Résumés
Résumé
Cadre de la recherche : Avec la démocratisation de la photographie, la pratique de l’album de famille s’est généralisée. Les objets produits à partir d’instantanés, de textes, de dessins et de collages se sont imposés comme des structures fondatrices de communautés affectives singulières. Pourtant, depuis que cette pratique a intégré le champ de la recherche, le médium ne s’est considéré qu’au prisme de deux disciplines : la sociologie, laissant de côté l’étude des formes, et les théories de l’art, projetant un particularisme empêchant toute herméneutique.
Objectif : L’objectif de cet article est de relire la pratique de l’album de famille au travers de sa matérialité de manière à en appréhender la portée pour les sujets représentés au sein d’un groupe dont il nous faudra comprendre les spécificités.
Méthodologie : Pour ce faire, nous nous appuierons sur les fonds du musée Niépce (Bourgogne, France) et la consultation de près de mille objets dont 219 en forment le cœur, albums photographiques principalement français réalisés de 1880 à 1980.
Résultats : Ce travail constatera l’importante fragmentation de l’espace de l’album qu’il envisagera comme un lieu qui réunit, conserve et sécurise l’expression sensible d’une famille fantasmée. Il examinera également l’album au prisme du jeu et des expérimentations des rapports sociaux qu’il permet.
Conclusion : Ainsi, l’album est au cœur d’une discipline, l’esthétique sociale, qui rend indéfectible l’interdépendance des dimensions esthétique et sociologique, témoignant de la portée expressive de l’objet lui-même.
Contribution : À notre connaissance, aucune étude n’a pris en compte un corpus suffisamment large et des disciplines souvent dissociées par la recherche de façon à considérer l’objet album de famille dans son entièreté, pour sa forme et son contenu.
Mots-clés :
- configuration familiale,
- construction identitaire,
- ordre symbolique,
- perceptions,
- photo de famille,
- pratique spatiale,
- public/privé,
- récit de vie
Abstract
Research framework: With the democratization of photography, the practice of keeping a family album has become widespread. Objects produced from snapshots, texts, drawings and collages have imposed themselves as founding structures of unique affective communities. Yet, since this practice has entered the field of research, this medium has only been considered in terms of sociology leaving aside the study of forms, as well as in terms of artistic disciplines, thus projecting a particularism preventing any hermeneutics.
Objectives: This article aims to reread the practice of family album through its materiality so as to apprehend its significance for the subjects represented within a group whose specificities we must understand.
Methodology: In order to do this, we will rely on the collections of the Niepce Museum (Burgundy, France) and the consultation of nearly a thousand items, 219 of which form the core, mainly French photographic albums produced between 1880 and 1980.
Results: This research observes the important fragmentation of the album space, which it will consider as a place that gathers, preserves and secures the sensitive expression of a fantasized family. It also examines the album through the prism of play and the experiments in social relationships that it allows.
Conclusion: Thus, the album is at the heart of the discipline, social aesthetics, and sociological dimensions, which confirms their co-dependence and testifies to the expressive scope of the object itself.
Contribution: To our knowledge, no study has considered a sufficiently large corpus of relics and disciplines are often dissociated by research in order to consider the family album in its entirety, for its form and its content.
Keywords:
- family configuration,
- identity building,
- symbolic order,
- perceptions,
- family photograph,
- spatial practice,
- public/private,
- life stories
Resumen
Marco de investigación: Con la democratización de la fotografía, la práctica del álbum de familia se ha generalizado. Los objetos producidos a partir de instantáneas, textos, dibujos y collages se han establecido como estructuras fundadoras de comunidades afectivas singulares. Sin embargo, desde que esta práctica entró en el campo de la investigación, el medio sólo ha sido considerado a través del prisma de dos disciplinas: la sociología, dejando de lado el estudio de las formas, y las teorías del arte, proyectando un particularismo que impide cualquier hermenéutica.
Objetivos : El objetivo de este artículo es releer la práctica del álbum de familia a través de su materialidad para entender su significado para los sujetos representados dentro de un grupo cuyas especificidades debemos comprender.
Metodología : Para ello, nos basaremos en las colecciones del Museo Niépce (Borgoña, Francia) y en la consulta de cerca de un millar de objetos, de los cuales 219 constituyen el núcleo, principalmente álbumes fotográficos franceses producidos entre 1880 y 1980.
Resultados : Este trabajo constatará la significativa fragmentación del espacio del álbum, que considerará como un lugar que recoge, preserva y asegura la expresión sensible de una familia fantaseada. También examinará el álbum a través del prisma del juego y la experimentación de las relaciones sociales que permite.
Conclusiones : Así, el álbum se encuentra en el corazón de una disciplina, la estética social, que hace inquebrantable la interdependencia de las dimensiones estética y sociológica, atestiguando el alcance expresivo del propio objeto.
Contribución : Hasta donde sabemos, ningún estudio ha tenido en cuenta un corpus suficientemente amplio, ni a disciplinas a menudo disociadas por la investigación, para considerar el objeto del álbum familiar en su totalidad, por su forma y su contenido.
Palabras clave:
- configuración familiar,
- construcción de la identidad,
- orden simbólico,
- percepciones,
- foto de familia,
- práctica espacial,
- público,
- privado,
- historias de vida
Corps de l’article
« La perception croit que la réalité doit être vue, observée ; mais l’intelligence croit que la vérité doit être dite et formulée. »
– Proust et les signes, Deleuze
Introduction
Présentée en 1839 par Arago à l’Académie des Sciences de Paris, la photographie, mise au point dès 1826 par l’ingénieur Nicéphore Niépce et le peintre spécialiste des décors de théâtre Louis Daguerre, donne corps à la propagation d’un nouveau régime de la sensibilité moderne. Au contact du développement de l’outil représentationnel et de ses améliorations techniques, l’album photographique de famille s’est imposé jusqu’à gagner l’intégralité des couches de la société. Déjà dans les années 1920, « nous avons tous chez nous un album de photographie du temps de notre enfance » (Aragon, 1997 : 50) qui se déploie en chronique de la vie familiale, construisant l’ossature d’un groupe fédérateur de sujets individuels.
Dans un article de 1993, À propos de la famille comme catégorie réalisée, Bourdieu introduit le concept de famille à partir d’une « constellation de mots » déclinant les dénominations d’espaces rassurants et protecteurs : maison, maisonnée, house, home, household (Bourdieu, 1993 : 32). La famille prend l’aspect d’un conglomérat forgé certes par l’alliance, la filiation ou l’adoption, mais aussi par la congruence d’un toit partagé. Néanmoins un toit seul ne suffit pas : c’est tout un family discourse aux intérêts communs qui la fédère grâce notamment à la garantie de l’État qui lui donne les moyens de se constituer et de se maintenir. Comme telle, la famille permet la perpétuation d’habitus ; elle est à la fois une « structure structurée » et une « structure structurante » du champ social (Bourdieu, 1980) consolidée par des espaces symboliques.
À partir du concept de famille, Bourdieu introduit à la recherche près de trente ans plus tôt un espace symbolique tout spécifique, l’album et ses photographies vernaculaires. Commande du groupe industriel Kodak-Pathé publiée en 1965, Un art moyen, Essai sur les usages sociaux de la photographie s’articule autour de six pratiques différentes : celle de la famille néophyte, de l’amateur esthète, du photo-club, de la presse, de la publicité et de la création artistique. Pierre Bourdieu, à la suite de trois ans d’enquêtes de terrain, dégage une scientificité de l’utilisation de la photographie par le groupe familial. De cette pratique populaire, le sociologue révèle la formation de valeurs éthiques et esthétiques cristallisatrices de la perpétuation de la famille telle qu’il la définira plus tardivement dans son article susmentionné. Pour Bourdieu, la photographie n’est pas un hasard ; elle fixe les règles et les conventions collectives du groupe familial. Ses représentations les plus nombreuses sont les cérémonies, réunions, vacances et l’enfant dont la présence renforce l’unité du groupe. La pratique vernaculaire solennise, éternise et thésaurise l’héritage, engageant par là même la reconnaissance de ses membres et de leurs rôles sociaux pour le groupe lui-même et son entourage proche. De cette façon, écrit-il, « il n’est rien qui soit plus décent, plus rassurant et plus édifiant qu’un album de famille » duquel le secret est banni, englouti par « la netteté presque coquette d’un monument funéraire fidèlement fréquenté » (2014 [1965] : 54).
