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Les enjeux contemporains de l’écocitoyenneté sont d’une telle acuité qu’ils impliqueraient fortement les plus jeunes générations. Il ne s’agit pas seulement du principe de précaution que le philosophe Hans Jonas énonçait dès 1979 comme une obligation envers « les hommes à venir ». L’existence sur Terre a déjà commencé pour les premières « générations futures » ainsi qu’en 1987, la Commission mondiale sur l’environnement et le développement les désignait dans son rapport intitulé « Notre avenir à tous ». Plutôt qu’entre des bornes d’âges universelles, l’enfance se définit par les débuts du devenir en société pour l’anthropologie. Or, dans la période récente, l’Union européenne a affirmé un « New Green Deal », le Pacte vert en français, avec des politiques environnementales sur les plans nationaux et régionaux visant à transformer notre économie et nos sociétés (Commission européenne, s.d.). Le ciel est dans la ligne de mire de cette ambition qui énonce en priorité d’adapter les modes de vie à de nouvelles conditions écologiques en vue de l’atténuation du changement climatique (Guivarch, 2021). Au niveau mondial, 72 % des émissions de gaz à effet de serre sont imputées aux pratiques des ménages (Hertwich et Peters, 2009). Au-delà de cette empreinte carbone des familles, la formation des « écocitoyens » en France a été davantage portée par l’école durant les années 1990 (Jacqué, 2016). Si plusieurs recherches au XXIe siècle identifient les enfants en tant que destinataires d’une telle entreprise morale et politique (Aspe et Jacqué, 2015 ; Blanchet Cohen et Di Mambro, 2016 ; Grasso, 2016 ; Ginsburger, 2020 ; Jaoul-Grammare et Stenger, 2022), la question se pose à leur sujet en matière de socialisation entre l’école, la famille et l’héritage de l’environnementalisme (Bozonnet, 2008).

Selon l’Inspection générale de l’éducation nationale, « alors que l’introduction de l’environnement dans notre système éducatif date du début des années soixante-dix, force est de constater qu’il n’existe pas aujourd’hui à l’école une éducation à l’environnement construite et cohérente » (IGEN, 2003). Ainsi, le fait d’une mobilisation écocitoyenne des enfants interroge encore. Notre article propose d’approfondir son questionnement avec celles et ceux qui vivent une scolarité en partie à l’extérieur de leur établissement. Comment l’idée de cet enseignement émerge et s’organise tout au long de l’année ? Qu’est-ce qui s’apprend ? Avec quelle place pour la prise en charge des questions environnementales par les jeunes ?

Une telle approche s’appuie sur l’étayage théorique de la socialisation des individus par l’interaction avec leur milieu depuis les travaux pionniers de George Herbert Mead (1925), ainsi que la sociologie de l’enfance et son évolution qui les considère pleinement comme des acteurs sociaux sans les réduire à des êtres en devenir (Sirota, 1998) dans la mesure où « les enfants sont à la fois produits et acteurs des processus sociaux » (Sirota et Bluebond-Langner, 2013). S’agissant des formes d’engagement écocitoyen, nos trois années d’enquêtes[1] (Némoz, 2021 ; Némoz, 2021-2024) les ont étudiées en accordant une attention continue à leurs points de vue et à leurs expériences lors des initiatives pédagogiques de classe hors les murs portées par le réseau français d’éducation à l’environnement (FRENE). L’expression francophone de « l’école dehors » relève de ce halo sémantique plutôt que d’actes circonscrits par la médiatisation et les écrits renouvelés sur le sujet (de Coppet, 2021). Tandis qu’un certain nombre de publications spécialistes et/ou « grand public » se produit aujourd’hui, non sans militantisme d’une reconnexion de l’enfance à la nature (Louv, 2008 ; Chéreau et Fauchier-Delavigne, 2019 ; Ferjou et Fauchier-Delavigne, 2019 ; Partourne, 2020 ; Wagnon, 2020), le constat d’une relative diversité des comportements quotidiens esquisse la perspective de leur connaissance tel un domaine entrouvert (Hugon et al., 2021). En situation d’un seuil loin d’être clos sur le plan empirique comme théorique, notre recherche explore les dimensions spatiales et politiques de « l’école dehors » à partir d’une double question sociale. Quel est le rôle de cette institution dans le développement de l’écocitoyenneté infantile et des dynamiques familiales ?

L’article vise à questionner une telle notion à cet âge de la vie et sa pertinence dans l’analyse culturelle de l’espace. En l’occurrence, nous supposons que son changement par rapport à une traditionnelle salle de classe n’est pas neutre. L’approfondissement de cette hypothèse est ancré dans une étude de cas. En regard des différents contextes sociaux et familiaux d’une vingtaine d’enfants âgés de 9 à 12 ans faisant « l’école dehors », l’article examinera les processus de transmission et le poids que les parties prenantes donnent ou non à l’action environnementale. Dès lors, pour poursuivre son introduction, il importe de préciser que l’école dehors ne prend pas place n’importe où. Il s’agit ici d’une doline. Généralement décrite comme un habitat naturel, formé en creux circulaire par l’érosion de roches calcaires, nous proposons, pour cet article, d’investir une approche plus inédite, scolaire au sens d’écolière. L’investigation d’un tel déplacement social présentera les tenants et les aboutissants de la recherche en deux temps. À la fois méthodiques et réflexifs, ils ont pour fil conducteur les allers-retours entrepris par l’enquête de l’école dehors jusqu’à ce que l’organisation collective soit saisie en un mouvement non unilatéral entre pédagogie et apprentissage. Dans un troisième temps, nous analyserons les ambivalences des mobilisations enfantines, en décrivant les dynamiques, inversions et inerties des modes d’expressions écocitoyennes de soi, des familles et de participation à la vie scolaire et sociale.

Aller à l’école dehors : une trajectoire d’éducation à l’environnement ?

L’énigme d’une mise en abyme

Faire « classe en plein air », au contact de milieux dits « naturels », peut laisser penser à une « éducation relative à l’environnement » (Sauvé, 1997). Il y aurait là une manière de représenter une œuvre dans une œuvre similaire qui, en l’occurrence, consisterait à adopter une posture d’humilité et de respect envers la nature et les autres humains qui habitent la planète avec nous (Sauvé et al., 2017). Une telle mise en abyme de l’écocitoyenneté soulève la question des liens entre la conduite d’enseignements scolaires en extérieur et l’éveil d’une conscience écologique chez les enfants. Il s’agit d’une énigme au sens où le problème revêt une formulation métaphorique, voire allégorique, dont la recherche de réponse nécessite une analyse prudente. En effet, ne serait-ce pas un raccourci que d’assimiler « l’école dehors », à « une façon d’appréhender le réel, de cibler des problématiques et des enjeux spécifiques » (Séguin et al., 2005) ?

