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La chute des régimes communistes en 1989 et de l’Empire soviétique en 1991 a remis à l’ordre du jour le problème des frontières orientales de l’Europe comme dilemme fondamental de l’intégration et de l’élargissement de l’Union européenne (ue) en direction des pays de l’Europe centrale et orientale. Afin d’assurer sa crédibilité et de protéger ses membres, l’ue essaie d’exporter la stabilité et la prospérité au-delà de ses frontières sans importer les problèmes économiques et de sécurité de ses futurs voisins[1]. Ainsi, le discours de l’ue concernant le contrôle des frontières apparaît assez paradoxal, puisqu’il s’efforce de promouvoir les relations de bon voisinage tout en mettant l’accent sur l’application de l’acquis communautaire en termes de contrôle des frontières et d’application de régime de visas entre l’ue élargie et ses futurs voisins[2]. L’application de l’acquis communautaire par les nouveaux pays membres pourrait avoir un effet négatif sur les pays voisins, et ce en limitant les échanges économiques, culturels et sociaux. La frontière roumano-moldave représente à cet égard un cas particulier.

Les relations roumano-moldaves comportent certaines caractéristiques qui les différencient des autres relations entre voisins de la région. Les Moldaves roumanophones représentent une majorité dans la République de Moldavie et ils sont perçus en Roumanie comme une composante de la même nation sur la base d’un attachement culturel profond de langue et d’histoire communes. Cela représente une situation unique parmi les relations de voisinage et de coopération transfrontalières aux portes de l’ue et dont les ambiguïtés ont été accentuées par la décision de la Roumanie d’appliquer l’acquis communautaire à sa frontière avec la Moldavie en vue de son adhésion à l’ue. Liées par un passé commun, la Roumanie et la Moldavie se trouvent aujourd’hui devant un nouveau type de relation. Si la première fait presque déjà partie des « inclus », la deuxième n’obtient qu’un statut de voisin de l’ue élargie.

Classée comme État « faible » dont l’intégrité est remise en question par le sécessionnisme de la « République » de Transnistrie, la Moldavie est loin de représenter un territoire stable aux marges de l’Europe élargie[3]. C’est pour cette raison que Bruxelles a demandé à la Roumanie dès juin 2001 d’accélérer l’application de l’acquis communautaire à la frontière roumano-moldave en prenant une série de mesures administratives et techniques afin d’assurer la sécurisation de la frontière orientale de l’ue. Or, depuis l’indépendance de la Moldavie en août 1991, les relations roumano-moldaves ont connu autant de périodes de coopération que de discorde. Les divergences entre la Roumanie et la Moldavie ne pourront que s’accentuer si les nouvelles frontières tracées par Bruxelles poussent cette dernière dans le camp des exclus. Ceci pourrait avoir des répercussions non seulement sur les bonnes relations de voisinage mais également sur la sécurisation de la frontière orientale de l’ue. Qui plus est, comme dans le cas de l’élargissement de l’otan, la Russie reste un facteur externe important et dont il faut tenir compte lorsqu’il est question de l’élargissement de l’ue. Cela est d’autant plus vrai que les États membres de cette dernière semblent de plus en plus décidés à mettre en pratique le deuxième pilier de l’ue : celui se rapportant à la politique étrangère et de sécurité commune (pesc). Il faut noter que l’élargissement de l’ue n’inquiète pas la Russie au même point que celui de l’otan. Toutefois, comme les deux semblent venir presque simultanément, ils constituent des sources d’inquiétudes pour Moscou[4].

Cette analyse s’inscrit dans la littérature sur les ambiguïtés et les incohérences de la politique étrangère de l’ue à l’égard de ses nouveaux voisins[5]. Au plan théorique, la présente étude cherche à se distancier des analyses néolibérales institutionnelles qui mettent l’accent sur l’influence positive des organisations internationales sur le comportement des États, pour mettre en exergue le rôle potentiellement négatif (quoique involontaire) de celles-ci[6]. Il ne s’agit toutefois pas d’une analyse réaliste qui nierait complètement l’utilité des organisations internationales. Il s’agit plutôt de souligner les effets pervers qui peuvent découler de leurs actions. De plus, l’insistance sur l’importance du facteur identitaire dans les relations entre les différents acteurs ne doit pas masquer l’importance attachée par les auteurs aux facteurs matériels comme la dépendance économique ou la proximité géographique. Selon l’approche constructiviste, l’identité des États repose en partie sur les idées et les croyances partagées par leurs élites et par leurs populations et cette identité est censée influencer les intérêts et les préférences des décideurs en ce qui concerne la politique étrangère[7]. Notre approche admet que l’identité influence les décisions de politique étrangère mais souligne les limites imposées par les facteurs matériels sur ces dernières. En d’autres termes, les États ayant des voisins très puissants (comme la Moldavie avec la Russie ou le Canada avec les États-Unis) ont souvent une marge de manoeuvre « identitaire » limitée par leur dépendance économique ou politique envers ces derniers.

Le texte comporte deux parties. La première, plus historique, s’intéresse au développement des relations roumano-moldaves, de l’indépendance de la Moldavie en 1991 jusqu’au début de l’année 2005. Notre attention se porte sur la formulation de la politique étrangère des deux pays ainsi que sur l’impact de la politique russe dans la région. La seconde partie analyse l’impact de l’introduction de l’acquis communautaire à la frontière roumano-moldave sur la République de Moldavie dans un premier temps et sur les relations entre les deux pays dans un deuxième temps. En d’autres termes, le texte cherche d’abord à analyser les transformations qui sont survenues dans les relations de voisinage entre deux pays qui partagent des liens historiques particuliers dans le contexte de l’élargissement de l’ue, pour ensuite examiner l’influence de cet élargissement sur leurs relations et les implications que ces dernières peuvent avoir sur la sécurité de la nouvelle frontière européenne et sur la stabilité de la région.

