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Les conséquences de la diffusion des relations sociales d’appropriation capitaliste à l’échelle du globe depuis 1989 ont été l’objet d’une ample discussion sur la nature du nouvel ordre mondial et sur les nouvelles formes de domination, d’émancipation et de résistance qui en sont concomitantes. La littérature en relations internationales (ri) a alternativement qualifié la matrice de ces transformations de « globalisation », d’« empire » et d’« hégémonie américaine ». Un constat répandu diagnostique un effet paradoxal de ces transformations. De Guantanamo à Bagdad, en passant par Moscou et Beijing, la diffusion de l’État de droit semble avoir sa dilution pour corollaire.
L’ouvrage Human Rights and Capitalism, publié sous la direction de Janet Dine et Andrew Fagan, se penche sur une série d’enjeux liés aux droits humains dans cette ère d’hégémonie globale du capitalisme. Les directeurs de l’ouvrage travaillent, respectivement, au Centre for Commercial Law Studies de l’Université Queen Mary et au Human Rights Centre de l’Université d’Essex. Dès l’introduction de l’ouvrage, on précise que, si les auteurs de ce collectif viennent d’horizons théoriques différents, ils s’entendent sur le fait qu’une forme non régulée de capitalisme, « telle qu’elle se manifeste actuellement », est à l’origine d’un ensemble de menaces pour les droits humains. C’est-à-dire que, dans sa forme actuelle, la relation entre capitalisme et droits humains ne va pas dans le sens d’un renforcement des seconds. Cet ouvrage cherche à en exposer les causes.
Neuf des quatorze contributions à ce collectif proviennent de l’Université d’Essex. Cela crée une certaine homogénéité dans le ton de l’ouvrage qui est avant tout une contribution au droit international et commercial, plutôt qu’au champ d’études des ri. À l’extérieur de la section conceptuelle, ce ton se manifeste par un style souvent légaliste et un recours fréquent à la jurisprudence. L’ouvrage est séparé en trois sections inégales. La première est consacrée aux débats conceptuels liés à la problématique des droits humains. La deuxième porte sur des enjeux particuliers, souvent institutionnels, liés à cette problématique. Enfin, la troisième, beaucoup plus courte, présente deux articles sur la problématique des droits humains en Amérique latine.
Parmi les contributions de la section conceptuelle de l’ouvrage, Michael Freeman propose, dans Beyond Capitalism and Socialism, un important retour aux débats sur la notion de propriété chez John Locke, ses interprètes et ses successeurs. Freeman brosse l’historique de la tension entre cette conception chrétienne, et non capitaliste, de la propriété et le domaine des droits humains. Cette synthèse efficace des débats entourant la théorie de Locke situe les tensions contemporaines entre capitalisme et droits humains en soulignant les limites de la capacité du premier à engendrer les seconds. Passant de la théorie politique à une analyse fonctionnaliste des organisations, une contribution de Sheldon Leader propose une analyse de la relation entre différents modes d’institutionnalisation organisationnelle et le domaine du droit. Leader examine la transition d’un premier modèle capitaliste, qui parasitait les droits humains en réifiant et mythifiant la liberté contractuelle à l’origine du contrat de travail sous ce régime de propriété, à un modèle fonctionnel des acteurs du capitalisme avancé, où la principale menace qui pèse sur les droits humains vient davantage du fait que les entreprises ne reconnaissent pas la nécessité d’assurer, de développer et de protéger les droits humains comme faisant partie de leurs fonctions ou de leur domaine d’action. C’est d’ailleurs en partie à cette conception que Janet Dine s’en prend dans une contribution où elle critique l’idée selon laquelle la seule responsabilité fonctionnelle des grandes entreprises serait de garantir un retour sur investissement à leurs actionnaires. Dine explore la relation entre l’institutionnalisation des droits humains et l’institutionnalisation des droits de propriété à partir des transformations récentes du droit commercial et de l’activité des firmes. Le survol qu’elle propose de l’extension de la relation entre propriété, pouvoir et imputabilité à travers le droit commercial est l’une des contributions les plus riches de cet ouvrage. Sa proposition d’une gouvernance corporative responsable visant à impliquer les firmes dans la défense des droits humains repose toutefois sur une conception plus superficielle du capitalisme. Cette première section conceptuelle se termine par un article sur le rôle des mouvements sociaux dans la mobilisation du droit à des fins émancipatrices et par un article qui propose une évaluation des possibilités de résistance rendues possibles par la consommation éthique.
