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Domaine insaisissable, marqué par des conflits interétatiques, des luttes de pouvoirs et des alliances politiques incertaines, les problématiques internationales n’ont été l’objet que d’une attention subalterne par la philosophie, en quête d’une vérité qui a souvent eu du mal à s’accommoder des compromissions et des intrigues de la chose politique. Les enjeux fondamentaux des relations internationales pour le devenir des sociétés humaines, en particulier la question incontournable de la guerre, ont néanmoins suscité des réflexions philosophiques méconnues mais fécondes, et dont l’histoire n’a cessé de montrer l’actualité. Restituer ces réflexions dans leur contexte historique et socio-politique, offrir des extraits de textes fondamentaux et donner des références biographiques pour approfondir la lecture des grands auteurs sur la question représentent les principaux objectifs de cet ouvrage.
Rédigé par des chercheurs au Centre lyonnais d’études sur la sécurité internationale et la défense (clesid), la Philosophie des relations internationales propose un recueil de textes et de notes biographiques couvrant une trentaine d’auteurs différents. Les trente-trois chapitres de l’ouvrage s’articulent autour de ces auteurs en suivant une progression chronologique qui débute à la fin du Moyen Âge et s’achève avec des oeuvres contemporaines : Dante, Marsile de Padoue, Érasme, Machiavel, Francisco de Vitoria, Francisco Suarez, Jean Bodin, Hugo Grotius, Thomas Hobbes, Samuel Pufendorf, Baruch Spinoza, Fénélon, John Locke, Christian Wolff, Émeric de Vattel, Abbé de Mably, David Hume, Abbé de Saint-Pierre, Gottfried W. Leibniz, Montesquieu, Jean-Jacques Rousseau, Emmanuel Kant, Jeremy Bentham, Friedrich Gentz, Benjamin Constant, Georg W.F. Hegel, Gustave de Molinari, Alexandre Kojève, Jacques Maritain, Éric Weil, John Rawls, Jürgen Habermas, Michael Walzer. Chaque chapitre propose une synthèse de deux à trois pages de la pensée de l’auteur, des extraits très sélectifs de passages relatifs à une ou plusieurs oeuvres et enfin une notice bibliographique. Dans l’introduction de l’ouvrage, Ramel et Cumin présentent une synthèse sur la philosophie des relations internationales, en distinguant notamment trois principales approches qui, dès la fin du Moyen Âge, ont animé les réflexions sur ce thème : l’approche réaliste, le droit des gens et enfin la critique du droit des gens.
La perspective réaliste entend s’affranchir des hypothèses théoriques ou théologiques susceptibles de « déformer » l’observation des problèmes internationaux pour décrire ces derniers, en particulier les rivalités et les conflits entre nations, à partir de l’observation lucide des faits. Si ce réalisme épistémologique a été associé, après la Seconde Guerre mondiale, à une approche « scientifique » des relations internationales, des auteurs classiques comme Machiavel, Hobbes ou Hume, peuvent en revendiquer la paternité. Contrairement à l’approche réaliste, le droit des gens repose sur des règles juridiques qui découlent de principes éthiques universels inspirés de la théologie, du droit naturel ou encore de la raison. Ces règles juridiques supposent donc une réflexion philosophique et métaphysique préalable sur la nature de l’homme. Francisco de Vitoria et Francisco Suarez souligneront par exemple l’appartenance à une communauté humaine internationale qui appelle des règles de conduite et des lois interétatiques s’inspirant des préceptes de la charité chrétienne. D’autres auteurs, comme Wolff, Locke ou Puffendorf s’opposeront à la vision belliqueuse de Hobbes pour proposer une conception plus sereine et plus optimiste de la nature humaine, de laquelle doit découler des obligations morales et légales entre les États. La dernière approche dénonce le manque de réalisme et la fragilité du droit des gens à partir d’une perspective historique et anthropologique qui se veut plus explicative que juridique. Proposant des réformes politiques et constitutionnelles (Rousseau, Kant) ou encore des analyses historiques des liens entre le commerce et la guerre (Constant, Molinari), cette critique du droit des gens débouchera souvent sur une vision idéaliste des relations internationales et de leur évolution vers un système pacifié.
