Résumés
Résumé
Cet article propose une étude des modalités de fonctionnement du bloc historique contemporain à partir du cas de la gouvernance d’Internet. L’analyse est fondée sur le cadre théorique multidisciplinaire inspiré de la théorie critique du droit et adopte une perspective néogramscienne afin de circonscrire l’exercice d’un pouvoir que les approches statocentrées décrivent inadéquatement. Il est plus particulièrement question du pouvoir que peut procurer le contrôle normatif du système communicationnel et de l’instrumentalisation du droit permettant de reproduire un statu quo favorable aux acteurs dominants du système international. L’auteur démontre ainsi que l’Internet peut non seulement renforcer le pouvoir des classes dominantes, mais également servir d’outils à des contre-pouvoirs potentiels.
Abstract
This paper offers an analysis of the modus operandi of the contemporary historical block while focusing on the issue of Internet governance. It develops a multidisciplinary theoretical framework inspired by the Critical Legal Theory and the Neo-gramscian perspective in order to show the significance of such a diffuse form of power which state-centered perspectives hide the subtlety of. It sheds light on the power that can be obtained from the regulatory control of communication systems, and of the instrumentalization of law in reproducing the social status quo favorable to dominant actors within the international system. It however argues that Internet not only reinforces the power of the dominant classes but also potentially empowers counter-hegemonic social forces.
Corps de l’article
L’importance stratégique des voies de communication et voies commerciales n’est plus à établir : l’hégémonie romaine fut rendue possible grâce au contrôle des routes par les légions romaines ; l’hégémonie britannique reposait, entre autres, sur le contrôle des voies maritimes par leur flotte. La révolution numérique, en faisant converger la communication et le commerce vers ce jeune réseau, semble consacrer à l’Internet le statut de nouvelle « route du commerce ». Pour les différents acteurs du système international, c’est tout un éventail de nouvelles opportunités qui s’annonce et ceux qui seront en mesure d’étendre leur contrôle sur ces « routes » acquerront (ou conserveront) fort probablement une position privilégiée dans la structure d’accumulation du capital. Ce gigantesque réseau constitue dorénavant le « coeur de la nouvelle économie fondée sur le développement des nouvelles technologies[1] » de l’information et de la communication (ntic) et l’économie plus traditionnelle en devient toujours plus dépendante dans ses activités. Au-delà de l’économie, d’autres domaines comme l’information, la liberté d’expression, la culture et la sécurité, pour ne nommer que ceux-ci, voient leur développement incidemment affecté à la fois par l’Internet et par le contexte très libéral dans lequel il évolue.
Partant de l’hypothèse que les agents dominants du système international (qui ne se limitent pas aux États) ont la capacité d’instrumentaliser le corpus juridique national et international afin de préserver leurs acquis, voire de cristalliser un ensemble de règles leur étant favorables, il est pertinent de réfléchir à un cadre théorique multidisciplinaire capable de tenir compte de la nature particulière du phénomène de l’Internet et de saisir la relation bidimensionnelle existant entre les relations de pouvoir dans le système international d’une part, et la création d’un corpus juridique régulant justement l’Internet, d’autre part. Le cadre d’analyse proposé ici s’inspire de la Théorie critique et cherche notamment à comprendre le rôle des idées dans la structure d’accumulation du pouvoir dans le système international. Ce cadre permettra notamment de montrer de quelle manière les agents peuvent tenter de façonner le droit international afin que les institutions créées justifient certaines inégalités issues des jeux de pouvoir. La seconde partie de cet article sera constituée par la démonstration que permet ce cadre d’analyse. Dans la troisième et dernière partie, nous tenterons de comprendre comment l’Internet peut à la fois renforcer le pouvoir des dominants, mais également outiller des contre-pouvoirs potentiels. Mais d’abord, mettons en exergue quelques considérations contextuelles quant aux impacts de l’émergence d’un nouveau système communicationnel.
I – Quelques considérations contextuelles : le phénomène Internet
A — Une nouvelle façon de communiquer
L’Internet a modifié de façon considérable la manière dont on entrevoit les relations, qu’elles soient interpersonnelles, commerciales ou internationales. Son développement et sa diffusion ont eu de profondes incidences sur les échanges en matière de communication : allègement des contraintes éditoriales, réduction des coûts de diffusion, modèle de communication many to many s’opposant au modèle one to many des médias traditionnels, facilité de production coopérative, ouverture d’un espace de participation élargie permettant une plus grande interactivité et une plus grande interchangeabilité des rôles de producteur et de récepteur de l’information.
L’Internet a non seulement transformé nos relations, mais aussi nos perceptions. De nouvelles images collectives se forment chez les individus et avec elles, certains fondements de l’ordre international – en particulier nos définitions traditionnelles de concepts tels que la démocratie, la liberté, la vie privée, ou encore la territorialité actuelle – sont ébranlés. L’Internet est donc porteur de promesses d’émancipation et d’innovation en ce qu’il fait miroiter l’idée d’une démocratie plus transparente, plus participative, où des citoyens mieux informés pourraient investir un espace public virtuel[2]. Cependant, l’« euphorie libertaire » des premiers instants semble déjà faire partie du passé et peu nombreux sont ceux qui considèrent que l’Internet puisse échapper à la réglementation et au pouvoir. La question est plutôt de savoir comment s’exercent les différentes formes d’autorité sur ce nouveau domaine[3].
B — Une transition dans l’économie de l’information
Selon Benkler, il s’est opéré dans les économies modernes les plus avancées une transition d’une économie de l’information industrielle vers une économie de l’information en réseau, transition qui a permis la valorisation d’une production d’informations et de cultures à la fois décentralisées et hors marché. Cette transition a été rendue possible grâce à deux changements importants, à savoir, d’une part, le développement progressif d’une économie centrée sur la production à la fois d’informations (médias de masse, services financiers, science, informatique, etc.) et de cultures (musique, cinéma, mode, etc.) impliquant une certaine manipulation des symboles (publicité, politique populiste, etc.) ; et d’autre part, le développement de moyens de communication de moins en moins coûteux aux capacités de computation et d’interconnexion sans cesse grandissantes[4]. Ces changements dans les technologies, dans l’organisation économique et dans les pratiques sociales ont non seulement permis la globalisation[5], mais ont également donné aux individus, seuls ou en collectivité, l’opportunité de créer et d’échanger leurs informations, leurs connaissances et leur culture[6].
On assiste donc à une forte diffusion d’une technologie abordable qui permet aux individus de produire de l’information, de prendre connaissance du fruit de la production des autres où qu’ils soient et, enfin, d’échanger avec les autres. Le fait que ces efforts de production soient accessibles à toute personne « connectée » concourt à l’émergence d’effets de coordination dans la production. Cette coordination des actions individuelles peut provenir d’une agrégation d’actions individuelles volontaires, donc collectives, ou être la résultante d’actions purement individuelles dont la pratique est répandue, créant une coordination inconsciente de celles-ci[7]. Ce qui laisse croire que, tout comme les entreprises se sont libérées des frontières pour se « transnationaliser », l’individu pourrait se réclamer d’une existence multi-juridictionnelle et transnationale. Notons cependant que cette ère prometteuse ne concerne actuellement qu’une mince couche de la population mondiale. Comme l’énonce Bulbulian :
Cette vision d’un nouvel âge de la démocratie ne tient pas compte du fait que dans un grand nombre de pays du monde, le pourcentage de la population qui possède un téléphone se situe autour de 2 % ; qu’une partie de leur population est analphabète et que 80 % de l’information qui circule sur la Toile est de langue anglaise alors que seulement 10 % de la population mondiale possèdent l’anglais comme langue maternelle ou comme langue seconde. Dans ce cas, il me semble que l’exclusion touche une majorité de la population[8].
Par ailleurs, nous nous apercevons qu’une production coopérative d’informations a tendance à émerger grâce à l’Internet, proposant ainsi une alternative à la production compétitive d’informations, phénomène qui a pour effet que les agents qui avaient réussi à capitaliser (c’est-à-dire à s’imposer comme acteurs dominants dans l’économie de l’information industrielle) voient une part de leur rente menacée. Ironiquement, dans le domaine de la production de l’information, la compétition a maintenant de la compétition ! Le contenu généré par les utilisateurs vient concurrencer le contenu fourni par les entreprises médiatiques issues de l’économie de l’information industrielle. Ce conflit d’intérêt entre ces deux modèles provoque des tensions qui se remarquent, entre autres, dans l’écologie institutionnelle de l’environnement numérique[9].