I – Politique étrangère et question identitaire : les aléas des relations roumano-moldaves (1991-2005)

La Moldavie actuelle a été partie intégrante de l’Empire ottoman jusqu’en 1812 sous le nom de Bessarabie. Après l’annexion russe de 1812, la Bessarabie a appartenu à la Russie jusqu’en 1918 lorsque la révolution bolchevique a permis à la Roumanie d’incorporer la Bessarabie à son territoire[8]. Suite au pacte Ribbentrop-Molotov du 23 août 1939 entre l’urss et l’Allemagne nazie et après un ultimatum adressé à la Roumanie le 28 juin 1940, l’Armée rouge a occupé la Bessarabie et la Bucovine. Toutefois, suite à leur engagement fidèle auprès des Allemands, les Roumains ont pu reprendre la Bessarabie et la Bucovine en juin 1941[9]. Le mois d’août 1944 a signifié pour la Roumanie la rupture de l’alliance avec l’Allemagne et le début de son engagement aux côtés des Soviétiques. L’armistice du 23 août 1944 lui fera perdre la Bessarabie et la Bucovine du nord qui seront rendues à l’urss[10]. Cette annexion soviétique a été confirmée par le traité de Paris de janvier 1947. Ainsi, née de l’effondrement successif des Empires ottoman et russe et des partages territoriaux entre la Roumanie et l’urss, la République de Moldavie a toujours été un pays en quête d’identité cherchant à conjuguer à la fois son appartenance à l’Europe et à l’ancien espace soviétique[11].

Après avoir « quitté » l’urss le 27 août 1991, la Moldavie a connu une grave crise identitaire qui s’est traduite par une hésitation entre trois choix : s’unir avec la Roumanie, réintégrer la Russie ou consolider un État souverain et indépendant[12]. Après l’indépendance, l’unification avec la Roumanie semblait possible étant donné le fort sentiment unioniste des élites politiques roumaines. Lors des célébrations de la fête nationale du 1er décembre 1990, le président Ion Iliescu dénonçait « le Pacte Ribbentrop-Molotov et les injustices commises contre la Roumanie par l’histoire » tandis que le ministre roumain des Affaires étrangères, Adrian Nastase, parlait d’une éventuelle « confédération économique » avec la Moldavie ainsi que d’une éventuelle réunification basée sur le modèle allemand[13]. Pourtant, au début des années 1990, la Moldavie s’est plutôt divisée entre un est prorusse et un ouest nationaliste. C’est à ce moment que la vie politique moldave a commencé à manquer de cohérence. En effet, aucune politique claire à l’égard de l’identité nationale ou d’un projet de société national n’a pu émerger clairement. Ainsi, après avoir oscillé entre l’adoption d’une identité roumaine en relation avec la Roumanie et d’une identité moldave en relation avec la Russie, les autorités moldaves ont préféré opter pour la construction d’une identité moldave distincte[14]. À noter que les mouvements unionistes étaient en déclin depuis la fin des années 1980. En 1992, 87 % des populations rurales se reconnaissaient dans l’identité moldave plutôt que roumaine[15]. Il est également important de noter que l’indépendance avait favorisé l’émergence d’une nouvelle élite moldave qui ne désirait pas nécessairement voir ses intérêts remis en cause par la réunification avec la Roumanie[16].

Du côté roumain, la politique étrangère à l’égard de la Moldavie du début des années 1990 n’a pas été plus cohérente. Malgré certaines déclarations pro-unionistes faites par une partie de la classe politique roumaine[17], le désir de la Roumanie d’intégrer la République de Moldavie n’a jamais été exprimé explicitement. Parmi les raisons invoquées pour expliquer cette attitude de la Roumanie, la présence des 500 000 russophones en Bessarabie et en Bucovine du Nord est souvent évoquée[18]. À celle-ci s’ajoutent d’autres raisons telles que l’incapacité de la Roumanie à intégrer économiquement la Moldavie et le refus catégorique de la région séparatiste de Transnistrie d’intégrer la Roumanie. En ce qui concerne les débats à l’intérieur de la Roumanie, la question de l’unification avec la République de Moldavie n’a jamais fait l’unanimité et de nombreux Roumains craignaient que l’unification de leur pays avec un État faible ralentirait les réformes de démocratisation à peine entamées par la Roumanie. Qui plus est, la formulation de la politique étrangère roumaine du début des années 1990 commençait à être orientée de façon à développer la confiance de l’ue et de l’otan en évitant de projeter une image irrédentiste[19]. Ainsi, si les relations politiques, économiques et culturelles entre la Roumanie et la République de Moldavie n’ont pas cessé de se développer depuis 1992, elles n’ont jamais dépassé le stade des relations entre deux États distincts et souverains[20].

Les ambiguïtés de la politique étrangère roumaine à l’égard de la République de Moldavie se sont poursuivies tout au long des années 1990. Pendant que les élites moldaves oeuvraient à la construction d’un État indépendant et d’une nation moldave qui lui corresponde, les Roumains (malgré leur reconnaissance de la souveraineté de la Moldavie et son statut d’État indépendant) refusaient de reconnaître un peuple et une nation moldaves différents du peuple et de la nation roumaine. Cette attitude découlait de la définition ethniciste de la nation par les Roumains et s’opposait au caractère civique de la nation que la Constitution roumaine de 1991 s’efforçait de défendre[21]. C’est pourquoi la politique étrangère de Snegur à l’égard de la Roumanie sera orientée de façon à écarter toute possibilité de réunification. Lorsque la Roumanie a avancé un projet de traité bilatéral avec la Moldavie nommé « Traité de fraternité et d’intégration » en 1992, Chisinau avait plutôt insisté sur la ratification d’un traité de fraternité et de coopération tout en essayant d’éviter le mot intégration.

À partir de 1994, la position moldave à l’égard de son voisin roumain s’est durcie. C’est à cette époque que Snegur a commencé à percevoir les relations « spéciales » avec la Roumanie sous un angle différent en spécifiant que cette dernière et la Moldavie étaient deux États indépendants et qu’ainsi la question de leur unification n’était pas à l’ordre du jour de son gouvernement. Le 8 avril 1994, le nouveau parlement moldave approuvait d’ailleurs l’adhésion de la Moldavie à la Communauté d’États indépendants (cei). Il va sans dire que la Roumanie a perçu cette décision comme une injustice et une légitimation des actes « criminels » du passé (en référence au pacte Molotov-Ribbentrop[22]). Lors de la conférence « Notre maison. La République de Moldavie », organisée par le gouvernement moldave le 5 février 1994, Mircea Snegur a dévoilé sa nouvelle vision des relations roumano-moldaves en stipulant qu’il s’agissait de deux peuples différents habitant deux États indépendants. Ces déclarations ont été perçues par Bucarest comme étant anti-roumaines et elles ont poussé le président Iliescu à parler de la Moldavie comme d’un « État artificiel » tout en insistant sur la thèse selon laquelle il s’agissait de deux États « roumains[23] ». Pour envenimer le débat, la nouvelle Constitution de la Moldavie, adoptée le 29 juillet 1994, stipulait que « la République de Moldavie est un État souverain, indépendant, unitaire et indivisible[24] » et que « la langue traditionnelle de la république est la langue moldave et que son écriture est basée sur l’alphabet latin[25] ». La Constitution moldave faisait donc explicitement référence à la langue moldave et non pas à la langue roumaine[26].

