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Introduction

Héritière de l’adoption du Code Napoléon (Mignot, 2015), l’adoption simple n’a survécu à l’avènement de l’adoption plénière créée par la loi n° 66-500 du 11 juillet 1966 qu’en raison de la croyance erronée du législateur que ce modèle tomberait peu à peu en désuétude (Bosse-Platière et Schulz, 2022). Peu connu du grand public, ce modèle alternatif n’a guère suscité l’intérêt des juristes et des sociologues de la famille (Mignot, 2015) et a été laissé de côté par la réforme du 21 février 2022 (Loi 2022-219 visant à réformer l’adoption), entrée en vigueur le 1er janvier 2023, qui a repris la définition initiale selon laquelle « l’adoption simple confère à l’adopté une filiation qui s’ajoute à sa filiation d’origine » (Code civil, art. 360). Très critiquée par la doctrine pour son imperfection rédactionnelle et son manque d’ambition (Prétot, 2022 ; Schulz, 2022), la réforme s’est essentiellement contentée de corriger une anomalie dont le caractère anachronique était depuis longtemps dénoncé par la doctrine (Théry et Leroyer, 2014), l’impossibilité pour les couples non mariés d’adopter conjointement, tout en procédant à quelques ajustements techniques, sur le terrain des règles de conflit de lois ou le recueil du consentement des parents d’origine, en particulier. Le législateur n’a pas su saisir l’occasion qui lui était donnée pour réhabiliter cette institution que Philippe Malaurie et Hugues Fulchiron qualifient d’adoption « light » (Malaurie et Fulchiron, 2023 : 1428) à l’opposé de la version « classique » ou « originale » que serait l’adoption plénière.

Malgré son déficit d’image et son manque certain de visibilité, l’adoption simple est, depuis les années 1990, plus importante sur le plan quantitatif que l’adoption plénière (Mignot, 2015). En 2018, 73 % des adoptions prononcées par les juridictions françaises étaient des adoptions simples, réalisées dans 98 % dans un cadre intrafamilial (Belmokhtar, 2020). Initialement pratiqué à des fins exclusivement successorales, ce mécanisme est devenu avec le temps, pour les personnes suffisamment informées, la « terre d’élection de la parentalité » (Neirinck, 2001 : 353). Ce succès doit être relativisé. L’augmentation de la proportion d’adoptions simples par rapport aux adoptions plénières s’explique avant tout par la chute vertigineuse des secondes. Dans un article publié en 2014, le journaliste Thomas Monnerais s’interrogeait sur la disparition possible de l’adoption internationale en évoquant un nombre d’adoption qui avait « fondu comme neige au soleil partout dans le monde » (Monnerais, 2014 : 56). Phénomène structurel et multifactoriel, lié tout particulièrement à l’élévation du niveau de vie des pays d’origine des enfants, au principe de subsidiarité prévu par la Convention de La Haye de 1993 qui oblige les États membres à privilégier la recherche d’une famille adoptive dans le pays de naissance de l’enfant, cette baisse ne s’est pas démentie depuis. Le modèle substitutif correspond toujours aux vœux de la plupart des adoptants préférant que les liens avec la famille d’origine de l’enfant soient effacés (Eudier, 2022), mais faisant le plus souvent face à une impossibilité pratique.

Malheureusement, les situations de détresses économiques et sociales n’ont pas disparu pour autant et, sous l’effet conjugué de l’impact de la crise du COVID-19 et du contexte économique inflationniste, ont même tendance à s’aggraver. En France, le nombre d’enfants confiés à l’aide sociale à l’enfance a atteint le chiffre vertigineux de 200 000 en 2022, soit une augmentation de 45 % depuis 2012 (Observatoire national pour la protection de l’enfance, 2020). Contrairement à d’autres systèmes juridiques qui, comme le Québec, ne connaissent que l’adoption plénière, la France dispose, avec l’adoption simple d’un modèle apte à répondre à de nombreux besoins des familles modernes. En autorisant l’établissement d’une parenté additive tout en maintenant les liens de l’enfant avec sa famille d’origine, le droit français permet de s’affranchir du dogme de la conception biogénétique de la filiation et du modèle biparental et de mettre en avant la vérité socioaffective en transformant le lien fondé sur une solidarité et une affection quotidienne en un lien juridique de filiation (Mignot, 2015).

Tout en puisant ses racines dans un lointain passé, l’adoption simple pourrait connaître un second souffle en s’appliquant à des situations pour lesquelles elle n’a pas été pensée à l’origine. Par sa souplesse et son absence de dogmatisme, ce modèle institutionnel pourrait répondre au problème de l’effondrement du nombre d’enfants adoptables en rassurant les parents biologiques défaillants quant à leurs chances de préserver un minimum de liens avec l’enfant qu’ils ne peuvent plus assumer, sous réserve de l’intérêt de l’enfant Il pourrait également pallier l’absence de statut et de reconnaissance juridique du beau-parent, faciliter la reconnaissance de la place du parent de fait ou encore attribuer au donneur de gamètes un certain nombre de droits dans le cadre d’un projet parental conçu en dehors du cadre hospitalier. Trop souvent considérée comme une adoption subsidiaire, voire « à l’essai », prélude à une adoption plénière (Eudier, 2022), l’adoption simple est loin d’avoir révélé tout son potentiel. Toujours sujette à un certain « mépris législatif » (Hauser, 2015 : 524), elle peut être vue, selon le regard qu’on lui porte, comme avant-gardiste plutôt que désuète dans la mesure où elle a permis la consécration juridique de la pluriparenté bien avant que le sujet devienne l’un des principaux objets de débat du droit de la famille.

