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La discipline des relations internationales repose sur l’apport de plusieurs auteurs classiques, dont Thucydide, Hobbes ou Clausewitz. Cependant, la contribution particulière des sociologues classiques, hormis celle de Weber, est souvent négligée. Cette situation est particulièrement patente dans la sociologie des relations internationales contemporaines qui laissent en marge les penseurs classiques de la sociologie. C’est pour pallier cette lacune que Frédéric Ramel propose de revisiter Durkheim, Simmel, Mauss mais aussi Weber. Son objectif est de démontrer ou de réévaluer la pertinence de leurs contributions particulières à l’étude des relations internationales. L’ouvrage est divisé en quatre études, en plus d’une introduction et d’une courte conclusion. Il est à noter que les études sur Durkheim et sur Mauss ont déjà fait l’objet d’une publication dans Études internationales (en 2004) et dans Sociologie et sociétés (en 2004).
En introduction, Ramel souligne, entre autres raisons pour expliquer l’intérêt porté aux classiques, que les internationalistes contemporains comme Waltz utilisent inadéquatement les travaux des sociologues classiques. Ils ne perçoivent pas la richesse que représentent leurs réflexions dans son ensemble. En langue française, la position de Raymond Aron à l’encontre des classiques est indicatrice de cette non reconnaissance. Aron leur reproche en effet de méconnaître les phénomènes de la guerre et des relations internationales en général, exception faite de Weber. Selon Ramel, trois aspects lient les classiques : l’importance de la Grande guerre comme événement marquant leurs réflexions, le refus de considérer l’existence d’une coupure entre les espaces internes et externes ainsi qu’une divergence sur le degré de conflictualité entre les États et paradoxalement, la présence inéluctable de l’État (patrie) comme acteur premier des relations internationales.
Pour chacun des chapitres, Ramel replace correctement la pensée de l’auteur dans son contexte. Par exemple, il explique bien l’impact de la guerre de 1870 sur le travail de Durkheim. Il précise et justifie, le cas échéant, les choix des ouvrages ou des sections d’ouvrages utilisés pour analyser l’apport des sociologues classiques à l’étude des relations internationales. Soulignons également que les quatre études sont autonomes les unes des autres malgré quelques rappels ici et là.
Le premier chapitre a pour objet la réflexion de Durkheim. Ramel constate que le père de la sociologie française offre avant tout une compréhension sociologique des relations internationales. Sa réflexion souligne l’importance du milieu international comme structure contraignante pour les États envers la négociation et la coopération. À cet égard, la politique de puissance est une pathologie. Bien évidemment, Ramel prend à contrepied l’interprétation de Durkheim proposée par Kenneth Waltz. De même, si le milieu international existe, et qu’il agit sur le comportement des États comme un vecteur de modération, ceci ne permet pas de considérer le tout comme une société internationale. Pour Durkheim, cela s’explique par le fait que la nature du milieu international et son développement ne viennent pas remplacer l’État. L’État demeure l’horizon infranchissable des relations internationales.
Le second chapitre s’intéresse à la contribution de Georg Simmel. Ramel souligne que la réflexion du sociologue allemand débouche sur la présence de couples antinomiques. Ainsi, sa réflexion sur les conflits met parallèlement en exergue la dynamique de la coopération ; bref, il y a la présence d’une dualité consubstantielle aux réalités sociales. À une lecture statique des relations internationales, la pensée de Simmel substitue une lecture dynamique où la coopération s’articule avec le conflit. Il est intéressant de constater que contrairement à Durkheim, Simmel considère le conflit comme une source incontournable pour la réflexion sociologique. Cependant, le conflit n’est pas différent des espaces interne et externe : il y a – pour reprendre les termes de Ramel – une continuité de nature. Toutefois, ce n’est pas uniquement cette réflexion qui attire l’attention de l’auteur. Pour Ramel, les analyses de Simmel sur la vie internationale (la culture, l’Europe) montrent bien que la sphère internationale est traversée par des contradictions en perpétuel mouvement. Ce sont ces éléments contradictoires (comme l’ambivalence par exemple) qui engendrent conflit ou coopération, d’où l’utilité de projeter sur l’international la métaphore simmelienne du pont et de la porte.
La troisième étude est consacrée à Max Weber qui est certainement le sociologue classique auquel il est le plus largement fait référence dans les réflexions des internationalistes contemporains. Comme le souligne Ramel, les réflexions wébériennes sur la puissance et l’État sont le socle sur lequel se fonde constamment la réflexion réaliste. À cet égard, l’analyse de Ramel se veut un excellent survol de la réflexion du sociologue allemand en ce qui concerne les relations internationales qui présente, entre autres, les interprétations divergentes d’Aron et surtout de Colliot-Thèlène.
Finalement, la dernière étude porte sur la réflexion inachevée de Marcel Mauss sur les relations internationales. Ramel met bien en exergue les contributions très intéressantes de Mauss à la discipline. Il s’en dégage une tendance (une loi) qui est particulièrement intéressante dans le cadre actuel du système international : « les interdépendances entre nations engendrent un processus d’élargissement des appartenances humaines ». Si Ramel met en scène les éléments importants de la pensée de Mauss, il en souligne également les faiblesses, notamment la vision idéologique de son activité scientifique ; d’où l’idée avancée par Ramel que Mauss est une figure de transition dans l’élaboration d’une sociologie positive des relations internationales.
En conclusion, l’ouvrage de Ramel est intéressant. Il offre des perspectives renouvelées de l’utilité des sociologues classiques à l’étude des relations internationales. Ramel cherche à prendre à contrepied les observations d’Aron sur les sociologues classiques. Atteint-il son objectif ? En partie certainement, à la nuance près que l’on peut être en accord avec Aron à propos des faiblesses dans les réflexions de Durkheim et de Mauss sur la guerre. Le refus de Durkheim, par exemple, de considérer la fonction sociale de la guerre amoindrit l’intérêt d’une partie de la réflexion théorique contemporaine pour la discipline. Cependant, et on peut être d’accord avec Ramel sur ce point, sa vision favorise une meilleure analyse de l’importance du droit international dans les relations entre États. Par ailleurs, dans sa conclusion générale, Ramel rappelle bien que ses écrits ne visent pas uniquement à faire une revue généalogique de la discipline : les écrits des sociologues classiques demeurent pertinents et utiles pour l’étude des relations internationales. Si on peut partager son opinion à cet égard, il reste que l’ouvrage gagnerait en profondeur si l’auteur avait élargi son analyse à deux autres sociologues qui sont également mal connus par les internationalistes : Ferdinand Tönnies en amont, dont la fameuse distinction entre communauté et société est si importante dans l’approche libérale, et Norbert Élias en aval. Finalement, l’ouvrage intéressera ceux et celles qui souhaitent mieux connaître une partie de la généalogie méconnue de la discipline des Relations internationales.