Le caractère général de cette définition de l’écocitoyenneté ne suffit pas à augurer de la « nouvelle hydre éducative à mille têtes » que constitue l’école hors les murs, selon Joëlle Aden et Laura Nicolas à l’annonce d’un colloque français consacré aux « pratiques d’éducation par la nature » en 2022. Si les conférences nationales dans ce domaine connaissent un certain essor ces dernières années, l’intérêt de la communauté scientifique s’avère plus large du point de vue temporel et spatial d’une revue des écrits internationaux (Lloyd et Gray, 2014 ; Waite et al., 2016 ; Becker et al., 2017 ; Marchant et al., 2019 ; Avci et Gümüş, 2020 ; Dabaja, 2021). L’école dehors a été couramment attribuée aux Forest Schools dans les pays scandinaves (de Coppet, 2020) et autres territoires européens (Châtelet etal., 2003), ou à l’« outdoor education » aux États-Unis, avec une première initiative proposant en 1927 la classe en extérieur (Tissolong, 2021). Dans son déploiement contemporain, le courant francophone fait souvent référence à cette généalogie interculturelle et, moins explicitement, envers une « utopie hygiéniste » plus ancienne (Godeau, 2020).

Cela dit, la place de l’écologie est ambivalente à l’école. Même si les questions d’environnement s’installent dans l’enseignement général, elles ne constituent pas une discipline indépendante et supplémentaire (Godeau, 2020). Faire classe dehors ne s’inscrit pas dans les programmes établis par l’éducation nationale. À travers une démarche au cas par cas, en juin 2021, dans le bureau administratif de l’école élémentaire d’un village du Grand Besançon Métropole, nous avons appris l’existence de cette expérience, en faisant la connaissance de la directrice de l’établissement, enseignante des élèves de CM1/CM2 qui s’est exprimée ainsi :

« C’est bien que votre recherche s’intéresse aux gamins d’ici, à ce qu’ils vivent, à ce qu’ils pensent, comment ils s’imaginent pour l’avenir… Moi, j’ai été frappée par ce que ces mois de crise sanitaire ont fait aux gosses ! Depuis le premier confinement il y a maintenant plus d’un an, ils ont souffert ! Rester à la maison, apprendre via internet… Non, je n’ai pas retrouvé les mêmes enfants, pas possible de faire classe comme avant, ça a vraiment été très difficile… L’impact je l’ai vu clairement, dans leurs gestes, au quotidien, mais aussi dans les sentiments de vulnérabilité qu’ils exprimaient ainsi ou en mots. Je me suis dit qu’il fallait faire autrement et en écoutant la radio il y a quelques semaines, il parlait de l’école dehors, ça avait l’air super, je me suis dit qu’à l’avenir, j’allais développer le projet dans notre établissement. »

Les paroles de cette professeure des écoles mettent en relation différents lieux d’enseignements scolaires dans les temporalités passées, présentes et futures de la période récente. Elle témoigne de la rediffusion actuelle de l’idée de faire école en extérieur, suite au retour en salles de classe et après des semaines d’apprentissage à distance, à l’intérieur des domiciles, dans le contexte de la pandémie de COVID-19. Si « l’école dehors » n’est pas l’objet de notre recherche initiale, il s’est pleinement intégré dans le projet scientifique « TIE HER »[2] qui, à l’origine de cette rencontre, interroge plus largement les représentations et les pratiques culturelles de l’environnement des enfants entre ville et campagne.

Ethnographie de terrain circulatoire

Bien que la « révolution verte » ait été annoncée au sujet de l’école dehors (Lamy, 2021), les premières prises de connaissance locale dénotent moins un renversement du milieu existant qu’une recomposition des fréquentations. Certes, l’émergence d’une conscience environnementale, mais aussi sociale comme résultante, peut être supposée (Fleury et Prévot, 2017), mais la teneur de cette empathie pour le monde des vivants, ainsi que les modalités d’entraide, restent encore à observer précisément. L’enquête « en situation » est le dispositif méthodologique que nous avons privilégié, en nous fondant sur une démarche compréhensive. Elle permet de s’approcher de la pluralité des mondes vécus, sans présumer ni déficit (Louv, 2008) ni unité des relations entre « l’enfant et la nature » (Plénard et d’Equainville, 2020). S’« il existe plusieurs routes épistémologiques pour se rendre à un même endroit », il y a matière à penser que « ceux qui les auront empruntées auront vu, une fois arrivés, une chose différente » (Abbott, 2006 : 67).

Loin de « retrouver le temps de l’errance » (Plénard et d’Equainville, 2020), le terrain que nous avons étudié reproduit une circulation. Cette configuration de l’espace mouvante est non hasardeuse. En l’occurrence, elle part d’une école primaire de 124 élèves, située en région Bourgogne Franche-Comté, à 15 km à l’est de Besançon, dans une commune d’environ 1260 habitants, surnommée « le village nature du Doubs ». Alors que, selon la base de données européenne Corine Land Cover (CLC), l’occupation des sols est localement caractérisée par l’étendue des forêts et des milieux semi-naturels (50,9 % en 2018), la perception de cette végétation est peu sensible depuis le site de l’école (figure 1).

Figure 1

Photographie de l’établissement d’enseignement élémentaire depuis l’extérieur

Photographie de l’établissement d’enseignement élémentaire depuis l’extérieur

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Du bitume de la cour de récréation à la doline, destination arborée de l’école du dehors (figure 2), les premières impressions s’avèrent contrastées.