Il y a plus de vingt ans déjà, Marie-Laure Delfosse-Cicile, dans sa thèse de doctorat, jugeait essentiel « de souligner les bienfaits de cette institution, unique en notre droit, qui permet le cumul de deux liens de parenté » et qui « concilie la nécessité de protéger l’enfant en transférant la mission parentale à de nouveaux parents plus aptes que les précédents à l’assumer et le respect des liens de sang » (Delfosse-Cicile, 2003 : 717). Il conviendrait effectivement plus que jamais, dans un contexte de renouveau du droit de la filiation, de prendre conscience des atouts offerts par l’arsenal législatif en attendant une hypothétique réforme d’ensemble qui nécessitera inévitablement une longue réflexion et un grand courage politique.

L’objectif de cette étude sera de démontrer, après en avoir exposé les caractéristiques (I) et la façon dont elle est utilisée en pratique (II), que l’adoption simple est un outil très utile dont le potentiel est malheureusement mal exploité (III). Il suffirait de quelques ajustements pour lui donner une nouvelle vigueur, que ce soit dans le domaine dans la protection de l’enfance (IV) ou celui de la filiation (V). Il s’agira ainsi, tout en prenant appui sur le droit français, de mener une réflexion dépassant le cadre hexagonal. L’adéquation du modèle aux enjeux contemporains révèle une évolution que l’on peut identifier dans la majeure partie des pays industrialisés. L’adoption telle qu’on la connaissait jusqu’ici, substitutive et fondée sur une logique d’imitation de la filiation biologique, si elle peut toujours se concevoir dans les situations d’abandon de nouveau-né, par exemple, ne répond pas à l’essentiel des besoins générés par l’évolution de la société au cours des dernières décennies (recompositions familiales, accès à la parenté des couples de même genre…) contrairement à l’adoption simple, dont la modernité n’a pas été suffisamment mise en valeur.

I. Les caractéristiques de l’adoption simple

Avant la réforme de 2022, les dispositions du Code civil consacrées à l’adoption simple étaient révélatrices de son caractère secondaire ou subsidiaire. L’ancien article 361 procédait à un simple renvoi aux dispositions relatives à l’adoption plénière et les articles suivants, peu nombreux, complétaient le dispositif en établissant les règles spécifiques qui permettaient de l’en distinguer. La nouvelle rédaction et nouvelle numérotation, issue de l’ordonnance du 5 octobre 2022 (Ordonnance 2022-1292), la met plus en valeur. Dans sa rédaction actuelle, le Code n’opère plus de renvoi et consacre une dizaine d’articles (360 à 369-1) à l’adoption simple, qui est davantage désolidarisée de l’adoption plénière. Ce changement formel ne doit pas être surestimé. Même s’il exprime une certaine volonté de la part du législateur de relancer l’institution (Schulz, 2022), les changements, sur le fond, restent assez limités.

Sur le plan des conditions (Code civil, art. 343 et suivants), les deux modèles sont assez proches. Dans les deux cas, l’adoption peut être demandée par un couple, marié ou non, justifiant d’une communauté de vie de plus d’un an, formé de deux individus âgés l’un et l’autre de 26 ans au moins (Code civil, art. 343) ou par une personne seule âgée de plus de 26 ans (Code civil, art. 343-1). La liste des enfants susceptibles d’être adoptés (Code civil, art. 344 et suivants) ne diffère qu’en raison de l’absence d’exigence d’âge dans l’hypothèse de l’adoption simple. Contrairement à celle-ci, qui peut être prononcée, quel que soit l’âge de l’adopté, l’adoption plénière n’est permise qu’en faveur des enfants âgés de moins de quinze ans, accueillis au foyer du ou des adoptants depuis au moins six mois (Code civil, art. 345), à moins d’avoir fait l’objet d’un accueil préalable par le ou les adoptants. Cela s’explique par la différence de logique des deux institutions : à l’inverse de l’adoption plénière, qui vise à « imiter » la filiation biologique et effacer toute trace des liens de filiation antérieurs de l’enfant, l’adoption simple a été conçue dans le but de permettre la reconnaissance de liens affectifs préexistants, y compris si elle est ponctuellement utilisée dans le même contexte que la première. Le recueil se fait dans l’immense majorité des cas sans intervention du service de l’aide sociale à l’enfance. L’agrément n’est exigé qu’en cas d’adoption simple d’un pupille de l’État[1] ou d’un enfant étranger qui n’est pas l’enfant du conjoint, du partenaire ou du concubin, que l’adoption soit simple ou plénière (Code civil, art. 353, alinéa 1). Le tribunal saisi peut prononcer l’adoption s’il estime que, malgré l’absence d’agrément, le ou les requérants sont aptes à accueillir l’enfant et qu’elle est conforme à son intérêt (Code civil, art. 353, alinéa 2). Le consentement de l’adopté âgé de plus de 13 ans est enfin exigé dans les deux cas (Code civil, art. 349), de même évidemment que celui des parents d’origine (Code civil, art. 348 et suivants).

S’agissant des effets, l’article 360 énonce que « l’adoption simple confère à l’adopté une filiation qui s’ajoute à sa filiatigine » et précise que « l’adopté continue d’appartenir à sa famille d’origine et y conserve tous ses droits » (Code civil, art. 360). L’enfant bénéficie d’une filiation équivalente à celle établie en application du titre VII du Livre 1er du Code, celle-ci étant superposée à la filiation d’origine. Les articles suivants organisent la coexistence des deux en déterminant la répartition des prérogatives parentales. Les empêchements à mariage, qui sont visés ensuite, se cumulent de leur côté : ils concernent à la fois la famille d’origine (Code civil, art. 360, alinéa 2) et la famille adoptive (Code civil, art. 361). À l’inverse, un système d’exclusivité est retenu pour l’exercice de l’autorité parentale. L’article 362 énonce que « l’adoptant est seul investi à l’égard de l’adopté de tous les droits d’autorité parentale » (Code civil, art. 362). Ce principe a pour objectif d’éviter la mise en concurrence des parents d’origine et des parents adoptifs et de limiter le risque de conflits. Si le lien qui unit l’enfant aux premiers est préservé, ils ne sont présents qu’en arrière-plan. Seuls les seconds assurent la fonction parentale au quotidien. Les parents d’origine peuvent demander à bénéficier d’un droit de visite afin de garder un minimum de contacts avec l’enfant (CA Paris, 1964).