En 1995, les deux pays avaient donc des positions très divergentes sur leurs relations bilatérales. Pendant que Bucarest parlait de relations « spéciales et de fraternité » avec la Moldavie, Chisinau accusait le gouvernement roumain de vouloir accorder la citoyenneté roumaine aux Moldaves sans même demander l’avis des autorités moldaves. C’est pourquoi la formule « deux États roumains » a été rejetée et que le gouvernement moldave a clairement indiqué qu’il ne désirait signer qu’un simple traité bilatéral avec la Roumanie plutôt qu’un traité « spécial » tel que demandé par Bucarest[27]. Petru Lucinschi, successeur de Snegur et ancien secrétaire du comité central du Parti communiste de l’Union soviétique sous Mikhail Gorbatchev, a quant à lui clairement réorienté la politique étrangère de la Moldavie vers la Russie en soulignant que les relations avec la fédération russe constituaient une priorité pour la Moldavie et qu’elles devraient se développer considérablement.

En 1997, la proposition de l’ancien président Mircea Snegur d’un traité qui favoriserait l’intégration culturelle et économique avec la Roumanie a été rejetée par le président Lucinschi qui refusait d’adopter une position pro-roumaine. C’est pour cette raison que cette proposition de traité a été suivie en 1999 par une tentative de compromis par laquelle la Moldavie devait accepter l’idée de « culture, civilisation et langue communes » et la Roumanie les références à l’inviolabilité de la frontière commune. La partie roumaine, représentée par le ministre des Affaires étrangères, insistait pour que le traité soit scellé en avril 2000[28]. Condamné à la fois par les forces politiques roumaines et moldaves, le traité n’a finalement jamais été ratifié.

La venue au pouvoir des communistes moldaves lors des élections du 25 février 2001 a contribué à l’approfondissement de l’éloignement entre la Roumanie et la Moldavie[29]. Alors que la Roumanie continuait d’insister sur les « relations privilégiées » avec son voisin moldave, le nouveau président, Vladimir Voronin, se déclarait, encore plus ouvertement que son prédécesseur Lucinschi, en faveur d’une étroite coopération avec la Russie. Le rapprochement avec cette dernière devant s’effectuer par la construction d’un État et d’une nation moldave distincte qui devrait comporter moins de références à la culture roumaine. Le 18 novembre 2001, le président Voronin a négocié et signé un traité d’amitié et de coopération avec la Russie qui garantissait un statut spécial à la langue russe. Un changement majeur dans le programme scolaire devait ainsi remplacer les matières « histoire des Roumains » et « langue et littératures roumaines » par « histoire des Moldaves » et par « langue et littératures moldaves[30] ».

Ces changements dans l’orientation de la politique culturelle moldave ont été perçus par la Roumanie comme un retour à la russification et à la politique soviétique[31]. Les nouvelles politiques culturelles entreprises par le gouvernement de Chisinau constituaient pour Bucarest une tentative de rétablir le moldovenisme ethnique en imposant la langue russe comme langue de communication interethnique, et ce afin de trouver un élément identitaire distinct entre les deux peuples vivant des deux côtés du Prout[32]. Pour les Roumains, l’essence de la crise identitaire de la classe politique en Moldavie reposait sur son incapacité à définir une « identité moldave » autonome et reposant sur des traits et des qualités singulières étant donné la similitude incontestable avec l’identité roumaine[33]. Si les Moldaves n’abandonnent pas l’idée de la construction d’une identité moldave distincte de l’identité roumaine, les Roumains n’acceptent pas l’existence d’un peuple moldave qui serait différent du peuple roumain. Cet intérêt de la Roumanie envers la population d’origine roumaine vivant dans la République de Moldavie, démontre que la perte de la Bessarabie en 1940 a signifié pour les Roumains la mutilation de leur territoire, une cicatrice de l’histoire qui n’a jamais vraiment été acceptée[34]. L’année 2001 a marqué un approfondissement du conflit diplomatique roumano-moldave. À partir de ces divergences, les relations entre les deux pays ont été caractérisées par le formalisme et la méfiance et la situation ne s’est améliorée qu’à partir de fin 2004.

Le Traité politique de base[35] qui devait régulariser les relations bilatérales entre les deux pays a constitué, au cours de l’année 2003, un des points de divergence entre les deux parties. La partie moldave insistant fortement sur la nécessité de remplacer le terme de « partenariat privilégié » par le simple terme de « partenariat ». Ainsi, au milieu de l’année 2003, la partie roumaine avait proposé l’adoption d’une Déclaration concernant un « Partenariat européen » entre la Roumanie et la République de Moldavie qui pourrait être signé aux plus hauts niveaux et qui aurait pu représenter à la fois « la spécificité de la relation bilatérale et une logique européenne[36] ». La partie moldave n’a pas donné suite à cette proposition et la question de la signature du traité reste, à cette date, ouverte puisque aucune des deux parties n’accepte les propositions faites par l’autre. Le texte du traité, scellé à la fin de l’année 2000, n’a jamais été signé et la partie moldave a présenté aux autorités de Bucarest un nouveau texte fort différent du texte initial. Ce nouveau texte présenté par les autorités de Chisinau n’a pas été accepté par Bucarest car la plupart des similitudes de langue, de culture, de civilisation et d’histoire entre les deux pays y étaient occultées.