Figure 2

Photographie de la doline, lieu d’accueil de l’école du dehors

Photographie de la doline, lieu d’accueil de l’école du dehors

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Allant et venant entre ces deux environnements, l’un très minéral et l’autre entièrement végétalisé, l’étude mobile n’ignore pas l’affirmation d’une vision occidentale opposant nature et culture. Elle est devenue objet de débats au sein de différentes disciplines et de discussion des paradigmes anthropologiques de la place de l’homme dans le monde (Descola, 2005). Dès les débuts de l’ethnologie française, l’anthropologue Marcel Mauss a défini la culture comme l’« ensemble des formes acquises de comportements dans les sociétés humaines » (1968 [1923] :1-2). À interroger la fréquentation pédagogique des milieux vivants, les trajets effectués aux côtés des acteurs jeunes et plus âgés amènent à penser autrement qu’en terme statique. Notre immersion sur le terrain ne relève pas d’une position fixe d’observateurs. L’enquête a été bien plus qu’une campagne quantitative et qualitative de questionnaires et d’entretiens avec les élèves et leur enseignante. Leur expérience et le sens qu’ils lui donnent à l’école et dans d’autres espaces de socialisation, notamment familiaux, ont été approchés par ce mode opératoire qui a amorcé l’investigation auprès de son échantillon central (n=22). Nos déplacements d’une demi-journée par semaine de l’année scolaire nous ont concrètement rapprochés des expériences sensorielles et sémantiques du groupe étudié lors des sorties hebdomadaires de cette classe primaire expérimentant l’école dehors. Les questions de prises de vues et de sons ont été fortement articulées à celle de la locomotion au sens de Gibson où on explore son milieu dans le mouvement (2014 [1979]). Placer les perceptions des enfants au cœur du dispositif d’enquête prend acte des avancées des Childhood Studies sur les plans méthodologiques (Christensen et Allison, 2000 ; Punch, 2002 ; Danic et al., 2006 ; Greig et al., 2012 ; Groundwater-Smith et al., 2014) et éthiques (Thomas et O’Kane, 1998 ; Alderson et Morrow, 2011 ; Graham et al., 2013).

Au-delà du consentement parental et de l’attention requise pour la protection des données personnelles, les familles ont été rencontrées à plusieurs reprises afin de recueillir leurs points de vue avant, durant et après notre recherche. Celle-ci a été présentée dès la réunion de rentrée organisée par l’école pour information et concertation avec les parents d’élèves. Après avoir réalisé cette première approche collective, une cinquantaine d’observations et d’entretiens individuels ont été conduits auprès d’eux pendant un an, au fur et à mesure de l’enquête par itinéraire. Ce sont alors les « conditions inter-sociales de la circulation » (Mauss, 1968 [1923] : 632) que nous visions à appréhender par rapport à l’univers de sens de l’écocitoyenneté. Les potentialités sémantiques et significatives ont été finement explorées aux côtés de l’entourage proche des enfants : familles, équipe enseignante des sorties scolaires et intervenants extérieurs. La restitution des résultats de notre enquête a été rendue plus largement accessible à travers le montage d’une exposition au sein du musée qui avait mis à disposition une partie de son parc pour cette recherche d’« école dehors ». Le partage de son analyse s’est tenu dans l’un des grands bâtiments muséographiques et le verger attenant durant plus d’un mois de la période estivale, avec quelques 3000 visiteurs, tous publics confondus selon les décomptes de la directrice de cet établissement culturel.

L’ouverture sur la cité est à la fois un produit et un objet de notre recherche avec des enfants. En interrogeant les fondements et les manifestations de leurs représentations et de leurs pratiques de l’écocitoyenneté, une démarche réflexive a également été approfondie quant à notre posture scientifique ou les rapports de pouvoir en jeu. Impliquer les enfants de manière respectueuse dans la recherche sans instrumentaliser leur participation est un défi éthique et pratique au cœur de notre enquête. Elle ne s’est pas limitée à leur assentiment comme seule réponse. L’usage répété du questionnaire a été réalisé dans une perspective ethnographique où l’attention porte autant sur les conditions de passation que sur l’analyse localisée et située de l’échantillon (Soutrenon, 2005). Son taux d’échantillonnage exhaustif concerne tous les enfants de la classe au fil des questions sur leurs caractéristiques sociodémographiques, représentations de leur environnement, aspirations, leurs actes quotidiens, l’éducation au sens large (à l’école, en famille ou avec des camarades) suivant le recueil de leurs propres mots. C’est à la hauteur de leurs connaissances empiriques que l’écocitoyenneté enfantine a été approchée au croisement de différentes formes d’expression non seulement verbales (entretiens, podcasts), mais aussi graphiques (dessins, cahiers d’enfants ou encore tablettes numériques) et physiques (gestes et positionnement des corps observés en diverses situations sur le temps long). Au confluent de ce qui circule dans ces échanges, notre interprétation théorique en sciences sociales s’attache à retracer le point de vue puéril.

Plus qu’une méthode, l’itinéraire comme approche abductive

L’extrait d’entretien mené avec une praticienne de l’enseignement élémentaire dans sa salle de classe et à l’extérieur constitue le point de départ de notre enquête sur le terrain de l’école dehors. La recherche a été initialement située dans une approche des sciences sociales de l’espace. La méthodologie retenue pour cet ancrage s’inspire de celle des itinéraires. Cette méthode relève de plusieurs emprunts, que ce soit à l’anthropologie interculturelle du quotidien (Desjeux, 1987) et ses liens avec les modèles de la sociologie des organisations de Michel Crozier (1963), ou telle qu’elle ait été plus récemment instituée par le sociologue Jean-Yves Petiteau comme un parcours expérimenté par les acteurs et étudié en situation (2008). Dans ce sillage, nous avons suivi les jeudis après-midi en dehors de la salle de classe les sorties hebdomadaires de 21 élèves de CM1/CM2, accompagnés de leur enseignante, d’un à deux parents, voire d’intervenants extérieurs. Du début à la fin de l’année scolaire 2021-2022, les observations et les entretiens se sont multipliés au fur et à mesure des déplacements effectués à distance d’un kilomètre de l’école, aux côtés de l’ensemble du groupe d’enfants et des adultes accompagnateurs, et avec 42 étudiants qui, par moitié d’effectif, se relayaient sur place pendant 4 heures une semaine sur deux afin de participer à l’enquête collective. Il s’agit d’une recherche-formation universitaire que nous avons développée en tant que chercheure-enseignante de plusieurs unités d’enseignements transversales à la sociologie, l’anthropologie, la géographie ou encore la philosophie, plus précisément comme responsable des formations de Licence 2 et 3 au sein de l’Unité scientifique et pédagogique de Sciences du Langage, de l’Homme et de la Société, lauréate de l’appel RITM-BFC financé par l’Agence Nationale de la Recherche[3]. Si l’objet de l’article n’est pas cette pédagogie du dehors que nous avons déployé à l’Université de Franche-Comté, il importe néanmoins de la mentionner en ce qu’elle a participé à une méthodologie de recherche mixte, non seulement qualitative, mais aussi quantitative et symétrique entre enquêteurs et enquêtés. Tous les résultats retirés d’un tel rapprochement scientifique ne seront pas ici présentés, l’article portant plus précisément sur l’école, ses marges et leur portée.