Le cumul s’impose également en matière de nom (Code civil, art. 363), l’adopté ayant vocation à porter le nom de l’adoptant par adjonction à son nom antérieur, ainsi qu’en matière successorale (Code civil, art.  365). L’adopté conserve tous ses droits successoraux et reste héritier réservataire de ses père et mère et bénéficie des mêmes droits dans la famille de l’adoptant. La seule limite, posée par le second alinéa de l’article 365, réside dans l’absence de qualité d’héritier réservataire de l’adopté vis-à-vis des ascendants de l’adoptant. Ces derniers ont la possibilité d’écarter l’adopté et ses descendants de leur succession par une exhérédation testamentaire ou en disposant de tous leurs biens (Lacour, 2007). Bien qu’elle n’ait pas vocation à s’appliquer de manière courante en pratique, cette distinction est importante sur le plan symbolique. Elle restreint la portée de l’intégration de l’adopté dans la lignée de la famille de l’adoptant.

De plus, un principe de subsidiarité gouverne le sort de l’obligation alimentaire. Aux termes de l’article 364, « l’adopté doit des aliments à l’adoptant s’il est dans le besoin et, réciproquement, l’adoptant doit des aliments à l’adopté » (Code civil, art.  364). Si l’adoptant n’est pas en mesure de lui en fournir, il pourra en obtenir de la part de ses parents d’origine. La première Chambre civile de la Cour de cassation, dans un arrêt du 14 avril 2010, a précisé que cette règle n’était pas exclusive d’une contribution partielle (Cass. Civ., 2010). Il est dès lors possible d’envisager que tous les parents, adoptifs et d’origine, puissent partager la charge de l’entretien de l’adopté si les circonstances l’exigent. Il apparaît au fil de l’analyse des différents effets de l’adoption que si l’adopté a bien deux familles, il est malgré tout rattaché à titre principal à l’adoptant (Eudier, 2022).

Ce lien peut être provisoire, l’article 368 ouvrant la possibilité d’une révocation de l’adoption « s’il est justifié de motifs graves », à la demande de l’adopté majeur ou de l’adoptant ou, si l’adopté est mineur, à l’initiative du seul ministère public (Loi 2016-297 relative à la protection de l’enfant). Parmi les motifs retenus par la jurisprudence, on peut citer, du côté de l’adoptant, le comportement répréhensible de celui qui ne remplit pas les obligations lui incombant au titre de l’autorité parentale (TGI Paris, 1971) ou l’indifférence totale à la suite d’un divorce avec le parent biologique (CA Limoges, 1992), et du côté de l’adopté, le fait d’entretenir une liaison avec la femme de l’adoptant (CA Grenoble, 2004), les voies de fait (Cass. civ., 1978) ou de tenir de manière habituelle et en public des propos désobligeants à l’encontre de l’adoptant. De façon plus heureuse, l’adoption simple peut servir de prélude à une adoption plénière. La conversion peut être demandée y compris pour un mineur de plus de 15 ans, pendant sa minorité, et jusque dans les 3 ans suivant sa majorité, si celui-ci a fait l’objet d’une adoption simple avant cet âge (Code civil, art. 345).

Ce caractère potentiellement provisoire de l’adoption simple montre qu’elle n’est pas placée sur un pied d’égalité : la révocation est possible parce que le lien créé est moins fort que le lien génétique ou le lien juridique substitutif prévu dans le cadre de l’adoption plénière. De même, si une conversion est prévue, c’est que le modèle plénier est vu comme un idéal à atteindre. L’adoption simple ne constitue alors qu’une simple étape vers quelque chose de plus solideL’adoption simple, aux yeux du législateur, n’est qu’un modèle auquel on a recours lorsqu’il n’y a pas d’autres solutions.

II. Les usages de l’adoption simple

La conclusion qui vient d’être tirée de l’analyse des caractéristiques de l’adoption simple se confirme lorsqu’on s’intéresse à l’usage en ayant été fait jusqu’à présent. Même si elle est, sur le plan statistique, très majoritairement utilisée par le conjoint du parent pour consacrer juridiquement un lien établi de longue date, son potentiel peut être exploité à d’autres fins, au point que certains auteurs ont évoqué à son propos une « adoption à tout faire » (Malaurie et Fulchiron, 2023 : 1426). Pour reprendre la formule de Jean Hauser, « l’adoption simple est totalement sortie de son lit pour devenir un mode indifférencié d’établissement volontaire de la filiation » (Hauser, 2015 : 525).