Si les deux pays ont des positions très différentes concernant leurs interprétations de l’histoire, il n’en reste pas moins que la Moldavie a besoin d’un appui économique et politique de la part de la Roumanie non seulement en ce qui concerne la résolution du conflit en Transnistrie mais également pour son éventuel rapprochement avec l’ue. De son côté, et en vue de son adhésion à l’ue, la Roumanie a essayé d’aborder la relation avec la Moldavie de façon à développer une zone de stabilité et de sécurité sur la frontière orientale de l’Union européenne et de l’otan. Cela est en accord avec sa stratégie visant à intégrer l’ue en 2007.

Les dernières élections roumaines de novembre-décembre 2004 ont porté au pouvoir un gouvernement de centre-droite avec pour président l’ancien maire de Bucarest, Traian Basescu. Ce dernier insiste sur un changement majeur de la politique étrangère roumaine envers la République de Moldavie. Lors de sa visite à Chisinau le 21 janvier 2005, le président roumain a déclaré que la relation avec le voisin moldave constituerait une priorité de son mandat présidentiel[37]. Basescu a également souligné que l’avenir européen de la République de Moldavie « devait être assumé en tant qu’obligation morale de la société roumaine » et que « la Roumanie appuierait toute implication de l’ue et des États-Unis dans la résolution du conflit en Transnistrie[38] ».

Afin d’apaiser les relations roumano-moldaves, les présidents Basescu et Voronin ont adopté le 21 janvier 2005, lors de la visite du président roumain à Chisinau, une Déclaration commune qui soulignait le désir des deux parties de se conformer aux standards et aux normes internationales et européennes dans le but de consolider la sécurité européenne et régionale et de développer les relations entre les deux États dans les domaines politique, économique, social et culturel[39]. Quelques mois plus tard, le président Voronin affirmait que « les relations avec la Roumanie sont très bonnes » et qu’il n’y a aucun problème territorial entre la Moldavie et son voisin roumain[40]. Ce réchauffement des relations diplomatiques roumano-moldaves s’inscrit d’ailleurs dans l’orientation proeuropéenne de la « nouvelle politique étrangère » moldave. Nouvelle politique qui n’est pas sans inquiéter Moscou.

L’influence russe

L’influence de la Russie dans la région reste importante et elle doit être considérée sous plusieurs aspects comme la qualité des relations entre Moscou et la République de Moldavie, le développement des relations avec l’ue et le dialogue avec la Roumanie. Marius Vahl considère même que la volonté d’implication de l’ue dans le règlement du conflit en Transnistrie entraînera un choc entre l’irrésistibleforcede l’européanisation vers l’est et l’inamovible objet de la présence continuelle de la Russie dans la région[41].

Après son intervention dans le conflit en Transnistrie en 1992, la Russie a laissé derrière elle un impressionnant arsenal militaire ainsi que près de 9 000 soldats[42]. Le refus de la Russie de retirer complètement ses équipements militaires et ses troupes de Transnistrie au 31 décembre 2003, malgré la promesse faite au Sommet de l’osce à Istanbul en 1999, a été perçu par de nombreux observateurs internationaux comme une tactique de Moscou visant à appliquer la doctrine de « l’étranger proche » à la Moldavie et à lui permettre de conserver son influence dans la région[43]. En novembre 2003, et contrairement aux engagements pris en 1999, le ministre de la Défense russe, Sergeï Ivanov, envisageait de proroger la présence d’un contingent russe, qualifié de force de maintien de la paix jusqu’en 2020[44]. Près de deux années plus tard Ivanov affirmait que « les troupes russes ne quitteraient pas la Transnistrie tant que l’arsenal militaire ne serait pas rapatrié en Russie[45] ».

Cette attitude de la Russie en Transnistrie semble s’inscrire dans une lutte de pouvoir et d’influence dans l’ancien espace soviétique. Pour Moscou, le but est d’y maintenir son influence et d’atténuer celle de l’ue ou des États-Unis surtout après le dernier élargissement de l’otan. Un exemple de ce jeu de pouvoir concerne les différences d’attitude à l’égard de certains leaders séparatistes de Transnistrie. Si les États-Unis et l’ue se sont entendus pour émettre des interdictions de voyager à l’encontre de ces leaders en février 2003, Moscou à refusé de suivre cette ligne. En fait, le soutien de la Russie à l’égard des zones séparatistes se traduit par la fourniture de passeports russes aux ressortissants de ces zones ou d’un soutien aux échanges commerciaux entre ces zones et les régions de Russie[46]. Il faut également admettre que la pression faite par les États-Unis en direction de Moscou pour trouver une solution au conflit en Transnistrie est de plus en plus soutenue. Le 27 juillet 2005, William Berns, l’ambassadeur américain à Moscou, appelait la Russie à conclure un accord avec Chisinau en ce qui concerne l’évacuation des troupes russes de Transnistrie[47].

La proposition de la Russie de « fédéraliser » la République de Moldavie comme solution au conflit en Transnistrie a été durement critiquée à Bucarest, et ce d’autant plus que Vladimir Poutine avait l’intention d’agir sans l’assentiment des organisations internationales comme l’osce. Le Memorandum Kozak, rendu public par le président Voronin le 17 novembre 2003, n’aurait rien fait d’autre que de légaliser et consolider le régime de Tiraspol à l’intérieur de la « fédération » moldave tout en garantissant à la Russie une influence permanente sur le nouvel État et, implicitement, sur la région tout entière[48]. C’est ainsi que le 22 juillet 2005, pour éviter que la formule de réglementation du conflit et la future architecture de l’État moldave soient dictées par Moscou, le Parlement moldave a adopté une loi concernant les principes de base du règlement du conflit et a élaboré le statut juridique de la région. La loi représente un compromis entre toutes les forces politiques moldaves et prévoit que la Transnistrie obtiendra une large autonomie dans le cadre de la République de Moldavie[49]. Soutenue par plusieurs délégations du Conseil Permanent de l’osce, la loi a été très critiquée par Moscou et Tiraspol qui voyaient derrière celle-ci une décision unilatérale de Chisinau pour trouver une solution au conflit[50].