L’essai de Bourdieu a été fondateur ; il a permis à la photographie d’acquérir une légitimité scientifique lors même qu’elle était au cœur des pratiques amateurs depuis plusieurs décennies sans qu’aucune recherche ne lui soit consacrée. L’étude sociologique proposée a aussi ses limites. Principalement réalisé à partir d’entretiens, l’essai ne comprend quasiment aucun apport esthétique : la forme n’est pas prise en considération, les clichés sont peu examinés, la matérialité des objets n’est pas analysée, il ne paraît pas y avoir eu de consultations de corpus vernaculaires. D’ailleurs, presque aucune image n’étaye les idées engagées, et les quelques ekphrasis révèlent des codes représentationnels plus proches des portraits en studio de la fin du XIXe siècle que des instantanés des années 1960. Cet étrange décalage lisse la conceptualisation de l’album dont il est peu question mais qui s’affirme pourtant bien comme le parangon de la pratique photographique elle-même. L’objet est à peine mentionné et n’est pas proposé dans l’index des thèmes : il n’est utilisé qu’à dessein de figurer le regroupement d’un ensemble de photographies exacerbant ce que dit déjà le cliché unique. Ainsi, peu de place est accordée aux nouveaux régimes visuels qui émanent des évolutions techniques de l’appareil et des diverses formes que prend l’album grâce à sa matérialité et aux textes, dessins ou collages qui entrent dans sa constitution. Certains objets ne sont effectivement que des recueils de photographies – même si chacun aux spécificités propres –, d’autres voient leurs contenus s’accroître de textes, de peintures, de l’ajout de mèches de cheveux, de places de théâtre ou de menus de restaurants dans l’esprit du scrapbook victorien.
Si la photographie amateur est chez Bourdieu l’espace de la fixation symbolique d’une « vérité du souvenir social » (2014 [1965] : 53) du groupe familial, nous comprendrons davantage l’album photographique comme l’élaboration d’une famille fictionnelle en tant qu’il réaménage le vécu d’un groupe singulier principalement lié par les affects en façonnant une histoire imaginaire en perpétuelle agitation. Sans écarter l’aspect symbolique que revêt l’album en tant que renfort à la structure structurée et structurante qu’est la famille, mais pour nous efforcer d’éviter tout réductionnisme, nous soulignerons avant tout la portée expressive de l’album photographique qui accroît la vérité du souvenir social en des vérités du souvenir social : elles sont au moins aussi nombreuses qu’il y a d’auteurs et de lecteurs. Nous tenterons également de dégager de l’album le mouvement qu’il amorce en faisant d’un usage initialement familial – les albums antérieurs à 1880 témoignent d’un groupe exclusivement nucléaire du fait principalement du coût de la pratique – celle d’une communauté affective. L’album ne semble pas seulement le lieu de la confirmation d’un groupe fédéré par l’État mais est de plus celui de la préservation d’êtres aimés qui s’affirment comme groupe en affichant leurs relations vécues et leurs rapports fantasmés. À l’instar de la maison chez Mauss (2002 [1947]), l’album sera pensé en espace alternatif, artefact à la fois contenant et contenu, esthétique et social, produit par et pour une communauté affective qui cherche à s’authentifier : l’album relève de cette concrétion propre à la maison. Il est un espace de rencontres virtuelles, le lieu de passages dans lequel peuvent s’établir les liens affectifs, le médium emblématique de cette unification d’un groupe que l’espace public sépare parfois, que l’espace représentationnel forme et fige. De même qu’il existe une immense pluralité de formes d’habitations aux spécificités propres, la diversité des formats de l’objet physique album dévoile déjà l’hétérogénéité des configurations familiales : l’album photographique peut ne faire que cinq centimètres de largeur ou presque un mètre, ne peser que quelques grammes ou près de dix kilogrammes, être saturé d’images comme presque vides, modifiant en profondeur ses modes de consultation, de diffusion et d’appréhension. L’album n’est jamais standardisé, ce que soutiennent cependant les écrits scientifiques. Si un album est un album – émergent néanmoins certains traits qui se font écho –, il se démarque des autres par la façon dont il se présente et représente. L’album photographique est une extension de ceux qui le fabriquent. La compréhension du fait familial doit donc passer par l’observation de ses productions formelles.
Après l’introduction à notre méthodologie, et pour manifester la proximité de l’album photographique à la maison – tous deux ont une fonction symbolique similaire chez Bourdieu –, nous aborderons la pratique à travers sa nécessaire fragmentation du temps et de l’espace avant de remarquer l’importance du rassemblement et de la conservation de ces fragments en un seul et même objet assurant la subsistance de la communauté affective. Nous constaterons par la suite que ces pratiques participent aux aménagements et réaménagements d’instants vécus en un jeu contribuant à l’expérimentation de ces réseaux affectifs.
Méthodologie
Contexte théorique
L’essai de Bourdieu a été décisif pour les études visuelles portant sur la photographie vernaculaire qui lui ont succédé. En 1987, Richard Chalfen poursuit son entreprise, mais l’album ne reste que le duplicata du cliché photographique. Il en est de même pour les principaux théoriciens français de la photographie alors qu’ils auraient pu définir l’objet en tant que vraie pratique[1]. Plus récemment, à la suite des travaux de Martha Langford, Patrizia Di Bello, Mette Sandbye et Anna Dahlgren, l’album s’est découvert dans son intégralité, dessinant les contours de son épistémologie tout en conférant encore et toujours au photographique la primauté de l’examen.
La thèse de doctorat d’Hélène Belleau (1996) est remarquable à ce titre, davantage consacrée aux interactions provoquées par l’album qu’aux photographies elles-mêmes. Belleau insiste pour la première fois sur l’implication de l’album dans la fondation de l’individualisation. L’étude, en s’attachant à la démonstration d’une tension entre individu singulier et groupe familial, se fait au détriment de l’objet. Pour sa recherche, la sociologue mène plusieurs entretiens auprès de seize familles possédant au total une cinquantaine d’albums. Elle assiste ainsi aux consultations et prend acte des manières dont le groupe organise la représentation de sa forme familiale. De façon inédite, et avant la publication de Langford (2001) qui inaugure une nouvelle définition de l’album de famille à partir de sa nécessaire oralité, Belleau fait de l’expression corporelle et du logos des modes d’être contingents au médium. Une attention particulière est accordée aux réactions sensibles occasionnées par les formes produites. Elle résume l’histoire des représentations photographiques antérieures à son terrain d’étude à celles des moments solennels, rejoignant Bourdieu. La pratique de l’album n’est vue qu’au prisme de la lecture qu’en fait le groupe familial, laissant de côté sa forme même et sa réalisation matérielle pourtant essentielles à son appréhension. En conclusion, Belleau pense la pratique comme étant la marque des transformations sociales du cercle familial. Il nous paraîtra ici plus juste de ne pas distinguer si strictement ces transformations sociales de l’évolution de la pratique de l’album de famille. Si les politiques socio-économiques du XXe siècle ont nécessairement infléchi les groupes familiaux et leurs représentations, nous proposons d’interroger la possibilité que ces politiques publiques aient été influencées par les formes sensibles produites par les groupes familiaux, proches en cela de l’action réciproque [Wechselwirkung] telle que définie par Simmel (1999 [1908]). Ne pourrions-nous pas envisager la multiplicité des moments photographiques et la nouvelle diversité de leurs sujets comme des facteurs esthétiques ayant contribué à la transformation de l’intimité telle que la pense Anthony Giddens, c’est-à-dire une intimité à l’initiative d’une modification de l’institution publique ? De plus, l’enquête d’Hélène Belleau regroupe des objets issus de familles aux statuts socio-économiques semblables et partageant les mêmes expressions. Dans cette thèse de doctorat comme chez les théoriciens précédemment cités, et malgré certaines de leurs intuitions, la tentative de généralisation sociologique à partir d’un objet aussi séduisant, esthétique et populaire mène l’album de famille dans l’impasse de l’univocité : l’album n’est déterminé que par la structure sociopolitique de son contexte d’émergence. L’occultation par les études théoriques de l’ensemble de ses us et coutumes au profit d’une attention toute particulière portée à la puissance euristique du photographique enclavée dans la mélancolie du « ça a été » (Barthes, 2002 [1980]) le souligne. Comme précédemment mentionné, les nombreux formats d’albums indiquent déjà la diversité de leurs usages qui complexifient leur définition même, or cette matérialité n’est que peu considérée. Il s’agit là d’un curieux « effet tunnel » qui oblitère toute une frange anthropologique des études visuelles, entre autres allemandes [Bildanthropologie].