Les questions relatives à la gouvernance d’Internet sont donc débattues de façon bien différente dans une pléiade d’institutions. Certaines, ancrées dans une vision classique de la politique internationale, sont issues d’accords internationaux et sont associées aux délibérations publiques. D’autres, plus contemporaines, prennent acte de la nature désagrégée et interdépendante de l’économie politique globale en instaurant des modes de gouvernance fondés sur la dérégulation, la corégulation, la délégation ou l’autorégulation pour lesquels il devient de plus en plus difficile de tracer une claire démarcation entre le public et le privé[10]. Le rôle que jouent ces institutions dans le développement des normes qui influenceront le comportement des utilisateurs est crucial. Puisque l’effet de ces normes négociées sera éventuellement de reconfigurer ou de réaffirmer la structure d’accumulation des capitaux, il est pertinent d’examiner non seulement le rôle de ces institutions, mais aussi celui des forces sociales aux intérêts conflictuels, ainsi que celui des idées qui motivent l’action des forces sociales et peuvent s’enchâsser dans les institutions[11].
II – Quelques considérations théoriques
L’élaboration d’un cadre d’analyse permettant d’observer le développement de la normativité sur l’Internet se butte à un impératif, soit la nécessité d’adopter une approche holistique[12]. En effet, l’importance des questions qui sont coeur de la gouvernance de l’Internet qui sont notamment de nature technique, économique, sociale et juridique, et qui concernent autant les niveaux national qu’international, l’importance de ces questions, donc, nous enjoint à adopter une approche globale et multidisciplinaire.
Le choix d’une ontologie doit permettre de définir le cadre, le contenu et les éléments qui entrent en relation dans notre vision de la politique globale[13]. Elle nous informe sur la nature des acteurs et sur les rapports qu’ils entretiennent. Elle traduit aussi la perspective de l’observateur. La théorie n’est donc pas neutre ; elle contribue à construire et à modifier le monde social. Critiquant la prétendue objectivité des rationalistes, Robert Cox dénonce le nécessaire préjugé idéologique que dissimulent les théories[14]. Ainsi, la perspective sociale et historique du sujet connaissant est-elle déterminée en partie par l’idéologie dans laquelle il baigne, et qui influence sa vision de l’objet de connaissance.
Dans le cas de la gouvernance de l’Internet, la diversification des acteurs et de leurs intérêts propres nous commande non seulement de rejeter les approches statocentrées qui considèrent l’État comme l’unité de base de leurs analyses, mais aussi d’adopter une attitude réflexiviste[15] afin de tenir compte des idéologies qui sous-tendent certaines propositions normatives. L’emploi d’approches inspirées de la Théorie critique[16] permet de mettre en évidence les relations de domination et les pratiques sociales qui les reproduisent. Il est dès lors possible d’identifier les conditions historiques d’émergence de certaines idéologies et de concevoir comment elles influencent les comportements des agents du système international.
C’est donc en ayant ces quelques présupposés à l’esprit que cet article cherchera, non pas à anticiper le comportement d’un État ou d’un groupe constitué d’acteurs différenciés, mais bien de comprendre comment ces acteurs argumentent, se positionnent et se regroupent de façon à faire converger leurs pouvoirs.
A — Le rôle des idées dans la conception néogramscienne de l’hégémonie
L’approche néogramscienne analyse les structures historiques des relations sociales, c’est-à-dire qu’elle cherche à « historiciser » les pratiques sociales persistantes exprimées et modifiées par les collectivités. Ces structures ne déterminent pas l’action des groupes ou individus, mais constituent le contexte dans lequel ces actions peuvent prendre place. Ainsi les agents peuvent-ils agir dans le même sens ou à l’encontre des forces potentielles, mais ne peuvent en aucun cas les ignorer totalement[17]. Cox identifie trois types dans ces forces historiques[18] : les capacités matérielles[19], les idées[20], les institutions[21]. C’est donc, selon lui, la configuration de ces forces historiques qui détermine les structures et permet d’identifier non seulement les agents et les idéologies qui motivent leurs actions, mais aussi les blocs historiques[22].
Ces idéologies sont des images collectives généralement partagées au sein d’une structure. Elles conditionnent les comportements des groupes et des individus, en encadrant la compréhension de leur propre situation et, du même coup, les possibilités de changements sociaux. Les forces sociales peuvent les utiliser de façon « offensive » en légitimant certaines politiques ou actions[23], ou de façon « défensive » afin de discréditer les idées nouvelles ou différentes. Les idées sont donc à la base de la domination, mais aussi de l’émancipation. Combinées aux capacités d’un agent, elles permettent d’agir directement sur les structures du système international, ou indirectement sur les autres agents. Il faut alors s’intéresser aux groupes supportant l’existence de l’hégémonie dans le bloc historique, qu’ils soient représentés par des États ou des politiciens, des entreprises ou des actionnaires, des associations ou des individus, des utilisateurs, des experts, etc.
Pour les néogramsciens, le processus par lequel se forment les coalitions d’intérêts au sein des structures dominantes soutenant le bloc historique se nomme le transformisme[24] et procède surtout par assimilation, processus qui relève plus de la persuasion que de la contrainte. Gill donne en exemple le flot grandissant de médias, publicités et images qui entretiennent le mythe du progrès social illimité apporté par la globalisation et qui véhiculent un mode de vie qui s’inscrit dans la vision néolibérale[25]. Dans ce contexte, une approche néogramscienne de la gouvernance de l’Internet implique qu’on situe l’analyse à l’intérieur de l’actuel bloc historique que Gill définit pour sa part comme né du néolibéralismedisciplinaire et Cutler de son côté comme issu du capitalisme avancé et postmoderne[26]. Dans les deux cas, on ne ciblera pas un État, mais une idéologie transcendant les groupes et les classes et autour de laquelle les intéressés se coalisent, consciemment ou non. Une telle démarche permettra d’entrevoir le développement normatif de l’Internet autrement que comme une action essentiellement étasunienne.
B — Le droit comme instrument de légitimation
La décision d’une Cour, comme l’opinion d’un juriste, est toujours un choix politique. Pour Koskenniemi, c’est même un acte hégémonique puisque la décision prétend à l’universalisme et à l’objectivité, malgré la subjectivité du décideur[27]. Le droit est donc idéologique et partisan, et non neutre et indépendant. Les Critical Legal Studies (cls) utilisent la méthode de la théorie critique afin de déceler les éléments politiques dans la pratique des juristes qui construisent le droit et se présentent comme de « simples instruments du droit, interprètes passifs, neutres et transparents d’un droit abstrait qu’ils ont pour charge de concrétiser[28] ». Les cls dénoncent l’influence de la théorie libérale de la politique, mais aussi le rôle des juristes dans la reproduction d’un statu quo et dans la perpétuation des rapports de domination. On peut donc soutenir, en reliant ces arguments à ceux des néogramsciens, que les juristes participent au transformisme, puisqu’en vertu du nouveau constitutionalisme[29], les règles sur lesquelles les différends sont tranchés sont celles ayant été mises en place par les structures dominantes afin de maintenir leur position, dans la mesure où une norme favorisant le statu quo profite généralement aux acteurs soutenant le bloc historique.
Le droit peut donc être instrumentalisé. Koskenniemi, en étudiant l’utilité du droit international, conclut notamment que celui-ci existe pour mettre de l’avant les valeurs, préférences et pratiques que cherchent à mettre en oeuvre ceux qui occupent une position dominante[30]. Cutler et Gill partagent ce constat et croient également que le droit, national ou international, est façonné de sorte à favoriser les intérêts des groupes dominants[31]. Cette instrumentalisation du corpus juridique est maintenant facilitée au niveau global par le phénomène de la fragmentation du droit international[32] puisque les agents internationaux ont de moins en moins tendance à se conformer à un droit international général, dans la mesure où ils peuvent tirer leur légitimité d’institutions spécialisées faites sur mesure.