De puissants facteurs politiques, économiques, culturels et militaires retiennent la Moldavie dans la sphère d’influence russe. Ceci a pour effet de rendre encore plus difficiles les relations roumano-moldaves étant donné l’aversion profonde de la Roumanie à l’égard de la Russie depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale et l’instauration du communisme. Qui plus est, le gouvernement communiste de Chisinau a longtemps été perçu à Bucarest comme étant l’émanation des intérêts de Moscou en Moldavie. Vladimir Poutine a ainsi encouragé le président Voronin à réorienter l’économie moldave (fortement dépendante de la Russie) vers la cei et à appliquer une politique linguistique et culturelle de russification. La domination économique et politique de la Russie sur la Moldavie complique donc davantage les relations de cette dernière avec la Roumanie. À cet égard, l’ancien président roumain Ion Iliescu stipulait « qu’un élément favorable pour la Roumanie est le fait de ne plus avoir une frontière commune avec la Russie[51] ». Il faut noter que la politique anti-roumaine promue par Chisinau à partir de 2001 a été perçue par les Roumains comme étant dictée par Moscou afin d’envenimer les relations roumano-moldaves et consolider une identité moldave pro-russe[52].

Un des événements qui a contribué à semer une part de doute quant aux intentions réelles de la Russie par rapport à la région, plus spécifiquement face au sort de la Transnistrie, a été un entretien accordé à la chaîne nationale de télévision de Russie le 31 mai 2004 par le directeur de l’Institut de stratégie nationale de la fédération russe, Stanislav Belkovski. Ce dernier a lancé l’idée d’une possible réunification de la Bessarabie à la Roumanie à condition que la Transnistrie devienne un État indépendant. Cette « voix non officielle » du Kremlin soulignait que « la République de Moldavie n’existait pas en tant que nation unitaire et qu’elle ne pourrait jamais exister, car elle avait été créée de façon artificielle par Staline[53] ». Belkovski se prononçait ainsi publiquement pour une reconnaissance internationale de l’indépendance de la Transnistrie et pour la réintégration de la Bessarabie à la Roumanie. Selon lui, il s’agissait de l’unique chance pour la République de Moldavie de joindre l’ue un jour. Concernant la Gagaouzie, elle devait acquérir un statut d’enclave autonome[54].

Les déclarations de Stanislav Belkovski ont été perçues dans les milieux politiques de Bucarest comme une « diversion » de la part de la Russie envers la Roumanie, comme un piège tendu par le Kremlin aux Roumains. Ces derniers voyaient derrière ce plan non officiel une nouvelle machination de la Russie pour conserver son influence dans la région par l’entremise de la Transnistrie qui, après une éventuelle réunification de la Bessarabie avec la Roumanie, aurait pu retourner sous l’influence totale de la Russie. De plus, si la Roumanie tient à défendre la langue et la culture roumaines en Moldavie, elle n’est pas prête à réintégrer la Bessarabie. La Roumanie étant aujourd’hui partie intégrante de l’otan, elle ne peut penser à une éventuelle unification avec la République de Moldavie sans évaluer l’impact que pourrait avoir cette modification territoriale sur la sécurité de la région. La réouverture du dossier de la réunification avec la République de Moldavie n’est donc ni opportune ni désirable.

Que ce soit par la domination économique ou par sa présence militaire en Transnistrie, la Russie reste donc très influente dans la région car Moscou cherche à conserver son influence dans l’espace ex-soviétique occidental. En ce qui concerne la Moldavie, si elle n’avait jamais exprimé un désir clair de distanciation par rapport à la Russie, les choses ont commencé à changer à partir du moment où l’ue a lancé sa Politique européenne de voisinage en mars 2003. Lors des élections de mars 2005, le communiste Voronin a ainsi coupé l’herbe sous le pied de l’opposition en récupérant le discours proeuropéen en vogue en Géorgie et en Ukraine[55]. Cette attitude de l’ex-partisan de Moscou n’a pas été sans indisposer les dirigeants russes. Les députés russes allant jusqu’à réclamer la suspension des importations de produits moldaves et la fermeture du robinet énergétique[56]. Les luttes d’influence dans le nouveau voisinage de l’ue sont ainsi loin d’être terminées. Il faut néanmoins souligner que l’attachement des Moldaves à l’Europe est durement mis à l’épreuve par l’imposition des mesures de sécurité, exigées par l’ue, à la frontière entre la Moldavie et la Roumanie.

II – La nouvelle frontière de l’ue : partenariat ou exclusion ?

Depuis le 25 avril 2005[57], l’adhésion de la Roumanie à l’ue semble irréversible. Cela implique qu’à partir du 1er janvier 2007, la République de Moldavie deviendra le voisin direct de l’ue élargie en partageant 684 km de frontière avec la Roumanie. Or, le conflit non résolu en Transnistrie et la présence de matériel militaire et de troupes russes sur son territoire constituent une menace non seulement pour l’indépendance et l’intégrité territoriale de la République de Moldavie mais également pour l’espace est-européen au grand complet[58]. Plusieurs rapports internationaux attirent l’attention sur l’exacerbation du trafic illégal des marchandises et des personnes dans l’Europe du Sud-Est. Depuis le début des années 1990, cette région est devenue la cible des trafiquants d’armes, de drogues et d’êtres humains. Un grand nombre de personnes en situation illégale en provenance d’Asie transitent par la Roumanie pour arriver en Europe de l’Ouest.

Étant donné les problèmes de sécurité auxquels sera exposée l’ue après 2007, des demandes spéciales en termes de sécurisation des frontières sont d’ores et déjà exigées pour les pays candidats tels que la Roumanie. Ces demandes impliquent une série de mesures et d’actions allant de la simple demande de passeports jusqu’à l’imposition de visas entre la République de Moldavie et l’ue élargie. Les pays candidats doivent donc respecter les mêmes règles que les pays membres de l’ue. La Roumanie, en tant que pays candidat, se trouve devant un nouveau type de relations avec son voisin moldave qui, lui, ne se trouve pas dans le processus d’adhésion aux structures européennes[59].

