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De tous les ouvrages de politologie consacrés aux conflits ethniques, celui de Taras et Ganguly est sans doute l’un des plus clairs et des plus synthétiques. Se présentant comme un manuel destiné aux étudiants en relations internationales, il est autant pédagogique que prospectif. Pédagogique, car l’ouvrage se propose comme une mise au point conceptuelle des paradigmes permettant de saisir la réalité des conflits ethniques, multipliant les définitions, détaillant les théories et modèles sociologiques relatifs à l’identité culturelle. Prospectif, car il est parcouru en filigrane par la question de l’opportunité et de la légitimité de l’intervention, spécialement celle des États-Unis, dans les conflits internes. Divisée en deux grandes parties, l’analyse porte dans un premier temps sur le conflit ethnique et la politique internationale et, dans un second temps, sur des cas choisis de conflits.
La première partie de l’ouvrage est axée sur les approches du conflit ethnique. Approche notionnelle, tout d’abord, qui vise à faire le tri entre les diverses définitions et interprétations que l’on peut donner à un type de conflictualité difficile à analyser. On sait les objections majeures faites à la catégorie de « conflit ethnique ». Elle serait un concept « fourre-tout » qui cacherait essentiellement des réalités soit économiques, soit de seule compétition politique. Dans les deux cas, l’idée d’un conflit purement culturel et d’affrontement identitaire serait factice et illusoire. En rappelant les différentes approches sociologiques du conflit (culturaliste, constructiviste, instrumentaliste…), ses interprétations diverses selon des schémas d’échec de la modernisation, de la mobilisation ou de l’intégration, les auteurs mettent le lecteur sur les voies d’une appréhension intellectuelle qui donne à la conflictualité ethnique toutes ses dimensions et lui rend toute sa complexité, loin du déni a priori de toute rationalité ou du préjugé d’inconsistance qui en sont les modes les plus usités d’intelligibilité. Un deuxième chapitre replace le conflit ethnique dans la perspective du droit international actuel : du droit des minorités à celui de l’autodétermination des peuples avec les questions soulevées par les revendications séparatistes et les sécessions d’États. Les troisième et quatrième chapitres de cette partie traitent de « l’internationalisation du conflit ethnique » et de l’intervention internationale comme instrument de règlement des conflits. Des développements intéressants sont consacrés aux trajectoires d’internationalisation. Ces dernières peuvent dériver des interventions de parties extérieures au conflit s’ingérant dans les disputes civiles. Elles peuvent apparaître aussi comme des conséquences inévitables dues au trafic d’armes ou de drogue ainsi qu’aux jonctions de réseaux terroristes favorisées par le développement de la guerre. L’internationalisation d’un conflit par le biais des flux transnationaux de populations déplacées et réfugiées qu’il peut occasionner est aussi à souligner. Quant à la recherche des solutions, elle s’inscrit dans les perspectives de restauration progressive de la paix que sont le peacekeeping, le peacemaking et le peacebuilding onusiens sans oublier l’intervention des États ou, de plus en plus, celle des ong comme médiateurs et facilitateurs de paix.
Dans la deuxième partie de l’ouvrage, cinq cas sont retenus allant des problèmes soulevés par les rapports de la Russie avec ses minorités, aux cas du Québec, du Sri Lanka, de l’Érythrée et de la Yougoslavie. Vastes problèmes, qui n’ont ni les mêmes racines, ni le même contexte, ni les mêmes moyens de résolution. La disparition de l’Union soviétique va réveiller les sentiments nationalistes et identitaires durement réprimés dans l’espace de son empire. Le cas tchétchène, bien analysé dans l’ouvrage, est révélateur de la résurgence d’un nationalisme longtemps immergé. Le conflit tchétchène diverge du cas de l’Érythrée et du séparatisme qui conduisit ce pays à se séparer de l’Éthiopie, bien qu’ironie du sort, ce soit le lâchage par Moscou d’Addis-Abeba puis l’appui américain à l’Érythrée qui aient amené à l’indépendance de cette dernière. Les guerres identitaires en Afrique ne sont pas non plus à mettre toutes au même plan, comme le fait hâtivement la théorie des « États effondrés ». Dans une explication convaincante sur le cas Rwandais, les auteurs montrent bien « l’invention » des identités hutu et tutsi à partir d’une situation de réel métissage des deux appartenances et ce, pour des causes de pouvoir et de lutte pour le partage des ressources. Le cas Yougoslave est aussi à situer, à sa manière, dans le cadre d’une désintégration d’empire et de reconstitution d’identités. Mais il est inséparable pour son interprétation d’une volonté explicite de ressusciter le nationalisme « grand serbe », à l’instigation d’anciens apparatchiks communistes. Comparer des situations qui ne sont pas comparables ne conduit nulle part au plan de l’analyse. Les auteurs en sont bien conscients qui ne placent pas, bien évidemment, la question québécoise au même niveau d’intelligibilité que celui de la Tchétchénie ou du Sri Lanka. De manière très juste, l’accent est mis dans la question du Québec sur la culture constitutionnelle et démocratique du Canada qui transporte le débat et les stratégies au plan des moyens légaux et des procédures référendaires de sécession au sein d’un État fédéral. De même que, dans le cas du séparatisme québécois, les facteurs économiques, évolutifs différenciés, sont à prendre en compte pour expliquer les évolutions de la demande indépendantiste. C’est dire les nuances qu’il faut apporter pour faire échapper l’analyse à un unilatéralisme causal qui s’exprimerait dans les seuls termes des enjeux culturels. L’ouvrage se conclut par un appel à une politique américaine compréhensive et libérale à l’égard des revendications culturelles, du fait de la constitution même de la nation américaine, et à un interventionnisme raisonné et bien compris qui ne tombe pas dans les rets d’une politique aventurière et d’enlisement, mais qui ne cède pas non plus - mais on en est bien loin aujourd’hui – aux sirènes de l’isolationnisme.
En conclusion, l’ouvrage de Taras et Ganguly se présente comme un livre fort utile et extrêmement bien documenté. Un glossaire des concepts et catégories politiques et anthropologiques le complète de façon bienvenue. On ajoutera que des questions en fin de chacun des chapitres permettront aux étudiants de bien « réviser » leurs théories et cas. Ce n’est pas le moindre mérite de cet ouvrage que de combiner à la fois les aspects pratiques du manuel avec une analyse ouverte et intelligente de situations complexes, là où les clichés et les réductions paresseuses et automatiques tiennent lieu trop souvent d’explications savantes.