Autour de cette question, les itinéraires élaborent davantage qu’une méthode. Outre le fait que nous avons visé à l’enrichir de techniques plurielles de recueil de données, la poursuite des allers-retours et leur reconstitution ainsi documentée renvoient plus fondamentalement à une approche. Elle ne permet pas uniquement de densifier le matériau empirique, mais de le faire aussi dialoguer avec différentes lectures théoriques. Partant de l’actualité de l’école hors les murs sur le terrain et dans la littérature scientifique, l’investigation prend acte d’une ouverture des initiatives de connaissances dans les champs de l’éducation et de l’environnement. Celles-ci ont été examinées à travers un état de l’art dont cet article rend compte. La notion d’écocitoyenneté infantile s’en dégage de manière très hypothétique. Plutôt que d’en préjuger, il s’agit ici de dépasser les écueils que ses prédéfinitions renferment. Le recueil des expériences juvéniles est le point de départ d’une réflexion qui travaille de concert plusieurs théories en sociologie et anthropologie.

La théorie de la socialisation développée par George Herbert Mead s’intéresse au mode d’engagement des individus dans un monde social et à la toile de significations qu’ils tissent en son sein (2006 [1934]). Ce cadre conceptuel de la philosophie pragmatiste a été en partie repris par l’écologie humaine qui, dans les années 1920, souligne les solidarités des mondes sociaux avec leurs environnements, à partir de l’ancrage dans un biotope local jusqu’à la dépendance à une économie mondiale (McKenzie, 2011 [1926]). La sociologie de Chicago a ultérieurement défini le concept de mondes sociaux comme des « univers de réponses réciproques et régularisées » où les engagements sont relativement typiques (Shibutani, 1955 : 566). Les travaux empiriques les avaient caractérisés par des « modes d’agir, de parler, de penser », des « vocabulaires, activités et intérêts » bien remarqués dans des milieux adultes et urbains à l’instar du Taxi-Dance Hall (1932) dont l’enquête de Paul Cressey discerne son « propre schéma de vie ». Une autre typicité se conçoit autour de la scène arborée de la doline où le néologisme « âgir » réunit à la fois les questions de l’âge et de l’action dans une compréhension relationnelle des transmissions environnementales.

Outre les approches pluridisciplinaires qui s’écartent d’une conception « adultocentrique » des enfants (Montandon et Osieck, 1997), le cadre conceptuel de notre analyse poursuit l’approfondissement des actes sociaux dont les gestes mutuellement orientés peuvent constituer des mondes communs. Si ce sillage analytique de la dimension culturelle des milieux de vie est ancien et quasiment centenaire (Mead, 1925, 2006 [1934] ; Park, 1921), il a été bien suivi à des âges avancés (Cressey, 1932 ; Shibutani, 1955 ; Goffman, 1963 ; Strauss, 1978 ; Becker, 1986 ; Grafmeyer et Autier, 2008 ; Céfaï et Perreau, 2012). Cette somme de lectures plurielles et disséminées est ici repensée au regard des pratiques et des représentations enfantines. Au creux d’elles, notre enquête permet de relire et de relier leurs auteurs et de reconnaître au-delà une certaine « invention du quotidien ». Cette idée intitulant l’œuvre de Michel de Certeau (1990) met l’accent sur la construction d’une théâtralité symbolique des activités journalières et d’une créativité contingente des liens de solidarité et de résistance en silence face aux contrôles institutionnels.

Ces va-et-vient entre observations et conceptualisations ont constitué un processus itératif propre à l’abduction (Anqué, 2009 ; Chauviré, 2005 ; Peirce, 1958). La recherche fait connaître comment ces espaces investis par l’enseignement élémentaire ont pris place à quelques centaines de mètres l’un de l’autre dans ce territoire ni totalement rural ni complètement urbain. Leur organisation spatiotemporelle s’est opérée par l’intermédiaire de plusieurs relations sociales. Au cours de l’été 2021, la maîtresse ayant fait part au maire de son souhait de faire école dehors, celui-ci pensant alors au musée de plein air installé sur sa commune a sollicité la directrice culturelle et son accord pour l’accès au parc. Fondé en 1988 par un abbé comtois, désireux de conserver et de transmettre un modèle local de vie pastorale, cet espace de reconstitution muséographique des patrimoines bâtis et paysagers a permis l’accueil de la classe en extérieur au sein d’une partie de ses 15 hectares. Habituellement dédiée aux activités de centre aéré et dénommée « la doline », la destination spatiale de l’école dehors s’établit entre héritage rémanent et bricolage incident comme un construit social.

De la salle de classe à la doline, un schéma de vie scolaire et buissonnière

Chronique de l’écologie humaine d’un monde social

Notre recherche aux côtés des enfants a identifié huit séquences récurrentes qui structurent un schéma de vie scolaire et buissonnière. La première débute après le déjeuner, vers 13 h 15, par le changement de tenue vestimentaire et affaires personnelles : pantalon de toile cirée, coupe-vent, petit sac à dos rempli de quelques crayons et d’un cahier dédié à l’école dehors, gourde ou thermo et quelques petits jouets (billes, figurines…). Durant une quinzaine de minutes, le trajet à pied des élèves et de leurs accompagnateurs traverse le village, sa route principale, une zone pavillonnaire, puis un chemin à travers bois jusqu’aux hauteurs de la commune où se situe le musée.

Une cinquantaine de mètres après le portail franchi, une deuxième séquence commence autour de 13 h 30 par « le salut à la doline ». Il consiste à créer une chaîne humaine entre deux arbres implantés sur le mont gauche de la doline. Une fois positionnés les uns à côté des autres en se tenant par la main, les enfants doivent faire le silence imposé par l’enseignante à l’aide d’un « chut » (figure 3).