Mais inversement, la création de ces organes à vocation juridictionnelle procure également une plate-forme pour adresser les demandes et plaintes à l’encontre des éléments dominants[33]. Ces organes constituent donc des lieux où l’on peut débattre sur un pied d’égalité et exposer les arguments contradictoires. Ces lieux de débat sont des lieux privilégiés où les acteurs peuvent faire valoir leurs revendications fondées sur des images collectives se voulant émancipatrices. Par ailleurs, mentionnons qu’alors que les lois qui permettent le maintien du bloc historique sont généralement rigides et imposent des contraintes juridiques susceptibles d’être mises en application par les mécanismes coercitifs de l’ordre juridique, une régulation plus douce (soft law) est aussi susceptible de se développer à l’intérieur de ces différents lieux de débat, régulation qui concerne des sujets auxquels les groupes dominants sont moins attentifs (environnement, droit du travail, etc.) et qui ont éventuellement pour effet de contribuer au développement d’idées et de forces sociales qui peuvent se révéler antihégémoniques du fait des idéologies qu’elles disséminent et des images collectives qu’elles contribuent à faire naître.
C — La mesure du pouvoir
L’analyse du pouvoir des agents doit tenir compte non seulement des critères matériels[34] (comme le contrôle des flux de capitaux, la taille de leur marché et leur avance technologique), mais aussi des critères psychologiques liés à sa capacité de rallier les autres acteurs vers un consensus, sinon de réunir les acteurs prépondérants pour former une coopération hégémonique. Cette capacité, rappelle Vanel, découle entre autres « de la puissance culturelle, éducative et informationnelle de l’hégémon, et de sa capacité à véhiculer le mode de vie de sa population aux autres cultures au sein du système international[35] ». Enfin, le critère organisationnel fait appel à la notion de transférabilité entre le premier et le deuxième critère. Pour se maintenir à la tête du système international, l’hégémon « doit être en mesure de transférer sa puissance relative dans un domaine particulier en pouvoir effectif ou capacité d’influence dans un autre[36] ». Cette capacité lui permet « de ne pas avoir besoin du recours à la force pour imposer ses choix, et donne donc une marge de négociation aux autres États, favorisant ainsi le consensus[37] ». Puisque l’Internet permet au bloc historique de mobiliser sa puissance matérielle pour imposer sa culture, ses standards et ses choix sans avoir recours à la force, le contrôle de cet outil de puissance organisationnelle s’avère particulièrement efficace pour faciliter le maintien de l’ordre international tel qu’il est établi.
D — Le contrôle du système communicationnel
Les modalités de contrôle, ou de production de normes, peuvent être classées en quatre catégories : le droit, les normes techniques, le marché et les normes sociales[38]. Dans le cas de la gouvernance de l’Internet, le bloc historique doit instrumentaliser ces différentes modalités normatives afin d’exercer son contrôle sur trois différents niveaux du système communicationnel :
l’infrastructure physique, soit les ordinateurs et le réseau (câbles, satellites, ondes, etc.) ;
les codes, soit les programmes, systèmes d’opérations, standards et protocoles permettant la compatibilité et la cohérence du réseau ;
le contenu, soit toutes données ou informations transmises, qu’elles apparaissent sous formes textuelles, imagées, animées, digitalisées, numérisées, etc.[39].
La régulation de l’Internet a aussi quelque chose d’insidieux puisqu’elle permet de façonner les comportements des utilisateurs en instaurant des normes technologiques. S’exprimant sur ce phénomène, Lessig s’inquiétait du risque de déshumaniser la gestion de la société[40] : « du fait de sa dépendance croissante à l’égard de l’Internet, la société moderne pourrait finir par être réglementée par un code logiciel et non plus par des lois[41] ».
Par ailleurs, la dynamique par laquelle le droit, le politique et le technologique imposent des contraintes aux comportements serait, selon Benkler, le plus important mécanisme de transmission extraterritoriale de valeurs normatives[42]. Aussi la régulation de l’Internet permet-elle d’imposer des valeurs en réduisant l’accessibilité à un contenu qui ne correspond pas à l’idéologie du régulateur, en plus de façonner les comportements des utilisateurs grâce au véhicule technologique. Plusieurs protocoles et standards font intervenir les éléments techniques qui structurent et limitent les capacités d’action dans le cyberespace. Voilà toute l’importance du code, puisqu’il détermine la lex informatica[43]. Comme le fait remarquer Mayer[44], la question cruciale est donc de savoir qui détermine les normes techniques.
Cette question, certes peu conventionnelle dans un contexte d’études internationales, indique à quel point les approches statocentrées ne peuvent dégager la subtilité de l’exercice du pouvoir dans un contexte où la puissance militaire n’a que peu d’utilité et où l’économie ne semble plus répondre aux lois du marché. Nous proposons donc dans les sections suivantes une brève analyse des jeux de pouvoir permettant d’influencer le développement normatif de l’Internet en identifiant, sur la base du cadre théorique ci-haut développé, le bloc historique en situation d’hégémonie communicationnelle, pour ensuite tenter de distinguer quelques structures historiques potentiellement résistantes.
III – Identification du bloc historique
Une réponse hâtive à la question de savoir qui gouverne le cyberespace ciblerait fort probablement les États-Unis comme étant la zone d’influence principale pour ce qui est de l’élaboration normative en cette matière. Ainsi, selon Mayer, « la gouvernance d’Internet est, de facto, une chose américaine[45] ». Cet État, sphères publique et privée confondues, possède en effet une forte capacité de contrôle sur les trois niveaux du système communicationnel. Mais Fourquet s’interroge :
Comment se fait-il qu’un État nation puisse commander aux autres ? La réponse, c’est qu’il ne les commande pas. Il n’est pas au sommet d’une hiérarchie, mais au centre d’un réseau dont le pouvoir est de nature complexe. Que la science politique traditionnelle, obsédée par l’État, n’éclaire pas[46].
L’emprise que le bloc historique possède sur les différents acteurs de la gouvernance de l’Internet lui permet de constituer un réseau d’influence servant au maintien de son hégémonie communicationnelle et de traduire cette capacité sur les relations internationales en général. Nous exposerons donc brièvement, à partir des modalités de contrôle déclinées plus haut, comment le bloc historique peut déployer son influence afin de créer une hégémonie communicationnelle.
Le façonnement des normes techniques
Les Européens suspectent que des intérêts américains, privés et publics, cherchent à structurer l’utilisation de l’Internet et les comportements dans le réseau numérique afin de les conformer à la vision américaine, vision purement économique[47]. Pour ce faire, les États-Unis auraient un accès privilégié aux différentes sphères régulatoires de l’Internet, là où l’architecture technique du cyberespace est déterminée[48].
Brousseau[49] identifie trois dispositifs assurant la régulation technique d’Internet, soit l’icann[50], l’ietf[51] et le w3c[52]. Ces institutions ont ceci de particulier que, sans être des organes de régulation au sens propre, elles ont cependant un pouvoir de régulation qui est loin d’être marginal : si les propriétés socio-économiques du réseau peuvent être affectées par les développements de l’ietf et du w3c, les règles de la concurrence et le développement des usages, eux, peuvent être affectés par les décisions de l’icann[53]. Par ailleurs, même si leur constitution prévoit une répartition de la représentativité des différents agents (États, entreprises, organisations, communauté d’ingénieurs, communauté d’utilisateurs, etc.), rien ne garantit une réelle prise en compte des préoccupations légitimes qui seront débattues en leur sein. Au contraire, ce qu’il est convenu d’appeler la saga de l’icann[54] ne fait que confirmer le caractère politique de ces institutions techniques. Ce choix laisse entendre que la création de l’icann comme forum normatif sert mieux les intérêts du gouvernement américain et fait la preuve de leur capacité d’influence dans le développement normatif du cyberespace. Comme le laisse entendre Benkler, l’historique de l’icann ainsi que le rôle qu’ont joué à la fois des intérêts privés, le gouvernement américain, et des organisations internationales (comme l’uit et l’ompi) dans sa formation et dans son opération démontrent qu’il est possible de détourner une volonté de coopération internationale afin d’imposer des valeurs qui ne peuvent pas légitimement prétendre à relever d’un État ou d’une assemblée internationale[55]. Mayer se réfère spécifiquement au concept d’« unilatéralisme indirect » pour décrire le type d’action politique que cela représente[56].