La photographie de famille et son album ne gagnent pas naturellement le rang des formes permettant de provoquer ce qu’Horst Bredekamp (2015 [2007]) nomme « acte d’image intrinsèque » [intrinsische Bildakt] – l’image opère pour ce qu’elle est en tant que forme et produit une distanciation réflexive du regardeur, condition préalable à la capacité de penser du sujet[2]. Au contraire, albums et photographies restent tapis derrière l’indicialité photographique de Rosalind Krauss (2013 [1990]) qui n’en fait que de simples empreintes à l’esthétique « gelée ». La dimension expressive de ces objets n’est pas envisagée : ils sont principalement appréhendés tels des documents qui dupliquent le réel au point de pouvoir le remplacer, telles des images qui « prouvent » les règles et conventions des rapports humains. Davantage qu’un « document qui témoigne de son unité en tant que “ce-qui-était-là-à-un-instant-donné” » (Krauss, 2013 [1990] : 141), l’album photographique de famille est une forme [Gestalt] à l’esthétique singulière capable de se déployer en dehors de son contexte initial. L’album s’établit bien dans et du fait d’un espace social ; il agit ainsi avec autonomie à l’égard des représentations mentales (Belting, 2004 [2001]) à l’instar de l’acte d’image intrinsèque. L’album photographique de famille fait irrémédiablement partie de la réalité, il n’en est pas « une réalité dérivée » mais en « constitue une condition nécessaire » (Bredekamp, 2015 [2007] : 307). Pour dépasser ces théories des traces qui encouragent un réductionnisme à l’origine de mythes socioculturels lancinants, et pour considérer la portée esthétique et sociale des formes et contenus de nos objets, la consultation de larges fonds devient indispensable. À titre d’exemple, si la famille ne compose ses albums qu’à partir de photographies saisies lors d’évènements réunificateurs stéréotypés (anniversaires, remises de diplômes, baptêmes) et empreints de coquetterie concourant à l’institution d’une famille uniformisée que la présence de l’enfant renforce – ce que notent communément les travaux portant sur la pratique vernaculaire –, l’observation de vastes fonds amateurs contredit cette idée. Les 219 albums examinés pour l’étude ici proposée n’exposent que très peu ce type d’évènements et l’enfant ne joue que rarement le rôle principal : seuls 15 % positionnent l’enfant au cœur des représentations (l’enfant y est visible sur plus de 70 % des représentations), 26 % accordent aux enfants et aux adultes une place similaire, 31 % des albums montrent des enfants sur moins de 30 % de leurs images et 28 % n’en représentent aucun.
Choix méthodologiques
Si l’album de famille, dont l’origine remonte aux débuts des années 1860, s’est vu investir par la discipline sociologique à partir de la publication d’Un art moyen, il faut attendre la fin des années 1970 pour qu’émerge du champ de l’art un intérêt pour son existence, consécutivement aux développements soudains du numérique. Au début du XXIe siècle, les expositions se sont multipliées, la pratique vernaculaire est devenue une passion première[3]. Jamais à notre connaissance, l’un des deux champs disciplinaires – sociologie et esthétique – n’est venu éclairer l’autre, constamment disjoints par les études universitaires, les lieux d’expositions et de publications. Cette étude nous paraît d’autant plus nécessaire qu’aucune jusqu’alors ne mobilise les deux paradigmes fondateurs de l’album lui-même, l’aïsthésis[4] et la sociologie, et moins encore en tant qu’unité indissociable. Les apparences sensibles médiatisent pourtant l’émergence du groupe et influencent jusqu’au sujet individuel – comme le note Alfred Gell dans l’introduction de sa théorie anthropologique de l’art : « je doute […] qu’un guerrier sur le champ de bataille porte un regard “esthétique” sur le motif du bouclier de son adversaire ; et pourtant ce motif est disposé de telle façon que le guerrier le voie et en ait peur » (2009 [1998] : 7).
Nous tenterons donc de penser notre objet à l’aune de l’« esthétique sociale » qui enchevêtre ces deux champs épistémologiques nécessaires l’un à l’autre, grâce notamment à une redéfinition de la dimension sociale de l’esthétique. Cette approche, construite et défendue par Barbara Carnevali, est une théorie philosophique qui explique le monde des apparences sociales en les analysant comme des entités sensibles agissant irrémédiablement dans le réel par l’intermédiaire des sens (2020 : xii-xiv). Dans Un art moyen et les études qui l’ont suivi, l’esthétique n’a que peu été envisagée : « [i]l serait naïf de croire que, avec la photographie, l’expérience esthétique est mise à la portée de tous » (Bourdieu, 2014 [1965] : 104). L’esthétique n’est abordée qu’au prisme de sa définition kantienne fondée sur la possibilité d’un jugement de goût universalisable. Chez Bourdieu, la forme photographique familiale est subordonnée au jugement de goût qui résulte du social et dont est constitué l’habitus. L’album photographique dépend du goût de ses concepteurs et change au regard de son foyer d’émersion. Qu’importe l’origine de ce dernier, son dessein premier est toujours similaire : l’élaboration d’une adéquation entre une forme communicante et un contenu exaltant une réalité digne d’être représentée (2015 [1979]), le sentiment de l’unité du groupe familial. La pratique de l’album photographique fait partie du capital symbolique constitutif de l’élaboration de la réalité collective de la famille. Comme telle, sa dimension sensible est appréhendée comme le résultat de « structures mentales objectivement orchestrées » (Bourdieu, 1993 : 33). Or, en examinant avec attention l’album au regard à la fois de l’anthropologie de la sensibilité sociale et de l’étude des formes et artefacts esthétiques, nous espérons ouvrir l’aspect fonctionnaliste qui définit l’album photographique à d’autres caractères qui viendraient complexifier sa définition. Qu’est-ce que manifeste la taille d’un album lorsqu’il est si petit qu’il ne peut se consulter qu’individuellement ? Qu’exprime-t-il lorsqu’il pèse plusieurs kilogrammes et qu’il ne peut que difficilement être regardé autrement que par un sujet debout, penché au-dessus de la table sur laquelle il repose ? Que provoque l’introduction de l’instantané ou de la couleur dans les représentations que fait le groupe familial de lui-même ? Que produit la portabilité des appareils photographiques de plus en plus légers sur la représentation des corps chéris ? L’ensemble de ces facteurs esthétiques concourent-ils seulement à l’élaboration d’un travail symbolique qui transforme « l’obligation d’aimer en disposition aimante » (Bourdieu, 1993 : 34) ou disent-ils davantage du groupe à l’initiative de ces expressions sensibles ?
Résultat des premiers constats d’une recherche doctorale, cet article aura une considération toute particulière pour les formes sensibles des albums de famille, de façon à révéler la pluralité des esthétiques des albums vernaculaires et ce que cette pluralité dit des habitus qui ont participé à leur élaboration[5].
