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Les transformations survenues dans la sphère de l’intimité dans la seconde moitié du 20e siècle et dans nombre de sociétés occidentales ont permis à des modalités conjugales d’émerger, bien que le couple monogame, stable et cohabitant demeure le référent normatif (Day, 2016 ; Rodrigue, 2020). Si de nouvelles possibilités relationnelles se dégagent néanmoins, la norme conjugale traditionnelle soit celle de la dyade amoureuse exclusive continue d’occuper socialement le rang d’idéal (Piazzesi et al., 2018). L’instabilité observée dans les trajectoires amoureuses n’est pas, selon plusieurs sociologues, attribuable à une désaffection pour la vie conjugale (Beck, 2001 ; Illouz, 2014). Au contraire, les attentes croissantes ou du moins en partie expliquent la plus grande instabilité des trajectoires amoureuses. La conjugalité peut désormais prendre des formes diverses et muter dans le temps. Certaines normes comme la monogamie et la cohabitation entre partenaires sont d’ailleurs remises en question par différentes pratiques. Or, les représentations sociales de l’amour et de la conjugalité se transforment plus rapidement et plus aisément que le peuvent les pratiques sociales (Jamieson, 1999).

Les couples dont les conjoint·e·s vivent chacun chez soi[1] (VCCS) font l’objet de recherche depuis un peu plus d’une vingtaine d’années en sociologie, entre autres auprès des jeunes adultes et des groupes plus âgés, généralement des personnes veuves et divorcées (Giraud, 2020). Les changements survenus dans la sphère conjugale, l’allongement de l’espérance de vie et des représentations récentes de l’âge de la retraite permettent aujourd’hui d’envisager la formation d’un nouveau couple plus tard dans le parcours de vie ainsi que dans des modes de conjugalité[2] moins traditionnels. Ces (re)mises en couple vécues plus tardivement et hors des liens du mariage sont l’objet de cet article et l’attention est portée sur leurs modes de conjugalité en lien avec leurs trajectoires et leurs arrangements au quotidien. Les résultats présentés ici sont tirés de la recherche menée dans le cadre de mon mémoire de maîtrise (Dauphinais, 2018) auprès de dix personnes dont le couple s’est formé lorsqu’elles étaient dans la soixantaine. Après une mise en contexte et une brève revue de littérature, la problématique et la méthodologie seront présentées, puis les analyses exposées. Les rencontres et trajectoires de ces couples seront explorées, leurs modes de conjugalité au présent avec les arrangements du quotidien, et enfin, ces modes en lien avec leurs projections pour le futur, parfois étant un futur davantage rapproché que lointain.

L’amour et la (re)mise en couple avec l’avancée en âge

La passion, la séduction et la sexualité ont pendant longtemps été davantage associées à la jeunesse. Étant vue comme son contraire, la vieillesse a été pensée par ses pertes et, en ce qui concerne l’amour, par la disparition du désir ainsi que l’émergence de sentiments plus apaisés (Caradec, 2001 ; Connidis, 2006 ; Trincaz, 1998). Or, des discours plutôt inédits liés au vieillissement se sont popularisés plus récemment, dont l’idée que « l’amour n’a pas d’âge » suggérant que les expériences amoureuses peuvent aussi être vécues dans la vieillesse. De nouvelles représentations caractérisant désormais l’âge de la retraite sous-entendent que des expériences comme celles de tomber en amour sont possibles, voire encouragées (Barusch, 2008 ; Caradec, 2004). La (re)mise en couple, les unions libres, la sexualité hors de la conjugalité, le dating sont des réalités qui ne concernent pas uniquement les jeunes adultes (Van de Velde, 2015). La diversification des modes de conjugalité s’étend progressivement aux différents âges de la vie, ne les limitant plus qu’au mariage traditionnel. Par ailleurs, la complexification des trajectoires conjugales chez les groupes plus âgés de la population continuera de s’observer avec l’arrivée des baby-boomers dans la vieillesse (Milan et al., 2014).

