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Le livre de Crocker, Hampson et Aall s’inscrit dans une longue tradition d’études se penchant sur les formes de conflits les plus graves et difficiles à résoudre. Cette tradition est inaugurée en 1986 par Edward Azar qui introduit son concept de conflit prolongé (protracted conflict) et continuée par les recherches de Gary Goertz et Paul F. Diehl sur les rivalités durables (enduring rivalries). Ces conflits récurrents qui causent des pertes humaines et matérielles exorbitantes et qui résistent à la plupart des tentatives de résolution sont à l’origine d’environ la moitié des guerres interétatiques depuis 1815. Les guerres civiles à caractère identitaire, de plus en plus fréquentes aujourd’hui, renferment également ce potentiel de radicalisation et pérennisation, comme les exemples de Chypre, de l’Irlande du Nord et du conflit israélo-palestinien l’ont démontré tout au long du 20e siècle.
Les auteurs de Grasping the Nettle introduisent un nouveau concept, le intractable conflict que l’on pourrait traduire par conflit intraitable, mais les auteurs prennent soin d’éviter cette interprétation afin de ne pas y rattacher une perspective trop pessimiste. Le intractable conflict est fondamentalement un conflit qui persiste dans le temps et qui s’est avéré imperméable aux efforts de négociation directe entre les parties ainsi qu’aux tentatives de médiation entamées par les tierces parties.
Les causes initiales du conflit ne contribuent pas forcément à son entrée dans le cercle vicieux des intractable conflicts. Plusieurs facteurs qui émergent tout au long du conflit déterminent souvent sa radicalisation. Par exemple, l’escalade de la violence qui renforce des stratégies de vengeance et de réciprocité entre les parties, la rentabilisation du conflit par les élites politiques (surtout dans des pays caractérisés par l’abondance et la fongibilité des ressources, comme l’Angola et la Colombie) ainsi que des constructions sociales qui favorisent la perception de somme nulle des enjeux disputés sont parmi les principales causes de la perpétuation des conflits.
Naturellement l’analyse de ce type de conflit est étroitement liée au rôle des tierces parties et à l’impact que leur intervention peut avoir sur l’évolution du conflit. Étant donné qu’il s’agit des différends de longue date qui ont développé une résistance particulière aux essais de négociation et résolution pacifiques, l’implication des intervenants externes ne garantit pas une évolution positive. Les tentatives de résolution échouées peuvent souvent rendre les positions des parties belligérantes encore plus inflexibles, en favorisant la méfiance et le cynisme de chaque côté ainsi que l’émergence des leaders radicaux. Par conséquent, les tierces parties devraient éviter autant que possible des attitudes biaisées en faveur d’un des belligérants ou des prises de positions ambiguës et incohérentes parce que cela peut facilement mener, dans le cas des intractable conflicts, à un manque de crédibilité aggravant la crise.
Les premiers chapitres qui réunissent les contributions d’importants spécialistes dans le champ de l’analyse des conflits, tels que William Zartman, Louis Kriesberg et Jacob Bercovitch, se concentrent sur la définition des éléments clés qui se trouvent au centre de ce livre et lancent les grandes directions théoriques qui seront par la suite mises à l’épreuve dans les études de cas qui constituent la deuxième partie de l’ouvrage. Ainsi, conflict intractability pourrait avoir comme cause une parité de puissance entre les adversaires, ce qui rend extrêmement difficile la victoire d’une partie et assure la prolongation des hostilités. Toutefois les limites de cette hypothèse sont observables dans le cas des conflits civils, où une partie, le gouvernement, est souvent plus puissante et bénéficie de beaucoup plus d’avantages organisationnels que les rebelles. Dans ce dernier cas, il y a un consensus parmi les auteurs quant à l’importance du contrôle des ressources par les rebelles, une situation qui facilite la prolongation et la radicalisation du conflit. Cette théorie est mise à l’épreuve dans les chapitres sur les conflits civils en Angola, par Paul Hare et en Colombie, par Cynthia J. Arson et Teresa Whitfield.
L’environnement géostratégique qui constitue le contexte dans lequel le conflit évolue peut avoir une influence déterminante sur sa résistance aux tentatives de résolution. Si la fin de la guerre froide a entraîné la fin de plusieurs intractable conflicts comme au Cambodge, en Amérique centrale, au Mozambique et en Allemagne, elle a également signalé l’émergence ou la prolongation d’autres conflits de ce type dans les Balkans, en Angola, en Colombie, au Cachemire, au Moyen-Orient et ailleurs.
Une autre conclusion générale qui fait l’unanimité chez les auteurs est l’importance des leaders politiques qui non seulement influencent les enjeux et la nature des griefs dans un conflit mais également les scénarios de résolution pacifique. Un changement de leadership politique est souvent le facteur fondamental qui signale le passage d’un conflit d’une phase d’intractability vers un stade plus favorable aux négociations ou à la médiation, comme nous l’avons vu en Afrique du Sud ou en Angola. Le conflit israélo-palestinien, traité dans les chapitres de Stephen Cohen et Shibley Telhamy, a également été tributaire, tant pour le mieux que pour le pire, des changements des dirigeants politiques israéliens et palestiniens. Souvent, dans de telles situations, c’est la tâche des tierces parties de remettre sur la table des négociations des options auparavant rejetées ou d’offrir de nouvelles solutions.
Les intractable conflicts sont généralement marqués par des cycles de violence récurrents. Dans beaucoup de cas, la violence joue un rôle central dans les stratégies quotidiennes des adversaires, ce qui à long terme augmente de façon exponentielle le nombre des victimes ainsi que les souffrances de la population civile. Toutefois certains conflits atteignent un stade d’immobilisme dans lequel la violence est suspendue pendant une période relativement longue, même si la menace d’une résurrection des hostilités reste toujours présente, comme c’est le cas à Chypre ou dans la Péninsule coréenne. Cette situation, qui est soit le résultat d’une prise de conscience des parties quant à l’utilité de l’emploi de la violence ou encore des actions d’une tierce partie qui a la volonté et la capacité de garantir les conditions d’un cessez-le-feu est, selon les auteurs, la meilleure alternative parmi une série de mauvaises solutions possibles. En d’autres termes, il faut essayer de gérer le conflit afin d’éviter la violence si la résolution n’est pas encore envisageable.
L’objectif de ce livre reste quand même de découvrir les modalités permettant de rendre les intractable conflicts plus réceptifs aux bénéfices d’une résolution permanente ainsi que de formuler des recommandations destinées à améliorer l’efficacité des interventions des tierces parties dans ce type de conflit. Cette conclusion relativement optimiste des auteurs est basée sur des études théoriques et empiriques poussées, riches en observations très utiles pour les spécialistes oeuvrant à la fois dans le milieu universitaire et politique. Fondamentalement, le mérite de ce livre est de montrer que le sort des millions d’êtres humains affectés par les intractable conflicts ne relève pas de la simple fatalité et que les élites politiques, tout comme les intervenants externes, détiennent souvent la clé de la paix.