sa contribution, examine extrêmement bien les motivations de la participation soviétique à la csce, puis russes à l’osce. Cette dernière, devenue une organisation, devait devenir dans l’esprit du Kremlin un pis-aller pour contrer l’élargissement de l’Alliance atlantique. Or, paradoxalement, la Russie, en devenant un État ne respectant que marginalement les dispositions de l’osce (notamment en matière de désarmement classique), a contribué à dévaloriser une organisation qu’elle pensait porter sur les fonts baptismaux en tant que solution alternative à l’Alliance atlantique. Mentionnons ici la contribution, certes laconique mais très engageante, de l’ancien haut commissaire pour les minorités nationales, Max van Der Stoel, sur l’ambigüité de la position russe face à l’évolution de l’osce. L’activité de cette dernière en Asie centrale et au Moyen-Orient est analysée (peut-être de façon un peu trop absconse) par Istvàn Gyarmati. Achevons, enfin, l’examen des contributions sur l’osce en signalant l’excellente analyse prospective de Wolfgang Zener sur l’avenir du processus d’Helsinki.
Si l’on devait chercher le seul mot qui ferait la synthèse de toutes les contributions de l’ouvrage collectif offert au professeur Ghebali, cela serait incontestablement « multilatéralisme », terme certes polysémique, mais épousant incontestablement le fondement de sa philosophie des relations internationales. La richesse des contributions démontre assurément qu’autant les praticiens que les théoriciens des questions internationales auront tous été marqués par le sceau de la pensée de Ghebali même si sa disparition en janvier 2009 laissera incontestablement un vide qu’il sera difficile de remplir.