Conclure que « les États-Unis contrôlent les codes de l’Internet » serait simpliste. Les questions reliées à la gouvernance des ntic ont amené les États à tolérer une intrusion « techniciste » dans l’exercice de leur souveraineté. Par conséquent, de plus en plus d’experts participent aux jeux de pouvoir et leur allégeance ne correspond pas nécessairement à leur nationalité. Comprendre comment s’opérationnalise le transformisme auprès des décideurs en matière de normes techniques implique que l’on s’attarde davantage aux différents liens unissant les agents du bloc historique. La question du qui bono n’est pas toujours facile à établir. Par exemple, à chaque standard faisant l’objet d’une recommandation correspond une chaîne de détenteurs de brevets. Ces détenteurs financent la recherche et la création dans certains pays ou universités. Ils se coalisent en consortium ou en conglomérat, détiennent des portefeuilles, soutiennent des organisations, etc. Le façonnement des normes techniques requiert donc un haut degré de collaboration entre les agents. C’est dans ce réseau d’intérêts reliant les experts à quelques actionnaires ou gouvernements que l’on peut observer la réelle capacité de ralliement du bloc hégémonique.
Le façonnement des normes juridiques
L’influence du bloc historique doit s’exercer sur les normes nationales et internationales. Lorsque les États ont de profondes divergences quant à la manière de réguler l’Internet, ils peuvent être tentés de prendre des mesures unilatérales sur le plan national. Dans ce cas, l’élément de pouvoir matériel le plus significatif est la taille du marché[57]. Puisque la gouvernance de l’Internet s’aligne sur le principe de l’économie de marché[58] et que les États-Unis représentent le plus grand bassin d’utilisateurs[59], il serait trop coûteux pour les entreprises faisant affaire dans le domaine des ntic de ne pas se conformer aux lois américaines. Faire autrement équivaudrait à un suicide économique. C’est notamment pour cette raison que les entreprises dans le domaine ont pratiquement toutes une filiale ou un siège social aux États-Unis. Cela confère aux gouvernements et tribunaux américains, deux institutions normatives significatives, une certaine emprise juridictionnelle sur les principaux acteurs de ce secteur de l’économie. Un tel contrôle serait difficile pour un État moins « connecté ».
Il est pertinent de s’intéresser à la perspective de Goldsmith[60] qui prétend que les actions unilatérales sont justifiées et légitimes si elles permettent de faire cesser les atteintes aux intérêts nationaux, même si ces actions ont des effets extraterritoriaux. Il y a alors un problème dans la définition de ce que peut représenter un intérêt national, qui peut aller du protectionnisme économique aux mesures antiterroristes en passant par la propagande. Encore faut-il que l’État en question soit en mesure de faire appliquer ses lois en la matière. Les plus petits marchés n’auront d’autre choix que de subir les normes édictées par et pour les grands marchés.
Sur le plan international, il est possible de constater que l’hégémon américain « dispose de la plus grande liberté de choix dans le système international de par sa capacité à influencer le comportement des autres acteurs » et « a tout intérêt à ce que l’ensemble des questions traitées au niveau de la gouvernance onusienne le soit dans des cadres internationaux mettant en valeur l’approche libérale favorisant sa domination économique[61] ». Lorsqu’il y a convergence d’intérêts, les grandes puissances coopèrent. L’Accord sur les Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (adpic) est un bon exemple de coopération hégémonique[62]. Le pouvoir psychologique du bloc historique est donc décuplé lorsque celui-ci peut se fier à un club d’États (ex : g7, ocde) pour imposer des normes.
Le façonnement du marché
Le passage de l’économie de l’information industrielle à l’économie de l’information en réseau a provoqué plusieurs changements dans la structure du marché, mais montre aussi la résilience du bloc historique qui profite d’un statu quo assuré par le nouveau constitutionnalisme. Les grandes entreprises d’hier sont en effet demeurées en place. Les institutions de droit international tels que l’omc, l’alena et autres traités portant sur les investissements visent notamment à faciliter l’accès aux marchés nationaux et à empêcher les États d’ériger des barrières indues vis-à-vis du commerce, entre autres en pénalisant les politiques discriminatoires. Les propriétaires des infrastructures physiques mises en place lors de l’émergence du domaine des ntic voient leur pouvoir s’accroître au fur et à mesure que les différents médias plus traditionnels migrent vers l’Internet pour assurer leur diffusion. Ils fournissent un service maintenant nécessaire à pratiquement tous les agents de l’économie politique internationale. Ils possèdent les « canaux » et le risque de nationalisation des infrastructures est faible. La fusion et l’acquisition semblent dorénavant être les seules issues des nouvelles entreprises dans le secteur. Ramonet soulignait à quel point l’accélération de la mondialisation libérale a provoqué une métamorphose dans le domaine des médias de masse[63]. Ces changements dans la structure du marché n’auraient pas été possibles sans le développement d’un régime efficace de protection de la propriété intellectuelle.
Le façonnement des marchés liés aux ntic est rendu possible par l’appropriation des infrastructures, des codes et des contenus, de la part de ceux qui en ont les moyens. La capacité de ralliement du bloc historique peut donc s’étendre au contrôle de l’offre, mais ce bloc aura avantage à influencer la demande. La diffusion d’une culture de masse permet de populariser le mode de vie du centre dominant et de créer un besoin pour ces produits dans les autres pays, ce qui renforce les capacités reliées au critère psychologique de l’hégémonie. L’influence de la culture américaine est dominante au niveau du contenu médiatique (pensons à Walt Disney, aux productions hollywoodiennes, aux marques de commerce dont Coke, Nike, etc.) et les nouveaux médias facilitent sa globalisation. Quant aux codes, Microsoft, pour ne citer qu’elle, est bien placée pour « standardiser » le comportement des utilisateurs d’Internet partout dans le monde, car elle possède un quasi-monopole sur le marché des systèmes d’opérations par le biais de Windows.
Le façonnement des normes sociales
Au-delà de la transmission de valeurs, c’est une culture virtuelle que le bloc historique doit répandre pour affermir son pouvoir organisationnel. Où qu’ils soient, si les utilisateurs de l’Internet adoptent des comportements faisant intervenir contenu, codes ou infrastructures sur lesquels le bloc historique peut agir directement ou indirectement, cela contribuera à l’hégémonie du pouvoir de ce bloc. En amenant les internautes à utiliser une certaine technologie, celui-ci crée une dépendance pour les produits complémentaires de ses principaux agents en leur permettant d’acquérir une position stratégique afin d’influencer les développements technologiques extérieurs et d’accroître leurs parts de marché. Le bloc profite d’un effet de sérialité où « chacun s’aligne sur la majorité pour ne pas être écarté ou exclu d’un accès à un réseau qui le branche, l’informe et le nourrit[64] », et ce, sans nécessairement être d’accord avec les valeurs du dominant (par exemple, on n’a pas besoin de partager les valeurs américaines pour se servir du dollar, pour parler anglais ou encore utiliser le système d’opération Windows). L’effet de sérialité induit par le marché peut donc amener ceux qui s’opposent au bloc historique à utiliser ses « canaux ». Le contrôle des « canaux » par l’hégémon renforce donc son pouvoir et sa domination sur ses rivaux, obligés de se « standardiser » pour agir. Cela les rend encore plus prévisibles et influençables.
IV – Identification de structures historiques potentiellement résistantes
En décomposant l’exercice du pouvoir qu’a le bloc historique sur l’Internet par le biais d’une démarche inspirée de la théorie critique, il est possible d’identifier quelques contre-pouvoirs potentiels.
A — L’unesco
La 33e Conférence générale de l’unesco s’est avérée un moment peu ordinaire où la quasi-totalité de la communauté internationale a fait front commun. C’est avec 148 votes contre 2 (les États-Unis et Israël) et 4 abstentions que la Conférence a adopté la Convention sur la protection et la promotion de la diversité culturelle, un instrument qui interfère avec la poursuite de la logique marchande dans le domaine culturel[65]. Ce faisant, les États membres ont
doté le droit international de l’instrument normatif qui constituera potentiellement la pierre d’achoppement juridique de l’inclusion des productions culturelles dans les domaines libéralisés du commerce mondial, au grand dam de la délégation américaine[66].
Lors de la même Conférence, les États ont aussi accordé à l’unesco un rôle prépondérant dans la mise en oeuvre du plan d’action du Sommet mondial sur la société de l’information, à l’encontre de la volonté des États-Unis.