Corpus
Notre étude prendra pour cadre un corpus spatio-temporel large : les albums examinés couvriront les années 1880 à 1980, de la lente introduction de l’appareil photographique dans les foyers jusqu’à l’arrivée d’un nouveau mode de saisie photographique, le numérique – accompagné d’un médium de sauvegarde, l’ordinateur et son disque dur – qui viendra à bout de l’album de famille tel que nous le consultons. Cette vaste période d’un siècle s’est imposée comme la condition de possibilité de l’émergence iuxta propria principia des caractéristiques inhérentes à la pratique de l’album photographique. Ce panorama permettra de montrer l’ajustement de la forme sensible aux formes juridiques des relations familiales ou, au contraire, la plus libre expressivité esthétique. L’origine géographique de notre corpus sera quant à elle conditionnée par les fonds muséographiques consultés : ceux du musée Nicéphore Niépce de la ville de Chalon-sur-Saône (Bourgogne, France). Créé en 1972, riche de plus de deux millions de phototypes, de plusieurs centaines d’appareils, de plusieurs milliers de livres, le musée Niépce possède un nombre significatif d’albums de famille, des albums papier de 1840 aux clefs USB de 2010. Ces albums n’ont jamais encore été étudiés. Le musée, peu exploité par les chercheurs, justifie ici par son contenu qu’une étude y prenne corps. La cohérence du traitement des archives récoltées, travaillées par des équipes qui ont peu changé, sera un atout immense pour l’appréhension des objets. À quelques exceptions près, notre corpus sera donc constitué d’albums français, les exceptions étant liées de près ou de loin à ce territoire.
Plusieurs semaines ont été nécessaires à la consultation de plus de mille albums ; 219 d’entre eux ont retenu notre attention et semblent expressément prendre pour sujet une communauté affective. Dans le cadre de cette étude, il nous a paru essentiel de ne pas prendre en considération les nombreux albums au sein desquels un groupe affectif est représenté sur moins de 60 % des images. Semblablement, nous avons mis de côté les albums dont la forme s’inscrit dans la tradition des cartes de visite inventées par Eugène Disdéri qui perdure encore parfois jusqu’aux années 1900. Si nous extrairons certains objets de cet ensemble lorsqu’ils nous sembleront pertinents pour l’élaboration de notre argumentaire, les conclusions proposés émanent de l’observation précise de l’intégralité du fond du musée Niépce. Les choix des formes ici mises en exergue ont été motivés par la nécessité de rendre facilement explicites les raisonnements présentés. Ils résultent ainsi de l’éloquence et de la lisibilité des albums, c’est-à-dire de la capacité de certaines de leurs pages à être appréhendées indépendamment de l’ensemble des feuillets. Nous aurions pu substituer certaines images à d’autres : les 219 albums photographiques examinés auraient tous constitué des exemples paradigmatiques. Il nous a néanmoins fallu faire un choix à défaut de pouvoir ici tout traiter. Nous tenterons donc de situer au mieux cette sélection au sein de la collection du musée Nicéphore Niépce.
Résultats : l’album, une maison partagée
Un espace fragmenté
Comme pour conjurer le mauvais sort d’une guerre qui dure trop longtemps, le Museum of Modern Art de New York organise en 1944 une des plus grandes expositions de photographie amateur[6] : The American Snapshot: An Exhibition of the Folk Art of the Camera. Son directeur du département de la photographie, Willard D. Morgan, y célèbre ce snapshot qui fragmente, détoure, coupe et segmente par une incision franche et prompte. Loin de sembler suspect, ce modus operandi « has become a real factor in maintaining the unity of American family ». Le snapshot photography est devenu le médium de millions d’individus, jusqu’à s’imposer en langage universel, aussi flexible qu’expressif. Déjà en 1944, la pratique permet aux foyers de révéler « the glamour of their day » en éliminant de leur champ de vision tout ce qui n’est pas agréable. L’aire de perception photographique occulte là où elle dit capturer « for re-enjoyment the outward essence of a moment ». Ainsi, « the depth and reach of the picture is limited only by the capacity of the individual » (Morgan, 1944). Pour l’espace muséographique, la pratique vernaculaire dépend entièrement du sujet qui l’entreprend : elle est intuitu personæ. L’unité familiale s’affiche quant à elle par la mise en exergue des charmes de la vie partagée en soustrayant aux regards ce qui n’est pas fédérateur, en fragmentant et choisissant les morceaux de vie à conserver et partager.
Après la saisie fractionnée des clichés, les films souples sont développés et les négatifs sont tirés sur un papier photosensible. Avant de rejoindre les pages de l’album, une sélection fondamentale est effectuée ; la prise de vue est d’ailleurs déjà un choix, comme le note à juste titre Bourdieu (2014 [1965] : 24). Il y a bien davantage de photographies réalisées que de photographies adjointes aux albums – le musée Niépce conserve de certaines familles dont il possède les albums des boîtes emplies de centaines de tirages non annexés aux objets ou dupliqués de ceux qui le constituent. Toutes les photographies ne sont pas retenues pour gagner les rangs de l’objet protecteur et les albums n’exposent que rarement une uniformité photographique[7]. De très nombreux objets consultés mélangent les régimes visuels. Une esthétique du fragment produit l’unité du tout et tente de contenir l’hétérogénéité des snapshot de format et de finition dissemblables, du timbre-poste au tableau de genre – voilà ce dont souffre Virginia Woolf[8] qui dit « vivre dans un “âge de fragments” », de « débris d’un siècle qui expire », d’« éclats morcelés d’une période chahutée, mais avide de nouvelles visions » (Cassigneul, 2018 : 239). Subséquemment, un langage idiosyncrasique propre à la communauté représentée se développe en accointance avec les textes associés aux clichés. La logique interne des successions photographiques assez rarement d’ordre chronologique[9] – et déjà simplement parce que l’album est souvent construit a posteriori des saisies photographiques – ne peut être comprise que par le groupe à son initiative. La linéarité conventionnelle des récits familiaux initialement ponctués par les clichés en studio des baptême, mariage et décès se démembre jusqu’au démantèlement de l’ordinaire chronologique, jusqu’à faire de la réalité une matière stroboscopique. À l’origine d’un nouveau temps, l’album dilate la cellule familiale. Il est le lieu de tous les possibles. Une grand-mère disparue avant la naissance de sa petite-fille peut lui faire face, acte hautement subrogatoire puisant ses racines dans l’imaginaire. Le montage permet la déconstruction d’un ordre temporel existant au profit de la construction de configurations singulières mettant en exergue d’originales affinités et ressemblances (Somaini, 2012 : 8).
Le musée Niépce possède quatre albums de la famille Castelain. L’album 2017.96.1 prend la forme d’un large classeur à trois anneaux. À l’intérieur se succèdent plusieurs dizaines de pochettes plastifiées constituées de cinq ouvertures pensées pour glisser cinq tirages de 10 par 15 centimètres. Malgré cette standardisation industrielle de l’objet acheté postérieurement à la saisie des images qu’il contient, son ordonnancement est inexistant. Les tirages couleurs et les photographies noir et blanc, les portraits en studio et instantanés, les portraits de photomatons et les souvenirs de groupes s’assemblent et se superposent sans organisation. De nombreux autres objets du musée procèdent semblablement, de façon plus ou moins exacerbée. Les albums 2011.40.4.1 à 6 sont, par exemple, de si petites dimensions qu’ils tiennent dans une paume de main. Leurs photographies, toujours moins de dix, datent des années 1960/1961 et sont réunies par le pincement d’une barrette métallique rouge. Elles se succèdent en scénettes continues, presque cinématographiques, et discontinues, rappelant la profonde aspérité du médium utilisé. Chez les Castelain, des clichés s’amoncellent même dans une seule loge, réunissant sans logique apparente la photographie d’un groupe debout dans un jardin, celle d’un enterrement et l’instantané de deux enfants jouant dans l’eau main dans la main (figure 1[10]). La vie s’expose par petits morceaux au point de faire de l’anti-chronologie une norme représentationnelle. La famille se présente dans de petits espaces photographiques, se réinscrivant par la suite au sein d’un autre espace plus dense, l’album qui superpose les protagonistes, les instants vécus, les lieux traversés, instituant parfois une hiérarchie aux choses, lissant souvent la valeur de leurs représentations. Chez les Castelain comme dans de nombreux autres albums, l’enterrement et les jeux en bord de mer prennent une place identique. L’objet 2009.174.96, dont les pages A4 de couleur verte réunies par une cordelette exhibent indistinctement et sans précision époques et évènements, propose, en page 69, trois clichés de formats différents : un homme et une petite fille dans l’encadrement d’une fenêtre ouverte, deux jeunes enfants à vélo aidés par deux autres plus âgés, puis un nourrisson décédé, allongé les yeux ouverts. Ainsi, en collectionnant et regroupant des myriades de moments vécus, l’espace de l’album élabore des palimpsestes composant les corps eux-mêmes ou leur souvenir et autorise toutes les distorsions temporelles, tous les mélanges de genres, contorsions si précieuses qu’elles en deviennent prophylactiques. Si l’album des Castelain fragmente le temps avec vigueur, d’autres le font toutefois avec moins d’emphase, rassemblant par exemple les images par année, comme les deux albums que constitue la famille Gingolph entre 1899 et 1933 (2005.209.26 et 2005.209.27). De 4,7 kilogrammes chacun, ces albums morcellent les expériences d’un temps circonscrit et égrainé au fil des pages sur lesquelles les notes manuscrites ne proviennent pas toutes ni du même outil ni de la même encre. Les dates apposées n’ont probablement pas été appliquées au même moment, voire par la même personne, et l’apparente organisation linéaire n’est pas suffisante à l’établissement d’une narration continue. Gingolph et Castelain se lisent à l’aune d’une segmentation représentationnelle.
