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Cet ouvrage collectif, basé sur un colloque réalisé en 2002 (ftaa. Challenge or Pitfall ?, Clingendael Institute of International Relations, La Haya), constitue une analyse détaillée de la Zone de libre-échange des Amériques (zlea) et des conséquences commerciales et stratégiques que supposerait sa mise en route. Il inclut des articles de spécialistes de relations internationales de divers pays européens, américains et asiatiques. Les éditeurs ont structuré de manière cohérente le développement de l’argumentation en quatre parties, précédées d’une introduction et suivies d’une conclusion générale. Dans la première partie sont abordés les aspects plus généraux sur la zlea et les raisons de l’apparition de l’initiative. Vizentini (The ftaa and us Strategy. A Southern Point of View) explique le lien qui existe entre la zlea et les positions hémisphériques et internationales des États-Unis en général. Il estime que la zlea doit être comprise comme une partie intégrante de la stratégie globale des États-Unis dans l’après-guerre froide. L’article de Dorval Brunelle (The us, the ftaa, and the Parameters of Global Governance) identifie les antécédents de l’accord d’intégration hémisphérique. L’auteur considère que la proposition présentée lors du sommet de Miami a une triple origine : la Doctrine Monroe (1823), la Conférence pour les Amériques (1889) et la fondation de l’Organisation des États américains (1948), avec comme référence la plus proche l’Initiative pour les Amériques du président Bush (1990). Selon l’auteur, la zlea serait une extension du « modèle d’intégration » de l’alena vers le reste du continent, basée sur la baisse des droits de douanes, la mobilité du capital et des entreprises et les droits de propriété intellectuelle. Marc Lee (Through the Looking Glass. A Canadian Perspective on the nafta as a Forerunner to the ftaa) réalise une étude sur la signification et les conséquences de la zlea dans une optique canadienne, à la lumière des effets produits par le cufta (Canada-us Free Trade Agreement) et l’alena dans des domaines critiques généralement exclus de toute négotiation comme la flexibilité des marchés de travail ou les investissements. Il estime que telle que la question est posée on ne peut espérer qu’une augmentation considérable de la capacité des grandes entreprises pour aller là où elles le souhaitent, sans aucun mécanisme d’intérêt public capable d’agir comme contrepoids.
La deuxième partie comprend trois chapitres orientés vers l’analyse de la structure de la zlea, ses mécanismes institutionnels et procédures prévus, et elle expose l’existence d’une contradiction entre l’accent mis sur le développement social (Déclaration de Principes de 1994) et la faiblesse réelle de celui-ci, selon la construction juridico-institutionnelle du projet à négocier. L’article de Michel Duquette et Maxime Rondeau (The Puzzle of Institutionalizing a Free Market Continental Zone. The Nuts and Bolts of the ftaa) contient une description détaillée de la trajectoire des négociations et du travail des divers comités. Entre autres conclusions, les auteurs estiment que la zlea devrait être dotée d’un ensemble de nouveaux mécanismes institutionnels afin d’arriver à un consensus plus large sur les échanges inégaux et le développement social entre les pays, qui devraient garantir la redistribution des bénéfices, en particulier vers les économies de moindre dimension. Dans le chapitre suivant, Marianne Wiesebron (The Forgotten Society. Lack of Transparency and Democracy) met en question le caractère peu transparent du processus de négociation et s’interroge sur la question de savoir si la zlea stimule ou non le régime démocratique et rend possible son extension. Elle se demande si la démocratie doit être entendue dans un sens exclusivement politique ou si elle doit aussi inclure des droits spécifiques, sociaux et économiques ; dans ce dernier cas il est essentiel, estime-t-elle, qu’il existe un dialogue permanent avec les représentants de la société civile. Jorge Witker (Social and Economic Rights within the Context of the ftaa) approfondit la réflexion sur les conséquences que le processus d’harmonisation de la zlea impliquerait pour les différents systèmes légaux, en particulier sur les droits économiques et sociaux des personnes.
Dans la troisième partie sont traités les effets que pourrait avoir la zlea dans les pays et les mécanismes formels d’intégration déjà existants en Amérique du Sud, en particulier, sur le Marché commun du Sud (mercosur). Le rôle du Brésil et ses alternatives de politique comme puissance sous-régionale et acteur-clé du Mercosur sont analysés en profondeur, puisqu’il est considéré l’acteur central de l’espace sud-américain et l’unique pays ayant une capacité politique et économique pour discuter avec les États-Unis sur un projet alternatif (par exemple, l’Accord de libre-échange sud-américain de 1993) et pour obtenir des modifications éventuelles dans l’orientation et les fondements du projet zlea. Les articles de Samuel Pinheiro Guimarães (Brazil, mercosur, the ftaa and Europe) et de Jan van Rompay (Brazil’s Strategy Toward the ftaa) étudient la position du Brésil dans ces négociations dans le contexte de la politique internationale de la puissance sud-américaine et mentionnent les réticences de sa classe dirigeante face à ce contexte. Ils considèrent que les initiatives d’intégration et l’insertion du pays dans l’économie mondiale doivent être articulées avec les objectifs d’un programme national de développement économique et social qui tienne compte des véritables intérêts du Brésil, ce qui n’est pas évident dans le cadre de la zlea. Pinheiro Guimarães estime qu’aucune des grandes puissances n’est jamais arrivée à un tel niveau dans la stratification mondiale avec des politiques de libre marché et que toutes ont utilisé à discrétion les instruments et mécanismes – comme le protectionnisme sectoriel – qu’elles ont considéré comme irremplaçables pour poursuivre avec succès leurs fins politiques et économiques.