En adoptant de telles positions, l’unesco semble donc se positionner comme un contre-pouvoir valable au bloc historique contemporain. Les États-Unis n’ont pas réussi à persuader une majorité d’États qu’il était de l’intérêt général de régler certaines questions à l’intérieur des forums qu’ils jugeaient opportuns, soit l’omc pour la question de flux culturels et l’uit pour la question des flux communicationnels[67]. Reste à savoir si la Convention réussira à gagner plusieurs signatures, ou si les États-Unis utiliseront leurs capacités psychologiques afin d’obtenir une majorité favorable dans un autre forum afin d’affaiblir le quasi-consensus de l’unesco.
B — Les mouvements sociaux
Certains mouvements sociaux revendiquent maintenant ce qu’ils considèrent comme un droit social fondamental : le « droit à communiquer » qui implique à la fois l’accès et la participation. Une partie de ce mouvement se concentre sur la conduite des médias nationaux, plutôt que sur les inégalités dans l’accès à l’information. Profitant elle-même d’un meilleur accès à l’information, elle cherche notamment à développer des collectifs militants organisant une surveillance des médias centraux (watchdog) et est souvent, par le fait même, en mesure de fournir une contre-expertise crédible au point d’attirer les journalistes spécialisés d’agences d’information centrales qui trouvent dans ces sites d’information des sources d’alertes et de décryptage des dossiers dont ils assurent la couverture[68]. Ces groupes ont aussi une aptitude à se coaliser et à prendre la parole lors d’événements internationaux et ont su gagner, à l’instar de certaines ong, le titre d’acteur politique international. Ils cherchent donc à investir les forums internationaux et sont de plus en plus perçus comme un pouvoir légitimant ceux-ci. Ils sont aussi en mesure d’agir sur le contenu de l’Internet et de contrer le pouvoir psychologique du bloc historique grâce à leur pouvoir éducatif et culturel (le groupe attac par exemple peut représenter ce type de mobilisation « citoyenne »).
C — La nébuleuse média activiste[69] ou les teckies
Ce contre-pouvoir représenté par les teckies est probablement le plus difficile à identifier, mais est peut-être l’un des plus grands contre-pouvoirs au contrôle de l’Internet par le bloc historique. Il considère qu’il est insuffisant de dénoncer l’hégémonie culturelle et la concentration capitalistique des médias dominants car cela ne permet pas de se prémunir contre d’autres formes de confiscation de la parole par les experts ou les porte-parole de différentes organisations (y compris ceux des organisations militantes). Ce mouvement critique a donné naissance aux média activistes spontanéistes et libertaires, valorisant l’expression autonome et subjective, fait la promotion des logiciels libres et lutte contre l’extension de la propriété intellectuelle. Cette « nébuleuse média activiste » rompt la tradition avec des mouvements sociaux, car elle ne se définit pas en communautés, en groupes, ou en citoyens, mais en « multitudes[70] ». Puisqu’elles désignent la multiplicité, elles ne peuvent être représentées. Elles ne voient pas d’utilité à se coaliser contre des représentations dominantes car de telles mobilisations n’auraient pour objectif que de « canaliser les besoins et désirs de la multitude en formes qui peuvent être représentées dans le cadre du fonctionnement des structures de pouvoirs mondiales ». Fonctionnant à l’inverse du principe du « qui se ressemble s’assemble », ces multitudes veulent « changer le monde sans prendre le pouvoir[71] ».
Une des particularités de ce contre-pouvoir est non seulement de n’être pas traduit dans la structure actuelle du pouvoir, mais également d’adopter des stratégies similaires à celles du bloc historique. En tant que développeur de logiciel libre, il cherche donc à faire concurrence aux entreprises possédant les codes et agit ainsi comme un producteur de biens publics internationaux. Puisque la gouvernance de l’Internet fonctionne sur le principe du marché qui valorise le libre choix de l’individu, les membres de la nébuleuse média activiste choisissent et créent des logiciels libres de droits ou à code source ouvert. Ils offrent ainsi une alternative aux logiciels des groupes commerciaux dominants. Par exemple, les licences enregistrées par la Free Software Foundation sont protégées par les mêmes règles qui ont instauré un régime strict de protection de la propriété intellectuelle dans l’esprit du nouveau constitutionnalisme. Ces média activistes utilisent donc le droit pour se prémunir contre l’appropriation commerciale des codes. Ils utilisent, en d’autres termes, les tactiques du bloc historique à ses dépens et leur comportement est difficilement discernable par ce dernier. Ce contre-pouvoir est évidemment difficile à évaluer d’un point de vue quantitatif mais semble néanmoins représenter l’un des centres de contestation des plus prometteur en ce qui concerne la gouvernance de l’Internet.
D — La Chine
La place que prend la Chine sur l’échiquier de l’économie et de la politique internationale n’est plus à démontrer. Son pouvoir régulatoire sur Internet produit déjà des effets dérangeants pour les États-Unis et ne peut que croître. Son marché intérieur est déjà important et va en augmentant alors que le marché américain tend à stagner[72]. Par ailleurs, ses capacités technologiques tendent à se déployer depuis quelques années. Cette puissance matérielle lui permet d’imposer ses règles aux entreprises qui veulent faire affaire sur son territoire[73]. À l’image des États-Unis, la Chine utilise l’Internet pour accroître ses capacités organisationnelles afin de transférer son pouvoir matériel en pouvoir psychologique. Elle plaide pour une gouvernance d’Internet plus internationalisée, avec une gestion des noms de domaine effectuée par une organisation intergouvernementale, ce qui a de quoi « effrayer les partisans du free flow of information et de la liberté d’expression, tout comme les représentants de la société civile qui se voient une fois de plus marginalisés[74] ». De plus, refusant d’admettre que les États-Unis disposent de tous les droits sur l’Internet, elle contourne le monopole alphanumérique de l’icann en attribuant des noms de domaines basés sur des caractères chinois et en faisant cohabiter les deux systèmes. Il y aurait donc un risque de confusion pour les utilisateurs entre ces « Internet parallèles » que le gouvernement chinois aura le loisir d’isoler à sa convenance[75].
Conclusion
Il ne fait pas de doute que l’Internet est un vecteur de pouvoir pour ceux qui seront capables d’étendre leur contrôle sur ce système communicationnel. À l’heure actuelle, les débats foisonnent quant à la façon d’aborder la problématique de la gouvernance de l’Internet. Faut-il adopter une conception techniciste ou holistique ? Préférer un approche territorialisée à la Goldsmith, ou multilatérale à la Benkler et Drezner ? Le cadre d’analyse que nous proposons permet de tenir compte du rôle des idéologies autour desquelles s’agrègent les différents intérêts en présence et ce, tant lors des délibérations internationales du Groupe de Travail sur la Gouvernance d’Internet, que lors des débats sur la neutralité de l’Internet se déroulant sur la scène américaine, et dont le résultat engendrera des conséquences extraterritoriales sérieuses. Il permet également d’envisager pourquoi les règles instaurées pour faire régner la justice (sinon l’apparence de justice) ne parviennent pas à redresser les situations inéquitables ; les relations de pouvoir interviennent en effet au début du processus de normalisation et l’entachent. En approfondissant les modes de contrôle du cyberespace, nous constatons que les grands groupes médiatiques et les États contenant les grands marchés pour les produits issus des ntic sont les acteurs les plus puissants, donc les plus susceptibles d’influencer le développement des normes constituant la gouvernance de l’Internet.
L’utilisation de la Théorie critique nous fait prendre acte du caractère biaisé des théories qui participent à la reproduction du statut quo. Si nous n’étions pas nous-mêmes exempts d’intentions, l’utilisation d’approches critiques montre cependant notre volonté de cerner le potentiel émancipatoire de la révolution numérique en dépassant les barrières traditionnelles (national/international, public/privé, droit/politique, etc.) sur lesquelles se fondent plusieurs autres analyses de l’économie politique globale. Nous avons aussi constaté à quel point l’Internet permettait à l’individu de se réclamer d’une identité transnationale « libéralisée », bien que ce bénéfice soit l’apanage des quelques-uns qui se trouvent du bon côté de la fracture numérique. Ces inégalités ne sont pas le fruit du hasard, mais le résultat d’une emprise coinçant progressivement les individus entre un « bras de l’État » et une « main invisible ».
Parties annexes
Notes
-
[1]
Raphaël Canet, « Société de l’information et gouvernance d’Internet. Avatars du néolibéralisme », Asymétries, vol. 1, 2005, p. 33.