Un lieu qui réunit et conserve
L’album photographique propose une succession de fragments indépendants mais pourtant potentialisés par leur réunification comme le seraient les pièces d’un appartement parfois ouvertes sur les autres, parfois séquencées par des portes closes, toujours liées par le bâtiment. De la sorte, il construit un espace-temps aussi singulier que neuf et nécessaire à l’intelligibilité de son contenu narratif, ce que Bakhtine nomme chronotope[11].
Les albums 2011.141.2 à 2011.141.7 puis l’objet 2011.141.9 mettent en scène des hommes de trente à cinquante ans dans la France des années 1920 (figure 2). Les photographies sont nombreuses, parfois agrémentées de dédicaces. Les femmes se font rares. Les figures se répètent sans patronyme. Les corps se dévoilent entièrement nus à plusieurs reprises ou seulement habillés de slips. Si les corps masculins en slip de bain deviennent de plus en plus récurrents dans les albums consultés des années 1940 du fait d’une expansion des temps libres et des activités de loisirs dont celles du bord de mer[12], nous n’avons nulle part ailleurs trouvé d’instantanés d’hommes adultes nus ou vêtus de sous-vêtements et posant dans des intérieurs d’appartement ou de maison. Dans de nombreux clichés, les protagonistes de l’album se jouent des apparences en portant robes, dentelles et maquillage. Les hommes s’exhibent abondamment et offrent une proximité qui laisse deviner leurs rapports érotiques ; leur tactilité est immodérément affichée (caresses sur la joue, bras enroulés autour du bassin, tête reposée sur un torse dénudé) au regard de la pudeur concernant les gestes affectifs du reste de notre corpus. Par ailleurs, ces hommes se sont photographiés déambulant dans les rues de Paris, se promenant sur une plage dans le sud de la France, pique-niquant dans la campagne. Les photographies saisissant les rapports entre les corps accordent à ces hommes la possibilité de s’exhiber en une communauté affective d’autant plus solide qu’elle se développe sur les pages de sept recueils. L’album est ici ce qui confirme les rapports sensibles dont les marques publiques se font encore rares, s’établissant pourtant crescendo (Gauthier et Schlagdenhauffen, 2019). Par leurs comportements, les protagonistes représentés, liés par une affection réciproque, s’émancipent de la famille telle qu’elle est encouragée par l’État au profit de la leur.
Les individus élus par le groupe pour figurer dans ces albums deviennent les membres d’une cellule à conserver, qu’elle soit nucléaire ou non. L’album laisse la possibilité à chacun de construire sa structure familiale sur les bases de l’élection des sujets comme des fragments. Dans l’album 2008.67.8 datant des années 1960, un jeune couple, Andrée et Robert, s’expose sur 202 photographies. Ils voyagent partout en France et exhibent leurs pérégrinations tout en se mettant très largement en scène, scénettes redoublées par des récits ou paroles rapportées. De surcroit, douze poèmes d’auteurs différents sont recopiés chacun sur une page. Le texte modifie en profondeur l’appréhension des expériences saisies. Outre ce couple, une amie, « Didi », est souvent photographiée avec tendresse et la complicité affectée devient parfois complicité érotique, qu’elle soit aux côtés d’Andrée ou de Robert. Voilà les seuls protagonistes vivants de cet album, accompagnés de jouets ou de peluches inertes, tous liés par une contigüité physique que l’album potentialise. La proximité corporelle remplace le plus souvent les mots « mère », « père », « sœur » et « frère » – dans 13 % des 219 albums de notre corpus apparaissent ces titres distinctifs du rôle familial. Les individus ne portent que très peu le « titre » de leur statut, ils sont identifiés par leur prénom, même les noms se font rares. La self-presentation de l’album se défait de la réalité sociale du sujet dont atteste le nom propre et elle s’éloigne à la fois des contingences temporelles et de l’enracinement à l’espace au profit de la corporalité. De cette façon, et tandis que le nom propre tend à annihiler toutes variations en témoignant d’une identité constante et unifiée à travers les temps et espaces sociaux (Bourdieu, 1986) comme tentera de le faire le criminologue français Alphonse Bertillon avec la photographie d’identité (1886), l’album est le lieu de la négociation perpétuelle et variable entre le « soi » [self] et un cercle social modélisé par l’affection. Il n’est pas seulement la confirmation de la pérennité d’un premier cercle médiatisé par l’institution et/ou proposé par la biologie. Il s’approche en cela davantage du processus de démocratisation de la sphère intime tel que pensé par Anthony Giddens (1992) pour qui la transformation de l’intimité modifie l’institution publique dans le sens où de nouveaux modes relationnels [pure relationship] vont à l’encontre de la relation traditionnelle dont la fidélité est la clef de voûte au profit d’une satisfaction mutuelle de ses membres amenés à se séparer à l’arrivée de l’insatisfaction. Il peut aussi s’apparenter au processus de démocratisation de la sphère intime dessiné par Ulrich Beck (1992) pour qui les risques, que découvrent et génèrent en un même temps la modernisation et ses développements technologiques et industriels, nivèlent les hiérarchisations ordinaires, chaque individu faisant face au risque démocratiquement. Ainsi, l’album permet publiquement et avec outrance de partager de multiples images d’un soi inséré dans une cellule affective choisie au regard d’un rapport de satisfaction, images sans lesquelles, selon Woolf, le monde serait irrespirable, futile, nu et brutal, « un monde dans lequel il serait impossible de vivre » (2012 [1942] : 47).
Les productions de la famille Gouffier sont en cela paradigmatiques. Vingt de leurs albums et plusieurs dizaines de leurs photographies regroupées dans des boîtes et pochettes sont détenus par le musée chalonnais. Les premiers objets semblent avoir été réalisés à la fin des années 1920 par un couple dont la fille est jeune ; c’est elle, Madeleine, qui prend très rapidement l’initiative de la poursuite du récit photographique ; elle transforme inéluctablement la cellule familiale en multipliant les clichés. L’album 2013.40.1.8 est le huitième album de la série (figure 3). Il est constitué de petites feuilles pâles à carreaux, fixées par des agrafes. Les photographies noir et blanc sont collées à même les pages. De temps à autre, une ville ou une année sont mentionnées, et les prénoms reviennent, dénués de « noms de famille » habituellement envisagés comme fédérateurs d’unité[13], qu’ils soient ceux de sujets humains ou d’animaux : Didi, Marc, Jérôme, Thérèse, André, Choucas (un grand barbet noir). Le réceptacle réunit les individus et les présente unis malgré l’absence de nom propre. Savoir de quels père et mère Jérôme est le fils est impossible : ni proximité, ni signe générationnel, ni légende pour le renseigner ; cette famille, à défaut d’être biologique, prend quoi qu’il en soit corps dans le même « livre ». De nombreux objets auraient ici pu être délayés tant ce processus de désignation par le prénom – voire par le surnom – est lieu commun. L’imposant album 2005.208.30 datant des années 1900 à 1911 les arbore les uns après les autres sans que ne soient explicités les rapports des uns aux autres. Il y a seulement Fanny, Claude, Marguerite, Jeanne, Jean, Édouard, Charlotte, Henri, Bernard, Roger, Yvonne, Mathilde et Guy. Parfois, le patronyme ornemente la première page, comme pour signifier le groupe à l’initiative de la forme. Au début de l’album 2005.209.2, sous le portrait découpé d’un jeune homme, est écrit « [m]onsieur Mazet Pierre vous présente : “secrets de famille” » – le secret y est ici enfermé et non banni à l’instar de ce que propose Bourdieu[14]. Sur la cinquantaine de pages qui suivent, il n’y a plus de prénom. Il n’est pas seulement question de la famille Mazet. Les feuillets rassemblent des clichés de groupes différents – famille nucléaire, amis, scolaires, militaires, voisins, religieux – liés par un nom qui n’est donc pas celui de tous.
