Corps de l’article

Introduction

Depuis 2015, le Québec compte de plus en plus de personnes en situation de migration forcée sur son territoire. En moyenne, 40 % des personnes réfugiées au Québec sont mineures, accompagnées d’au moins un parent pour la vaste majorité d’entre elles (Hadfield et al., 2017 ; Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, 2011).

Cet article vise à mieux comprendre les défis que rencontrent les mères réfugiées ayant un enfant entre 0 et 5 ans, dans l’exercice de leur rôle parental à l’intersection de deux contextes socioculturels : celui de leur pays d’origine et celui du Québec.

Une première partie de l’article présentera la problématique. Nous savons dans les écrits scientifiques que les mères réfugiées sont un groupe particulièrement vulnérabilisé par leur contexte migratoire et à risque de vivre de nombreuses difficultés une fois dans le pays d’accueil (Eltanamly et al., 2021 ; Merry et al., 2017 ; Morantz et al., 2013 ; Vesely et al., 2019 ; Weine et al., 2004). Elles vivent notamment des défis en tant que personne réfugiée, nouvelle arrivante, parent d’un enfant âgé de 0 à 5 ans et femme. Parmi les difficultés que ces mères rencontrent, l’arrivée dans un pays ayant un contexte socioculturel différent de celui de leur pays d’origine peut engendrer de nombreux défis. En effet, certaines différences socioculturelles (par exemple les normes sociales, parentales, les traditions ou les modes de vie) peuvent parfois être dissonantes et entraver l’exercice de leur rôle parental, ainsi que les affecter dans leur bien-être (Hadfield et al., 2017 ; Lewig et al., 2010 ; Vesely et al., 2019). De manière générale, il existe peu d’écrits sur les défis rencontrés par les mères réfugiées qui élèvent un enfant entre 0 et 5 ans à l’intersection de deux contextes socioculturels.

Une deuxième partie de l’article introduira le cadre théorique de cette étude : la théorie écoculturelle (Weisner, 2002) et son concept de routine quotidienne. L’analyse des activités quotidiennes permet d’explorer les éléments qui composent le contexte socioculturel du pays d’origine des mères et celui du Québec, ainsi que la manière dont ces éléments interagissent et les défis qui peuvent en résulter (Janhonen-Abruquah, 2010 ; Weisner, 2002). Les objectifs de l’étude seront définis à la fin de cette section.

Une troisième partie décrira la méthode que nous avons empruntée pour mener à bien notre recherche. Quinze participantes ont été rencontrées au travers d’entretiens semi-structurés de 1h30.

Dans la partie « résultats », nous présenterons les trois grandes différences socioculturelles rapportées par les mères réfugiées au cours des entretiens : 1) la manière de concevoir la famille et les liens en son sein, 2) la manière de concevoir les liens avec le voisinage, comme réseau de soutien, et 3) la manière de concevoir les libertés et les droits individuels de leur enfant.

Enfin, nous discuterons de ces résultats dans une dernière partie, à la lumière des contextes socioculturels individualiste et collectiviste.

Problématique

Les parents réfugiés sont particulièrement à risque de vivre des difficultés structurelles, sociales et de santé mentale lors de leur établissement dans un pays d’accueil, en comparaison à d’autres groupes de migrants (p. ex., économiques) (Hadfield et al., 2017 ; Lewig et al., 2010 ; Merry et al., 2017 ; Miller, 1999). Le contexte de migration forcée expose les personnes à des situations répétées de menaces pour leur sécurité (violences, fuite du pays d’origine ou pertes humaines, matérielles ainsi que symboliques) et affecte de manière importante le bien-être des parents (deuils, traumas ou encore anxiétés) (Lewig et al., 2010 ; Miller, 1999). Une fois dans le pays d’accueil, la phase d’établissement rejoue des conditions d’instabilité vécues lors de la migration forcée, en exposant les parents réfugiés à de multiples facteurs d’adversité systémiques : l’incertitude du futur, le manque de contrôle sur des éléments structurels comme la barrière de la langue, la perte du statut socio-économique, la déqualification, les difficultés à trouver un emploi, les expériences de discrimination ou encore les difficultés d’accès aux soins de santé et aux services sociaux (Miller, 1999 ; Silove, 2013).

Dans le même temps, les parents réfugiés éprouvent des difficultés accrues en raison des responsabilités qui incombent à leur rôle parental, de la charge d’un enfant, de la perte brutale de leur réseau de soutien, de la perte des référents culturels parentaux, ou des changements potentiels dans la structure et les rôles familiaux entraînés par la migration forcée (Hadfield et al., 2017 ; Lewig et al., 2010 ; Merry et al., 2017). En plus de leur propre installation, ils doivent veiller au bon établissement de leur enfant, dans un contexte où ils ont un grand nombre de démarches administratives à entreprendre et ne maîtrisent pas leur nouvel environnement. Cela génère du stress et de nombreuses craintes concernant leur enfant (Eltanamly et al., 2021 ; Lewig et al., 2010 ; Merry et al., 2017 ; Weine et al., 2004). Ces défis sont exacerbés lorsque l’enfant a entre 0 et 5 ans. Ce dernier est plus dépendant et se trouve à des étapes fondamentales de son développement cognitif, moteur, social, langagier et affectif, au sein desquelles les parents jouent un rôle prépondérant. Il est alors particulièrement sensible au bien-être de ses parents et aux changements entraînés par la migration forcée (Depaix, 2010 ; Hadfield et al., 2017 ; Paris et Bronson, 2006 ; Slobodin et de Jong, 2015). Contrairement aux enfants en âge d’être scolarisés, les parents de tout-petits au Québec sont tributaires des places disponibles en garderie et doivent parfois attendre plusieurs années avant que l’une d’entre elles ne se libère. Cela les précarise et les freine dans leur propre établissement (apprentissage de la langue, possibilité de travailler, autonomie financière, etc.) (Morantz et al., 2013). Face à l’ensemble de ces défis, de nombreux parents réfugiés ayant un enfant entre 0 et 5 ans se disent surmenés et rapportent des effets négatifs sur leur santé mentale (stress, dépression, etc.) (Bhugra, 2005 ; Merry et al., 2017 ; Vesely et al., 2019).

Parmi les défis rencontrés par les parents réfugiés, l’arrivée dans un pays ayant un contexte socioculturel différent de celui de leur pays d’origine peut entraîner des difficultés importantes dans l’exercice de la parentalité. Le contexte socioculturel fait référence à un ensemble de caractéristiques culturelles et environnementales telles que des institutions, des modes de vie, des valeurs, des traditions ainsi que des normes et des pratiques sociales (Keogh et Weisner, 1993). Dans le cas des parents réfugiés, ces derniers évoluent à l’intersection de deux contextes socioculturels : celui de leur pays d’origine et celui du pays dans lequel ils s’établissent. Lorsque les familles réfugiées s’installent dans un nouveau pays, elles font face à des changements comme les lois, les traditions, les valeurs ou les modes de vie et sont exposées aux représentations culturelles du pays d’accueil sur la parentalité (Hadfield et al., 2017 ; Miller, 1999 ; Vesely et al., 2019). Ces changements peuvent être parfois vécus de façon abrupte en raison du caractère non volontaire de leur parcours migratoire. Les parents réfugiés doivent alors se familiariser et donner du sens à ce nouveau contexte, tout en répondant aux multiples défis liés à leur établissement. Si les différences socioculturelles ne représentent pas de défis en soi et peuvent être une source de richesse, elles peuvent être dissonantes, c’est-à-dire qu’il peut y avoir des discordances entre certains éléments socioculturels d’une personne et ceux de la société d’accueil. Alors que les parents réfugiés se trouvent dans un contexte migratoire vulnérabilisant, certaines différences socioculturelles peuvent générer chez eux des tensions internes, des frustrations et affecter leur établissement ainsi que leur bien-être (sentiment d’inconfort, baisse de l’estime de soi, sentiments dépressifs, etc.) (Bhugra, 2005 ; Shilkofski et Shields, 2016). Lorsque c’est le cas, ces différences peuvent également les remettre en question dans l’exercice de leur rôle parental. Elles peuvent entraîner une perte de repères sur ce qui est accepté ou non en termes de pratiques parentales, avec une difficulté à distinguer ce qui est interdit par la loi et ce qui ne se fait pas selon des normes culturelles. Certaines différences peuvent engendrer des défis lors de la conciliation de valeurs et coutumes du pays d’origine à celles de la société d’accueil, notamment dans l’éducation transmise aux enfants (Hadfield et al., 2017 ; Lewig et al., 2010 ; Merry et al., 2017 ; Vesely et al., 2019). Quelques parents ont rapporté avoir le sentiment de perdre le contrôle sur l’éducation de leurs enfants et s’inquiètent de les voir s’éloigner d’eux, ainsi que des valeurs qui leur sont chères (Dumbrill, 2008 ; Lewig et al., 2010).