Dans la quatrième partie sont analysées les possibles conséquences de la zlea sur d’autres scénarios importants, multilatéraux et régionaux. L’article de Pitou van Dijck (ftaa. Implications for the World Trade System) constitue un apport substantiel pour la compréhension des conséquences qu’aurait la zlea sur les normes de l’Organisation mondiale du commerce (omc). Le lien zlea-omc n’est pas si facile à expliquer, étant donné qu’il faut d’abord démontrer pour quelles raison un pays comme les États-Unis préfère – à un moment donné de son histoire commerciale – l’option régionale au détriment de l’approche multilatérale. L’auteur considère que la formation de la zlea pourrait stimuler les négociations au sein de l’omc. Willy J. Stevens (The ftaa versus the eu Association Agrements), quant à lui, analyse la question de savoir si la zlea constitue un défi pour les intérêts de l’Union européenne en Amérique latine et dans les Caraïbes, étant donné que l’ue a remplacé les États-Unis, depuis le milieu des années 90, comme principal investisseur dans la région latino-américaine. Il compare la zlea avec les mécanismes de commerce et de coopération existants entre l’Union européenne et l’Amérique latine et estime que ceux-ci sont complémentaires et non incompatibles avec les accords en vue de réaliser la zlea. Pour cette raison, cette dernière doit être, selon lui, considérée comme un défi positif plutôt que comme une menace.
Après une présentation de Kurt W. Radtke, les articles de Yang Zerui (China’s Reaction and Strategy towards the Creation of the ftaa) et de Mitsuhiro Kagami (Effects of the ftaa on Japan), analysent le possible impact que la zlea pourrait avoir respectivement sur la Chine et le Japon. Zerui estime que la zlea aurait plus d’effets négatifs que positifs pour la Chine, étant donné son actuelle position en faveur d’une économie mondiale globale qui l’a conduite à une croissance des échanges avec l’Amérique latine. La faiblesse du Japon au cours des dernières années, son rôle déclinant dans la structure de pouvoir mondial, ainsi que son intérêt à participer dans des accords régionaux (asean), et en somme, le changement d’attitude de la Chine en faveur d’une économie mondiale internationalisée, sont des facteurs qui jouent un rôle important dans cette évolution. Kagami, quant à lui, estime aussi que seraient négatifs tant les effets de la zlea pour le Japon que ceux dérivés des accords de l’Europe avec les pays latino-américains de l’hémisphère, et signale que le Japon pourrait rester isolé par les deux types d’accord. Face à cette situation, la Chine et le Japon voient de bon oeil les progrès du système multilatéral d’accords commerciaux et d’investissements au sein de l’omc, comme une stratégie visant à éviter les effets négatifs des accords commerciaux comme la zlea.
Les conclusions du livre, rédigées par Raymond Buve, mettent l’accent sur les effets produits par la zlea sur les économies de moindre développement relatif de la région latino-américaine et sur le rôle excessivement limité de la société civile dans les processus d’intégration (zlea, mercosur, etc.). Elles soulignent que la société civile voit sous un jour négatif les intégrations asymétriques. Car la majorité de ses membres (syndicats, organisations non gouvernementales, etc.) considèrent qu’il n’existe guère d’accord possible entre les lois du marché et le développement économique et social.
À travers les divers auteurs et leurs textes on peut identifier quelques idées sous-jacentes communes qui assurent une certaine unité à ce livre. Parmi ces idées, une perspective de la structure politique internationale, les hésitations autour des accords, ceux qui sont « hémisphériques ou panaméricains » et les autres spécifiquement latino-américains, et l’accélération de la formation de blocs régionaux pendant les années 90, en une véritable prolifération quantitative et qualitative. Tant l’Accord de libre-échange de l’Amérique du Nord (alena) que la zlea sont représentatifs d’un nouveau style de régionalisme ; ils vont plus loin que les aspects purement douaniers. La conclusion partielle est que la signature d’un accord d’intégration ne garantit pas le succès d’une stratégie de développement, et la vraie signification de la zlea pour les États-Unis est mise en lumière, avec une dimension qui dépasse le seul domaine commercial, puisqu’elle inclut aussi des objectifs de type stratégique (sécurité, terrorisme, etc.). L’hégémonie nord-américaine n’a pas su dépasser les dilemmes propres à la realpolitik dans sa lutte pour l’extension de la démocratie et le libre-échange. Sa conversion au régionalisme, au détriment du multilatéralisme, serait ainsi seulement l’un des éléments de sa stratégie de pouvoir. En ce qui concerne ces conséquences, les auteurs considèrent que la constitution de la zlea produira des impacts profonds dans le monde, en particulier en Amérique latine, impacts non seulement commerciaux et industriels, mais aussi des transformations dans l’identité des peuples et dans leurs conceptions de la politique.
Une critique qui s’impose dans la perspective d’une lecture du sud du continent est que si le livre souligne bien l’importance du Brésil comme acteur régional et mondial, il nous laisse dans le brouillard sur l’opinion des éditeurs concernant le mercosur : s’agit-il pour eux d’un processus d’intégration en profondeur avec un objectif de développement conséquent pour les pays membres, ou seulement d’un outil employé pour améliorer la capacité d’insertion internationale de la puissance sous-régionale ? Ceci dit, l’ouvrage constitue un apport sérieux à la discussion déjà très complexe sur les accords régionaux, les normes multilatérales et la politique internationale des États-Unis, dans le contexte de la restructuration contemporaine de l’ordre mondial. Une lecture indispensable pour la compréhension des scénarios commerciaux globaux et régionaux.