La seconde section de l’ouvrage comporte un ensemble hétéroclite de contributions sur des enjeux plus précis : la régulation de la globalisation ; les accords sur les droits de propriété intellectuelle ; l’Organisation mondiale du commerce (omc) et sa relation au droit à la santé ; la réforme de l’Organisation mondiale du commerce et les normes des Nations Unies concernant l’activité et les obligations des firmes. Ces interventions ont l’intérêt d’éclairer plusieurs aspects institutionnels et techniques de ces problématiques qui échappent souvent aux politologues. Ces aspects sont généralement abordés à partir de cas empiriques éclairants et au moyen d’une sélection pertinente de la jurisprudence. Différentes facettes de la dynamique coloniale/postcoloniale sont abordées notamment dans une contribution de Gbenga Bamodu comparant l’ajustement du Royaume-Uni et du Nigeria à la globalisation, de même que dans un brillant article de Fernne Brennan qui dissèque, d’une part, la persistance d’un habitus colonial au sein de l’omc et, d’autre part, la problématique du droit aux réparations qui en découle. La troisième et dernière section de l’ouvrage propose deux contributions sur l’Amérique latine. Un premier article présente la problématique du paiement de la dette en Argentine ; un second analyse la relation entre développement, démocratie et droits humains entre 1976 et 2000 en Amérique latine.
Si plusieurs contributions individuelles de ce collectif se distinguent par des analyses politico-juridiques qui se démarquent de la littérature en droit international par une subtilité théorique, une profondeur historique et une approche critique des institutions, il émane de l’ensemble de l’ouvrage un sentiment impressionniste. La subtilité et la rigueur théorique de certains arguments sur le plan du droit commercial et du droit des investissements n’ont pas toujours leurs pendants quand la discussion se déplace plus spécifiquement sur le terrain d’étude des ri et de la politique comparée. C’est à cet égard que l’éclectisme du collectif est le plus surprenant et que le titre de l’ouvrage devient plutôt allégorique. La problématique de la relation entre capitalisme, globalisation et droits humains, annoncée dans le titre, est non seulement abordée d’une façon inégale, mais elle traite souvent les deux premiers termes de cette équation d’une façon un peu plus légère. Ainsi, malgré son titre, l’ouvrage ne présente pas une théorie ou une conception du « capitalisme » ou de la « globalisation » qui tiendrait lieu de fil conducteur aux différents essais qu’il contient. Différents processus et entités, allant de l’activité des firmes multinationales au droit des investissements, en passant par la colonisation et l’amour de l’argent, se trouvent ainsi juxtaposés à la notion de capitalisme sans qu’ils soient toujours mis systématiquement en relation théorique avec ce régime de propriété.
La « globalisation » demeure également ici un référent abstrait, un horizon souvent tenu pour acquis et traité de façon inégale. À cet égard, encore une fois, les chercheurs en ri pourraient rester sur leur faim. Les problématiques abordées ici font rarement écho à la façon dont elles se posent au sein du champ des ri, ce qui renforce parfois l’impression d’une évolution en parallèle, mais en vases clos, de ce champ et de celui du droit international. Cet ouvrage comporte donc de brillantes interventions qui approfondissent un domaine souvent négligé par la littérature en ri, celui du droit et des droits humains en particulier. Cependant, on regrette parfois que les auteurs n’aient pas exploré plus systématiquement la problématique annoncée de la relation entre capitalisme, globalisation et droits humains. La perspective multidisciplinaire de l’ouvrage n’excuse pas entièrement l’inégalité de ce traitement. Enfin, pour remédier à cet éclectisme et souder l’ensemble de l’ouvrage, une conclusion effectuant une synthèse autant théorique que sociohistorique du collectif aurait été intéressante. Heureusement pour les chercheurs oeuvrant dans ce champ, ce travail de synthèse demeure en chantier.