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Depuis la fin de la guerre froide, l’école dite néo-réaliste en relations internationales, avec à sa tête des spécialistes comme John Mearsheimer et Kenneth Waltz, soutient que la division Est-Ouest est née naturellement de la balance du pouvoir établie à la fin de la Seconde Guerre mondiale entre les États-Unis et l’Union soviétique, que la guerre froide a offert la stabilité et a permis d’éviter les conflits justement à cause de la bipolarité qui s’est établie et que le monde de l’après-guerre froide nécessite l’établissement d’une nouvelle balance du pouvoir. De plus, la décomposition du bloc soviétique et de l’urss elle-même demande que le monde occidental prenne les devants dans la prévention des conflits dans l’ancien espace soviétique et que les États-Unis maintiennent l’otan, renforcent la défense de ses partenaires européens, surtout la Grande-Bretagne et l’Allemagne, et vont jusqu’à proposer, comme le fait John Mearsheimer que l’Allemagne soit équipée d’armes nucléaires afin de dissuader tout sursaut néo-impérialiste en Europe de l’Est. En opposition à cette vision pour le moins hostile à l’ancien bloc soviétique, Christoph Bluth offre ce petit ouvrage sur le partenariat stratégique russo-américain après la guerre froide, un ouvrage influencé par une vision qu’il définit comme constructiviste et qui suggère que même si le système international est disposé à l’anarchie, ses acteurs peuvent surmonter cette anarchie en partageant des normes et des intérêts communs. C’est exactement de cette façon que les États-Unis et la Russie devraient tenter d’éliminer les dangers posés par leur arsenal nucléaire depuis la fin de la guerre froide. Bluth cherche donc à démontrer dans son ouvrage que même si la possession d’importants arsenaux nucléaires par les deux grands a pu constituer une source de stabilité durant la guerre froide, leur existence même doit maintenant être perçue comme une menace majeure à la sécurité internationale et demande une collaboration étroite, fondée sur des valeurs communes.
Christoph Bluth, politologue de l’Université de Leeds en Grande-Bretagne a déjà publié abondamment dans le domaine de la sécurité internationale, plus précisément sur les questions de sécurité en Europe et dans l’ancien espace soviétique, et sur le système et la pensée militaire soviétiques. Bluth divise son ouvrage en sept chapitres, même si le premier et le dernier font plus figure d’introduction et de conclusion que de chapitres à proprement parler. Dans le premier chapitre, le politologue de Leeds définit le cadre épistémologique de son étude en passant en revue les conceptions de base de l’école néo-réaliste, en lui opposant l’approche dite constructiviste et en s’attardant sur ce qu’il appelle « le paradoxe stratégique » de l’après-guerre froide, c’est-à-dire la persistance au sein de l’infrastructure stratégique d’éléments caractéristiques de la guerre froide alors que les éléments nouveaux requis par une nouvelle situation internationale ne sont pas encore apparus. L’otan est un de ces élé-ments, pour ne nommer que celui-là. Dans le second chapitre, Bluth se penche tout particulièrement sur la situation nucléaire des États-Unis et surtout sur les tentatives de réduction partielle de l’arsenal nucléaire américain sous les administrations Bush et Clinton. Les tentatives d’un groupe d’élus, de ministres et de conseillers dirigés par l’universitaire de Harvard, Ashton Carter, célèbre pour avoir participé à l’élaboration du concept de « co-operative denuclearization » avec Graham Allison, Steven Miller et Philip Zelikow ont échoué. L’échec de ces tentatives, selon Bluth, peut être surtout attribué à un manque de volonté politique et à une résistance bureaucratique et militaire. Dans le chapitre suivant, l’auteur analyse la politique russe de coopération nucléaire avec les États-Unis qui a subi plusieurs revers depuis 1994. La Russie a vu son potentiel militaire et stratégique décliner fortement suite à son retrait d’Europe centrale et orientale, à l’éclatement de l’urss, à la signature de traités de limitation des armements nucléaires et à cause de ses problèmes de restructuration économique. Malgré la tentation de suppléer à la décomposition de son potentiel militaire conventionnel en maintenant son arsenal nucléaire, Bluth souligne que la Russie devrait s’engager définitivement sur la voie du désarmement. À ce jour les orientations de sa politique nucléaire ne semblent pas encore dictées par l’environnement international mais plutôt par des questions de politique interne.
Une des plus grandes réussites de la coopération russo-américaine en matière de désarmement est sans aucun doute la question du démantèlement des ogives nucléaires dans les anciennes républiques soviétiques, surtout au Belarus, en Ukraine et au Kazakhstan. Les États-Unis ont considéré leur intérêt politique dans le maintien d’un seul héritier du potentiel nucléaire soviétique, à savoir la Russie et se sont immiscés pour faire pression sur l’Ukraine afin que ses ogives soient rapatriées en Russie. Dans le cas des deux autres républiques, les choses ont été nettement plus faciles. Les trois derniers chapitres de l’ouvrage de Bluth portent sur le partenariat dans le domaine du contrôle des armes stratégiques, avec la ratification des accords start ii en avril 2000, sur la coopération quant à la réduction de la menace et au maintien de l’entreposage sécuritaire des armes nucléaires, le programme Nunn-Lugar en particulier, et la coopération dans le domaine du stockage des matériaux de fission nucléaire et dans le contrôle du marché des spécialistes en proie à la tentation de vendre leur expertise à des États mal intentionnés. Dans ces derniers domaines, les résultats se sont avérés les plus positifs même si la collaboration à long terme souffre du manque de consensus sur les objectifs finaux à atteindre. Globalement, Bluth conclut que le partenariat stratégique russo-américain a été jusqu’à présent un échec compte tenu de l’incapacité (pour les Russes et les Américains) à s’adapter au nouvel environnement international, à évaluer les risques encourus par le maintien des arsenaux nucléaires existants et à prendre des décisions judicieuses au bon moment quant à l’ancien complexe militaire soviétique.
En terminant, rappelons que l’ouvrage sera probablement trop technique pour le lecteur néophyte de ces questions et manquera de profondeur analytique pour les spécialistes alors que Bluth faillit à la tâche d’intégrer plusieurs données de la nouvelle situation internationale qu’il se plaît tant à brandir comme signe des temps nouveaux. Les pourparlers russo-américains qui reprennent au moment d’écrire ces lignes sont peut-être la preuve que Bluth a péché par excès de pessimisme.