Pour poursuivre les négociations d’adhésion, la Commission européenne a demandé aux Roumains d’imposer un passeport aux citoyens en provenance de la République de Moldavie. La principale raison invoquée par Bruxelles était la sécurisation de la frontière en la rendant moins exposée à l’immigration clandestine et aux trafics de toutes sortes venus d’Asie et de l’ex-urss[60]. Ainsi, l’accord sur les voyages réciproques entre la Roumanie et la Moldavie, signé le 29 juin 2001, prévoit l’introduction d’un régime de passeports à la frontière roumano-moldave alors que pendant douze ans le passage de la frontière se faisait sur la base d’une simple présentation d’une carte d’identité. Depuis la signature de cet accord, les Moldaves ressentent un double abandon[61]. D’un côté, l’ue les renvoie derrière un mur avec les « exclus » que sont la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine. De l’autre, la Roumanie ferme ses frontières en modifiant l’orientation de ses « relations spéciales » avec la République de Moldavie. Comme le soulignait un Moldave en 2002, « J’ai entendu dire que dans quelques mois les Roumains n’auront plus besoin de visa pour aller dans l’Union européenne. Et pour nous ? Pour nous, il y aura toujours un visa. Et d’ailleurs il y a pire. La frontière que vous voyez là, juste en bas, ils sont en train de la fermer[62]… »

D’après le ministère des Affaires étrangères roumain, les relations privilégiées avec la République de Moldavie ont poussé la Roumanie à lui accorder un régime différent, inscrit officiellement dans le document de position du chapitre 24 – Justice et Affaires intérieures – de l’acquis communautaire. Ainsi, les citoyens moldaves n’auront pas besoin d’un visa pour aller en Roumanie avant 2007. Toutefois, malgré les nombreuses déclarations de la part du gouvernement roumain promettant de tenir compte du caractère spécial des relations entre les deux pays, le souci sécuritaire de soumission des frontières à un contrôle plus rigoureux l’emporte sur le souci de ménager les liens affectifs avec les Moldaves. Le choix de la Roumanie d’imposer des mesures strictes au passage de la frontière a été perçu par les Moldaves comme une décision pragmatique et individualiste. Comme le soulignait un journaliste moldave, « la Roumanie ne cédera pas un millimètre de ses priorités européennes au nom de ses ‘relations spéciales’ avec la République de Moldavie[63] ».

L’inquiétude des Moldaves par rapport au changement de statut de la frontière roumano-moldave n’est pas sans fondements. D’après une étude réalisée par l’Institut de Politiques Publiques de Varsovie, plusieurs conséquences négatives ayant suivi l’application de l’acquiscommunautaire sur la frontière entre la Roumanie et la Moldavie ont pu être identifiées. Premièrement, la plupart des Moldaves qui traversent fréquemment la frontière avec la Roumanie sont ceux qui résident dans les localités transfrontalières et qui représentent une catégorie ayant peu de moyens financiers[64]. L’imposition du régime de passeport et l’adoption du principe du visa par la Roumanie envers la République de Moldavie impliquera certainement des effets néfastes sur les relations familiales, le milieu des affaires et d’autres liaisons entre groupes. Étant donné le coût élevé du passeport (32 euros), seule une petite minorité de Moldaves peut continuer à voyager vers la Roumanie. Comme mesure compensatoire, le gouvernement roumain a alloué en 2001 un fonds de un million de dollars américains destiné à couvrir les frais de passeport pour la population pauvre de Moldavie et envisage d’établir avant la fin de l’année 2006 un système simplifié d’obtention de visa.

Deuxièmement, l’application de l’acquis communautaire par la Roumanie aura également certains effets négatifs sur l’économie transfrontalière. Ces effets ont commencé à se faire sentir dès la fin de l’année 2001. Depuis des années, un nombre important de paysans moldaves traversaient quotidiennement la frontière pour vendre leurs produits en Roumanie où le pouvoir d’achat est plus élevé. Mais à 32 euros le prix du passeport moldave, dans un pays où le salaire mensuel moyen est d’à peu près 50 euros, nul doute que ce petit commerce accusera durement le coup. Comme le soulignait un Moldave en 2002, « Nous sommes inquiets. Si l’ue demande un jour à la Roumanie de nous imposer des visas, ce sera la fin du commerce transfrontalier qui fait vivre beaucoup de monde chez nous[65]. »

Comme l’évolution des relations roumano-moldaves en témoigne, le « nouvel ordre » établi par Bruxelles a non seulement créé des exclus mais il a également compliqué les relations entre deux pays voisins qui partagent « plus qu’une frontière ». La méfiance réciproque instaurée au niveau des gouvernements roumain et moldave après la venue au pouvoir des communistes en Moldavie, a été accentuée par les décisions et les mesures prises par la Roumanie pour appliquer l’acquis communautaire sur sa frontière orientale. D’ailleurs, en 2002-2003, la volonté de la Roumanie de se conformer aux normes européennes a été habilement exploitée par les leaders communistes de Chisinau qui soulignaient que si la Roumanie s’éloignait, la Russie se rapprochait. Comme le disait Vladimir Voronin, « pourquoi chercher notre bonheur ailleurs si nous pouvons résoudre nos problèmes dans la cei[66] ».

L’ue et la Moldavie : à la recherche d’une stratégie de partenariat

Maintenue à l’écart des pôles d’intégration que sont Bruxelles et Moscou, la République de Moldavie a le profil de certains États « lisières » de l’Europe à la frontière de l’espace européen. Classifiée comme un pays où l’autoritarisme a échoué et où le pluralisme politique existe « par défaut » comme dans la plupart des États faibles, la Moldavie est aujourd’hui le pays le plus pauvre d’Europe[67]. D’après le dernier rapport du pnud, en termes d’idh (indice de développement humain), la Moldavie se classe 113e sur 177 pays[68]. En 2002, 40 % de la population moldave vivait en dessous du seuil de la pauvreté.

La République de Moldavie est un pays qui n’avait, jusqu’à récemment, pas vraiment intéressé l’ue. L’intérêt de cette dernière envers la Moldavie s’est développé à partir de mars 2003, au moment où elle a décidé de se rapprocher de ses nouveaux voisins afin de sécuriser sa frontière orientale. Jusqu’à ce moment, le problème posé par la région sécessionniste de Transnistrie demeurait le seul enjeu pour lequel la communauté européenne s’intéressait à la Moldavie. Le fait que l’ue n’ait pas envisagé d’établir une représentation diplomatique à Chisinau avant le 16 mars 2005 témoigne du peu d’intérêt de Bruxelles envers Chisinau[69].