Les tribunaux ont beau avoir posé quelques limites, en rejetant par exemple les demandes d’adoption au sein des couples de même sexe (CA Versailles, 1999) à une époque où ils ne pouvaient pas encore se pacser[2] (CA Aix en Provence, 2006) ou encore entre ex-époux (Cass. civ., 2010), la souplesse due à l’absence d’impératif de vraisemblance génétique a été largement exploitée par la jurisprudence. Dans une célèbre affaire Benjamin (CA Reims, 2006) jugée en 2006, la Cour d’appel de Reims a identifié l’adoption simple comme la meilleure solution pour résoudre un litige particulièrement délicat opposant les candidats à l’adoption d’un enfant dont la mère avait accouché dans le secret (« sous X »)[3] au père biologique qui avait reconnu l’enfant deux mois avant sa venue au monde. Plus de 6 ans s’étant écoulés entre le moment où l’enfant avait été confié aux aspirants adoptants et la décision de la Cour, il était impensable d’arracher l’enfant à ceux qui l’avaient élevé jusque-là et qu’il considérait comme ses parents. En prononçant l’adoption simple, la Cour a pu préserver au mieux les droits du père, qui auraient pu être ignorés dans la mesure où, en l’état antérieur de la jurisprudence, ceux-ci étaient effacés du fait de la décision de la mère d’accoucher sous X, tout en tenant compte de l’intérêt supérieur de l’enfant à être élevé au sein de sa famille nourricière.

L’adoption simple a été utilisée dans un but de consolidation d’un lien qui ne pouvait plus être judiciairement consacré à cause de l’écoulement des délais légaux. La Cour d’appel de Bastia a retenu la demande d’adoption formée par un père biologique dont la paternité ne pouvait être établie en raison de la reconnaissance préalable de l’enfant par un tiers (CA Bastia, 2007). Le délai de prescription étant dépassé, il n’était plus possible pour lui de contester sa véracité et de pouvoir faire valoir sa qualité alors même qu’il avait renoué avec son enfant et tissé des liens affectifs avec lui.

On peut également trouver des exemples d’adoption simple d’un enfant par la concubine de la mère biologique (TGI Paris, 2001), parfois complété par une sorte de « bricolage » consistant à ajouter une délégation d’autorité parentale au profit de cette dernière (TGI Paris, 2004), afin de ne pas la priver de son autorité parentale. La délégation d’autorité parentale est un mécanisme prévu par les articles 377 et suivants du Code civil. Il permet aux parents d’un enfant de saisir le juge aux affaires familiales « en vue de voir déléguer tout ou partie de l’exercice de leur autorité parentale à un tiers, membre de la famille, proche digne de confiance, établissement agréé pour le recueil des enfants ou service départemental de l’aide sociale à l’enfance » (Code civil, art. 377). Elle a pour vocation de pallier une défaillance parentale (maladie, handicap, éloignement temporaire, emprisonnement) et opère un transfert partiel ou total de l’autorité parentale. L’adoption conjointe ayant été réservée aux couples mariés jusqu’en 2022, et le mariage n’ayant été ouvert aux couples de même genre qu’en 2013, la délégation a été perçue comme une solution pour la compagne de la mère d’un enfant né d’une assistance à la procréation de se voir reconnaître des droits. Ce montage a toutefois été condamné par la Cour de cassation dans deux arrêts rendus le 20 février 2007 (Cass. civ., 2007) étant donné que la mère biologique entendait continuer à élever l’enfant et ne pouvait renoncer à ses propres droits, et qu’une délégation de partage était « antinomique et contradictoire » avec l’adoption simple d’un enfant mineur (Cass. civ., 2007) Si la Cour de cassation a rapidement mis fin à cette pratique, cet exemple qui semble aujourd’hui anecdotique reste révélateur de la tentation des tribunaux à faire de l’adoption simple la solution à moindre coût en cas d’impasse liée à des failles législatives ou d’inadaptation de la loi aux réalités sociales. Qu’ils soient l’œuvre des tribunaux ou de l’imagination des requérants, ces usages détournés, validés ou non, ont sans doute contribué à dégrader l’image de l’adoption simple, qui souffrait déjà de la comparaison avec l’adoption plénière depuis les années 1960.

III. Les limites de l’adoption simple

L’insuccès de l’adoption simple ne s’explique pas seulement par un problème d’image. Il est lié à ses conditions de mise en œuvre. Presque avant-gardiste dans la mesure où elle permettait déjà l’établissement d’une parenté additive à l’époque où la question de la pluriparenté était encore loin d’animer les débats des spécialistes de droit de la famille, l’institution est entravée par des limites qui réduisent son intérêt, comparé aux systèmes garantissant une vraie reconnaissance des parentés multiples, telles qu’aux États-Unis (Kazinetz, 2018), au Canada (Leckey, 2019) et à Cuba (Ley 156-2022 Código de las Familias).

Le premier souci majeur est l’absence de partage de l’autorité parentale. La loi du 21 février 2022 a beau avoir modifié l’article 365 du Code civil relatif à l’autorité parentale afin d’autoriser l’adoptant d’exercer l’autorité parentale « concurremment avec son conjoint, son partenaire lié par un pacte civil de solidarité[4] ou son concubin, lequel en conserve seul l’exercice, sous réserve d’une déclaration conjointe avec l’adoptant » (Code civil, art. 365). Le changement ne concerne que les couples et ne règle en rien la problématique de la place du donneur connu dans le cadre d’une insémination artisanale, celle du beau-parent qui élève l’enfant depuis de longues années ou encore celle du parent biologique désirant conserver un minimum de prérogatives dans le contexte d’une adoption « ouverte »[5]. Il conviendrait, de manière générale, de prévoir un partage de l’autorité parentale avec les parents d’origine ou, a minima, de leur garantir, s’ils le souhaitent et si cela est conforme à l’intérêt de l’enfant, un droit de visite et de surveillance (Gouttenoire, 2015).

L’autre apport de la loi de 2022 réside dans la mise en place d’un régime temporaire de 3 ans dérogatoire au droit commun qui permet, dans l’hypothèse d’une procréation médicalement assistée à l’étranger par un couple de femmes aujourd’hui séparées, à la conjointe de la mère de naissance d’adopter l’enfant lorsque la seconde, inscrite dans l’acte de naissance, refuse de reconnaître conjointement l’enfant. Cette réforme a été guidée par la nécessité de compléter les dispositions de la loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique et de conformer le droit français aux exigences de la Cour européenne des droits de l’homme, qui a signalé des manquements liés à l’absence de possibilité, en vertu de la législation antérieure, pour l’ancienne compagne d’avoir accès à l’adoption, simple ou plénière, sans toucher à la situation juridique de la mère biologique (CEDH, 2022). Les petits ajustements réalisés n’ont rien changé à la philosophie globale du droit français s’agissant des parentés additives : le dogme biparental reste solidement ancré dans le Code civil.