-
[2]
Christian Paul, Maurice Ronai et Jean-Noël Tronc, « Vers la Cité numérique. Un projet politique pour la société de l’information », Les Notes de la Fondation Jean-Jaurès, no 29, mars 2002, pp. 49 et ss.
-
[3]
Merym Marzouki et Cécile Meadel, « Gouvernance technique et gouvernement politique d’Internet. Enjeux et questions de recherche », Actes du xive Congrès national des sciences de l’information et de la communication, Béziers, sfsic, 2004.
-
[4]
Yochai Benkler, The Wealth of Networks.How Social Production Transforms Markets and Freedom, New Haven, Yale University Press, 2006, p. 2.
-
[5]
La globalisation est un mot bien galvaudé dans la littérature, mais désigne généralement, dans son acception francophone, une métamorphose de la mondialisation vers un totalitarisme économique qui s’est amorcée vers le tournant des années 80 ; Jacques B. Gélinas, La Globalisation du monde. Laisser faire ou faire?, Montréal, Éditions Écosociété, 2000, p. 21. Nous retiendrons cependant la description que Deblock fait de cette nouvelle réalité économique dont trois facteurs ont permis l’émergence : 1) les nouvelles technologies ont réduit les temps d’opération et les distances, ont accéléré la production et ont transformé les pratiques économiques ; 2) le quasi-consensus sur les principes fondamentaux (libéraux) fondant l’ordre commercial d’après-guerre ; 3) l’extension et l’interconnexion des réseaux d’entreprises ; Christian Deblock, « La globalisation et l’économie politique internationale », Bulletin sqsp, vol. 9, no 1, juin 2000, pp. 9-16.
-
[6]
Yochai Benkler, Wealth of Networks.How Social Production Transforms Markets and Freedom, op. cit., p. 1.
-
[7]
Ibid, p. 4.
-
[8]
Maurice Bulbulian, « Gouvernance électronique et marchandisation de la démocratie », Cahiers de recherche ceim, 2002, p. 38.
-
[9]
Y. Benkler, ibid, p. 25.
-
[10]
David Kennedy, « Challenging Expert Rule. The Politics of Global Governance », Sydney Law Review, vol. 27, 2005, pp. 3-4 ; Tanja A. Börzel et Thomas Risse, « Public-Private Partnerships. Effectives Tools of International Governance ? », dans Edgar Grande et Louis W. Pauly (dir.), Complex Sovereignty. On the Reconstitution of Political Authority in the 21st Century, Toronto, University of Toronto Press, 2005, pp. 4-5.
-
[11]
Robert Cox, « Social Forces, States and World Order. Beyond International Relations Theory », Millenium : Journal of International Studies, vol. 10, no 2, 1981, p. 136 ; Andreas Bieler et Adam David Morton, « The Gordian Knot of Agency-Structure in International Relations. A Neo-Gramscian Perspective », European Journal of International Relations, vol. 7, no 1, 2001, p. 22.
-
[12]
Jovan Kurbalija et Eduardo Gelbstein, Gouvernance de l’Internet. Enjeux, acteurs et fractures, Genève, DiploFoundation, 2005, p. 22.
-
[13]
François-Guillaume Dufour, « Ontologie », dans A. MacLeod, E. Dufault et F.G. Dufour (dir.), Relations internationales. Théories et concepts, 2e éd., Montréal, Athéna éditions, 2004, p. 155.
-
[14]
« Une théorie est toujours pour quelqu’un et sert toujours un but précis » ; Robert Cox, « Social Forces, States and World Order. Beyond International Relations Theory », op. cit., p. 128.
-
[15]
Le réflexivisme est une analyse métathéorique s’intéressant « aux présupposés normatifs d’une théorie et à la vision du monde qu’elle véhicule et tend à (re)produire » ; Frédérick Guillaume Dufour et Kyle Grayson, « Réflexivisme », dans A. MacLeod, E. Dufault et F.G. Dufour (dir.), Relations internationales. Théories et concepts, pp. 200-203.
-
[16]
Robert Cox proposait entre autres de distinguer la Théorie critique, des problem-solving theories mises de l’avant par le paradigme rationaliste. Ces dernières seraient plus conservatrices et favoriseraient le statu quo puisqu’elles fondent leurs analyses sur le système international, tel qu’il est, avec ses rapports sociaux et de domination, alors que les théories critiques cherchent à comprendre les conditions d’émergence de ces rapports institués afin de concevoir autrement le système international sinon de le transformer ; Robert Cox, « Social Forces, States and World Order… », op. cit., pp. 128-130.
-
[17]
Ibid., p. 135.
-
[18]
Ibid., p. 136 ; Andreas Bieler et Adam David Morton, « The Gordian Knot of Agency-Structure in International Relations. A Neo-Gramscian Perspective », op. cit., p. 22.
-
[19]
Les capacités matérielles représentent des potentiels productifs et destructifs se présentant sous formes accumulées (richesses naturelles, capitaux) ou dynamiques (capacités technologiques et organisationnelles).
-
[20]
Les idées représentent les compréhensions intersubjectives et historiquement conditionnées (ex. rôle et définition de l’État), ou les images collectives de ce que devrait être l’ordre social (idée de justice, légitimité du pouvoir, etc.). Alors que les compréhensions intersubjectives sont largement partagées à l’intérieur d’une structure particulière (à un certain moment de l’Histoire), les images collectives sont nombreuses et s’opposent. La confrontation des images collectives rivales peut mettre en évidence les germes d’une structure alternative, potentiellement émancipatrice.
-
[21]
Les institutions sont un moyen de stabiliser et de perpétuer un ordre particulier. Elles reflètent les relations de pouvoir prévalant au moment de sa création et encouragent les images collectives qui correspondent aux relations de pouvoir. Les institutions peuvent toutefois s’autonomiser, se libérer peu à peu de l’idéologie les ayant constituées. Elles représentent donc un amalgame d’idées et de capacités matérielles. Certaines institutions peuvent être rivales, alors que d’autres font l’objet de rivalités internes.
-
[22]
« L’hégémonie s’exerce à l’intérieur d’une constellation élargie de forces sociales et politiques, ou un bloc historique. Cette expression réfère à la congruence entre les forces matérielles, institutionnelles et idéologiques à un moment donné de l’Histoire » ; Antonio Gramsci, « Selections from The Prison Notebooks of Antonio Gramsci », dans Stephen Gill et David Law, « Global Hegemony and the Structural Power of Capital », International Studies Quarterly, vol. 33, no 4, 1989, p. 476.
-
[23]
Andreas Bieler et Adam David Morton, « The Gordian Knot of Agency-Structure in International Relations. A Neo-Gramscian Perspective », op. cit., p. 29.
-
[24]
Le transformisme (transformism chez Gill ; transformismo chez Gramsci) est un processus encourageant la formation d’une classe dirigeante toujours plus grande par l’assimilation, l’incorporation ou l’absorption des élites rivales ou des groupes subordonnés. Y est reliée toute stratégie permettant aux groupes dominants d’établir un contrôle sur les idées, sur la définition du sens commun ou de l’intérêt public ; Stephen Gill, « Globalization, Market Civilization, and Disciplinary Neoliberalism », Millenium, vol. 24, no 3, 1995, p. 401.
-
[25]
Ibid, p. 406.
-
[26]
A. Claire Cutler, « Gramsci, Law and the Culture of Global Capitalism », Critical Review of International Social and Political Philosophy, vol. 8, no 4, 2005, p. 534.
-
[27]
Martii Koskenniemi, « What is International Law For ? », dans Malcolm D. Evans, International Law, 2e éd., New York, Oxford University Press, 2006, pp. 71-72.
-
[28]
André-Jean Arnaud (dir.), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, 2e éd., Paris, 1993, p. 137.
-
[29]
Le nouveau constitutionnalisme est un concept développé par Gill pouvant se décrire comme étant l’institutionnalisation, dans une forme quasi-juridique, de contraintes amenant les gouvernements à souscrire à un développement néolibéral, soit en établissant des « supra constitutions » régulant le commerce international, soit en isolant la sphère économique de la politique nationale. C’est donc l’aspect politicojuridique du néolibéralisme disciplinaire ; Stephen Gill, « Globalization, Market Civilization, and Disciplinary Neoliberalism », op. cit., pp. 411-412 ; idem, « Constitutionalizing Inequality and the Clash of Globalisations », International Studies Review, vol. 4, no 2, 2002, p. 47.