Figure 3

Dessin schématique de la séquence d’ouverture de l’école du dehors par « le salut à la doline »

Dessin schématique de la séquence d’ouverture de l’école du dehors par « le salut à la doline »

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Préalablement choisi par la maîtresse, un des élèves s’incline et dit « feuille ». En réponse, l’ensemble du groupe reproduit la scène à l’identique. Répétée, mais initiée par un enfant différent chaque semaine, la séquence marque le commencement de l’école dehors par un rituel. Cette notion reprise à Erving Goffman désigne « le moment d’ouverture d’une activité dotée d’un sens particulier » (Céfaï et Perreau, 2012). Telles des opérations de cadrage de l’action, les « parenthèses rituelles, salutations et adieux, établissent et terminent l’implication conjointe, ouverte et officielle, autrement dit, la participation ratifiée » (Céfaï et Perreau, 2012 : 243). Aux dires de l’enseignante, tout se passe comme si le « salut à la doline » instaurait l’engagement « cognitif et pratique », « spatial et temporel » dans la situation d’éducation de plein air (Céfaï et Perreau, 2012 : 244). Parmi les élèves, l’interprétation de ce « foyer commun d’attention » (Goffman, 2012[1963]) est moins univoque, certains considérant qu’il s’agit d’un acte de « respect envers la nature » tandis que d’autres le jugent ennuyeux et disent se sentir « un peu bêtes » de le faire. Cette diversité des points de vue enfantins entre en résonance avec les discussions théoriques des propriétés d’unité et de clôture d’un monde social (Strauss, 1978 ; Becker, 1986). S’il alloue des rôles et des statuts, des idiomes partagés, des droits et des devoirs à travers des activités conjointes, il ne saurait être réduit à une communauté homogène ou refermée. Sous le nom de « temps libre », une troisième séquence débute ensuite localement, non sans reprendre le titre d’un chapitre des manuels nationaux pour faire classe dehors (Tous dehors et Ribeaud, 2022). Elle est majoritairement investie par des jeux d’enfants entre pairs pendant plus ou moins 10 minutes au cours desquelles l’enseignante se tient au centre de la doline pour préparer l’activité du jour. Sa surveillance des élèves, alors plus limitée, reproduit aux alentours de 13h 45 - 13h 55 un moment de récréation selon les horaires du système scolaire.

Hors cours d’école, un autre temps dit « calme » s’ensuit. Signifiée par le premier son d’un gong, cette quatrième séquence passe par la dispersion des enfants vers les « coins nature », de micro-espaces individuels qu’il leur a été demandé de choisir en début d’année scolaire à différents endroits de la doline. Ce peut être un petit renfoncement dans son creux circulaire, une niche entre les troncs d’un arbre, dans les branches d’un autre, ou bien derrière un bloc de roche, ou encore à l’emplacement d’une vieille cabane. L’enseignante rappelle la consigne à suivre chaque semaine durant cette dizaine de minutes « Vous faites ce que vous voulez, mais pas de contact entre vous ni de bruit ! ». Nos observations de cette situation parfois appelée « temps de silence » relèvent plusieurs pratiques sans interaction chez les élèves, entre l’aménagement de l’environnement proche et l’immobilité debout, assise, voire allongée les yeux fermés et ce, jusqu’au retentissement d’un nouveau son du gong. Issu d’un cours de méditation selon la professeure des écoles et sorti de son sac à dos chaque jeudi après-midi, cet objet renforce son statut de « donneur de temps » (Sansot, 1981 : 19-20) à travers le pouvoir de fixer le rythme de l’école et ses repères sonores dans la doline.

Vers 14 h 15, une cinquième séquence s’inscrit d’une manière quadrillée dans « le temps de l’activité ». Plus collectif, ce moment débute au sein d’un espace désigné comme « le cercle de parole » où l’enseignante et ses élèves s’asseyent ensemble pour échanger sur leurs « découvertes du jour » à savoir : des empreintes, bruits, ou présences de nouveaux animaux, mais aussi des végétaux et minéraux. Les uns à côté des autres, sur quatre troncs formant un rectangle, la parole doit circuler en même temps qu’un bâton est passé de main en main. Il est à la fin repris par l’enseignante qui explique les activités suivantes. Il peut s’agir d’identifier des insectes, des plantes autour de la confection d’un herbier, ou de reconnaître un arbre les yeux bandés, de rechercher des droites parallèles dans la doline, d’effectuer des calculs mathématiques en fractions à l’aide de feuilles mortes, d’employer des notions d’anglais sur les nombres en courant le plus vite possible vers les panneaux chiffrés établis au milieu des branchages… Autant d’activités proposées par l’enseignante que des animations portées par des intervenants extrascolaires telles qu’un atelier cuisine sur feu de bois avec une professionnelle, adhérente au réseau du Groupe Régional d’Accompagnement et d’Initiation à la Nature et à l’Environnement (GRAINE BFC), une formation autour de l’ortie par une médiatrice du musée, ou des arbres avec leur élagueur. Toutes ces séances suivies au fur et à mesure des saisons et annotées au fil des pages des carnets de terrain se sont closes par un temps réflexif de « bilan » en fin de journée. Caractérisée par le son du gong autour de 15 h 30 et le retour au sein du « cercle de parole », cette sixième séquence d’un quart d’heure précède le départ de la doline et son salut final. Les deux séquences forment les derniers temps à l’extérieur de l’établissement jusqu’au retour à 16 h.

La chronique de ces « sorties » relate la dynamique spatiale et temporelle de la conduite de la classe, les lieux, les rythmes et les postures scolaires hors les murs. « Parler de “trajectoire” plutôt que de “parcours”, d’“itinéraire” ou de “mobilité”, revient à suggérer qu’une série donnée de positions successives n’est pas le simple fait du hasard, mais s’enchaîne au contraire selon un ordre intelligible » (Grafmeyer et Authier, 2008 : 64-65). Au prisme d’une ethnographie collective qui croise empirie et théorie, sans confondre méthodes et résultats, les après-midis passés dans la doline ne paraissent ni fortuits ni insensés. Leur étude mobile ne retrace pas n’importe quel schéma de vie. Elle dessine une trajectoire pédagogique, que ce soit au sens étymologique du terme grec « paidagôgós » qui signifie « chef d’enfants », ou au sens large d’enseigner. Si la professeure réinterprète les attributs et rituels d’un tel rôle dans la doline, cette scène recouverte de buissons ne fait pas table rase de l’école. L’introduction d’une morale écologique dans la scolarité française a été repérée il y a plusieurs décennies à partir des activités sensorielles visant à relier consommation et production agricole (Aspe et Jacqué, 2015). Telle est précisément la vocation originelle du musée de plein air où les élèves rejoignent la doline, de là à en faire des écocitoyens ?

Vers des écocultures enfantines ?