Cela apparaît très clairement dans la jurisprudence de la Cour de cassation relative à l’adoption simple par le beau-parent. Lorsque chacun des parents d’origine de l’enfant a refait sa vie avec une autre personne, un seul des beaux-parents pourra acquérir le statut de parent additif par le jeu de l’adoption simple. Selon la Cour, « le droit au respect de la vie privée et familiale n’interdit pas de limiter le nombre d’adoptions successives dont une même personne peut faire l’objet, ni ne commande de consacrer par une adoption, tous les liens d’affection, fussent-ils anciens et bien établis » (Cass. civ., 2011). Ce refus présente l’inconvénient d’encourager une sorte de course contre la montre en octroyant une prime à celui qui se déclarera le premier. De surcroît, l’autre parent d’origine sera enclin à refuser de donner son consentement alors qu’il serait parfaitement concevable de réaliser une opération à quatre qui permettrait de faire coïncider la situation juridique de l’enfant et son vécu quotidien. Il faudrait pouvoir envisager que l’enfant puisse faire l’objet d’une adoption simple par les conjoints de chacun de ses deux parents de naissance s’il a développé avec eux une relation affective significative, dans le cadre d’une résidence alternée débutée dans ses très jeunes années, par exemple.

L’ambiguïté de la juxtaposition des liens de filiation est visible puisqu’il s’agit des conséquences patrimoniales de l’adoption simple. Sur le plan de l’obligation d’entretien, l’article 364, dont le contenu est resté inchangé à la suite de la réforme, établit une hiérarchie : si « l’adopté doit des aliments à l’adoptant s’il est dans le besoin », les parents d’origine de l’adopté ne sont tenus de lui en fournir « que s’il ne peut les obtenir de l’adoptant » (Code civil, art. 364). Sur celui de la fiscalité successorale, le lien biologique est considéré comme prioritaire. L’article 786 du Code général des impôts énonce que « pour la perception des droits de mutation à titre gratuit, il n’est pas tenu compte du lien de parenté résultant de l’adoption simple ». Le taux d’imposition sera le même que celui que doit payer une personne sans lien de parenté, soit 60 % sans abattement. Même si le texte prévoit quelques exceptions, au profit par exemple des enfants issus d’un premier mariage du conjoint de l’adoptant ou des pupilles de l’État, cette distinction peut être perçue comme vexatoire. La même conclusion peut être tirée à propos de la règle posée par l’article 21-12 du Code civil en matière d’acquisition de la nationalité française : une déclaration spécifique est exigée de l’adopté simple alors que cela n’est pas le cas pour une adoption plénière.

Enfin, la révocabilité peut être vue comme un dernier signe de stigmatisation. Cette distinction fondamentale avec le modèle concurrent donne une nouvelle fois le sentiment que l’adoption simple établit une filiation de rang inférieur. Plusieurs auteurs ont proposé en conséquence de supprimer cette règle et de rendre l’adoption simple irrévocable tout en préservant son indépendance au regard de l’adoption plénière (Théry et Leroyer, 2014) ou d’encadrer davantage sa mise en œuvre en l’interdisant pendant la minorité de l’enfant, à l’exception d’une demande du ministère public dans des circonstances exceptionnelles (Gouttenoire, 2015). L’idéal serait que les règles soient les mêmes, quel que soit le mode de filiation, biologique, assistée ou adoptive. S’il faut parfois briser le lien parental pour protéger l’enfant contre des abus ou des maltraitances, les mécanismes n’ont pas à être différents selon sa source. Quant à la révocation pour motif grave lié au comportement des parents, il serait logique de se référer aux mêmes règles que pour tous les autres modèles, c’est-à-dire aux articles 378 et suivants relatifs au retrait d’autorité parentale. À propos de celle sur le comportement de l’enfant, l’idéal serait de la supprimer purement et simplement. Comme l’a affirmé Marie-Laure Delfosse-Cicile dans sa thèse, cette faculté « rappelle une conception des rapports familiaux que l’on pensait dépasser où les parents étaient considérés, en raison de leur seule qualité, comme les propriétaires de leurs enfants » (Delfosse-Cicile, 2003 : 463).

IV. L’extension du domaine de l’adoption simple

L’inadéquation du régime associé à l’adoption simple n’est pas le seul regret que l’on peut nourrir quand on réfléchit au potentiel de l’institution. Son mauvais usage résulte de la restriction de son champ d’intervention, et plus particulièrement de son absence d’utilisation dans le domaine de la protection de l’enfance (CA Agen, 2004). Si, malgré l’augmentation considérable du nombre d’enfants confiés à l’aide sociale à l’enfance, le nombre d’adoption continue à diminuer chaque année, l’explication se trouve en partie dans le fait que c’est le mauvais modèle qui est utilisé, parce que les parents d’origine et les autorités administratives et judiciaires associent l’adoption à l’idée de rupture irrévocable des liens familiaux. La radicalité des systèmes permettant à l’enfant d’être adopté – déclaration judiciaire d’abandon hier, procédure de délaissement parental aujourd’hui (Code civil, art. 388-1) – limite leur possibilité de mise en œuvre et conduit souvent à empêcher l’enfant de pouvoir bénéficier d’un cadre de vie stable au sein d’une nouvelle famille. Une étude réalisée en 2010 a montré les craintes des travailleurs sociaux face aux risques de « contrôle social » et de « police morale » des familles d’origine (Serre, 2010).