Une sphère préservée et protectrice
L’album encourage d’autant plus ces dispositifs conjonctifs qu’il sécurise et pérennise des relations sociales vouées au bouleversement voire au tarissement. Un exemple significatif est celui de la constitution de recueils par les soldats des Première et Seconde Guerres mondiales. Le champ photographique n’est plus celui d’une plage ou d’une campagne mais celui de tranchées et d’hôpitaux. L’album honore ici un groupe dont les rapports ont été si forts qu’ils se rassemblent en un même espace protecteur et fédérateur. Les modèles partagent parfois l’« affiche » avec l’épouse restée à l’arrière – près de 20 % des 219 formes étudiées sont concernés par ce mélange. Il élargit naturellement la famille nucléaire aux militaires qui l’ont accompagnée dans l’épreuve des combats, questionnant et bousculant la structure de la famille et ses valeurs hiérarchiques. L’objet 2015.30.4 appose à la fois exercice au camp en 1916 et portraits de grands-parents (figure 4). D’autres encore mêlent les deux champs avec soin, comme le 2005.209.1 dont les photographies sont découpées et montées avec délicatesse, accordant une place précise à chacune, qu’elle représente le front ou le seuil d’une maison. Comme tel, l’album photographique juxtapose à sa manière les expériences individuelles des années de guerre à celle de la « vie de famille », fixant les dynamiques nécessaires à l’émergence du « je » puisque disposées au sein d’un cadre qui préserve et protège.
En ce sens, l’album photographique est thaumaturgique : il rassemble les éclats détachés les uns des autres et ne préserve pas seulement les sujets pour ce qu’ils ont été dans l’espace public, mais pour ce qu’ils sont devenus au sein de l’espace affectif. Ils apparaissent ainsi en une communauté forgée à partir d’un espace matériel partagé. Les images et les textes ne sont pas seulement regroupés dans une boîte, mais enfermés dans un recueil aux couvertures souvent rigides, parfois accompagnées d’un fermoir proche de la serrure. L’objet préserve le « familial » en retenant les corps à leurs initiatives. Comme l’exprime le prospectus de l’exposition du MoMA de 1944, l’album sauvegarde la cellule familiale et, en protégeant sa forme, s’établit en barrière à sa décomposition – il est un réceptacle qui prémunit des effets du temps ; si quelques objets consultés ont de sérieuses marques d’usure, tous témoignent d’une attention particulière portée à leur sauvegarde. À la douleur de la perte physique peut se suppléer la présence d’images non moins matérielles, ce que propose Bredekamp par sa notion d’acte d’image substitutif ; à côté de la place du corps individuel s’inscrit une forme idéalisée, co-construite et autonome, ce que présente Bredekamp par sa notion d’acte d’image intrinsèque. L’album confirme la place du sujet dans son groupe affectif autant qu’il en édifie un double imaginaire, faisant converger désir de sauvegarde mémorielle et affection au point que les clichés deviennent parfois le référent de l’idolâtrie, plus encore que le corps réel. La netteté des images de l’album n’a d’ailleurs que bien peu d’importance. Elles peuvent être floues ou déformées tant qu’elles sont une forme co-produite par les corps des sujets saisis (Bazin, 1990 [1958] : 14).
Cet acte de sauvegarde et de préservation, soutien à la constitution de multiples « soi », pourrait s’affilier à ce que Grant Kester (2013) appelle orthopaedic aesthetic en se référant à la capacité revendiquée par les artistes d’avant-garde d’agir sur la conscience du regardeur au moyen d’une œuvre pensée comme thérapeutique, seule condition de l’émergence d’un choc critique tel que l’a pensé Walter Benjamin. Kester reste prudent vis-à-vis de ce mouvement intellectuel qui instaure une dialectique entre authenticité et aliénation, attribuant à l’observateur le statut de spectateur passif. Le terme utilisé pour décrire ces mouvements – orthopaedic aesthetic – propose l’idée d’une aptitude thérapeutique caractéristique des formes sensibles. Tandis que Benjamin (2006 [1939]) voyait dans la reproductibilité technique un amoindrissement voire une disparition de l’aura, l’album photographique se sert de cette reproductibilité à des fins « thérapeutiques » en mettant en scène une organisation communautaire distincte de celle que le réel produit. L’album présente et représente des rapports affectés déhiérarchisés en grande quantité. Il multiplie les images de ces groupes qui concourent à leur reconnaissance et à leur légitimation. L’esthétique de l’album est « orthopédique » au sens où les auteurs et récepteurs exposent les configurations de groupes affectifs parfois différents de ceux que la norme sociale forge à travers les capitaux économique, symbolique et social. L’album photographique s’est institué comme un espace essentiel des représentations, le lieu de l’émergence d’une esthétique orthopédique[15], jusqu’à permettre l’apparition d’une expressivité davantage disposée au jeu – puisqu’encadrée par une relation de confiance nécessaire à son éruption selon Winnicott (2020 [1971] : 100) – qu’à la réaffirmation solennelle du « rayonnement social » des sujets représentés comme des « trophées » qui seraient « sources de prestige » (Bourdieu, 2014 [1965] : 43).
Jeu et expérimentations
L’expression photographique est une forme neuve de l’expression sensible qui a progressivement laissé le « jeu » gagner du terrain. Ainsi, l’espace d’exposition que propose l’album photographique est-il sous le joug de mouvements d’écritures et de réécritures perpétuelles de l’histoire au détriment du réel qu’il supplante : 31 % des 219 albums examinés présentent des attaches photographiques permettant aux images de ne pas être définitivement collées et dont l’ordre peut alors être modifié à souhait. Puis, en s’automatisant et en devenant moins onéreuse (donc plus insouciante), la photographie a offert une élaboration de mises au point moins nettes, de cadrages chaotiques et l’exposition des repas, des chambres à coucher, de la nudité, des enfants sur le pot. La vie « constamment sous nos yeux » que Bourdieu n’envisageait pas comme une typologie représentationnelle d’ordre photographique prend de plus en plus possession des représentations, tordue par le manque d’attention portée à la saisie des images. La page 29 du dix-septième album de la famille Jolly – le musée Niépce détient 35 des leurs, du début des années 1920 à 2010 – contient cinq clichés couleur. Autour de ces photographies organisées en deux lignes de deux et de trois sont notés au stylo noir des dates, la fin d’année 1982, et un lieu, Jugy. Les images témoignent de présences ordinaires. Aux poses réfléchies ont été préférées trivialité et spontanéité de situations saisies sans souci ni de cadrage ni de netteté (figure 5). Contrairement à la rigueur que l’on prête à l’objet avant 1960, cette naïveté représentationnelle se lit déjà dans les albums photographiques des années 1910. Peu ou prou à cette période, Raymond, jeune garçon de quelques années seulement, est photographié en chemise blanche, les fesses nues tournées vers l’objectif ou posées sur un pot, jouant, courant et riant dans l’album 2014.57.3. Les photographies sont découpées pour leur donner forme arrondie, collées à même la page et une lune est dessinée en hauteur au crayon bleu. Il en va de même en juillet 1953 dans l’album 2013.40.2.5. Lorsque sur la plage de Perros-Guirec, les corps dénudés se bousculent et se contorsionnent avec effervescence, surexposés par le soleil, désinhibés, étrangers aux « personnages de face, au centre de l’image, debout et en pied, c’est-à-dire à distance respectueuse, immobiles dans une attitude digne » dont parle Bourdieu, convaincu que « prendre la pose, c’est se donner à saisir dans une posture qui n’est pas et qui n’entend pas être “naturelle” » (2014 [1965] : 116).