L’adhésion de la République de Moldavie au Pacte de stabilité pour l’Europe du Sud-Est (psese) le 28 juin 2001 était censée reconnaître l’appartenance de la Moldavie à l’espace sud-est européen et confirmer un engagement plus soutenu de la part de l’ue en faveur du processus de stabilisation et de démocratisation du pays. Force est de reconnaître que la portée symbolique du pacte à été très importante, et ce, malgré le fait que la République de Moldavie ne bénéficie que d’un statut particulier marginal. Comparé avec les Balkans occidentaux, Chisinau ne peut pas bénéficier des Accords de stabilisation et d’association (asa) qui envisagent, à terme, l’intégration dans l’ue des pays non associés.

Au point de vue juridique, la République de Moldavie bénéficie également de clauses commerciales limitées dans le cadre du système général de préférence de la Commission européenne et de crédits et d’assistance dans le cadre du projet tacis[70]. À cet effet, un Accord de partenariat et de coopération (apc) a été signé en novembre 1994 et est entré en vigueur le 1er juillet 1998. Il s’agit d’un accord qui dessine une vision technique, sans message politique, et sans aucun potentiel d’évolution vers une perspective d’adhésion de la Moldavie à l’ue[71].

De son côté, la Moldavie a fait preuve d’une politique étrangère ambiguë et peu cohérente à l’égard de l’Union européenne. L’ordre du jour des premiers gouvernements de Chisinau ne comportait pas de références à l’intégration européenne. Le gouvernement agrarien d’Andrei Sangheli (1994-1997) plaçait la coopération avec la cei au premier rang et accordait peu d’importance à l’ue. Ce n’est qu’en 1998, avec l’administration du jeune réformiste Ion Sturza, que l’intégration européenne a commencé à devenir un objectif stratégique de la politique étrangère moldave[72]. Entre 2001 et 2003, le gouvernement moldave a tenu un double discours. D’une part, le président Voronin exprimait son désir de resserrer les liens avec la Russie et avec la cei tandis que de l’autre, il essayait de consolider ses relations avec l’Occident (ue et otan). Qui plus est, si les présidents du Parlement et de la République soutenaient fortement l’engagement électoral du Parti communiste d’adhérer à l’Union Russie-Biélorussie (urb), le président Voronin créait par décret une commission nationale d’intégration à l’ue. Cette commission, présidée par le premier ministre Vasile Tarlev, était chargée d’élaborer le plan national d’intégration. Cette ambiguïté Est/Ouest avait déjà été présente dans le discours politique des autorités de Chisinau. Petru Lucinschi avait ainsi déclaré aux médias que « personne en Europe ne m’a dit qu’il fallait quitter la cei pour renforcer les relations avec l’Europe[73] » alors que le président Voronin déclarait « que la République de Moldavie deviendrait un nouveau Cuba d’Europe[74] ».

L’impossibilité de construire un État viable et la crise identitaire qui frappe le pays ont donc rendu encore plus opaque la politique étrangère moldave par rapport à l’ue[75]. Le projet russe de fédéralisation n’a d’ailleurs pas aidé à clarifier cette politique. Par l’acceptation, en novembre 2003, du Mémorandum Kozak, le président Voronin avait démontré sa loyauté envers la Russie et sa position ambiguë par rapport aux instances internationales. Peu de temps après, Voronin, par crainte de transformer la Moldavie en une fédération qui protégerait trop les intérêts russes, a rejeté le plan Kozak et provoqué la colère de Moscou. Ainsi, incapable de produire une politique étrangère cohérente, la Moldavie est longtemps restée dans l’ombre, loin de l’attention de l’ue.

Un tournant important dans les relations entre la Moldavie et l’ue est survenu lors de la publication de la Communication de la Commission européenne intitulée « L’Europe élargie – voisinage : un nouveau cadre pour les relations avec nos voisins de l’Est et du Sud » le 11 mars 2003. Le document se voulait un instrument de promotion de la stabilité et de la sécurité des frontières européennes en intégrant les futurs voisins de l’ue dans une coopération économique plus étroite tout en les encourageant à adopter les normes et les valeurs européennes en matière de démocratie. C’est par cette Politique européenne de voisinage (pev) que la Moldavie reçoit depuis 2003 plus d’attention de la part de l’ue. Ainsi, la Communication de suivi de la Commission du 1er juillet 2003 propose, dans le cadre de la pev, une aide technico-économique basée sur l’expérience des programmes communautaires déjà implantés interreg, phare et tacis[76]. Des coopérations transfrontalières renforcées de part et d’autre de la frontière externe de l’ue sont prévues dans la pev afin de démontrer que la nouvelle frontière pouvait être sûre sans être fermée et qu’elle pouvait assurer la sécurité intérieure de l’Union sans affaiblir les solidarités locales et régionales[77].

Néanmoins, l’offre de proximité et de rapprochement de l’ue et la participation à certains programmes de coopération ne résolvent pas le problème de « l’exclusion ». Au contraire, l’ue s’efforce de ne pas laisser croire à la Moldavie qu’elle pourra un jour faire partie de ses institutions[78]. La Politique européenne de voisinage laisse entendre que la Moldavie, tout comme l’Ukraine et la Biélorussie, bénéficiera d’un partenariat européen de voisinage soutenu et spécifiquement adapté à ses besoins mais sans lui laisser l’espoir qu’un jour elle fera partie intégrante de l’ue[79]. La vision manichéenne d’un Nous-les inclus/Eux-les exclus reste encore valide. Dans son dernier rapport sur la Moldavie, la Commission européenne stipule clairement que « la Politique européenne de voisinage qui devrait être dissociée de la question d’une éventuelle adhésion à l’ue, réglementée par l’article 49 du traité sur l’Union européenne, offre le cadre de partenariat le plus adéquat[80] ». Le défi pour l’ue à l’égard de la Moldavie, de l’Ukraine et de la Biélorussie, est d’arriver à dissocier ce qui aux yeux de ses voisins était ses deux principales « vertus ». En d’autres termes, l’ue doit maintenant réussir à favoriser les transformations démocratiques de ces pays sans leur promettre une intégration. Cela implique la mise en place d’une approche qui donne l’impression à ces États d’appartenir à l’Europe mais sans en être membre à part entière[81].