Les vies amoureuses et sexuelles dans la vieillesse ne sont plus systématiquement niées. Cependant, les dangers de ces nouvelles représentations liées aux injonctions d’une vieillesse « réussie » sont notamment de creuser les inégalités tissées dans les trajectoires de vie et de stigmatiser certains vécus (Billette et al., 2012). Derrière ces injonctions au « bon » vieillissement se cache souvent celle de « vieillir jeune », hiérarchisant ainsi les personnes qui vieillissent supposément bien en se gardant « jeunes » et en santé de celles qui deviennent dépendantes et malades (Caradec, 2001). Certes, il existe une grande disparité des situations dans la vieillesse ainsi que dans ses expériences subjectives (Membrado, 2010). La sociologue Rose-Marie Lagrave nous invite d’ailleurs à « penser la vieillesse en amont » (2009) et à éviter de la penser en silo puisqu’elle est en grande partie la résultante de ce qui la précède.

Expériences conjugales plus tardives, quels possibles ?

Il n’est pas étonnant que la présence d’un·e conjoint·e soit valorisée y compris aux âges avancés, le couple constituant, entre autres, un socle identitaire important pour les individus (de Singly, 2005 ; Illouz, 2014) et l’âge de la retraite étant désormais vue davantage comme une période propice à l’épanouissement et à la réalisation de soi (Van de Velde, 2015). Selon le sociologue Vincent Caradec (1996a, 1996b), dont les travaux au sujet des couples aux âges avancés ont été très novateurs, le couple est le lieu privilégié de reconstruction identitaire au moment de la retraite, particulièrement celui de la transition à la retraite. Ainsi, pour les couples de longue date, une nouvelle « bonne distance » doit être négociée entre les partenaires (Caradec, 1996a). Cet équilibre à renouveler dépasse le domicile et concerne aussi les activités extérieures. Certains couples adoptent des attitudes plus fusionnelles alors que d’autres vont vers davantage d’indépendance.

Si des représentations nouvelles de l’âge de la retraite encouragent les personnes à vivre des histoires d’amour à tous les âges, des défis particuliers peuvent se poser lorsque ces expériences sont vécues plus tard dans le parcours de vie. Par exemple, la chercheuse Amanda Barusch (2008) identifie les craintes concernant des problèmes de santé ou leur anticipation et de deuils potentiels. Dans son étude sur les « jeunes couples âgés » comme il nomme les couples formés après 50 ans, Caradec (1996b) soutient que la gestion et le partage des biens matériels ainsi que l’incidence de ce partage dans la famille, particulièrement avec les enfants, peuvent poser problème.

Le couple crée inévitablement, selon le sociologue Christophe Giraud (2020), une zone de mise en commun, cela même pour les couples dont les partenaires conservent leurs domiciles respectifs. En s’intéressant à cette mise en commun, chez de jeunes adultes (18 à 27 ans) et chez des adultes ayant vécu·e·s un divorce ou un veuvage (50 ans et plus), Giraud a identifié deux sens donnés par les individus à ce commun, soit deux verbes d’action : « partager » (un moment, une activité commune) et « construire » (codécider de l’acquisition et de l’entretien d’actifs communs) (2020 : 256). Ainsi, s’il peut y avoir une réduction de la mise en commun dans des types d’arrangements conjugaux comme les couples qui décident d’avoir chacun·e un chez-soi (VCCS[3]), il demeure qu’un équilibre est toujours à trouver et des frontières à définir dans les projets conjugaux. Alors que chez les plus jeunes, Giraud (2020) soutient que le partage était fait bien souvent dans le but de construire[4], pour les plus âgé·e·s, le partage n’était pas une étape vers la construction. D’ailleurs, cela apparaît cohérent avec certaines études qui invitent à penser que les adultes qui adoptent le mode de conjugalité en VCCS après 50 ans le font de manière plus permanente que pour les plus jeunes[5].