L’album propose un cadre protecteur à l’expérimentation de l’expression sensible. À l’instar de la maison, l’album préserve et encourage le jeu. Principalement envisagé par ses auteurs comme une trace mnésique se substituant au réel vécu, l’album crée finalement une réalité passée reconfigurée à l’initiative d’une transformation du réel présent, notamment du fait de la divulgation d’apparences venant contraindre, nuancer ou modifier celles conventionnellement admises (Arendt, 1983 [1958])[16]. Les modélisations esthétiques encouragées par les évolutions techniques du médium photographique s’établissent comme la méthode la plus efficace pour s’arracher aux normes familiales telles qu’elles s’établissent dans le réel. Nous pouvons penser à la diminution des temps de pose qui permet progressivement aux sujets de sortir des studios pour s’inscrire dans des lieux qu’ils choisissent. Pareillement, la production de films souples plus sensibles à la lumière autorise la saisie de scènes crépusculaires. Ou encore, la réduction des tailles et du poids des appareils photographiques engage la diversification de leur utilisation, à n’importe quel endroit, à n’importe quel moment. La photographie devient omniprésente au point de ne plus seulement être investie lors d’« échanges extra-ordinaires et solennels des fêtes familiales » pour « sanctionne[r] et éternise[r] […] l’intégration de la famille rassemblée » (Bourdieu, 1993 : 34).
L’album photographique se construit à la frontière entre réel et imaginaire en affirmant être l’empreinte indicielle du vécu et en proposant un lieu d’expressivités plurielles décomplexées par la technique, façonnant de la sorte une « maison expérimentale » rompant avec le réel éprouvé et faisant advenir « ce qui n’a pas été » – les représentations érotiques d’Andrée, Didi et Robert sont-elles documents ou mises en scène ? De cette façon, l’album photographique est à la fois un jeu libre [play] et un jeu réglementé [game] tels que les définit George Mead (2006 [1934])[17]. L’album photographique permet aussi bien de se démultiplier en autres soi-même arbitraires et contingents du cadre dans lequel a lieu l’expérience, que de se plier à une organisation collective et coopérative dont la fonction première serait la représentation d’une unité heureuse. En cela, il fait se rejoindre subjectivité et objectivité, et instigue un dialogue avec ses regardeurs jusqu’à inciter l’élaboration d’un compromis à l’initiative de la production du « je »[18]. Le jeu est une conciliation « créative » entre les contraintes imposées par la réalité et ses besoins propres, n’étant ni tout à fait au-dedans ni tout à fait au-dehors, mais dans un espace potentiel[19] au cœur du temps de l’action (Winnicott, 2020 [1971] : 90). L’album participe au processus de formation [Bildung] du sujet, à l’« organisation de son moi » pour paraphraser Winnicott. Comme l’art dans l’anthropologie visuelle de Gell, l’album est alors un système d’action dont la portée modifie le social autant que le social l’a façonné (2009 [1998]). L’espace alternatif de l’album, par le jeu que promeut sa capacité expressive, réinvente et tente de contractualiser de nouveaux réseaux affectifs au seul prisme du bonheur dont l’expérience est représentée sur chacune des pages. De la sorte, l’album incarne une prise de position sur le quotidien au regard de la propre subjectivité de ses auteurs et propose des prises de position sur le quotidien à ses lecteurs, interférant dans l’appréhension du moi et dépassant les stratégies inconscientes orchestrées par l’habitus et vouées à consolider et pérenniser les rapports de pouvoir.
L’album 2005.208.27 illustre parfaitement ce mécanisme en affichant sur ses pages nombre de clichés d’une jeune femme en pieds, en buste, en portrait, telle l’étude anthropométrique d’un être qu’on vénère, d’un corps révéré (figure 6). L’album est constitué de 26 pages sur lesquelles sont fixées 205 photographies. La jeune femme se trouve sur 198 d’entre elles dont 171 sur lesquelles elle se montre seule. Un nourrisson occupe certains autres clichés photographiques et des filles apparaissent en groupe à quelques reprises. La protagoniste principale prend tout l’espace que complètent des peintures de fleurs colorées, d’oiseaux, de maisons et d’arabesques abstraites. Elle sourit souvent, se pare de diverses robes et coiffures soulignées par les poses qu’elle donne à son corps et par les nombreux portraits de photomaton. Le jeu bat son plein et son effervescence s’exprime dans le regard du modèle. Cette abondance de photographies rassemblées en album lors même que les clichés paraissent être semblables se trouve dans beaucoup d’autres objets du musée Niépce. Les albums 2015.14.1 à 7 se constituent de 175 portraits d’une jeune fille, de 1933 à 1942. S’ils permettent d’apprécier l’évolution de l’enfant grandissant, beaucoup d’images sont néanmoins tautologiques et ne font qu’exhiber le badinage à l’œuvre entre le sujet et lui-même au travers de l’appareil photographique et de la scénarisation des albums. Il s’agit ici de se regarder jouer. Certains recueils exacerbent ce jeu en l’explicitant par le texte : l’album 2005.208.2, aux allures de cahier d’écolier dans lequel des clichés noir et blanc seraient collés, expose de nombreuses images en pied d’un jeune homme. Le photographe tourne autour du modèle comme s’il était une star de cinéma et sur l’une des pages est inscrit : « Doublure de Pellegrin dans le film Napoléon ». Si le protagoniste représenté n’est évidemment pas la doublure de l’acteur Raymond Pellegrin, la liberté esthétique offerte par l’album photographique permet un instant de « se prendre au jeu ». La forme informe principalement dans l’appréhension de son montage qui casse volontairement la réalité naturelle au profit de configurations inhabituelles (Kracauer, 2008 [1927]), participant à la conquête du « soi » des sujets pris pour objets.
Conclusion
L’observation méticuleuse d’un large corpus d’albums photographiques expose les failles des études qui ont jusqu’alors fait date. L’album n’est pas seulement l’espace symbolique de la représentation de la structure structurée et structurante de la famille, mais il propose de nouvelles modalités représentationnelles susceptibles de repenser le « faire famille ». L’album est centripète en ce qu’il collecte les impressions que les membres d’un groupe perçoivent de leur confrontation à l’extérieur. Il permet de réunir en son sein les observations et épreuves de sujets dont les familles biologiques ne sont pas toujours représentées. L’album absorbe ce qu’il veut concentrer et préserver en un seul et même espace. L’album est aussi centrifuge lorsqu’il soumet sa forme à l’espace public (Belting, 2004 [2001] : 39). Le groupe élaboré et fixé se promeut par l’album qui, en tant que forme, agit sur le corps qui le regarde et participe à son éducation (notamment à travers un processus de reconnaissance), concourt à la composition de sa communauté. Autrement dit, l’album photographique est un objet encourageant l’institution d’une communauté affective par l’aménagement spatio-temporel de relations interindividuelles se jouant des règles socialement préexistantes en en proposant de nouvelles. L’album photographique médiatise l’importance d’une autre cellule affective dont la subsistance ne dépend que de la forme qu’elle décide de prendre. À ce titre, « l’absence de photographie devient un manque essentiel et même un problème » (Duras, 1987 : 99).
Pratique incontournable du XXe siècle, l’album photographique devrait pouvoir s’envisager aujourd’hui comme l’élaboration passée d’un contrat tacite entre les protagonistes d’une même affection partagée, lieu d’une esthétique incitant le réaménagement des structures officielles. Seule une attention accrue portée à la forme permet de le révéler puisque l’esthétique et la sociologie façonnent les deux faces de l’objet lui-même. Ainsi, les fluctuations du « faire famille » contemporain ne peuvent être indépendantes de l’émergence d’une possibilité de se voir autrement qu’au centre d’une faction sclérosée et sclérosante. Il est temps d’analyser avec précision l’implication de la modélisation esthétique du fait social « famille » dans ce bouleversement des us contemporains.
Parties annexes
Notes
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[1]
Pensons principalement aux travaux de François Brunet (2012 [2000]), Clément Chéroux (2013) et André Rouillé (2005).