Les pratiques soucieuses des enjeux environnementaux ont été assimilées à une forme d’autoréalisation du citoyen par les théories de la modernisation écologique (Mol, 2000) ou à un instrument d’action individualisée sur le marché par les théories traditionnelles de la consommation politique (Micheletti, 2003). Notre enquête poursuit une tout autre piste d’analyse auprès des enfants, en spécifiant un espace de construction d’une culture écologique. Une corrélation entre la préférence affichée des élèves pour la conduite de la classe en extérieur et la valorisation des moments « nature » partagés « en groupe » a pu être établie par l’analyse quantitative. Parmi les enfants rencontrés dans notre étude de cas, 70 % ont inscrit leur affection pour les pratiques scolaires à l’extérieur et, dans la suite du questionnaire, 80 % ont affirmé préférer passer du temps avec leurs camarades en plein air. À partir des réponses à la question « Qu’aimes-tu le plus lors de l’école dehors ? », la création d’un nuage de mots met en évidence la récurrence des références aux interactions collectives et aux éléments naturels (figure 4).

Figure 4

Nuage de mots formé à partir du traitement statistique des réponses à la question « Qu’aimes-tu le plus lors de l’école dehors ? »

Nuage de mots formé à partir du traitement statistique des réponses à la question « Qu’aimes-tu le plus lors de l’école dehors ? »

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L’importance du jeu aux yeux des élèves s’est confirmée par la diversité et la densité de leurs pratiques ludiques lors de nos observations à la doline. Les travaux en socioanthropologie de l’enfance ont souligné sa force dans le déploiement des cultures enfantines, notamment à travers la fonction révélatrice de leurs « capacités interprétatives » (Corsaro, 2011). Il y a près de 80 ans, au cours de son approche ethnographique du folklore, Arnold Van Gennep relevait déjà le rôle des relations entre enfants dans les apprentissages culturels et sociaux (1943). Des décennies plus tard, l’idée de culture enfantine a davantage retenu l’attention des anthropologues français. Julie Delalande la définit comme « un ensemble de connaissances et de comportements que tout enfant, à un âge donné, doit connaître et maîtriser pour être intégré dans son groupe de pairs » (2009 :9). La cour de récréation est l’espace privilégié à l’école (Delalande, 2001). Dans la conduite de la classe à la doline, le « temps libre » a pu sembler un moment comparable par ses horaires et en ce que les élèves jouent entre eux. Ce faisant, si la cour de l’école est fractionnée en « espaces distincts identifiés à des jeux particuliers : la corde à sauter sous le préau, le football au milieu, les billes au pied des arbres et les secrets derrière les buissons » (Delalande, 2006), le cache-cache rassemble la plupart des élèves aux marges boisées de la doline (figure 5).

Figure 5

Dessin schématique du jeu de cache-cache au cours de la séquence de « temps libre » à la doline

Dessin schématique du jeu de cache-cache au cours de la séquence de « temps libre » à la doline

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En offrant de nouvelles occupations possibles de l’espace, l’école dehors suscite chez les élèves un sentiment de liberté par rapport à l’organisation sociospatiale qui s’impose au sein de l’établissement scolaire. Elle permet une recomposition et un élargissement ludiques des relations aux vivants non seulement humains, ainsi que les enfants l’ont remarqué entre les membres de leur classe et que nous l’avons observé à travers les combinaisons variées des espaces-temps extérieurs. Des mêmes binômes de « meilleurs amis » sur le chemin allant à la doline jusqu’aux copains ponctuels du cache-cache, d’une découverte d’insectes, d’un ramassage de déchets et autres activités, voire des amis de rechange, le temps de porter un tronc pour le cercle de parole, ou d’aménager son coin nature, la diversité des apprentissages sociaux a été notée. Ces valences affectives et éthiques rappellent qu’un monde social est une « région morale », une zone de conduites appréciées ou discriminées, de coutumes ou de mœurs partagées (Park, 1921). Il reste que leur « reproduction interprétative » (Corsaro, 2011) s’étend en même temps que le ludisme dans la conduite de la classe à l’extérieur. Rusé et dispersé à chacune de ses séquences, le jeu s’avère au cœur des arts de faire école dehors.

Retour sur les arts de faire école dehors : un « âgir » environnemental

La doline, un gisement de savoirs…

Au plus près du terrain, la doline n’est guère définie comme un gisement géologique. Au lieu d’un entassement de calcaires, elle renvoie pour les enfants à une accumulation de savoirs et savoir-faire qui possèdent une inscription sociale et spatiale. À l’aide d’une analyse cognitive du discours (ACD) et de ses méthodes statistiques, une cartographie des différents champs sémantiques a pu être dressée à partir des techniques de recueil de données quantitatives. Parmi les trois quarts des 21 définitions données par les élèves, l’expression de « l’école dehors » s’articule avec les termes de « la doline » et de « classe à l’extérieur ». Suivant cette première question, le deuxième énoncé ci-dessus recouvre un ensemble foisonnant de connaissances et de compétences associées par les réponses.

Figure 6

Exemple de réponse extraite du questionnaire administré à la fin du mois de novembre 2021 aux élèves de CM1/CM2 faisant classe dans la doline

Exemple de réponse extraite du questionnaire administré à la fin du mois de novembre 2021 aux élèves de CM1/CM2 faisant classe dans la doline

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À l’instar de la citation de l’une d’entre elles, aucune ne mentionne les apprentissages au programme du cycle 3 qui, selon le site du ministère de l’Éducation nationale, de la jeunesse et des sports[4], correspond aux classes de CM1, CM2 et sixième, que ce soit le français, les langues vivantes, les arts plastiques, l’éducation musicale, l’histoire de l’art, l’éducation physique et sportive, l’enseignement moral et civique, l’histoire et la géographie ou les mathématiques. Au fil des semaines, des exercices dans toutes ces matières ont pu être observés à la doline. Pourtant, il n’a jamais été relevé une seule référence à ces disciplines scolaires dans les deux passations de questionnaires que les élèves ont remplis au cours de l’année 2021-2022, et ce, alors que plus de 80 % répondaient « être plus concentrés qu’à l’école classique » et 73 % se disaient « moins fatigués les jeudis après-midi ».

Dans L’invention du quotidien, Michel de Certeau introduit le premier tome à partir de son questionnement sur les « arts de faire » qu’il appelle aussi « manières de faire » (1990 : XXXV) ou « pratiques quotidiennes » (1990 : XXXVI), telles qu’il les note à propos de ses réflexions sur la production :

« À une production rationalisée, expansionniste autant que centralisée, bruyante et spectaculaire, correspond une autre production, qualifiée de “consommation” : celle-ci est rusée, elle est dispersée, mais elle s’insinue partout, silencieuse et quasi invisible, puisqu’elle ne se signale pas avec ses produits propres, mais en manière d’employer les produits imposés par un ordre économique dominant » (de Certeau, 1990 : XXXVII).