Parmi les parents réfugiés, des études indiquent que les mères rencontrent plus de difficultés que leur conjoint lors de leur arrivée dans un nouveau pays (Morantz et al., 2013 ; Pangas et al., 2019). Elles sont plus souvent responsables du quotidien et des soins de la famille (Kindon et Broome, 2009 ; Morantz et al., 2013). Leur plus grande implication peut entraîner des conséquences spécifiques sur leur établissement (Kindon et Broome, 2009 ; Morantz et al., 2013). Elles ont moins d’opportunités de travail ou maîtrisent moins bien la langue officielle du pays d’accueil que leur conjoint (Morantz et al., 2013). Elles sont ainsi plus isolées, avec dans certains cas des conséquences sur leur santé mentale (Morantz et al., 2013).

Les écrits scientifiques suggèrent que les mères réfugiées ayant un enfant entre 0 et 5 ans rencontrent de nombreuses difficultés lors de leur arrivée dans un pays d’accueil et que le contexte de migration forcée tend à les vulnérabiliser. Peu d’études s’intéressent toutefois à leur expérience de la parentalité à l’intersection de différents contextes socioculturels. La majorité des recherches recensées sur ce sujet incluent dans leur population d’étude d’autres groupes de migrants (économiques, etc.). De plus, la plupart se concentrent sur les parents ayant des adolescents ou des enfants en âge d’être scolarisés (Merry et al., 2017). De quelle manière les mères réfugiées ayant un enfant entre 0 et 5 ans vivent-elles leur parentalité à l’intersection de deux contextes socioculturels différents ? Perçoivent-elles des différences qui les affectent et génèrent des tensions chez elles ? Si oui, comment ces différences contribuent-elles aux défis qu’elles rencontrent au quotidien ?

Cette étude a pour objectif de mieux comprendre les défis auxquels font face les mères réfugiées ayant un enfant entre 0 et 5 ans, au Québec, dans l’exercice de leur rôle parental à l’intersection de deux contextes socioculturels. La recherche vise notamment à i) mettre en lumière les différences existantes entre certains éléments socioculturels de leur pays d’origine et ceux du Québec, en lien avec leur rôle parental ou l’éducation des enfants et ii) explorer la manière dont les mères vivent ces différences, les négocient et s’y ajustent. L’étude vise dans son ensemble à approfondir les connaissances sur l’expérience des mères réfugiées au sein du pays d’accueil afin de mieux comprendre leurs réalités. Cela permettra, in fine, d’éclairer les politiques sanitaires et sociales ainsi que les services qui accueillent les mères réfugiées sur la manière dont ils peuvent améliorer leurs services, pour favoriser le bien-être des mères et des conditions d’établissement optimales. Pour répondre à ces objectifs, nous utiliserons le cadre de la théorie écoculturelle.

Cadre théorique

La théorie écoculturelle (écologique et culturelle) (Weisner, 2002) fait partie de l’ensemble des théories qui s’intéressent à l’écologie de la famille (Gallimore et al., 1989 ; Mwangi, 2014 ; Nihira et al., 1994 ; Whiting et Whiting, 1975). L’approche écoculturelle vise à étudier l’environnement dans lequel évoluent les familles et la manière dont celles-ci interagissent avec leurs milieux de vie, afin de mieux comprendre les facteurs écoculturels qui influencent leur bien-être (Janhonen-Abruquah, 2010). Selon la perspective écoculturelle, l’analyse de cette interaction entre les familles et leur environnement peut se faire à travers l’exploration de leur routine quotidienne. La routine quotidienne représente l’ensemble des activités significatives que les familles mettent en place de façon régulière, à l’extérieur et à l’intérieur de leur maison. La théorie écoculturelle postule que la routine quotidienne et la nature des activités qui la composent sont en partie influencées par 1) le contexte socioculturel de l’environnement dans lequel les familles vivent et 2) le contexte socioculturel de la famille elle-même.

Ainsi, dans le premier cas, certains modes de vie, normes sociales, valeurs ou traditions agissent sur ce que les familles font au quotidien – que ce soit la manière dont elles vivent ou dont elles souhaitent éduquer leurs enfants. À titre d’exemple, des activités en lien avec l’éducation alimentaire, la socialisation de l’enfant ou l’heure du coucher ne seront pas les mêmes à Hong Kong, Los Angeles ou Nairobi ; elles se font le reflet du contexte socioculturel au sein duquel elles sont ancrées (Weisner, 2002). Le contexte socioculturel de la famille influence également son quotidien, par ses valeurs, ce qui est important pour elles, ses objectifs parentaux ou encore ses traditions. Dans le cas des mères réfugiées, leur contexte socioculturel se fait le reflet de celui de leur pays d’origine. Les activités quotidiennes deviennent ainsi des unités d’analyse offrant la possibilité d’explorer ces contextes.

Dans le cadre de notre étude, l’analyse des activités quotidiennes mises en place par les mères réfugiées permettra d’appréhender leur quotidien en lien avec leur rôle parental et l’éducation des enfants, afin de mieux comprendre les éléments qui composent leurs contextes socioculturels et la manière dont ils interagissent (en mettant en lumière les défis que peut générer cette interaction). Enfin, nous comprendrons que leur vécu ne repose pas uniquement sur des facteurs individuels et mettrons l’accent sur le rôle prépondérant que joue la société dans l’établissement des familles réfugiées.

La théorie écoculturelle sert de cadre théorique à cette recherche et circonscrit son objet d’étude. Dans cet article, le concept de routine quotidienne est essentiellement employé comme un outil méthodologique, pour explorer les valeurs sous-jacentes qui motivent les activités et observer ce qui compose les contextes socioculturels des mères. Seuls ces derniers éléments sont présentés dans cet article, ainsi que les différences existantes et les défis qui en résultent ; les activités quotidiennes en tant que telles ne sont pas détaillées de façon exhaustive, afin de ne pas alourdir le texte.

Méthode

Cette étude s’inscrit dans le cadre d’une thèse doctorale qui visait à explorer de façon générale l’expérience des mères réfugiées au Québec.

L’étude est transversale et qualitative. Elle a reçu l’approbation du Comité d’éthique de la recherche pour les projets étudiants impliquant des êtres humains (CERPE 4 : sciences humaines) de l’Université du Québec à Montréal (n° 2792).