En dépit de la diversité des oeuvres référencées dans l’ouvrage et de la période très longue qu’elles couvrent, plusieurs thèmes ont mobilisé de façon récurrente les réflexions philosophiques sur les relations internationales. Le premier, quasiment omniprésent, est celui de la guerre. Pour certains auteurs, comme Machiavel, Hobbes ou Bodin, la guerre apparaît comme un attribut inaliénable de la souveraineté. Mais dans la plupart des cas, éliminer ce fléau ou en réglementer sévèrement l’usage représente le principal défi de la politique internationale. Ainsi, le concept de « paix perpétuelle » entre les États proposé par l’abbé de Saint-Pierre au début du xviiie siècle connaîtra un fort retentissement dans toute l’Europe. De nombreux auteurs comme Rousseau, Leibniz, Kant, Bentham, Gentz ou Constant, commenteront les travaux de l’abbé ou proposeront leur propre vision de ce concept aussi généreux qu’utopique. Pour Fénélon et Bodin, la recherche d’un équilibre des pouvoirs entre les principales puissances européennes apparaît comme le meilleur moyen d’éviter la guerre. D’autres penseurs, constatant son caractère endémique voire inévitable s’attacheront plutôt à définir les modalités d’une « guerre juste ». Si la paix ne peut être perpétuelle, la guerre doit être régie par des règles qui définissent sa légalité, sa légitimité et en limitent l’ampleur. L’humanisme chrétien d’Érasme ou encore le « droit de la paix et de la guerre » de Grotius s’inscrivent dans cette perspective. Le thème des « guerres justes et injustes » animera également les réflexions contemporaines de Walzer, qui analysera notamment le cas de l’Irak et de la guerre du Golfe. D’autres problèmes fondamentaux, comme l’expansion du commerce international et la question des droits de l’homme que la constitution de vastes empires coloniaux va mettre à l’ordre du jour, vont également révéler le caractère transnational de certains enjeux et donc la nécessité d’une collaboration entre les nations. Cet impératif de conciliation entre les puissances et d’établissement de règles communes pour régler des questions qui transcendent les frontières nationales sera à l’origine des réflexions sur l’émergence d’un droit international. Dominées au départ par des références religieuses et dogmatiques (Suarez, Fénélon, Grotius, Pufendorf), ces réflexions prendront, à partir du xviiie siècle, une forme de plus en plus pragmatique et objective (Montesquieu, Bentham, Gentz). Cependant, les liens entre les nations ne reposent pas seulement sur des règles formelles de droit. L’émergence d’institutions transnationales et d’une identité cosmopolite va également contribuer à promouvoir la solidarité internationale et le respect de règles communes. Cette vision cosmopolite et universaliste des relations internationales se manifestera sous diverses formes : élaboration d’une « société civile universelle » (Wolff), construction d’une « culture planétaire » et d’une « société universelle » (Hegel, Kojève), émergence d’une identité « post-nationale » et d’un « état cosmopolitique » (Habermas), constitution d’un « conseil consultatif supranational » (Maritain) ou d’une « organisation mondiale du travail social » (Weil).
L’ouvrage de Ramel et Cumin apporte certainement une contribution essentielle à la renaissance de la philosophie des relations internationales. En effet, par la richesse des oeuvres référencées, la pertinence et la précision des commentaires de chaque auteur, ce livre n’est pas seulement une compilation littéraire de travaux plus ou moins anciens. Il constitue un véritable guide pédagogique concis et clair pour explorer les bases philosophiques et historiques des relations internationales à partir d’écrits originaux d’auteurs qui ont marqué cette discipline. La pluralité et la profondeur des points de vue exprimés à travers ces oeuvres apportent un recul salutaire pour appréhender avec plus de sagesse des questions internationales souvent envisagées de façon strictement descriptive et évènementielle. Ce regard philosophique n’est jamais frivole ou inconséquent. Les auteurs référencés ont tous, par la perspicacité de leurs observations ou par leur propre expérience politique, apporté une contribution originale et essentielle à la compréhension des relations internationales de leur temps. Philosophie des relations internationales apporte donc des concepts, des outils et des références historiques fondamentales pour appréhender le monde d’hier et d’aujourd’hui. Ouvrage autant historique que philosophique, ce recueil commenté de textes fondamentaux évite le piège d’une interprétation de concepts anciens isolée du contexte particulier qui leur a donné naissance. Ainsi, les introductions à chaque auteur s’attachent, pour l’essentiel, à décrire les évènements historiques et les circonstances particulières qui ont contribué à façonner des écrits qui ne prennent véritablement leur sens qu’une fois replacés dans leur contexte d’époque.
Si cette démarche permet d’éviter les récupérations hasardeuses et les anachronismes, elle limite dans une large mesure l’utilisation qui peut être faite d’idées ou de théories dont la modernité semble évidente. La prévention des conflits, l’émergence d’une citoyenneté cosmopolite, l’élaboration et l’application d’une réglementation internationale, la constitution d’institutions supranationales, l’utilisation par certains dirigeants de la menace extérieure pour renforcer la cohésion et le contrôle de la population, la promotion du commerce international pour renforcer la solidarité interétatique et réduire les risques de guerres, la dénonciation des dangers liés à l’émergence de superpuissances remettant en cause l’équilibre des pouvoirs ou encore les critères qui définissent ce qu’est une « guerre juste » ne sont pas des préoccupations désuètes d’un autre temps. Il serait aisé d’en trouver des applications très actuelles et tout aussi préoccupantes qu’autrefois. Le lecteur pourra donc difficilement résister à la tentation d’une mise en perspective de ces théories anciennes par rapport aux problèmes d’actualité, malgré la sévère mise en garde de Ramel et Cumin qui se refusent à s’engager dans cette voie, qualifiée de « tendance qui risque de se transformer en gangrène si l’on n’y prend garde ». À bon entendeur, salut!
On regrettera peut-être aussi un certain déséquilibre dans la place accordée aux différents auteurs. Ainsi, les écrits de Francisco Suarez et de Jean Bodin occupent moins de deux pages alors que l’espace accordé aux extraits de De Vitoria ou de Maritain, qui semblent moins essentiels, est au moins dix fois plus important. De même, l’absence de certains auteurs, en particulier les penseurs antiques ou encore Marx, est pour le moins surprenante, bien que Ramel et Cumin s’en expliquent dans l’introduction. Si ces choix au niveau des textes présentés semblent quelquefois arbitraires, ils favorisent délibérément la découverte d’auteurs plus méconnus, ce qui constitue en définitive une des principales qualités de l’ouvrage. Malgré l’absence de cadre intégrateur bien étayé pour positionner les différents auteurs, pour en déduire des tendances générales, des écoles ou des préceptes dans la conduite des affaires internationales, l’ouvrage séduira autant les historiens que les philosophes et les praticiens de la politique que la lucidité d’un Machiavel ou l’esprit visionnaire d’un Wolff ne manqueront pas d’interpeller.