-
[30]
Martii Koskenniemi, « What is International Law For ? », op. cit., p. 77.
-
[31]
Stephen Gill, ibid. ; A. Claire Cutler, « Gramsci, Law and the Culture of Global Capitalism », op. cit., pp. 527-542.
-
[32]
La multiplication des discours et le croisement d’intérêts parfois différents ont engendré la constitution de plusieurs organes et accords internationaux et, avec eux, l’émergence d’acteurs non gouvernementaux sur la scène de la création normative internationale. L’une des manifestations les plus évidentes de ce phénomène concerne la prolifération d’organes à vocation juridictionnelle. Les nouveaux forums opèrent dans un domaine spécialisé qu’ils doivent rendre effectif et leur fonction est d’assurer la coexistence d’intérêts différents et de promouvoir les aspirations communes de ses constituants. Dans une certaine mesure, les décisions qui en émaneront risquent de produire une justice orientée, faite sur mesure pour les situations qu’il est appelé à régir. Le corollaire de la multiplication des forums est la possibilité d’obtenir des interprétations différentes d’un même principe sans pour autant bénéficier d’une Cour générale de révision. Les jugements opposés portant sur une même question seraient tout aussi valables au sens du droit international ; Martii Koskenniemi, « The Function and Scope of the Lex Specialis Rule and the Question of ‘Self-Contained Regimes’. An Outline », Groupe d’étude sur la fragmentation du droit international, www.un.org/law/ilc/sessions/55/55sess.htm, p. 2 ; voir aussi Pierre-Marie Dupuy, « The Danger of fragmentation or Unification of the International Legal System and the International Court of Justice », International Law & Politics, vol. 31, 1999, p. 797.
-
[33]
Martii Koskenniemi, « What is International Law For », op. cit., p. 77.
-
[34]
« Keohane distingue plusieurs sources matérielles de puissance permettant à un État d’être hégémonique. La première concerne le contrôle et la production de matériaux de base, notamment la production énergétique. [...] Ensuite, l’hégémon doit avoir le contrôle sur les sources de financement, donc sur les mouvements de capitaux. Troisièmement, il doit disposer d’une taille suffisamment grande pour être un grand marché et donc contrôler l’offre et la demande de marchandise. Finalement, il doit disposer d’avantages compétitifs sur les marchés de produits à forte valeur ajoutée. Cette compétitivité de l’hégémon est dépendante de son avance technologique [...] », Grégory Vanel, « Le concept d’hégémonie en économie politique internationale », Cahiers de recherche ceim, nos 03-02, 2003, p. 13.
-
[35]
Grégory Vanel, ibid., p. 14.
-
[36]
Idem.
-
[37]
Idem.
-
[38]
Lawrence Lessig, The Future of Ideas. The fate of the Commons in a Connected World, Vintage Books Editions, New York, 2002, p. 96.
-
[39]
Ibid., p. 23. Voir aussi Yochai Benkler, « From Consummers to Users. Shiftting the Deeper Structures of Regulation », Federal Communications Law Journal, vol. 52, 2000, p. 561.
-
[40]
Lawrence Lessig, Free Culture, New York, ny, The Penguin Press, 2004.
-
[41]
Jovan Kurbalija et Eduardo Gelbstein, Gouvernance de l’Internet. Enjeux, acteurs et fractures, op. cit., p. 25.
-
[42]
Yochai Benkler, « Internet Regulation. A Case Study in the Problem of Unilateralism », European Journal of International Law, vol. 11, 2000, p. 174.
-
[43]
« [La] lex informatica définit les comportements possibles dans le cyber espace et les valeurs que celui-ci supportera ; cette loi rendra possible des valeurs comme la liberté d’expression. Mais cette lex n’est pas fixée, ainsi, les architectures du cyber espace pourraient être changées et les valeurs qu’il embrasserait seraient différentes » ; Juliette Lenfant, « La censure étatique d’Internet et ses techniques », dans Daniel Poulin, (dir.), L’État d’Internet 1999, Université de Montréal, Montréal, 1999, www.lexum.umontreal.ca/cours/internet1999.
-
[44]
Franz C. Mayer, « Europe and the Internet. The Old World and the New Medium », European Journal of International Law, vol. 11, 2000, p. 162.
-
[45]
Ibid., p. 161.
-
[46]
François Fourquet, « Le régime international est toujours dominant », Actes du Forum de la Régulation, Paris, 2003, p. 20.
-
[47]
Franz C. Mayer, « Europe and the Internet. The Old World and the New Medium », ibid.
-
[48]
Idem.
-
[49]
Éric Brousseau « Régulation de l’Internet. L’autorégulation nécessite-t-elle un cadre institutionnel ? » Économie de l’Internet, vol. 52, no hors-série, 2001, pp. 6-7.
-
[50]
« L’icann (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers), organisation sans but lucratif de droit américain fondée en 1998 qui s’est vue déléguer par le gouvernement américain (Department of Commerce) la responsabilité de gérer les attributions de numéros ip et de noms de domaines. (...) Le pouvoir de l’icann procède de sa capacité de donner des consignes de gestion à l’entité gestionnaire du serveur souche du système de noms de domaine (Root Computer) (...) qui centralise l’ensemble du système d’adressage. Ce dernier contient le fichier source permettant de traduire les adresses web en adresses numériques. L’icann peut donc ‘effacer’ les adresses des serveurs ou entités ne respectant pas les règles qu’elle édicte. C’est la raison pour laquelle on considère souvent que l’icann représente le germe d’un dispositif de gouvernance non purement technique de l’Internet » ; idem.
-
[51]
« L’ietf (Internet Engineering Task Force) est de facto l’organisme de normalisation des protocoles de communication. Il s’agit pourtant d’une organisation qui n’a aucune existence juridique. Formellement, l’ietf est l’un des groupes de travail de l’isoc, une société savante de droit américain, fondée par quelques-uns des ‘inventeurs’ de l’Internet et qui constitue un forum de réflexion et un outil d’influence destiné, notamment, à promouvoir le développement d’un réseau efficace et ouvert dont les bénéfices toucheraient le plus grand nombre. Bien que l’ietf ne soit doté d’aucun statut ni pouvoir, il est l’organisme qui édicte de facto l’ensemble des protocoles qui assure l’interopérabilité des composants d’Internet » ; ibid., p. 7.
-
[52]
« Le w3c (World Wide Web Consortium) est quant à lui l’organisme de normalisation des langages multimédia utilisés sur Internet. Il s’agit d’un club ouvert aux organisations qui peuvent acquitter les droits d’adhésion (relativement élevés) en vigueur » ; idem.
-
[53]
Ibid., p. 8.
-
[54]
En 1998, au moment où l’administration américaine cherchait à améliorer la gestion des noms de domaines et des adresses Internet assurée alors par l’Internet Assigned Numbers Authority (iana), la communauté européenne a fait valoir que l’éventuel mode de gestion devrait prendre en considération le fait que, puisque l’Internet était un moyen de communication déjà globalisé, il était sujet à un « intérêt international valide ». L’Europe considérait que la proposition de déléguer cette gestion à une corporation sans but lucratif incorporée sous les lois américaines pouvait éventuellement consolider la juridiction permanente des États-Unis sur tout l’Internet, y compris les résolutions de différends et les marques de commerce. L’iana mit donc en place l’International Ad Hoc Committee (iahc) où plusieurs institutions siégeaient, dont l’Union internationale des télécommunications (uit) et l’Organisation mondiale pour la propriété intellectuelle (ompi). En dépit des conclusions de l’iahc que les noms de domaine de premier niveau (.com, .org, .us, .ca, .fr, etc.) étaient des ressources publiques et donc devaient être gérées comme telles, les États-Unis décidèrent de déléguer la capacité de déterminer des standards techniques à un forum privé national. Pour une introduction sur le déroulement des débats et les enjeux, voir notamment Franz C. Mayer, « Europe and the Internet. The Old World and the New Medium », op. cit., pp. 161 et ss ; Daniel W. Drezner, « The Global Governance of the Internet. Bringing the State Back in », Political Science Quarterly, vol. 119, no 2, 2004, pp. 490 et ss.