Recrutement

Quinze mères ont été recrutées par l’entremise de cinq organismes communautaires de Montréal et sa région (Québec, Canada), ainsi que par la méthode « boule de neige ». Elles devaient répondre aux critères d’inclusion suivants :

  • Être arrivée au Québec dans un contexte de migration forcée. Le contexte de migration forcée fait référence aux critères définis par la convention de Genève : être en dehors de son pays de nationalité et craindre avec raison d’être persécuté en raison de sa race, sa religion, sa nationalité, son appartenance à un groupe social ou ses opinions politiques (Agence des Nations unies pour les réfugiés, 1951).

  • Être mère d’un enfant âgé de 0 à 5 ans.

  • Être originaire d’un pays du Moyen-Orient arabophone. Pour des questions d’homogénéité linguistique et afin de limiter l’hétérogénéité culturelle, l’étude cible les mères originaires des pays suivants : Liban, Syrie, Jordanie, Irak, Cisjordanie (Palestine), Arabie Saoudite, Yémen, Oman, Émirats arabes unis, Qatar, Bahreïn, Koweït et Égypte.

  • Vivre au Québec depuis minimum 1 an, maximum 5 ans. La première année d’établissement est une année où les mères réfugiées font face à de grands changements, des ajustements importants et où de nombreuses démarches administratives, de logement et d’emploi sont encore en cours. Le critère « minimum 1 an » offre la possibilité d’interroger des participantes ayant un minimum de recul sur leur expérience d’établissement et moins aux prises avec des démarches d’installation. Le critère « maximum 5 ans » correspond au seuil reconnu dans les écrits en dessous duquel l’immigration est considérée comme récente. Il permet ainsi de rencontrer des mères dont le processus d’établissement est relativement récent.

  • Avoir un statut d’immigration permanent au moment de l’entretien. Les personnes ayant un statut temporaire (par exemple, demandeurs d’asile) ne sont pas incluses dans la recherche en raison de l’instabilité de leur situation et de son effet important sur leur expérience d’établissement (Kirmayer, 2002 ; Trosseille, 2016). Aucune distinction n’a été faite en fonction des différentes voies d’obtention du statut de réfugiés. Ainsi, les participantes à l’étude pouvaient être arrivées par la voie de la demande d’asile ou par l’entremise des programmes de réinstallation offerts par le Canada.

Participantes

La collecte de données a été menée de juillet à décembre 2018.

Tableau 1

Données sociodémographiques des participantes

Données sociodémographiques des participantes

*Inclus parents, fratrie, oncle, tante, cousins, grands-parents – exclus conjoint et enfant(s).

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Une participante sur trois est arrivée en situation monoparentale, leur conjoint étant resté dans le pays d’origine. En moyenne, les participantes sont au Canada depuis un an et demi à trois ans au moment de l’entretien. Trois participantes sont entrées en tant que demandeuses d’asile au Canada et avaient été acceptées. Sept participantes se sont identifiées à travers leur récit comme chrétiennes et huit comme musulmanes. Enfin, la majorité des mères n’ont aucun membre de leur famille avec elles au Canada, hormis leurs enfants, voire leur conjoint.

Canevas d’entretien

La méthodologie empruntée dans le cadre de cette étude s’appuie sur la théorie écoculturelle et sur le concept de routine quotidienne (Weisner, 2002). L’objectif de se concentrer sur la routine quotidienne était de partir des activités significatives que les familles mettent en place dans leur vie de tous les jours afin d’explorer les raisons pour lesquelles elles les font (valeurs, objectifs parentaux), ainsi que la manière dont ces différents éléments s’inscrivent selon elles dans le contexte socioculturel québécois. Les entretiens débutaient par des questions pratiques axées sur les activités, telles que « Racontez-moi une journée récente qui vous semble typique : que faites-vous du réveil jusqu’au moment du coucher des enfants (en semaine et en fin de semaine) ? ». Celles-ci nous permettaient à la fois de briser la glace et de nous appuyer ensuite sur les réponses apportées pour explorer les raisons sous-jacentes à ces activités.

Les données de recherche ont été collectées à travers des entretiens semi-structurés d’une durée moyenne de 94 minutes, portant notamment sur : 1) les activités significatives mises en place chaque jour par les mères ; 2) les valeurs des mères, leurs objectifs parentaux et la manière dont ces derniers s’inscrivent dans le contexte socioculturel du Québec ; 3) leurs rapports avec les services québécois ; et 4) la manière dont les participantes ont vécu leur expérience d’établissement en tant que mères. Les entretiens incluaient des questions telles que « Quelles sont les valeurs importantes à votre famille et que vous souhaitez transmettre à vos enfants ? ». « Comment vivez-vous votre arrivée dans la culture québécoise (par rapport à votre rôle de parent) ? » ou encore « Est-ce que les valeurs qui sont importantes pour vous, à transmettre, se retrouvent facilitées ou freinées dans la société québécoise ? Comment trouvez-vous qu’elles prennent leur place ? ».

Procédure

La chercheuse principale prenait contact avec les participantes par téléphone ou message texte, une fois les coordonnées transmises par les organismes partenaires. Ces derniers ne savaient pas si les personnes référées participaient à l’étude ou non. La chercheuse principale s’assurait que les critères d’inclusion étaient respectés et que les informations sur la recherche ainsi que la participation au projet avaient été comprises. Pour chacun des entretiens étaient offerts les services d’une interprète et d’une gardienne pour les enfants, afin de favoriser la participation des mères plus isolées. La chercheuse principale a engagé une interprète professionnelle, enregistrée au sein de la banque interrégionale d’interprètes (BII) élaborée par le réseau de la santé et des services sociaux. Un entretien s’est déroulé en anglais, sans interprète et quatorze rencontres se sont faites principalement en langue arabe, avec l’interprète. Si l’emploi d’une interprète lors des entretiens représente certaines limites – la chercheuse principale est tributaire d’une tierce personne pour comprendre les propos des participantes – cela offre également de nombreux avantages. Des mères réfugiées ne maîtrisant ni le français ni l’anglais ont par exemple pu participer à la recherche, évitant ainsi un biais de recrutement. L’expérience d’établissement n’est pas la même lorsque les personnes parlent déjà l’une de ces deux langues à leur arrivée au Québec. En outre, s’entretenir dans leur langue maternelle a permis aux participantes d’être plus à l’aise pour s’exprimer et de potentiellement aller plus en profondeur dans ce qu’elles transmettaient. Afin de s’assurer de la qualité de la traduction, la chercheuse principale a mis en place un procédé de vérification. Trois entretiens ont ainsi été réécoutés par une deuxième interprète professionnelle, indépendante, également enregistrée au sein de la BII. Elle indiquait les omissions ou améliorations possibles dans la traduction. Les corrections étant minimes et sans conséquence sur le sens des propos des participantes, d’autres vérifications ont été jugées surérogatoires.

Au début de chaque entretien, la chercheuse a obtenu le consentement des mères à travers un formulaire écrit. Une version en arabe leur était remise afin de s’assurer de leur consentement libre et éclairé. Les participantes ont également reçu une contribution financière de 30 $ pour les dédommager de leur temps. Tous les entretiens étaient audio-enregistrés, avec l’accord des participantes.