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[2]
Dans cet essai, Bredekamp a pour projet de dessiner les bases d’une phénoménologie de l’image active, ayant pour axiome la tradition aristotélicienne de l’enargeia. Pour ce faire, il définit tout d’abord l’image comme étant tout façonnage humain de formes [Gestaltung]. Il propose ensuite trois typologies d’acte d’image : l’acte d’image schématique, l’acte d’image substitutif et l’acte d’image intrinsèque. L’acte d’image dit « substitutif » par lequel l’image prend la place du corps et le corps celle de l’image est le fruit de l’héritage de la Vera Icon du voile de Véronique. L’« image vraie » est une reproduction réalisée par contact. Décrit comme profondément brutal par son impact sur le réel, cet acte d’image substitutive impose pour Bredekamp la nécessité de la réinstauration d’une frontière entre corps et image. Une troisième catégorie ouvre une perspective dite « humaniste », répondant à cette nécessité de distance invoquée par l’auteur : l’acte d’image intrinsèque, « la forme en tant que forme ». Si, dans sa théorie des Bildakt, Bredekamp fait de la photographie une image substitutive, nous renverserons son raisonnement pour l’envisager, et notamment au sein de l’album, comme « forme en tant que forme ». Si, dans l’imaginaire populaire, elle est amenée à se substituer au corps absent, son rapport indiciel n’en est pas le seul responsable. Elle n’est pas une simple reproduction du réel [mimesis], mais la création d’un autre réel aux logiques socio-esthétiques propres.
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[3]
Citons deux expositions caractéristiques de ces tournoiements, « L’album de famille : figure de l’intime » du Musée d’Orsay par Dominique Planchon-de-Font-Réaulx en 2003-2004 et « Album Beauty » des Rencontres de la photographie d’Arles par Erik Kessels en 2013.
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[4]
Étude à la fois de la connaissance sensible interrogeant la corporéité, les sens, la perception et ses productions affectées ainsi que la dimension expressive et communicationnelle dont traitent l’histoire de l’art et celle de ses techniques à l’origine des représentations sensibles.
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[5]
À cet effet, un chapitre de notre thèse élargira cette étude aux albums photographiques de famille constitués par des écrivains, comme Virginia Woolf, et par des artistes, de façon à considérer le potentiel impact d’une pratique esthétique sur un médium vernaculaire destiné à la sphère intime.
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[6]
Quelques grandes expositions ont déjà marqué le début du siècle, surtout en Allemagne. Nous renvoyons le lecteur à l’article de Joschke (2004) portant sur la question.
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[7]
Cette recherche esthétique d’uniformité laisse envisager la projection d’une lecture future de la part des concepteurs de l’objet. Nous n’avons pu voir une telle uniformisation que dans les 11 albums produits par la famille Gaumont – famille à dissocier du groupe d’exploitation cinématographique du même patronyme, mais non moins bourgeoise – et au sein de 24 autres albums sur les 219 pris en considération. Cette uniformisation a également été décelable dans une petite dizaine d’objets ne regroupant que des clichés de mariages ou d’obsèques.
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[8]
Autrice représentative de nos préoccupations, Virginia Woolf, dont la grande tante était la photographe préraphaélite Julia Margaret Cameron, avait une pratique remarquable de l’album de famille à travers six Monk’s House albums conçus entre 1890 et 1947.
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[9]
À l’inverse de ce que propose Bourdieu (2014 [1965] : 53) : « [l]es images du passé rangées selon l’ordre chronologique, “ordre des raisons” de la mémoire sociale, évoquent et transmettent le souvenir des évènements qui méritent d’être conservés […]. »
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[10]
Les œuvres reproduites proviennent toutes des fonds photographiques du musée Nicéphore Niépce de la ville de Chalon-sur-Saône – que Sylvain Besson, responsable du service inventaire et documentation, et son équipe soient sincèrement remerciés pour leur confiance et leur exceptionnelle bienveillance.
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[11]
Pour définir ce terme théorisé par Bakhtine (1987 [1978]), nous nous réfèrerons à la synthèse qu’en fait Färnlöf (2007 : 140) : « [l]e chronotope concerne donc au fond l’appréhension, sur un plan existentiel, du monde extérieur suivant la configuration et la fonction de l’espace-temps du récit. Il s’ensuit que le chronotope, plus qu’une simple somme de faits temporels et spatiaux, est une dimension du récit qui nous aide à identifier les valeurs principales de tel genre ou de telle œuvre. »
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[12]
Voir Corbin, 2020 [1995].
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[13]
Selon Saul Kripke (1980), un objet reçoit un nom par l’effet d’un acte baptismal qui se pérennise de locuteur en locuteur tout en préservant la signification de son acte de référence initial. Il permet de fédérer – le nom propre – une unité synchronique au sein même d’un champ diachronique. Voir Engel, 1984.
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[14]
Bourdieu (2014 [1965] : 54) : « il n’est rien qui soit plus décent, plus rassurant et plus édifiant qu’un album de famille ; toutes les aventures singulières qui enferment le souvenir individuel dans la particularité d’un secret en sont bannies ».
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[15]
Rappelons que l’orthopédie recouvre deux terrains médicaux : à la fois la chirurgie de l’appareil locomoteur (os, articulations, muscles, tendons, etc.) et les soins concernant l’appareillage orthopédique (bandages, corsets, orthèses, prothèses externes, etc.). Il est intéressant de constater que l’orthopédie consiste soit en une réparation d’une structure corporelle indispensable aux déplacements de l’individu, soit en des appareillages médicaux externes au corps et sur lesquels il s’appuie pour se mouvoir.
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[16]
Dans La Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt pense l’espace public comme le lieu des apparences dans lequel chacun peut se représenter et changer de masques au gré des situations – rejoignant ici Goffman à plus d’un titre. Elle fait de l’espace privé son pendant : l’un et l’autre se réfléchissent en regard. L’espace public est une sphère dans laquelle tout ce qui paraît est accessible à tous jusqu’à former la réalité partagée. Ainsi, les paroles et les actions sont ce qui rend possible la révélation de l’identité ; donc de toutes formes d’interactions s’établit un espace de l’apparence constitutif du domaine public. L’espace privé, toujours dans La Condition de l’homme moderne, naît de la densité de la vie intime au sein de laquelle se déploient passions, pensées, plaisirs des sens. Leurs existences ne peuvent se modéliser dans l’espace public qu’en les arrachant à leur nature privative ; il faut les représenter pour les faire paraître publiquement. Les passions, pensées et plaisirs prennent alors une forme inédite ; ils sont façonnés, extraits de leur sphère pour une autre, gagnant en matérialité donc en réalité – « [c]’est la présence des autres voyant ce que nous voyons, entendant ce que nous entendons, qui nous assure la réalité du monde et de nous-même » (1983 [1958] : 90). Arendt confirme cette approche dans son essai laissé inachevé à sa mort, The Life of the Mind, dans lequel elle rend plus encore explicite le rôle de l’apparence en comparant vie et théâtre (1978).
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C’est aussi chez Simmel (1999 [1908]) qu’apparaît la notion de « jeu » comme moteur de la sociabilité, notamment réverbérée dans l’œuvre de Goffman pour qui le théâtre est la métaphore première de la communication verbale et non verbale telle qu’elle se développe dans tout processus interactionnel.
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[18]
Chez Winnicott, le jeu est une relation prélangagière prenant ses racines dans l’objet transitionnel que l’enfant investit pour se défaire de la mère appréhendée comme une partie de lui-même, séparation protégée par l’objet médiateur jusqu’à permettre d’exister en tant que « soi » ; l’objet transitionnel est également désinvesti à mesure que se développent les intérêts culturels de l’enfant – pour l’album photographique ?
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[19]
« Dès l’origine, le bébé a des expériences des plus intenses dans l’espace potentiel entre l’objet subjectif et l’objet perçu objectivement, entre les extensions du moi (me-extensions) et le non-moi. Cet espace potentiel se situe entrer le domaine où il n’y a rien, sinon moi, et le domaine où il y a des objets et des phénomènes qui échappent au contrôle omnipotent. » (2020 [1971] : 186).
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