Les Plans d’action pour la République de Moldavie, qui sont une partie intégrante de la pev, ont vu le jour au mois de décembre 2004 et ont été signés conjointement à Bruxelles par la République de Moldavie et par l’ue le 22 février 2005. Ces plans représentent un message plus engagé de la part de l’ue à l’égard de la Moldavie. De manière plus concrète, les Plans d’action comprennent un chapitre sur la coopération pour régler le conflit en Transnistrie auquel s’ajoutent des promesses pour inciter la Russie à respecter ses obligations de retrait militaire ainsi que de grands efforts pour renforcer la surveillance des frontières[82]. Malgré toutes ces promesses, certains analystes s’accordent à dire que l’ue ne s’impliquera pas dans le conflit en Transnistrie et sera tentée d’entretenir une relation ambiguë avec la Moldavie pour ne pas détériorer ses relations avec la Russie[83].

La Moldavie participe ainsi aux politiques européennes en vertu de son nouveau statut de partenaire mais sans faire partie de ses institutions. Si l’incitation à la coopération économique est grande, le message politique en direction de la Moldavie reste encore faible. Ce que les Moldaves désirent c’est une perspective (même très lointaine et nébuleuse) d’adhésion à l’ue et cela manque dans la Politique européenne de voisinage[84]. Or, plusieurs experts s’accordent à dire que dans un pays pauvre où l’État est faible, il est difficile de convaincre la société d’effectuer des réformes (parfois contraignantes) sans avoir un but final bien établi[85].

Conclusion

Nous avons cherché à analyser dans cette étude l’impact de l’élargissement de l’ue sur les relations entre deux pays partageant une histoire et une culture communes, la Moldavie et la Roumanie. Cette situation unique en Europe de l’Est justifie notre intérêt à y porter une attention particulière. En effet, contrairement aux relations des futurs adhérents à l’ue en 2007 (Bulgarie et Roumanie) avec leurs autres voisins, le binôme Roumanie/Moldavie implique un attachement culturel particulier. D’où un impact potentiellement négatif des mesures de l’acquiscommunautaire instaurées par la Roumanie à sa frontière avec la Moldavie. Ces mesures, qui ont pu s’apparenter à des mesures d’exclusion à l’encontre des Moldaves, pourraient, si elles ne sont pas compensées par des mesures facilitant l’intégration, déboucher sur le renforcement d’une identité moldave anti-européenne. Même si le président Voronin semble avoir délaissé sa rhétorique russophile au profit d’un discours pro-européen, les manoeuvres de déstabilisation de Moscou ne sont pas à exclure. À cet égard, l’implication de l’ue en Moldavie est de première importance pour soutenir le développement des tendances démocratiques.

Or, si l’ue semble décidée de se rapprocher de la Moldavie par sa politique de voisinage, les mesures imposées à la frontière roumano-moldave à partir de 2001 ont plutôt envoyé un message de rejet. La politique de sécurité de l’ue à l’égard de ses futurs voisins reposait donc, jusqu’en 2005, sur des postulats territoriaux et sur des pratiques visant à contrer les menaces « externes ». Cette conception exclusive et réaliste de la sécurité s’oppose à une conception plus fonctionnaliste et coopérative. Le paradoxe est ici troublant puisque cette dernière conception de la sécurité est celle qui a présidé à la construction de la paix en Europe après 1945[86]. Ce genre de politique de sécurité territoriale a pour effet de créer de la frontière et de repousser les États qui ne sont pas candidats à l’intégration de l’autre côté d’une ligne de front. Le risque associé à la création de « périmètres de sécurité » n’est pas négligeable[87]. En effet, comment l’ue pourra-t-elle influencer ses voisins si elle les tient à distance[88] ? Cette attitude européenne à l’égard des futurs voisins, malgré une inflexion plus intégrative depuis 2003, ne risque-t-elle pas de démoraliser les Moldaves qui pourraient repousser les réformes nécessaires à l’établissement des principes démocratiques. Une Moldavie non démocratique risquerait d’entretenir une instabilité porteuse de dérives criminelles. C’est à ce genre de situation que l’ue cherche à mettre un terme avec sa pev. L’effet risque pourtant d’être contraire aux attentes.

Comme l’approche constructiviste le souligne, l’identité d’une collectivité se développe en fonction des interactions qu’elle entretient avec les collectivités qui l’entourent. Or, depuis 2001, l’ue a fait pression sur la Roumanie pour que celle-ci assure un meilleur contrôle à sa frontière avec la Moldavie. Ce contrôle a entraîné des difficultés de circulation entre les deux pays en plus de repousser les Moldaves de l’autre côté de la frontière européenne. À noter que si l’on accepte le découpage régional avancé par Buzan et Waever, les deux pays seraient membres de deux « complexes de sécurité régionale » différents, la Roumanie appartenant au sous-complexe balkanique du complexe ouest-européen alors que la Moldavie est incorporée dans le complexe post-soviétique[89]. Advenant le cas où l’ue serait trop lente à corriger ses politiques de voisinage, il existe un vrai risque de voir les Moldaves se replier sur une identité conflictuelle à l’égard de l’Europe occidentale. Ceci n’augurerait rien de bon puisque la coopération essentielle pour gérer les problèmes de criminalité transfrontalière risquerait d’être interrompue. Qui plus est, le sommet Russie/ue du 10 mai 2005 visant à bâtir une « grande Europe », n’a pas débouché sur l’adoption de politiques concrètes. Un des problèmes concerne la question de l’espace commun de sécurité, incluant la gestion multilatérale des conflits « figés » (Frozen) de l’ex-urss comme celui de Transnistrie. Malgré les signes de bonne volonté de Moscou, le sommet n’a pas conduit à l’adoption de mesures communes de sécurité[90].

L’ue est donc face à un dilemme important : comment rassurer les opinions publiques des États membres les plus anciens face aux menaces qui peuvent provenir des nouveaux voisins à l’est, sans antagoniser ces derniers en les repoussant au-delà d’un périmètre de sécurité de plus en plus imperméable ? Ce dilemme touche également la Roumanie qui se retrouve dans la délicate position d’avant-poste de ce périmètre européen de sécurité face à la Moldavie. Comme nous l’avons vu, cette situation a pour effet de rendre les relations entre les deux États encore plus difficiles à gérer qu’elles ne l’étaient jusqu’en 2003. Il ne reste alors qu’à espérer que l’ue puisse trouver une solution satisfaisante pour toutes les parties. Il en va de l’harmonie des relations entre la Moldavie et la Roumanie mais également de la stabilité de la région et de l’Europe tout entière.