Peu de données sont disponibles sur le nombre de personnes qui choisissent ce mode relationnel de manière stable. Or, celles disponibles montrent que les couples qui choisissent de conserver deux domiciles sont plus nombreux qu’auparavant (Statistique Canada, 2019 ; Turcotte, 2013) et présentent un mode de conjugalité en soi et non plus uniquement une étape transitoire (Funk et Kobayashi, 2016). De plus, il est important de saisir l’hétérogénéité de ce mode, le temps ensemble pouvant varier grandement : alors que certains couples se voient tous les jours, d’autres se voient moins fréquemment. Les motifs de ce choix sont multiples et si certains relèvent plus d’une décision personnelle, d’autres découlent davantage de la contrainte (Chazanfareeon et Borell, 2004). Pour les personnes veuves ou divorcées de plus de 50 ans, ce mode de relation intime, soit en VCCS, leur offrirait un degré d’autonomie considérable et permettrait d’éviter une division traditionnelle des rôles genrés dans l’espace domestique ou à tout le moins qu’elle soit moins structurante (Chazanfareeon et Borell, 2004 ; Connidis, 2006).

Les expériences de (re)mise en couple qui seront présentées ici concernent des couples qui se sont formés lorsque les partenaires étaient dans la soixantaine. Généralement, cette période de la vie est caractérisée par les expériences de la retraite et de la grand-parentalité, bien que ce ne soit évidemment pas le cas de toutes les personnes de cette tranche d’âge. Ces expériences incluent différents modes de conjugalité, mais excluaient les couples mariés puisque l’intérêt est pour des modes moins traditionnels. Elles sont limitées aux couples hétérosexuels et l’hétérosexualité est saisie comme un lieu d’observation privilégié des rapports hommes-femmes[6]. Dans cet article, les expériences de (re)mise en couple vécues dans la soixantaine constituent les bases de l’analyse, mais l’intérêt est porté plus spécifiquement sur les modes de conjugalité adoptés et leurs arrangements au quotidien.

Méthodologie

Cet article découle d’une partie des résultats de mon mémoire de maîtrise portant sur ces expériences de (re)mise en couple[7]. Dix entretiens individuels de type récit de vie et compréhensif ont été menés dans ce cadre. Ils ont été réalisés à l’hiver 2017 auprès de personnes dont le couple actuel s’est formé lorsqu’elles étaient âgées entre 60 et 68 ans. Ces personnes étaient dans une relation conjugale dont la durée variait entre un an et cinq ans, à l’exception d’une personne qui était dans une relation de près de 10 ans. Les analyses ici mobilisées découlent d’entretiens individuels menés avec dix partenaires issu∙e∙s de six couples différents.

Les dix personnes, six hommes et quatre femmes, qui composent l’échantillon sont nées entre 1947 et 1952 au Québec (à l’exception d’un participant né en Haïti) et appartiennent à la génération du baby-boom. Mon corpus compte quatre personnes veuves et six personnes préalablement séparées ou divorcées. Toutefois, il est important de comprendre que ces statuts ne rendent pas compte de la complexité de leurs trajectoires conjugales, les participant·e·s pouvant avoir connu plusieurs mariages, mises en couple et périodes de célibat. À l’exception d’un participant, toutes les personnes rencontrées ont des enfants, aujourd’hui adultes, dont une majorité en ont eu deux. Au moment des entretiens, deux personnes vivaient à Montréal, deux en Montérégie, cinq dans Lanaudière et une en Outaouais. Sur les dix personnes, sept sont retraitées, une en préretraite et deux travaillent maintenant à temps partiel. La plupart entretient diverses implications sociales. Les participant·e·s ont des niveaux de diplomation variés, du secondaire jusqu’aux cycles universitaires supérieurs, et ont œuvré dans différents milieux professionnels. De plus, sept ont une propriété immobilière au moment des entretiens et la quasi-totalité des participant·e·s disent avoir une stabilité financière.

Les participant·e·s ont été rencontré·e·s individuellement. La première partie de l’entretien se voulait plutôt libre, inspirée de la méthode du récit de vie et comportait quatre grandes questions visant à faire raconter la personne interviewée (Bertaux, 2016 [2005]). La première question, « Pouvez-vous me parler de votre couple et de son histoire ? », devait permettre aux participant·e·s de faire émerger les éléments importants de leur expérience. Dans la seconde partie de l’entretien, afin d’obtenir certaines précisions ou d’aborder certains thèmes qui ne l’avaient pas spontanément été, des questions de type semi-directives ont été posées et adaptées au récit des personnes interviewées. La durée moyenne des entretiens a été de 1 heure 45 minutes. L’ensemble des entretiens ont été retranscrits de manière intégrale et incorporés à un logiciel d’analyse qualitative. L’étude avait une visée exploratoire considérant le peu de recherches menées sur le sujet.