Méthode d’analyse

Les entretiens ont été retranscrits ad verbatim puis anonymisés afin d’assurer la confidentialité des données. Les noms, prénoms, lieux de vie et tout élément pouvant les identifier ont été modifiés. Les verbatim ont ensuite été analysés à travers le logiciel MaxQDA selon la méthode d’analyse thématique de Braun et Clarke (2006). Dans un premier temps, la chercheuse principale s’est familiarisée avec les données via un procédé de lecture flottante (sans prise de notes), puis de lecture active (avec prise de notes). Par la suite, les données ont été organisées en groupe de sens, également appelés « codes ». Ces derniers ont alors été regroupés en thèmes et sous-thèmes, formant un arbre thématique. Afin de veiller à la rigueur des analyses, tous les extraits codés ont été révisés pour s’assurer qu’ils correspondaient à chacun des codes, sous-thèmes et thèmes au sein desquels ils se trouvaient. Un journal de bord a également été tenu pendant toute la durée des révisions, pour garder une trace des modifications. Après avoir affiné et défini ces thèmes et sous-thèmes, la chercheuse principale a procédé à la rédaction des résultats. Lors de cette étape, une analyse et une rédaction descriptives de la section des résultats ont été privilégiées (selon la méthode Braun et Clarke), de manière à refléter l’expérience des participantes en restant au plus près de leurs propos. Par la suite, la discussion en propose une interprétation et permet de contextualiser ces expériences, en s’appuyant sur les écrits existants. Des rencontres de supervision avec les co-auteurs ont été organisées tout au long du processus afin de discuter des analyses.

Résultats

La présente étude avait pour objectif d’explorer et de mieux comprendre le vécu ainsi que les défis rencontrés par les mères réfugiées qui se trouvent à l’intersection de différents contextes socioculturels. Au cours des entretiens, les participantes ont évoqué à plusieurs reprises des différences socioculturelles qui ont quelquefois généré chez elles des désaccords, des frustrations ou des tensions. Ces différences les ont parfois affectées et mises en difficulté dans l’éducation qu’elles veulent donner à leur enfant, dans la façon dont elles peuvent exercer leur rôle ou la façon dont elles se sentent dans ce rôle. Les principales difficultés qui émergent de leur discours s’articulent autour de trois thèmes : 1) les différences dans la manière de concevoir la famille et les liens en son sein, 2) les différences dans la manière de concevoir les liens avec le voisinage, comme réseau de soutien, et 3) les différences dans la manière de concevoir les libertés et les droits individuels de leur enfant.

Différences dans la manière de concevoir la famille et les liens en son sein

La grande majorité des mères parlent de la manière dont elles conçoivent les liens familiaux et les comparent à ce qu’elles perçoivent au Québec. La notion de « famille », telle qu’employée par les participantes, dépasse la famille nucléaire (conjoint et enfants) et inclut des membres de leur famille élargie, comme les grands-parents, les oncles, les tantes ou encore les cousins.

Une famille élargie moins unie et moins centrale

La plupart des mères décrivent leurs impressions selon lesquelles les familles élargies originaires de leur pays ont des liens plus forts, plus solides et sont plus unies que les familles élargies québécoises. Elles dépeignent des interactions et des échanges presque quotidiens lorsqu’elles vivaient dans leur pays d’origine, avec plusieurs membres de leur famille. Certaines participantes ajoutent qu’elles ont l’impression qu’il y a un plus grand respect de la famille dans leurs pays d’origine. Concrètement, cela se caractérise par plus de temps passé ensemble, des visites plus fréquentes, ainsi que par un mode de vie, voire d’habitat, en collectivité. Des participantes dépeignent également un processus décisionnel souvent collectif, où les membres de la famille se consultent, que ce soit pour des activités à faire, ou des décisions concernant l’un d’entre eux. Au Québec, les différences dans les représentations des liens au sein de la famille sont mises en lumière selon certaines participantes par la prévalence des divorces ou le départ des enfants à l’âge de la majorité pour vivre seuls en appartement. Comme illustré ci-dessous par plusieurs mères, cela symbolise selon elles un mode de vie plus individualiste, où chacun des membres de la famille vit de son côté :

Fairouz (5 enfants, conjoint présent au Québec) : « Quand je parle d’individualisme, ce n’est pas de l’égoïsme ou chacun pour soi. C’est plus, par exemple, ici les gens vivent seuls. On est contre cette idée de vivre seul. Donc je veux qu’ils [les enfants] vivent à l’intérieur d’une famille avec l’ambiance d’une famille. C’est dans ce sens-là. »

Jacqueline (2 enfants, conjoint présent au Québec) : « La première chose c’est qu’ici – on ne généralise pas – mais la majorité des enfants à 18 ans, ils quittent la famille pour vivre seuls. Donc ça, ce n’est pas une bonne chose. Pour nous, ce n’est pas quelque chose qui est acceptable. »

Les différences perçues dans les liens et les modes de socialisation au sein de la famille peuvent ainsi devenir des sources de préoccupations pour les mères réfugiées au Québec. Ces dissimilitudes peuvent notamment générer des craintes chez les participantes de perdre le contrôle sur leur enfant. Les mères redoutent que ce dernier devienne plus individualiste, que ses relations à sa famille se distendent et qu’il ne s’éloigne du noyau familial. Une participante raconte :

Denise (2 enfants, conjoint arrivé au Québec quelques mois après elle) : « En plus, il y a comme valeur aussi cette union entre la famille. Je sens qu’ici, cette structure de famille qui est très unie n’existe pas. Donc je voudrais que mon fils sache que nous sommes toujours une famille, que nous sommes ses parents et que nous avons un certain contrôle sur nos enfants, un certain pouvoir sur nos enfants, et qu’il fait partie de cette famille-là. »

De manière générale, plusieurs mères indiquent que la famille et l’harmonie en son sein sont parmi les éléments les plus importants à transmettre. Il leur apparaît fondamental d’enseigner à leur enfant des valeurs telles que le vivre-ensemble ou encore le respect des aînés. Face à leurs craintes de perte de contrôle, certaines participantes modulent leurs stratégies d’éducation.

Un réajustement du modèle éducatif : ancrer les enfants dans la lignée familiale et culturelle

En réponse aux préoccupations générées par les différences dans la manière de concevoir la famille, certaines mères réajustent leur modèle éducatif et tentent d’ancrer leur enfant dans la lignée familiale et culturelle, afin de renforcer son lien à sa famille. Elles décident par exemple de mettre un accent particulier sur l’enseignement des valeurs familiales, des traditions, de la langue et de la culture du pays d’origine. Ce faisant, elles espèrent maintenir un lien à leur pays de provenance et créer un sentiment d’appartenance chez leur enfant, pour qu’il n’oublie pas ses origines. Amal nous partage son expérience :

Amal (2 enfants, conjoint présent au Québec) : « Je ne veux pas que ma fille oublie ses racines et d’où elle vient. Ma mère et mon père me disent : “N’oublie pas de la laisser parler arabe, au moins, de lire le Coran, pour qu’elle sache d’où elle vient”. […] Je dois lui dire qui elle est. On ne veut pas qu’elle soit comme “Okay, je suis née ici, je suis canadienne maintenant, je ne sais rien”. Elle doit dire aux gens “je suis originaire de là-bas et j’appartiens à cet endroit [Québec]” »

Ancrer leur enfant dans l’histoire et la culture familiale permet à quelques mères de marquer une différence avec certains éléments du pays d’accueil avec lesquels elles sont en désaccord. Concrètement, dans leur vie de tous les jours, elles les inscrivent à des cours d’arabe, des écoles ou des clubs appartenant à la même communauté culturelle ou religieuse.

Différences dans la manière de concevoir les liens avec le voisinage, comme réseau de soutien

Parmi les défis que les participantes ont pu rencontrer dans leur établissement au Québec, plusieurs mères indiquent percevoir des différences dans le rôle des voisins et les relations entretenues avec ces derniers.