-
[55]
Yochai Benkler, ibid., p. 180.
-
[56]
Franz C. Mayer, ibid., pp. 165-166.
-
[57]
Daniel W. Drezner, « The Global Governance of the Internet. Bringing the State Back in », op. cit., p. 482.
-
[58]
Raphaël Canet, « Société de l’information et gouvernance d’Internet. Avatars du néolibéralisme », op. cit., p. 32.
-
[59]
En 2005, les États-Unis représentaient le plus grand marché avec 203 millions d’utilisateurs d’Internet, suivi par la Chine (111 millions), le Japon (86 millions), l’Inde (50 millions), l’Allemagne (49 millions), le Royaume-Uni (38 millions), l’Italie (28 millions), la France (24 millions), la Brésil (26 millions), la Russie (24 millions), et le Canada (21 millions) ; Click Z network, www.clickz.com/stats/web_worldwide.
-
[60]
Goldsmith propose des moyens d’agir sur la gouvernance d’Internet par des politiques nationales dont l’effet est de créer des normes internationales, notamment en poursuivant ou en punissant les agents locaux d’un fournisseur étranger de contenu allant à l’encontre des intérêts de l’État. Lorsque le fournisseur étranger ne possède pas d’agent ou d’actifs dans le territoire, l’État peut alors agir : 1) en punissant les utilisateurs terminaux nationaux qui utilisent ou consultent le contenu illicite ; 2) en régulant le hardware et software utilisés sur son territoire pour transmettre ou capter les informations et ainsi « filtrer » le contenu indésirable (censure technologique) ; 3) en régulant les activités des fournisseurs d’accès Internet afin de les rendre responsables du contenu qu’ils rendent disponible (par exemple, ordonnance de fermer un Casino en ligne jugé illicite) ; 4) en régulant les activités des intermédiaires financiers nationaux (banques, compagnies de crédit, etc.) facilitant les transactions illicites. L’action unilatérale nationale ne peut pas éliminer tout contenu offensant provenant de l’étranger, mais aura pour effet d’augmenter les coûts des activités jugées indésirables. La proposition de Goldsmith suppose le rôle déterminant de l’État dans la gouvernance de l’Internet. De la perspective de l’État qui régule, il serait justifié d’exercer son pouvoir législatif pour réguler les effets indésirables d’Internet qui se manifestent sur son territoire, même si cela peut avoir un impact sur les utilisateurs des autres pays (spillover effects) ; Jack Goldsmith, « Unilateral Regulation of the Internet. A Modest Defence », ejil, vol. 11, no 1, 2000, pp. 137 et ss.
-
[61]
Frantz Gheller, « La régulation techno-juridique en échec. Le cas de la 33e Conférence générale de l’unesco », Chronique de la Chaire mcd, 2006, p. 4.
-
[62]
Lors de l’Uruguay Round, les États-Unis, l’Union européenne, le Japon et le Canada ont fait pression pour que les membres de l’omc puissent utiliser les moyens coercitifs institutionnels pour protéger les droits de propriété intellectuelle (dpi). Puisque la majorité des biens et services produits pour l’Internet sont créés par les grandes puissances, ils avaient un intérêt commun dans une protection effective des dpi, alors que les pays en développement aspiraient à des standards moins sévères afin d’accélérer le transfert des technologies et de réduire les coûts d’acquisition d’innovations et d’idées nouvelles ; Frantz Gheller, « La régulation techno-juridique en échec. Le cas de la 33e Conférence générale de l’unesco », op. cit., p. 485.
-
[63]
« [L]es entreprises médiatiques sont tentées de se constituer en « groupes » pour rassembler en leur sein tous les médias classiques (presse, radio, télévision), mais également toutes les activités de ce que nous pourrions appeler les secteurs de la culture de masse, de la communication et de l’information. Ces trois sphères étaient naguère autonomes (...). [L]es groupes médiatiques possèdent désormais deux caractéristiques nouvelles : premièrement, ils s’occupent de tout ce qui relève de l’écrit, (...) de l’image, (...) du son, et diffusent cela au moyen des canaux les plus divers (...). Seconde caractéristique : ces groupes sont mondiaux, (...) et pas seulement nationaux ou locaux. (...) Ces hyperentreprises contemporaines, par des mécanismes de concentration, s’emparent des secteurs médiatiques dans de nombreux pays (...) et font pression sur les gouvernements pour briser les lois limitant les concentrations ou empêchant la constitution de monopoles ou de duopoles » ; Ignacio Ramonet, « Le cinquième pouvoir », Le monde diplomatique, octobre 2003, www.monde-diplomatique.fr/2003/10/ ramonet/10395.
-
[64]
François Fourquet, « Le régime international est toujours dominant », op. cit., p. 21.
-
[65]
« Les principaux objectifs de la Convention de 2005 sont de reconnaître le droit des États d’élaborer des politiques culturelles et de prendre des mesures en faveur de la diversité des expressions culturelles ; de reconnaître la nature spécifique des biens et services culturels parce qu’ils sont porteurs d’identité ; et de reconnaître le lien entre culture et développement et l’importance de la coopération internationale ». unesco, « Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles », Action normative, portal.unesco.org/culture/fr.
-
[66]
Frantz Gheller, « La régulation techno-juridique en échec… », op. cit., p. 5.
-
[67]
Idem, p. 8.
-
[68]
Dominique Cardon et Fabien Granjon, « Les mobilisations informationnelles dans le mouvement altermondialiste », Colloque international. Les Mobilisations altermondialistes, Paris, Fondation nationale des sciences politiques, 2003, p. 20.
-
[69]
Cette appellation est tirée de Dominique Cardon et Fabien Granjon, ibid., p. 21.
-
[70]
Cardon et Granjon empruntent le concept de multitude à Hardt et Negri, développé dans Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, New York, ny, Harvard University Press, 2000.
-
[71]
Dominique Cardon et Fabien Granjon, op. cit., pp. 20-22.
-
[72]
En 2002, il y avait en Chine 56,6 millions d’utilisateurs d’Internet sur une population de 1,31 milliard, ce qui représentait alors un taux de pénétration de 4 %. En 2005, avec 111 millions d’utilisateurs et au deuxième rang mondial, le taux de pénétration n’est que de 8 %. Comparativement, en 2002, les 166 millions d’utilisateurs américains représenter un taux de pénétration de 56 %, pour atteindre 68 % en 2005 (203 millions d’utilisateurs) ; Click Z Network, www.clickz.com/stats/web_worldwide.
-
[73]
« Yahoo ! accepte depuis 2002 de censurer les résultats de la version chinoise de son moteur de recherche, selon une liste noire fournie par les autorités de Pékin. Reporters sans frontières a par ailleurs récemment prouvé que cette entreprise avait aidé la police chinoise à identifier puis à condamner un journaliste qui critiquait les atteintes aux droits de l’homme dans son pays. Les serveurs de courriel de la branche chinoise de Yahoo ! sont basés en Chine – Microsoft censure la version chinoise de son outil de blog, msn spaces. Sur cet outil, il est impossible de taper les mots ‘démocratie’ ou ‘droits de l’homme en Chine’, qui sont automatiquement rejetés par le système. Cette entreprise a par ailleurs procédé à la fermeture du blog d’un journaliste chinois suite à des pressions de la part du gouvernement de Pékin. Ce blog était hébergé sur des serveurs basés aux États-Unis. Google a retiré de la version chinoise de son outil de recherche d’actualité, Google News, toutes les sources d’informations censurées dans le pays. (...) Cisco Systems a commercialisé des équipements spécifiquement conçus pour faciliter le travail de surveillance des communications de la police chinoise. Cette entreprise est également soupçonnée d’avoir formé des ingénieurs chinois à l’utilisation de ses produits pour censurer Internet ». Reporters sans frontières, « Faut-il encadrer l’activité des entreprises du secteur de l’Internet pour qu’elles respectent la liberté d’expression ? », 6 janvier 2006, www.rsf.org/article.php3?id_article=16111.
-
[74]
Raphaël Canet, « Société de l’information et gouvernance d’Internet... », op. cit., p. 34.
-
[75]
Tom Espiner, « China Creates Own Internet Domains », cnet News, 2 mars 2006, www.news.com ; Yves Grandmontagne, « La Chine pourrait contourner l’icann », La Presse Affaires, 3 mars 2006, technaute.lapresseaffaires.com.