De nombreux États, confrontés aux mêmes réalités, se tournent vers le modèle de l’adoption « ouverte » (open adoption) afin d’encourager les parents à consentir de leur plein gré au processus qui conduira leur enfant de bénéficier de meilleures conditions de vie sans que leurs relations soient totalement rompues pour autant (Kessler, 2019a). Dans ce système, les parents biologiques restent identifiés et peuvent, notamment par le jeu d’une convention conclue avec les parents adoptifs, conserver un certain nombre de prérogatives qui vont de la simple information relative à l’évolution de l’enfant à la mise en place de rencontres ponctuelles (Harrison, 2011). Le consentement à l’adoption devient plus facile à donner et le traumatisme est moins grand pour l’enfant qui a atteint un âge suffisant pour avoir des souvenirs de son ou ses parents d’origine.

Cependant, ce système ne permet pas de résoudre le problème majeur du cas dans lequel les parents refusent coûte que coûte de donner leur consentement. En pratique, les échanges postérieurs à l’adoption vont en s’amenuisant (Ouellette et Lavallée, 2015). Le recours à l’adoption simple dans un contexte d’anéantissement des droits parentaux constituerait probablement une solution plus adéquate. Adeline Gouttenoire propose de mettre en place un système qui conduirait à mettre en lien des personnes qui veulent adopter un enfant et des enfants dont les familles sont « profondément carencées » (Gouttenoire 2015 : 517). Il s’agirait d’organiser un « apparentement » progressif « à partir d’un accueil de l’enfant par des personnes susceptibles d’établir, à terme, avec lui un lien durable, si les conditions en sont réunies » sans avoir à attendre « le constat aléatoire d’une rupture de leurs liens familiaux » (Gouttenoire, 2015 : 517), comme il en est le cas au Québec dans le cadre du système de la Banque Mixte.

La proposition 28 des « 40 propositions pour adapter la protection de l’enfance et l’adoption aux réalités d’aujourd’hui », rapport réalisé en 2014 à la demande de la ministre déléguée à la famille de l’époque, vise à insérer dans le code de l’action sociale et des familles un article aux termes duquel :

« un enfant confié à l’Aide sociale à l’enfance dans le cadre d’une mesure d’assistance éducative ou d’une délégation d’autorité parentale pourrait bénéficier, après une étude de l’ensemble de son parcours et de son projet de vie, et si cela est conforme à son intérêt, d’un accueil bénévole par des personnes susceptibles de l’adopter en la forme simple si ce projet d’adoption a été déclaré comme étant la meilleure solution pour lui » (Gouttenoire, 2014 : 87).

Cette proposition, qui peut faire penser au système de banque mixte québécois (Ouellette et Goubeau, 2009), a inspiré la création par la loi du 21 février 2022 de l’article 361-1 du Code civil qui instaure le placement en vue de l’adoption des pupilles de l’État ou des enfants déclarés judiciairement délaissés. L’idée est louable, mais elle présente l’inconvénient de conduire potentiellement à une rupture totale avec la famille d’origine, tel qu’au Québec. Le recours à l’adoption simple permettrait de concilier l’intérêt de l’enfant, celui de la famille nourricière, et celui des parents d’origine.

V. Le renforcement de l’adoption simple en tant que vecteur de pluriparenté plutôt que de pluriparentalité

Tous les ajustements qui ont été proposés jusqu’ici, partage de l’autorité parentale, abolition des discriminations subies en matière de fiscalité des successions ou de nationalité, abandon de la révocabilité et utilisation dans le domaine de la protection de l’enfance, s’inscrivent dans une perspective commune : la reconnaissance de l’équivalence de l’adoption simple et des autres modes d’établissement de la filiation. L’adoption simple ne doit plus être perçue comme une filiation de second rang s’opposant à l’adoption plénière qui serait la voie « noble » permettant à un enfant sans lien biologique de bénéficier d’une situation identique à celle de celui issu de ses parents par le sang. Cramponné à ce prisme biogénétique, le droit français de la filiation continue à dévaloriser l’adoption simple et à maintenir l’idée selon laquelle les filiations électives ne pourraient être que subsidiaires (Murat, 2012). Vu sous cet angle, le lien généré par l’adoption simple se situerait dans une zone grise à mi-chemin entre la parentalité et la parenté[6]. En forçant un peu le trait, l’institution pourrait être qualifiée de « super-délégation d’autorité parentale » que de « sous-filiation » (Delfosse-Cicile, 2003 : 441).

L’adoption simple peine à trouver sa place parmi les autres modes d’établissement de la filiation et a du mal à être prise au sérieux. Alain Bénabent la présente dans son manuel de droit de la famille comme un « diminutif de l’adoption plénière » et « une imitation moins poussée de la filiation authentique » (Bénabent, 2022 : 443), laissant entendre que l’authenticité du lien serait conditionnée à l’engendrement. Ces formules sont révélatrices du regard extérieur qui est porté sur l’adoption en général et, a fortiori, sur l’adoption simple. Si l’adoption plénière n’est qu’une imitation de la vraie filiation, l’adoption simple ne peut être que reléguée au rang de pâle copie, de mauvaise contrefaçon du modèle original. Ce déficit d’image explique pourquoi elle n’est utilisée aujourd’hui que dans le cadre intrafamilial, pour consolider un lien de parentalité bien établi à l’égard du beau-parent, et essentiellement à des fins patrimoniales.