Non conçus pour le champ éducatif, les arts de faire présentent des éléments pertinents à extraire pour tendre vers la conceptualisation des manières de faire « école dehors ». Selon Michel de Certeau, ces pratiques quotidiennes n’étant pas verbalisées, elles ne sont pas encore répertoriées par le savoir institutionnalisé (1990). D’après la Sociologie de l’expérience scolaire, l’école française est « celle de l’instruction » (Dubet et Martuccelli, 2014), « tout ce qui n’en relève pas est renvoyé au “périscolaire” » (Dubet, 2021 :3). S’il est expliqué par un mouvement historique et national de relégation des apprentissages en extérieur dans la seconde moitié du XXe siècle (Dubet, 2021), ce contexte institutionnel peut sans doute éclairer aujourd’hui un ordre dominant peu propice à leur reconnaissance scolaire. De telles catégorisations normatives ont pu être éprouvées au cours des propres initiatives enseignantes :

« Avant les premières séances à la doline, je me suis beaucoup questionnée quant à ce qu’il faut faire dans le programme de CM1/CM2, aux attendus des parents par rapport à l’acquisition des connaissances de leurs enfants à ce niveau… Je préparais beaucoup les exercices en amont. À l’heure d’aujourd’hui, je sais que ces après-midis seront bien plus riches en matière de savoirs que ce je peux prévoir ou ce que les cases du LSU[5] peuvent contenir ! Il y a tant à faire sur place ! Par exemple, l’autre jour, je n’avais pas cela en tête, mais on est parti sur l’éducation musicale lorsqu’une élève a rapporté deux morceaux de bois creux dans le cercle de parole après qu’elle ait joué avec durant son temps libre. À partir de cette découverte, on a continué tout l’après-midi, le lendemain en classe et même lors de notre interview dans l’émission radio Affaires d’école[6] » (enseignante, 56 ans, directrice d’école élémentaire et praticienne de la conduite de la classe de CM1/CM2 dans la doline, Doubs, avril 2022).

Dans ce retour d’expérience confié par la maîtresse, les frontières scolaires entre les savoirs et les espaces du dedans et du dehors finissent par se déplacer. Alors qu’il n’y a pas de dessein explicite de la part de cette adulte ni de mots enfantins, les pratiques quotidiennes de l’école semblent se rejouer autour des apprentissages autodidactes des élèves, non sans art :

« la réorganisation et la hiérarchisation des connaissances selon le critère de la productivité valent à ces arts une valeur de référence, à cause de leur opérativité, et une valeur d’avant-garde, à cause de leur subtilité “expérimentale et manouvrière”. Étrangers aux “langues” scientifiques, ils constituent hors d’elles un ab-solu du faire […] et une réserve de savoirs à inventorier » (de Certeau, 1990 : 105).

À l’intersection des perspectives, une écologie stratifiée

Le déroulement de « l’école dehors » n’apparaît pas hors-sol lorsque l’enquête le restitue à travers l’écriture et le dessin. Après lecture du récit issu des carnets de terrain, la visualisation d’un des croquis réalisés au cours de l’une de ces demi-journées permet d’associer les différents traits esquissés à des cours d’action et de les resituer les uns par rapport aux autres durant leur trajectoire.

Figure 7

Croquis de la doline en cours de classe d’un jeudi après-midi

Croquis de la doline en cours de classe d’un jeudi après-midi
Source : Groupe d’étudiants de sociologie en Licence 3 (UFR SLHS – Université de Franche-Comté)

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« La catégorie de “trajectoire” […] devait évoquer un mouvement temporel dans l’espace, c’est-à-dire l’unité d’une succession diachronique de points parcourus, et non pas la figure que ces points forment sur un lieu supposé synchronique ou achronique » (de Certeau, 1990 :57-58).

Notre recherche au long cours des expériences enfantines s’écarte de l’underworld, un tout petit monde social culturellement uniforme et relativement isolé par des frontières physiques (Shibutani, 1955). Prenant l’exemple des relations de l’agriculteur, du figuier et de la guêpe, George Herbert Mead met en avant « l’intersection des perspectives » entre mondes sociaux et non leur autosuffisance dans Genesis of the Self and Social Control (1925). Ces rapports complexes entre les créatures vivantes ont pu précédemment transparaître de la dynamique d’interaction des élèves avec leur enseignante. Ils apprennent la perspective du jeu entre pairs attachée à l’environnement, tout en assimilant la perspective pédagogique de leur cheffe d’établissement. La participation des enfants aux situations de l’école dehors ouvre un champ d’expérience avec les êtres et les éléments à l’entour dont les savoirs environnementaux coopèrent à l’enseignement de leur professeure. Cela dit, les élèves en dépendent. Si la salle de classe a été analysée comme un espace tenu depuis le XIXe siècle de renforcer les modalités d’apprentissage, ainsi que l’exercice du pouvoir professoral (Clerc, 2020), notre enquête de la classe en extérieur révèle de subtils retournements par les arts de faire, sans conclure à une hiérarchie des rôles totalement inversée dans la doline.

Quant aux parents, leurs observations et les entretiens répétés du début à la fin de l’année scolaire ont complété notre exploration des mondes sociaux de la famille à hauteur d’enfants. 70 % d’entre eux se rendaient dehors tous les jours ou presque pour des activités, tels que jouer, se promener ou pique-niquer. Familialement élargies aux grands-parents selon les dires des petits-enfants, les deux dernières dynamiques de mobilité douce sont moins motivées par des valeurs d’écocitoyenneté que par la quête d’agrément récréatif intergénérationnel. Le rôle d’accompagnateur des déplacements pédestres de leur fils ou fille n’était guère coutumier aux parents rencontrés dans la doline. Les habitudes livrées à cette occasion reflètent autant ces jeux de distanciations et de rapprochements entre membres d’une même famille que les structures automobiles des lieux de résidences périurbaines (Kaufmann et Widmer, 2005).

« Je dois dire que je marche peu avec ma fille. Je suis la plupart du temps en voiture notamment parce que je fais des visites médicales dans les villages alentour pour mon travail. Je la dépose à l’école ou chez sa mamie et son papy, puis je dois vite filer ! On fait parfois une balade tous ensemble le week-end, mais comme elle nous le disait l’autre jour, on ne prend pas le temps d’être tout simplement avec la nature, sans nécessairement chercher à aller quelque part… Je suis contente, car ce jeudi, je ne travaillais pas et j’ai pu accompagner sa classe. C’est super tout ce qu’ils apprennent pour protéger l’environnement avec leur maîtresse, ça devrait être fait dans toutes les écoles ! » (infirmière libérale, 38 ans, mère d’une élève de CM1, Doubs, mars 2022).