Des relations de voisinage moins solidaires et familiales

Lorsqu’elles mentionnent le rapport au voisinage dans leur pays d’origine, elles décrivent des relations chaleureuses et vivantes, fondées sur l’entraide et la solidarité. Une participante rapporte qu’elle pouvait compter sur ses voisins en cas de problème financier ou lorsqu’il fallait surveiller ses enfants. Quelques participantes dépeignent ainsi des relations de proximité avec des voisins qu’elles qualifient de deuxièmes familles. Elles font également référence à la spontanéité des relations et des visites, parfois quotidiennes (pour prendre des nouvelles, prendre un café – sans que cela soit organisé ou planifié). Les participantes parlent des voisins impliqués dans leur vie de tous les jours et dans celle de leurs enfants. Au Québec, plusieurs participantes évoquent à l’inverse des relations de voisinage plus froides et centrées sur le « chacun chez soi ». Si elles mentionnent certains voisins qu’elles trouvent sympathiques et à qui elles disent bonjour, elles racontent toutefois sentir que les relations de voisinage, sont plus distantes que dans leur pays d’origine. Plusieurs commentaires illustrent ces liens :

Amal (2 enfants, conjoint présent au Québec) : « Ça, c’est une autre chose qui est différente de là où j’ai été élevée. Je veux dire, là-bas, les voisins sont impliqués dans ta vie […] dans la vie des enfants. Mais ici, je ne les vois pas vraiment, on se dit juste bonjour, bonjour, comment allez-vous. […] Ils ne sont pas très sociaux avec toi, contrairement à mon pays d’origine. Là-bas, les voisins, tous les jours, ils viennent vous voir avec une assiette de nourriture, ils viennent discuter, même vous rendre visite […] Ils pouvaient venir l’après-midi, pour le thé par exemple, ou juste pour discuter avec vous, vous donner des conseils, sortir avec vous, vous aider de toutes sortes de manières. C’est comme votre deuxième famille […] Peu importe le type de soutien, ils sont là pour vous. »

Adela (2 enfants, conjoint présent au Québec) : « C’est très différent en Syrie, la vie sociale est très vive. Je peux marcher dans la rue et puis saluer un cousin, un ami. Donc les gens sont très… ils s’interpellent les uns les autres. La voisine peut m’appeler pour prendre un café. Donc c’est très différent, on est toujours entourés. Ici si on veut aller prendre un café chez quelqu’un, il faut prendre rendez-vous 3 jours à l’avance pour voir si elle est disponible ou non. »

Les propos des participantes font ainsi écho à une certaine solitude et une nostalgie face à la perte de leur ancien réseau de soutien.

Un sentiment d’isolement et de solitude

Face à ces différences, les participantes peuvent se sentir plus isolées et ressentir un manque de soutien social. Cela peut rendre leur rôle de mère plus difficile, car elles ne savent pas toujours vers qui se tourner dans leur quotidien, une fois dans le pays d’accueil, et elles doivent dans le même temps faire le deuil de leur ancien réseau de soutien. Quelques participantes, comme Amal dans son commentaire ci-dessous, mentionnent également un sentiment de solitude ressenti par leur enfant.

Amal (2 enfants, conjoint présent au Québec) : « Ça n’a pas été facile pour ma fille parce que [dans son pays d’origine], comme je vous l’ai dit, les voisins, toute la société… les enfants jouaient ensemble. [Après leur arrivée au Québec] elle est devenue plus… elle ne parlait pas aux gens, elle restait seule. […] c’était difficile pour ma fille parce qu’elle était habituée aux enfants et aux voisins qui jouaient. […] Elle avait l’impression qu’il y avait des gens autour d’elle. Ici, elle n’a pas ce sentiment, même si elle est à la garderie. Elle n’a pas l’impression d’être dans un endroit chaleureux. »

Pour contrer ce sentiment d’isolement, plusieurs mères rapportent s’être tournées vers des communautés culturelles ou religieuses, en inscrivant par exemple leurs enfants à des activités, sans toutefois que cela ne comble leur ancien tissu social. Elles disent beaucoup s’appuyer au quotidien sur leur famille et leurs proches restés à l’étranger, à travers des moyens de communication virtuels. Elles indiquent y trouver un soutien et une source de réconfort importants, permettant de diminuer le sentiment de solitude. Quelques participantes racontent :

Natalie (1 enfant, enceinte, conjoint présent au Québec) : « Je voudrais bien que la religion soit aussi importante pour ma fille que pour nous. Je ne sais pas quoi dire, mais aller à l’église, ça apporte un certain soulagement, psychologiquement. […] Ensemble on se sent plus confortables quand on va à l’église. »

Maysoun (5 enfants, conjoint présent au Québec) : « Donc heureusement qu’il y a Internet, qu’il y a Skype, qui a facilité un peu la communication avec la famille. […] [Cela] a un peu diminué le sentiment d’absence ou le sentiment d’être étrangère. Donc ça a un peu diminué ce sentiment-là. »

Enfin, un autre thème émergeant du discours de plusieurs participantes concerne les différences dans la conception des notions de libertés et de droits individuels de l’enfant.

Différences dans la manière de concevoir les libertés et les droits individuels de leur enfant

De manière générale, les participantes notent l’importance des libertés et des droits individuels au Québec. Ces notions de droit et de liberté, telles que perçues par les mères dans le pays d’accueil, représentent des avantages et des inconvénients selon elles. Certaines disent apprécier la liberté de choix dont elles et leurs enfants bénéficient. Pour plusieurs, cela offre de plus grandes possibilités en termes d’opportunités pour l’avenir et plus de créativité. Certaines mères ont le sentiment que la grande place accordée aux libertés et droits individuels leur permet de garder plus facilement leurs valeurs et favorise le respect de leurs choix de vie.

Toutefois, cette notion de liberté est également source de questionnements et de défis. De manière générale, quelques participantes décrivent un contexte sociétal où les libertés et droits individuels priment sur le groupe. Elles évoquent la façon dont cela peut transparaître à travers des normes parentales, des institutions de l’État, ou l’intervention de certains services dans la manière dont elles élèvent leurs enfants.

Des normes et des pratiques parentales moins collectives

Plusieurs participantes décrivent les différences qu’elles ont observées entre le Québec et leur pays d’origine concernant les lois qui régissent les pratiques parentales. Quelques mères nomment le fait de ne pas pouvoir laisser leur enfant sans surveillance des parents. Au sein de leur pays d’origine, les enfants pouvaient être sous la surveillance de la collectivité (par exemple, des voisins), alors qu’au Québec, il relève de la responsabilité parentale exclusivement. Les participantes mentionnent ne pas avoir toujours été au courant de ces lois à leur arrivée, telles que l’indique Fayrouz :

Fairouz (5 enfants, conjoint présent au Québec) : « C’est plus par exemple qu’il y a beaucoup de lois qu’on ne connait pas du tout, qui sont très différentes […] Par exemple c’est interdit que les enfants quittent la maison tout seuls, il faut qu’ils soient accompagnés par leur mère ou leur père. Ça, c’était un problème. […] Chez nous par exemple les enfants peuvent sortir de la maison et jouer à l’extérieur tout seuls. »

Ces différences peuvent parfois générer des difficultés. Elles doivent alors réajuster leur rôle, puisqu’elles ne peuvent plus inclure la communauté dans l’éducation de leur enfant. Ce réajustement, jumelé à leur contexte d’arrivée dans un nouveau pays, peut rendre leur rôle de mère plus difficile.