En outre, il n’est pas surprenant, dans ces conditions, que les législateurs étrangers, et notamment le législateur québécois, ne s’en soient pas inspirés dans leurs réformes récentes (Ouellette et Lavallée, 2015). Au Québec, si le projet de loi 113 a permis la reconnaissance des liens préexistants de filiation dans le cadre de l’adoption, le Code civil du Québec persiste à affirmer que « l’adopté cesse d’appartenir à sa famille d’origine, sous réserve des empêchements de mariage ou d’union civile » (article 577 C. c. Q). Pour Alain Roy, « en préservant le monopole de l’adoption plénière, le législateur québécois continue de nier l’existence des réalités pluriparentales que vivent plusieurs enfants » et « refuse de concilier deux besoins qui, dans la perspective de l’enfant, n’ont pourtant rien d’inconciliable, soit celui de bénéficier de l’amour et de la stabilité que des parents adoptifs investis de l’autorité parentale seront à même de lui procurer, et celui de conserver sa place dans le groupe cognatique qui l’a vu naître » (Roy, 2017 : 362). Tout en reconnaissant l’intérêt de préserver les liens dans le cadre de certaines coutumes autochtones, le législateur n’a toujours pas sauté le pas pour les enfants non autochtones.

Cette frilosité législative en France et au Québec des réformes étant réalisées et constituant de formidables occasions de faire évoluer la situation, montre combien il est difficile pour les États de rompre avec le modèle biologique de la filiation. Alors même qu’il est acquis, pour reprendre la formule de Pierre Murat, que « le mythe de l’engendrement qui innerve notre droit de la filiation se trouve de plus en plus largement en porte-à-faux par rapport aux pratiques qui se construisent dans le respect et l’acceptation des singularités de l’histoire personnelle » (Murat, 2012 : 413), la priorité donnée au lien génétique reste solidement ancrée dans le Code civil. Il en résulte une forte discordance avec la jurisprudence qui a tendance à s’attacher à la volonté et l’effectivité comme en témoigne un intéressant arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris le 13 avril 2022 (CA Paris, 2022). La mère d’un enfant a assigné son ex-concubin qui avait reconnu l’enfant avant sa naissance, en contestation de paternité. Le Tribunal de grande instance de Meaux lui a donné raison après avoir constaté, à la suite d’une expertise biologique, qu’il n’était effectivement pas le père génétique de l’enfant et que l’action avait été exercée dans le délai de 5 ans prévu par l’article 333 du Code civil en cas de coïncidence entre le titre et la possession d’état. Le père a ensuite fait appel de la décision en se fondant sur l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme qui garantit le droit de chacun à la vie privée et familiale. La Cour de Paris a suivi son argumentation et infirmé le jugement entrepris en se fondant notamment sur un rapport faisant état de l’intérêt de s’attacher à « la place des affects et des investissements parentaux face au déterminisme génétique et aux changements d’avis maternel » (CA Paris, 2022). Les juges saisis ont estimé avoir suffisamment d’éléments sur la vie de l’enfant depuis sa naissance pour considérer que l’appréciation de son intérêt ne pouvait se réduire « à la seule dimension biologique de la filiation » (CA Paris, 2022) et que la décision d’annulation de la reconnaissance portait une atteinte excessive au droit du respect de la vie familiale de l’enfant comme de son père.

Si l’affaire est assez spécifique dans la mesure où il n’y avait aucune possibilité de substitution, le géniteur n’ayant aucune intention d’assumer sa paternité, la force du lien d’attachement a permis d’anticiper la mise en œuvre du verrou de filiation. La paternité sociale l’a emporté sur la vérité biologique. Ce raisonnement n’est pas sans rappeler celui suivi par la Cour suprême du Canada dans son arrêt B.J.T c. J. D. rendu le 3 juin 2022 dans lequel elle a affirmé que « l’attachement de l’enfant est une considération qui devrait l’emporter sur le lien biologique », d’autant que « les enfants sont de plus en plus élevés dans des familles où les liens biologiques ne définissent pas leurs relations familiales » (B.J.T c. J. D., 2022, CSC 24, § 102). Même si l’arrêt a été rendu dans le contexte de la protection de l’enfance et non en matière de filiation, il n’en est pas moins révélateur d’un important glissement conceptuel. Alors que la prise en charge de l’enfant reste considérée par la loi comme une conséquence de la filiation plutôt que sa cause ou son fondement (Ouellette et Lavallée, 2015), les juges assument les conséquences des changements sociaux intervenus au cours des dernières décennies et estiment à juste titre que la biologie ne peut plus être utilisée à titre de critère prépondérant.

Le développement de l’assistance médicale à la procréation et l’avènement des couples homoparentaux a conduit à une dissociation de la parenté et de la biologie qui a bouleversé l’écosystème de la filiation (Kessler, 2019b). L’adoption ne peut plus être vue comme une fiction. Elle doit être traitée à l’égal de la filiation établie par effet de la loi, par reconnaissance, par possession d’état ou à la suite d’une action judiciaire. L’objectif du droit de la famille ne devrait pas être de chercher à conformer la situation juridique de l’enfant à une réalité scientifique objectivement démontrable, mais de faire coïncider son statut à la situation qu’il vit au quotidien (Lewis, 2016). Or, l’adoption simple pourrait aisément être utilisée pour parvenir à cet objectif. Il suffirait pour cela d’admettre que toute personne qui exerce fonctionnellement le rôle de parent et que l’enfant perçoit comme telle puisse la demander, sous réserve de l’intérêt supérieur de ce dernier.