Si les sciences sociales ne cessent de reprendre une hypothèse qui surestime la capacité des classes privilégiées à verdir leur style de vie (Carfagna et al., 2014), la mobilisation des groupes sociaux sur le terrain écologique est plus nuancée au regard de nos travaux (Grisoni et Némoz, 2017). Dans le petit village du Doubs, aucune figure de bourgeoisies culturelles et économiques n’a été croisée alors que la question d’une réforme écologique des modes de vie n’est pas éludée par des milieux moins favorisés. Chez les parents d’élèves, elle n’est certes pas franchement abordée sous l’angle d’un militantisme quotidien (Dobson et Bell, 2006). À l’instar de cette mère infirmière, ils ont le sentiment que l’écocitoyenneté est davantage le fait légitime d’une formation scolaire que d’une socialisation verticale de la famille. Tandis que « le mythe d’une démission parentale de l’école » a bien été dissipé il y a plusieurs années par la sociologie (Lahire, 1995), « la venue des parents dans l’espace scolaire n’est pas dépourvue d’ambiguïté » (Lahire, 1995 : 401). Bien qu’étant accompagnateurs de l’école dehors à la demande de l’enseignante, les parents font acte d’une présence très périphérique dans la doline, pour ne pas dire en retrait, tant ils ne souhaitent pas apparaître comme s’immisçant dans le domaine pédagogique.

« Oui, oui, je reste à bonne distance… Je ne vais pas m’asseoir dans leur cercle de parole, ce n’est pas ma place ! À son âge, poursuit-il en montrant sa fille d’un signe de la tête, c’est important d’avoir cette sensibilité aux végétaux et aux animaux qui vivent en pleine nature, de savoir les reconnaître… C’est la deuxième fois que je viens, l’autre jour, elle est revenue avec une recette de crêpes aux orties et elle a tenu à en faire. Ma femme l’a aidée. Moi, ça m’a rappelé quand j’allais chez ma grand-mère, j’en mangeais et ce n’était pas une leçon d’écologie. Ce n’est pas la même génération… Aujourd’hui le maire a un projet d’installation d’éoliennes à quelques centaines de mètres du village… Vous avez vu les banderoles de protestation sur les maisons, ma fille veut les arracher à chaque fois qu’elle passe devant ! Pour elle, les énergies renouvelables c’est bon pour la planète ! Je lui réponds qu’à dix ans, on n’entre pas dans ces débats ! » (agriculteur, 45 ans, père d’une élève de CM2, Doubs, juin 2022).

À l’approche de l’été, cet extrait d’entretien avec un parent d’élève rend compte des points de tension qui, autour de l’écocitoyenneté, peuvent apparaître à l’intersection de plusieurs mondes sociaux, avec des lignes de friction entre leurs perspectives jusque dans ce « sous-groupe primaire d’une famille nucléaire » (Mead, 2006 [1934]: 238-240). La rugosité des processus de transmission de l’action environnementale dénote son caractère pluriel. Cette dernière ne se limite pas à la sensibilisation aux vivants ou à redécouvrir des savoir-faire ancestraux. Notre enquête n’a pas recueilli de problème ouvertement exprimé lorsque les gestes investissent une reproduction des groupes sociaux tels les rapports de genre relatés et bien connus sur différentes générations ou sociétés (Godelier et Maruani, 2005). Cela dit, une mobilisation écologique au sein de processus de décision publique s’entend comme une aspiration des enfants peu reconnue, quelles que soient les institutions familiales, scolaires ou politiques étudiées localement. Outre l’impossibilité juridique de voter pour les personnes mineures, bien des normes des mondes sociaux maintiennent leur âge dans une strate de la société (Riley et al., 1972) et l’enquête des processus par lesquels se construit l’écocitoyenneté ne conclut pas à une émancipation radicale.

Conclusion

« Écocitoyenne » ou « écocitoyen » est une qualification non relevée parmi celles et ceux auxquels notre recherche s’est consacrée tout au long des mois de l’initiative d’« école dehors » que nous avons observée dans une collectivité surnommée « le village nature du Doubs ». Les pieds sur Terre et à ciel ouvert sont des représentations de soi exprimées de bien des manières entre 9 et 12 ans. Il y a tout d’abord ces quelques mots régulièrement prononcés dont l’analyse approfondit les ancrages plutôt qu’elle ne les isole. Si ce sont des termes environnementaux, leur formulation est explicitement rattachée à des interactions. En outre, leurs dimensions sensorielles sont verbalement signifiées. Leur intelligibilité comme des « arts de faire » (de Certeau, 1990) a pu être affûtée par l’emprunt d’un concept théorique hors champ éducatif, mais en situations empiriques. À travers plusieurs outils d’enquête (questionnaires, dessins, entretiens, observations) élaborés dans une approche par itinéraire aux côtés des élèves et des différents êtres non seulement humains ayant accompagné leur « classe en plein air », l’éducation à l’environnement se décrit moins sous les traits d’une production rationalisée et centralisée autour de l’institution de l’école qu’à partir de façons rusées et dispersées de l’employer.

Sans être pour autant aléatoire, cette circulation des modes d’agir, de parler, de penser l’écologie a fait l’objet d’une ethnographie des vocabulaires, des activités et des intérêts. Ils concourent localement à un schéma de vie scolaire et buissonnière où savoirs et jeux ne s’opposent pas, mais s’articulent au sein des espaces et des temps d’une reproduction interprétative des vivants. En resituant les valences symboliques, pratiques et affectives, il est possible de discerner la trajectoire opératoire d’un monde social à l’intersection de ceux de l’enseignement, de l’enfance, de la famille et du biotope. À défaut d’une identité acquise, l’écocitoyenneté relève d’un univers de réponses réciproques et régularisées, tel est l’argument avancé par le présent article qui restitue la place des enfants dans ce monde, en poursuivant l’analyse d’un continuum de mobilisations et d’immobilisations environnementales (Grisoni et Némoz, 2017). Bien que cette portée ambivalente d’une réforme écologique des modes de vie ait déjà été pointée à hauteur des âges adultes et de leurs rapports sociaux, notre exploration des expériences enfantines donne à voir leurs perspectives en relations pédagogiques, familiales, territoriales et comment elles sont sécantes plutôt que déterminantes à âgir chez les plus jeunes.