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Avec la fin de la guerre froide, les États-Unis deviennent la seule hyper puissance d’un système international unipolaire. Dans ce contexte inédit, le reste de la planète s’intéresse à ce qui se passe dans ce pays, notamment en matière de politique étrangère. D’où l’intérêt d’un livre comme celui d’Ivo H. Daalder et James M. Lindsay, deux anciens directeurs dans le Conseil national de sécurité, sous l’Administration démocrate de William Clinton.
Ce livre portant sur la politique étrangère de l’Administration de George W. Bush durant ses trente premiers mois, comporte, en plus des remerciements d’usage, douze chapitres, des notes bibliographiques et un index. Après avoir défini dans le premier chapitre la « révolution Bush », les deux auteurs se sont d’abord penchés sur Bush et sa garde rapprochée, sa vision et les étapes de formation de son équipe (chap. 2, 3 et 4), ont ensuite examiné les huit premiers mois de son mandat (chap. 5) et l’impact des attentats du 11 septembre 2001 sur lui (chap. 6) et sur sa stratégie, sa définition des menaces extérieures et ses campagnes militaires (les cinq avant-derniers chapitres), et ont enfin identifié notamment les menaces d’une approche unilatérale pour l’intérêt national américain (chap. 12).
Au niveau de leur cadre théorique, Daalder et Lindsay partent d’une perspective réaliste pour disséquer ce qu’ils appellent la « révolution Bush » en matière de politique étrangère. Avant de s’y pencher, ils ont fait l’historique de la définition de l’intérêt national des États-Unis de George Washington à George W. Bush. L’industrialisation du pays et son renforcement ont favorisé les courants internationaliste et impérialiste au détriment de celui isolationniste. Deux traditions se sont disputées la définition de l’intérêt national, la première est multilatéraliste (W. Wilson), la seconde est hégémoniste (H. Lodge). Pour les wilsoniens qui partagent le principe d’exceptionnalité des États-Unis, l’engagement américain favorable à la création d’un système d’institutions internationales et au renforcement du droit international, est la clé d’un monde démocratique. En s’intégrant, en leader, à ce système basé sur le principe de sécurité collective, ce pays peut servir ses intérêts, propager ses valeurs et limiter l’anti-américanisme. En agissant à partir de ces institutions, il en fait des instruments clés de sa politique étrangère. La tradition hégémoniste est quant à elle basée sur les cinq prémisses suivantes : 1) les États-Unis vivent dans un monde dangereux ; 2) l’État-nation est l’acteur clé de la politique mondiale et il agit selon ses propres intérêts ; 3) la puisance militaire est sa pièce maîtresse ; 4) les accords multilatéraux et les institutions internationales ne sont ni essentiels ni nécessaires pour les intérêts américains dans le monde, d’où s’il y a besoin le recours à des coalitions ad hoc de volontaires ; 5) les États-Unis sont l’unique superpuissance et les autres pays les perçoivent ainsi. Partant de ces principes, les hégémonistes estiment que la puissance militaire de leur pays et son utilisation représentent la clé de garantie de la sécurité de ses intérêts, et qu’en cas du refus des organisations internationales d’en tenir compte, il pourrait agir de manière unilatérale. Pour eux, les États-Unis peuvent et doivent donc agir sans bornes, c’est-à-dire sans se soucier des contraintes du système international.
Les vainqueurs hégémonistes des multilatéralistes ont voulu profiter de l’effondrement de l’Union soviétique pour transformer le moment unipolaire en une ère unipolaire.
Selon la thèse de Daalder et Lindsay, George Bush, un hégémoniste, a lancé une révolution en politique étrangère qui consiste en la redéfinition de la manière américaine d’agir dans le monde. Cette thèse est basée sur deux hypothèses. La première : dans un monde dangereux, la meilleure façon de garantir la sécurité des États-Unis c’est de se défaire des contraintes imposées à leur liberté d’action par les alliances, les institutions et les traités internationaux. Étant la cible de choix de tout pays ou groupe hostile à l’Occident, l’unique superpuissance américaine ne peut compter que sur elle-même pour se protéger et tout traité formel avec d’autres ne ferait que limiter sa marge de manoeuvre et donc menacer sa sécurité. Le recours à l’action unilatérale vise à contrer de façon préventive les dangers imminents ou déjouer les menaces potentielles (terrorisme, prolifération des armes de destruction massive, États voyous). Mais en cas d’impossibilité d’exercice unilatéraliste, des coalitions ad hoc de pays volontaires peuvent être formées. Donc, des États-Unis sans bornes sont un pays qui jouit d’une meilleure sécurité puisqu’il pourrait utiliser sa puissance militaire pour renverser les régimes voyous et changer le statu quo international des cinquante dernières années. La seconde hypothèse : cette révolution qui n’est le fruit ni d’un coup néoconservateur, ni des attaques terroristes du 11 septembre, est l’oeuvre de Bush qui a profité de cet événement pour renforcer une tendance annoncée lors de sa campagne présidentielle de 2000 et déjà visible dans la politique de son administration.
Au niveau méthodologique, Daalder et Lindsay ont adopté un cadre d’analyse historique. Il leur a permis d’examiner de près l’oeuvre de George Bush, de la comparer avec celle de ses prédécesseurs, et de la présenter comme révolutionnaire.
Cet ouvrage bien documenté, arrive au moment où la communauté internationale est préoccupée par la politique étrangère américaine. Il apporte deux types de contribution. Le premier touche à l’avancement des connaissances dans ce domaine, et le second concerne un aspect pratique. Pour le premier expliquant les facteurs à l’arrière des décisions de Bush, il permet d’abord, l’identification des sources théoriques hégémonistes de la vision de Bush, vision novatrice qui n’est pas totalement en rupture avec les autres traditions et l’expérience passée ; ensuite, la clarification des courants intellectuels d’une administration où des internationalistes pragmatiques côtoient des nationalistes purs et durs et des démocrates impérialistes. Ce tableau complexe permet de se débarrasser du terme attrape-tout de « néoconservateurs » ; enfin, la mise en valeur du rôle de l’acteur-individu dans le façonnement de la politique étrangère. Ce faisant, on rend justice à Bush qui cesse d’être la marionnette d’autres pour devenir le maître de sa propre révolution. Pour le second aspect, fruit de l’opposition des deux auteurs à la « révolution Bush », on recommande l’adoption d’une approche multilatéraliste de coopération puisque celle unilatéraliste d’une Amérique sans bornes n’est pas de nature à rendre ce pays plus en sécurité, qu’elle le coupe davantage de ses alliés et qu’elle l’empêche même, à moyen ou long terme, d’atteindre ses propres objectifs stratégiques (sécurité, prospérité, liberté).
Mais s’il est vrai que l’unilatéralisme de Bush est porteur de menaces réelles pour son pays et qu’il a démontré ses limites, notamment en Afghanistan et en Irak post-guerre, le multilatéralisme, tel que pratiqué durant les cinquante dernières années, n’est-il pas en partie responsable du statu quo qui a exacerbé les tensions dans l’ordre international et fragilisé plusieurs régions du monde ? Rappelons-nous, entre autres, plusieurs conflits non encore résolus depuis plusieurs décennies. Il serait peut-être temps de revisiter aussi le multilatéralisme et de refonder ses institutions, dont l’onu, pour se donner un monde doté de plus de paix et de sécurité et où les menaces globales à la sécurité internationale, tels l’islamisme radical, le terrorisme et la criminalité transcontinentale, seraient mieux endiguées grâce à une réelle coopération de tous autour d’un leadership américain plus démocratique, plus clairvoyant et plus sensibles aux intérêts des autres États.