L’éventualité d’une pluriparenté ex-post, fondée sur la constatation de l’existence de liens affectifs entre un enfant et un tiers, est déjà prévue aux États-Unis, par le Uniform Parentage Act (2017) qui autorise les tribunaux à donner à un enfant plus de deux parents s’il est établi que le refus de reconnaissance du parent additif lui serait préjudiciable (Parness, 2018). À Cuba, les articles 55 et suivants du Code de la famille, entré en vigueur en 2022, prévoit la reconnaissance de la multiparenté « originaire » (originarias) conçue dans le cadre d’un projet parental et la multiparenté « socio-affective » (con motivo de la socioafectividad). Le système cubain est particulièrement intéressant dans la mesure où il s’inscrit dans une tradition de droit civil. L’article 59 du Code précise, contrairement au système américain qui laisse la part belle à l’appréciation des juges, quelles sont les conditions de mise en œuvre de cette pluriparenté. Le lien socioaffectif doit être évalué en fonction de l’intérêt de l’enfant, après l’audition de sa maturité psychologique le permettant. Le lien doit être notoire et stable, indépendamment de l’existence d’un éventuel lien biologique entre lui et le parent additif potentiel.

L’examen de la jurisprudence américaine montre que l’ajout d’un troisième parent est pour l’instant surtout envisagé dans le cadre des familles recomposées, notamment si le beau-parent s’est occupé au quotidien de l’enfant pendant plusieurs années et qu’il souhaite continuer à le faire alors que le parent avec lequel il vivait est décédé (Joslin et NeJaime, 2022). Les autres exemples les plus fréquents sont des situations dans lesquels un membre de la famille a pris soin de l’enfant dans un contexte de carence parentale, en cas d’incarcération, d’alcoolisme ou de toxicomanie tout particulièrement (Andra F. c. Anthony H no 15-0445, 2016). La doctrine estime que les choses devraient évoluer dans les années à venir. Les exemples liés aux projets parentaux réalisés dans le cadre d’une procréation amicalement assistée pourraient se multiplier (Forman, 2016).

La France pourrait aisément s’inspirer de ces exemples et utiliser l’adoption simple comme vecteur de reconnaissance de la pluriparenté. Le modèle substitutif pourrait être limité aux cas dans lesquels l’enfant n’a pas de parents connus, s’il a vocation à être adopté en bas âge ou dans le cas où sa famille d’origine s’est rendue coupable d’abus ou de violences. Le modèle additif serait de son côté privilégié dans celui où l’enfant a suffisamment tissé des liens avec ses parents biologiques ou sa famille élargie, lorsqu’un projet parental a été conçu à plusieurs ou, plus généralement, à chaque fois qu’il sera établi qu’il existe en pratique une figure parentale supplémentaire. Le principal critère de distinction pour déterminer le modèle le plus approprié devrait tout simplement être la présence ou l’absence de liens réels ou symboliques, mais significatifs pour l’enfant (Lavallée, 2008).

Les besoins en matière d’adoption ont considérablement évolué au cours des dernières années. Les situations d’abandon d’enfants en très bas âge, qui sont celles dans lesquelles l’adoption plénière peut légitimement être privilégiée, sont extrêmement rares. L’adoption simple devrait avoir vocation à intervenir beaucoup plus souvent, les situations pluriparentales de fait étant à l’inverse de plus en plus fréquentes. S’il n’est pas forcément nécessaire de faire table rase du passé, il semble indispensable de faire de l’adoption un instrument à même de s’adapter à la multiplicité des configurations familiales. En offrant deux modèles distincts, le droit français propose un exemple intéressant dont d’autres États pourraient s’inspirer pour moderniser leur législation. Depuis de nombreuses années, les juges américains ont développé des notions telles que « de facto parent », « functional parent » (Harris, 2017) ou « psychological parent » (Rohlf, 2009), afin d’assurer une protection juridique à des liens affectifs construits en marge du modèle biologique imposé par la loi. La consécration d’une institution comme l’adoption simple constituerait le meilleur moyen de sécuriser ces liens et d’englober ces différentes situations sans avoir besoin de recourir à des concepts flous et multiples risquant de donner lieu à des interprétations divergentes.

La pluriparenté ne doit pas être vue comme un changement anthropologique, mais plutôt une façon de répondre à un besoin concret, dans le seul intérêt de l’enfant (Feinberg, 2022). Si nous manquons encore de recul face à l’établissement de la pluriparenté ab initio, dans le cadre d’un projet parental à plusieurs, les premiers travaux de recherche en sciences sociales commençant tout juste à voir le jour, il est plus aisé d’appréhender le phénomène lorsqu’il existe de facto. La reconnaissance juridique de la situation déjà vécue par l’enfant ne peut être que source de sécurisation et de simplification, même si l’aménagement des rapports familiaux ne sera pas toujours évident (Joslin et NeJaime, 2022). La fonction principale de l’adoption pourrait bien, à l’avenir, être celle-ci : garantir la correspondance entre la situation juridique de l’enfant et la réalité pratique.

Conclusion

La reconnaissance de la pluriparenté, qu’elle soit préconstituée ex-ante ou reconnue ex-post, est dans l’air du temps, mais loin de constituer un simple effet de mode. Elle est le fruit d’une évolution progressive et la conséquence inévitable de la déconnexion de la parenté et de la génétique (Scherpe, 2018). Il est dommage que la France, qui dispose déjà d’un mécanisme adapté, continue pour autant, sur le terrain de la symbolique, à reléguer l’adoption simple dans un flou qui limite considérablement son attractivité. Plusieurs exemples récents, la loi sur le pacte civil de solidarité en 1999 ou celle sur l’ouverture du mariage aux couples de même sexe en 2013, ont montré que le législateur pouvait utilement accompagner, accélérer, voire impulser l’évolution des mentalités. Revaloriser l’adoption simple serait la façon la plus simple de s’accommoder d’un concept qui finira dans tous les cas par s’imposer à court ou moyen terme. Si le déclin du modèle de l’adoption plénière devait se confirmer dans les années à venir, l’adoption simple pourrait connaître un renouveau et représenter l’avenir de l’institution.