Un État garant des droits individuels de l’enfant

Par ailleurs, quelques participantes expriment des craintes concernant le droit de certains services à intervenir dans les familles, telles que la direction de la protection de la jeunesse (DPJ) ou la police. Certaines décrivent des situations qui leur ont été rapportées, qui, jumelées au manque d’informations et de connaissances entourant les critères d’intervention de la DPJ, alimentent des peurs. Cela leur donne l’impression que ces services ont le droit d’intervenir à n’importe quel moment pour retirer les enfants des familles et réglementer les pratiques parentales, sans possibilité de dialogue, de conciliation ou de réelle communication. Pour quelques participantes, ce qu’elles peuvent ou ne peuvent pas faire en termes de pratiques parentales et d’éducation n’est pas toujours clair, ainsi que ce qui est interdit et ce qui ne l’est pas. Dans quelques cas, cela peut les inhiber et les freiner dans l’exercice de leur parentalité. Une participante raconte ses craintes :

Mary (2 enfants, conjoint présent au Québec) : « Ici on ne peut pas punir les enfants parce qu’il y a la police qui peut venir, qui empêche de punir les enfants. […]. Il ne faut pas que les parents aient peur de la police parce que […] la police ce sont des personnes importantes et il ne faut pas qu’elles soient un obstacle entre l’enfant et les parents. […] Il faut qu’ils fassent la différence entre retirer un enfant parce qu’il est battu par ses parents, ou bien quand les parents punissent leurs enfants pour leur éducation. »

Selon quelques participantes, l’État serait ainsi – dans sa manière de dispenser ses services – essentiellement centré sur son rôle de garant des droits individuels de l’enfant, en outrepassant l’autorité parentale, et sans toujours tenir compte du bien-être familial.

Enfin, plusieurs mères ont le sentiment que les valeurs individualistes de la société québécoise transparaissent dans l’éducation que reçoivent les enfants à la garderie et à l’école.

L’école et la garderie, vecteurs de valeurs plus individualistes

Quelques participantes décrivent leur impression que l’enseignement est parfois trop axé sur les libertés, les droits individuels, et pas assez sur les devoirs et les responsabilités envers le collectif. Si la plupart disent être en accord avec ces droits, certaines trouvent toutefois que cet enseignement devrait être plus encadré. Comme l’illustrent les commentaires de Denise et Rime ci-dessous, quelques mères craignent que l’école ou la garderie ne pousse leur enfant à devenir plus individualiste et qu’en mettant l’accent sur ses libertés individuelles, il tende à oublier le groupe :

Denise (2 enfants, conjoint arrivé au Québec quelques mois après elle) : « En plus ici à l’école, on dit à l’enfant “Tu as le droit de faire telle chose, tu as le droit de faire telle chose”, mais jamais on ne lui dit “Tu as la responsabilité de faire telle chose”. Donc il revient de l’école en disant “J’ai le droit de faire telle chose”, sans penser aux conséquences de ce droit-là. Donc ça fait de lui un enfant qui est plus égoïste, parce que c’est trop tôt, on lui apprend trop tôt ces droits-là. »

Rime (2 enfants, monoparentale) : « Je voudrais bien qu’il puisse avoir la liberté que permet ce pays-là, mais qu’il la comprenne de la bonne manière. […] Le fait qu’ici dans ce pays l’enfant c’est comme s’il était le plus important dans la société, ce n’est pas faux, ce n’est pas mauvais, mais il faut qu’il y ait des limites. »

Certaines participantes craignent ainsi que ces droits soient mal interprétés s’ils ne sont pas contextualisés et contrebalancés avec l’idée que l’enfant doit également respecter des limites. Ces situations peuvent parfois leur faire vivre le sentiment que leur enfant et l’éducation qui lui est transmise leur échappent.

La peur de perte de contrôle sur leur enfant

L’ensemble de ces éléments peut donner aux mères l’impression de perdre le contrôle sur l’éducation de leur enfant. Elles ont parfois l’impression que l’autorité de l’État surpasse l’autorité parentale et que cela les affecte dans leur rôle de mères. Quelques participantes ont le sentiment que cela crée des enfants qui écoutent et répondent moins au cadre parental. Amal explique :

Amal (2 enfants, conjoint présent au Québec) : « C’est difficile d’élever un enfant dans ce genre de société où il y a des valeurs avec lesquelles je ne suis pas d’accord [au sujet de la légalisation du cannabis]. […] Parce que comme je vous l’ai dit, si vous dites non à votre enfant à propos de quelque chose, alors qu’il pense qu’il aime ça, qu’il veut le faire, et qu’il voit que c’est accepté, non seulement parce que c’est correct pour lui, mais aussi à cause de la société et de toutes les personnes autour de lui, ses amis, qui le font et c’est correct pour eux. [Il va penser] “pourquoi en faire toute une histoire ?” »

Elles craignent que leur enfant adopte des comportements et des valeurs avec lesquelles elles sont en désaccord et qu’il soit soutenu ou influencé par la société majoritaire.

Discussion

Cette étude avait pour objectif d’explorer l’expérience de la parentalité chez les mères réfugiées ayant un enfant entre 0 et 5 ans, et plus spécifiquement les défis qu’elles rencontrent lorsqu’elles se trouvent à l’intersection de divers contextes socioculturels. Les résultats révèlent des difficultés en lien avec des différences socioculturelles au sein de trois sphères : 1) la manière de concevoir la famille et les liens en son sein, 2) la manière de concevoir les liens avec le voisinage, comme réseau de soutien, et 3) la manière de concevoir les libertés et les droits individuels de leur enfant.

De façon générale, nous notons que la plupart des craintes évoquées par les mères au sujet de leur enfant concernent moins la période de 0 à 5 ans et plus l’avenir de ce dernier ainsi que le moment où il sera plus âgé et scolarisé. Si le jeune âge de leur enfant peut représenter un facteur de stress, comme suggéré par les écrits (par exemple, plus dépendant du parent, difficulté à trouver une place en garderie), nos résultats semblent indiquer qu’il est également un facteur rassurant pour les mères. Entre 0 et 5 ans, elles ont plus de contrôle sur leur enfant, à un moment où les sphères de socialisation externe à la famille sont moins influentes (en comparaison à l’école lorsque les enfants sont scolarisés).

Par ailleurs, l’analyse des résultats permet de mettre en lumière une différence commune et sous-jacente aux trois thèmes : l’importance du collectif dans la vie quotidienne des participantes, par rapport à l’individualisme qui prévaut selon elles au Québec. Cette différence s’articule principalement autour d’une comparaison à travers laquelle les résultats seront lus et interprétés : le contexte socioculturel plus collectiviste de leur pays d’origine et le contexte socioculturel plus individualiste du Québec.

Les contextes socioculturels collectiviste et individualiste font référence à des types de sociétés, qui, selon un continuum, se distinguent par le degré d’intégration des individus à un groupe, ainsi que le niveau de liberté par rapport à ce groupe (Bhugra, 2005 ; Hofstede, 2011). Concrètement, ces contextes sont des systèmes de valeurs et de normes au sein desquels l’attention et la priorité sont données principalement au collectif ou à l’individu. De façon schématique, les sociétés individualistes priorisent le « je », avec comme signes distinctifs l’individuation, l’autosuffisance, le caractère unique de tout un chacun (uniqueness), l’autonomie, le droit à la vie privée, la liberté de choix, l’affirmation de soi et l’indépendance émotionnelle. Les sociétés collectivistes sont décrites comme mettant l’emphase sur le « nous », avec des caractéristiques telles qu’une identité collective, la solidarité de groupe, le partage, la culture de soi (self-cultivation), l’interdépendance émotionnelle ainsi que des décisions prises en groupe (Bhugra, 2005 ; Hofstede, 2011). Ces systèmes façonnent la manière dont les sociétés sont pensées, structurées et organisées.

Cette lecture des résultats à travers les contextes socioculturels individualiste et collectiviste fait écho à la théorie écoculturelle dans laquelle s’ancre cette recherche. Selon la perspective écoculturelle, les contextes socioculturels varient dans leurs valeurs et influencent la manière dont les familles structurent leur vie de tous les jours ainsi que les pratiques parentales, l’éducation des enfants et les modes de socialisation. La théorie écoculturelle offre dans cette étude un regard nouveau sur l’expérience des mères réfugiées, peu traitée dans les écrits scientifiques, en prenant en compte les contextes socioculturels des participantes – celui dont elles sont originaires et celui du pays d’accueil – afin de contextualiser leurs propos et de mieux comprendre leurs vécus.

Les contextes socioculturels individualiste et collectiviste en filigrane des propos des participantes

De manière générale, les résultats semblent refléter des différences dans la manière de concevoir les liens au groupe (famille, voisins, société). Cela se traduit à travers l’influence de la société sur les liens au sein de la famille. Les participantes craignent que le contexte socioculturel plus individualiste du pays d’accueil ne déconstruise la structure familiale plus collectiviste visée par les mères. Selon elles, la société a un effet sur le comportement de leur enfant. Certaines redoutent en particulier qu’il s’éloigne trop du noyau familial.

Cette différence se retrouve aussi dans le lien au réseau de soutien. La perte du réseau du pays d’origine est amplifiée par la difficulté d’en reconstituer un au Québec, en partie en raison des différences de socialisation entre les sociétés collectivistes et individualistes. Selon les écrits, les liens au sein des sociétés à tendance individualiste sont plus distants que ceux des sociétés dites collectivistes. Il est attendu dans la première que les personnes s’occupent d’elles-mêmes et de leur famille immédiate, quand, dans la seconde, les individus sont intégrés dès la naissance à un groupe ayant une forte cohésion, incluant la famille élargie ainsi que des membres de la communauté (par exemple, les voisins) (Bhugra, 2005 ; Hofstede, 2011). Cette différence affecte concrètement les participantes dans leur bien-être au sein du pays d’accueil et les oblige à adapter leurs stratégies parentales à leur nouvelle réalité. Elles apprennent à se débrouiller seules, avec un système de soutien traditionnel majoritairement virtuel. Ces adaptations dans les stratégies parentales ont également été observées dans les études menées par Merry et al. (2017) et Vesely et al. (2019).

Enfin, la différence socioculturelle vécue par certaines participantes entre le contexte plus individualiste du Québec et celui plus collectiviste de leur pays d’origine est mise en lumière à travers leurs rapports aux institutions gouvernementales, notamment les services offerts. Le contexte socioculturel individualiste semble influencer le fonctionnement des services et la manière dont ils sont dispensés. Ces derniers sont le vecteur des normes et valeurs de la société d’accueil. Tels que perçus par les participantes, ils sont pensés pour valoriser les libertés et droits individuels, au détriment parfois des responsabilités envers le groupe ou du bien-être collectif de la famille. Cela fait écho aux écrits, selon laquelle les sociétés plus individualistes sont souvent fondées sur le libéralisme, où le gouvernement est le garant des droits individuels et de la viabilité des institutions. Les sociétés à tendance collectivistes priorisent le bien commun, et les intérêts du collectif priment sur les intérêts individuels (Bhugra, 2005 ; Hofstede, 2011).

Face à ces différences, certaines participantes peuvent se sentir démunies et ont parfois le sentiment de perdre leur autorité ainsi que le contrôle sur leur enfant. Elles tentent alors de trouver un équilibre entre les deux contextes socioculturels. Quelques-unes modulent notamment leurs pratiques parentales en mettant l’accent sur la transmission de certaines de leurs valeurs et traditions, de manière à ancrer leur enfant dans la lignée familiale et culturelle. De nombreuses études rapportent des résultats similaires (Dumbrill, 2008 ; Lewig et al., 2010 ; Merry et al., 2017 ; Vesely et al., 2019). Elles soulignent l’importance pour les parents réfugiés de transmettre leurs valeurs et d’enraciner leur enfant dans leur culture d’origine, afin que ce dernier développe un sentiment d’appartenance. Dans une revue des écrits menée par Merry et al. (2017) sur l’expérience des parents réfugiés, les chercheurs parlent de ces modulations dans les pratiques parentales comme d’une stratégie de résilience, qui permettrait de favoriser leur capacité à s’adapter face à l’adversité et d’assurer la continuité de l’identité familiale. Nous émettons également l’hypothèse que le besoin de certaines participantes de voir se développer chez leur enfant un sentiment d’appartenance au pays d’origine peut être expliqué par le contexte de migration forcée. La réinstallation au sein d’une nouvelle société peut s’accompagner d’un sentiment de nostalgie d’un pays qu’elles n’ont pas choisi de quitter. À travers la transmission d’éléments socioculturels du pays d’origine à leur enfant, certaines participantes souhaiteraient ainsi que ce dernier puisse s’identifier à ses parents et posséder des référents socioculturels similaires.

Une différence multisystémique

La différence qui peut exister entre certains éléments des contextes socioculturels individualiste et collectiviste se retrouve parmi diverses sphères de la vie des participantes et est multisystémique : 1) au sein même de la famille, 2) dans les liens directs à l’extérieur de la famille, et 3) dans les liens de la famille à la société et aux institutions de façon plus large. Cette différence se traduit dans de nombreux aspects de l’expérience parentale des mères, notamment : certains aspects de l’éducation à la maison versus celle en société, l’autorité parentale versus étatique, la vie en communauté versus le chacun chez-soi, etc. Au-delà de simples caractéristiques culturelles, cela met en lumière des différences concernant les modes de socialisation ou encore la manière dont la société est construite ainsi que ses cadres de références (Bhugra, 2005 ; Hadfield et al., 2017 ; Ismail, 2020 ; Lewig et al., 2010).

De façon générale, les résultats de cette étude soulignent l’importance de prendre en compte ces différences dans l’accompagnement des parents réfugiés, pour faciliter leur établissement et favoriser leur bien-être.

Apports pratiques et théoriques de la recherche

Apports pratiques

Les intervenants et les services peuvent diminuer l’effet des différences socioculturelles qui génèrent des difficultés, en ajustant leurs services aux besoins et aux réalités des parents réfugiées. Ces ajustements nous semblent nécessaires, car les écrits scientifiques mettent en lumière depuis de nombreuses années le manque d’adaptation des services aux vécus spécifiques des familles réfugiées (Dumbrill, 2008 ; Lewig et al., 2010 ; Merry et al., 2017 ; Miller, 1999). Ces études suggèrent qu’il est important de mieux répondre à leurs besoins, afin de favoriser à la fois 1) leur bien-être et une meilleure insertion des personnes réfugiées dans la société d’accueil, et 2) une société plus équitable et en meilleure santé d’un point de vue économique, social et humain (European Union Agency for Fundamental Rights, 2015; International Organization for Migration, 2018). De nombreuses recherches indiquent le besoin d’offrir un accompagnement fondé sur des stratégies d’intervention qui implique les communautés, les groupes, et moins centré sur des approches individuelles (Dumbrill, 2008 ; Lewig et al., 2010 ; Miller, 1999). Les services qui viennent en soutien aux parents reposent notamment sur des modèles parentaux occidentaux qui parfois échouent à répondre de façon adéquate aux besoins des familles réfugiées (Lewig et al., 2010 ; Miller, 1999). Le manque de compréhension culturelle et de connaissances sur le vécu des familles réfugiées affecte la capacité des services de la société d’accueil à entrer en contact efficacement avec elles (Dumbrill, 2008 ; Lewig et al., 2010). Alors que les institutions québécoises se veulent universelles, ce manque d’adaptation représente un frein majeur à l’accès et à l’utilisation des services par les familles réfugiées, reproduisant ainsi des inégalités (Lewig et al., 2010).

Les intervenants et les services peuvent ajuster leurs services en aidant les familles à se recréer un réseau de soutien au Québec. Selon les participantes, favoriser des rencontres avec des personnes réfugiées déjà bien installées (à travers un système de parrainage ou de mentorat) ou créer des groupes de rencontres informelles entre parents réfugiés pourraient les aider à reconstruire un sens de la communauté. Les familles nouvellement arrivées rencontreraient ces personnes afin de bénéficier de leur expérience, découvrir leur quartier, ou simplement discuter et socialiser. Il est toutefois important d’être vigilant dans l’organisation de ces rencontres. Certaines études suggèrent que la mise en contact de personnes originaires d’un même pays en conflit peut parfois être source de tension et de malaise si ces personnes s’identifient à des groupes opposés. Les intervenants peuvent également aider les familles à investir leur environnement et leur quartier, en les guidant dans la recherche d’activités ou de groupes déjà existants au sein desquels elles pourraient s’inscrire.

Les participantes ont souvent mentionné l’importance dans leur quotidien au Québec de leur famille restée à l’étranger ou de la communauté culturelle présente dans la province. Ces sources de soutien agissent comme des facteurs de protection sur lesquels les services peuvent s’appuyer dans leur stratégie d’intervention. Selon les écrits et les résultats de cette étude, les intervenants pourraient impliquer dans leur accompagnement les membres de la famille à distance par des moyens virtuels et favoriser la mise en relation des mères réfugiées avec une communauté culturelle (Merry et al., 2017 ; Vesely et al., 2019).

Enfin, une façon de soutenir les familles réfugiées est de nommer explicitement ces différences potentielles, de reconnaitre leur existence et d’offrir un espace d’échange pour en discuter. Cela permettrait de mettre en perspective et de normaliser ce que vivent les familles ainsi que le fonctionnement de la société québécoise.

Apports théoriques et méthodologiques

Cette étude permet de mieux comprendre l’expérience parentale des mères réfugiées lors de leur réinstallation dans un nouveau pays. Plus particulièrement, elle favorise l’approfondissement des connaissances sur la parentalité 1) des mères réfugiées originaires du Moyen-Orient, 2) en petite enfance (0 à 5 ans) et 3) spécifiques au contexte de la province du Québec.

Cette étude est, à notre connaissance, la première à utiliser la théorie écoculturelle, qui offre une perspective nouvelle sur les vécus des mères réfugiées. Sa méthodologie permet d’explorer l’expérience quotidienne des participantes, pour ensuite observer plus en profondeur leurs contextes socioculturels. Son cadre théorique contribue à l’analyse de l’interaction entre les mères et leur environnement : leurs valeurs et leurs objectifs parentaux, en rapport aux services à disposition ainsi qu’aux valeurs, normes ou pratiques sociales du pays d’accueil. La théorie écoculturelle révèle ce qui est important pour les mères réfugiées et la manière dont cela se conjugue avec la société d’accueil. Elle met également en lumière les contextes socioculturels au sein desquels les mères s’inscrivent. La lecture des résultats à travers ces contextes offre la possibilité de prendre du recul sur les expériences des participantes et les défis qu’elles rencontrent, afin de les comprendre de façon plus globale et de souligner les facteurs systémiques qui les influencent. L’étude offre, in fine, un nouvel axe de compréhension des vécus des participantes en contextualisant leurs propos, permettant ainsi de proposer des interventions plus sensibles et mieux ajustées.

L’étude donne enfin l’occasion de poser un regard sur la société québécoise, la manière dont elle est structurée et dont les services sont dispensés, afin de voir le rôle qu’elle joue dans l’expérience des mères réfugiées et ce qu’elle peut mettre en place pour l’améliorer.

Limites de l’étude et futures recherches

Malgré les apports de cette étude, il est important de noter les limites qu’elle présente.

Tout d’abord, ses données ne peuvent pas être généralisées à l’ensemble des parents réfugiés. Les recherches qualitatives n’ont toutefois pas pour objectif de produire des données généralisables et visent plutôt une compréhension profonde des processus, du contexte et de la signification d’un phénomène, afin qu’il puisse par la suite être analysé à plus grande échelle (Vesely, 2013).

De plus, les participantes à cette étude sont exclusivement des mères, originaires du Moyen-Orient, vivant dans la région de Montréal. Il pourrait être intéressant pour de futures recherches d’inclure des pères, des personnes de divers pays d’origine ou des personnes installées dans d’autres régions du Québec. En outre, il serait pertinent de connaître, pour de futures recherches, le niveau de scolarité des mères ainsi que leur origine rurale ou urbaine. Cela permettrait de mieux saisir la portée de transférabilité des résultats. Par ailleurs, aucune distinction n’a été faite au sein de cette étude entre les participantes arrivées au Québec en tant que demandeuses d’asile, réfugiées prises en charge par l’État ou réfugiées parrainées par le secteur privé. Bien que toutes aient un statut permanent au moment de l’entretien, les différentes voies d’obtention du statut de réfugié ont une incidence sur le parcours et le vécu d’établissement (Ali et al., 2021 ; Kaida et al., 2020 ; Murdie, 2008 ; Oda et al., 2019). Il serait intéressant d’explorer les potentielles spécificités pour chacun de ces groupes.

Si cette étude n’avait pas pour objectif de comparer les vécus des parents réfugiés à ceux des parents immigrants, il pourrait être pertinent pour de futures recherches de mener des études comparatives entre ces deux groupes, afin de mieux distinguer les effets spécifiques au contexte de migration forcée. Nous émettons l’hypothèse que le caractère forcé et violent du parcours migratoire des parents réfugiés peut exacerber certaines difficultés.

L’identité de la chercheuse principale, en tant que personne blanche et universitaire, peut également représenter une limite. La chercheuse ayant parfois été identifiée comme appartenant à la société d’accueil, cela a pu limiter ou influencer le contenu partagé par certaines participantes, notamment en ce qui concerne les défis rencontrés avec certains éléments culturels du Québec. Par ailleurs, la position de chercheuse a pu rejouer des dynamiques de pouvoir, inhibant potentiellement la parole de certaines participantes ou favorisant le phénomène de désirabilité sociale face à quelques questions. Enfin, la chercheuse elle-même a pu avoir de potentiels biais quant à l’interprétation des données. Afin de limiter ces effets sur la recherche, la chercheuse principale a tenu un journal de bord de ses réflexions et a eu plusieurs rencontres de supervision pour échanger sur ses sujets.

Conclusion

Pour des raisons humaines, sociales et économiques, le Québec s’est engagé à assurer un parcours et un cheminement optimal des personnes réfugiées sur son territoire (Ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration [MIFI], 2013 ; 2021). Le gouvernement souhaite notamment que le Québec soit « un lieu accueillant où il est possible de s’intégrer et de développer son plein potentiel » (MIFI, 2013 : 3). Malgré ces engagements officiels, certaines études indiquent que les personnes réfugiées font toujours face à de nombreux défis lors de leur installation au sein des pays d’accueil, dont le Québec (Hadfield et al., 2017 ; Kirmayer et al., 2011 ; Lewig et al., 2010 ; Miller, 1999 ; Papazian-Zohrabian et al., 2022).

Une façon d’assurer des conditions optimales à l’établissement des personnes réfugiées se fait à travers une adaptation bidirectionnelle : des familles vers la société, de la société vers les familles. L’adaptation de la société d’accueil s’opère notamment via les services qu’elle offre et la manière dont elle les dispense. Les résultats de cette étude ainsi que les écrits scientifiques suggèrent que l’adaptation au Québec est souvent unidirectionnelle, où il est attendu des familles de s’ajuster au modèle individualiste des services. Selon les écrits, cela tend à discriminer les familles réfugiées et à créer des inégalités, tant dans l’accès aux services que dans la qualité des soins reçus (Dumbrill, 2008 ; Lewig et al., 2010 ; Merry et al., 2017 ; Miller, 1999). Les recherches futures devront s’intéresser aux diverses manières pour la société d’accueil de s’ajuster aux familles réfugiées, afin de mieux répondre à leurs besoins et réduire certaines différences socioculturelles qui pourraient générer des tensions.