Résultats : Trajectoires conjugales vécues dans la soixantaine

Les histoires d’amour et de couple nécessitent la rencontre entre deux personnes. Faire le récit de cette histoire ne débute, cependant, pas toujours par la rencontre, celle-ci n’étant pas nécessairement identifiée comme le moment initial de l’histoire amoureuse. L’intérêt amoureux peut naître plus tard ou avec plus d’intensité dans le temps. Certain·e·s participant∙e∙s entretiennent « une véritable mémoire de l’origine de leur histoire de couple » (Lemieux, 2003 : 64). Par exemple, Line[8] et Yves me parlent tous les deux de ce jour où leur histoire a commencé comme étant « la fête des étincelles », ces étincelles faisant référence aux nombreux regards échangés ce soir-là attablé·e·s avec des ami·e·s commun·e·s.

Lorsqu’invité à raconter leur relation présente, les personnes interviewées ne commencent pas toujours par la rencontre de leur partenaire, et ce, en faisant préalablement des détours par leur passé. À l’instar d’autres sociologues qui l’ont déjà souligné, nos représentations et nos expériences amoureuses sont influencées, et se modifient au fur et à mesure que nous en observons et en vivons, se modulant ainsi au cours de nos vies (Barusch, 2008 ; Lemieux, 2003 ; Piazzesi et al., 2018). Il n’est dès lors pas surprenant que les participant·e·s réfèrent à leur trajectoire passée pour faire sens de ce qu’ils et elles vivent au présent. Sur l’ensemble des participant·e·s, seulement quatre ont connu des unions maritales ayant duré sur plus d’une décennie dont trois se sont terminées par un veuvage et une par un divorce dans la cinquantaine, soit après que les enfants ont eu quitté la maison familiale. Les trajectoires amoureuses et conjugales des autres personnes sont encore plus complexes avec parfois plusieurs unions, plusieurs (re)mises en couple et certaines périodes de célibat plus longues. Même les personnes ayant été dans de longues unions maritales ont connu, à l’exception d’une personne, d’autres relations amoureuses ou conjugales avant leur relation actuelle.

L’intimité amoureuse et conjugale précédant maintenant la cohabitation incite à repenser les formes de consolidation du lien conjugal et l’intérêt de ne plus les considérer en étapes. Les « petits pas » identifiés par Jean-Claude Kaufmann (2010 [1993]), révélant le caractère désormais graduel de la formation de ce lien dans la mise en couple des jeunes adultes se reflète dans les récits collectés pour cette recherche avec autant, sinon plus, d’évidence. Comme le couple précède maintenant le fait de vivre dans un seul et même domicile et que cela n’est plus ni préalable ni primordial, la formation du couple sera interrogée en s’intéressant aux débuts amoureux. Puis, les modes de conjugalités adoptés ainsi que ce qu’ils comportent de gestion quotidienne et d’engagement seront explorés afin de tenter de cerner les contours de la conjugalité et ces particularités en lien avec la temporalité, soit le moment dans le parcours de vie.

Les premiers pas

Dans le cas des participant·e·s à cette recherche, sur les six couples du corpus (dix participant·e·s), la moitié se sont rencontrés par des sites de rencontres alors que pour l’autre moitié il s’agit de connaissances ou d’endroits communs fréquentés. Sept personnes sur dix m’ont dit qu’elles aspiraient à faire une rencontre amoureuse à l’époque. Des trois autres personnes, deux étaient plutôt réticentes (deux femmes sur les quatre de l’échantillon), dont Line qui raconte avoir éprouvé de la peur après qu’Yves l’ait contactée pour aller prendre un café : « j’avais vraiment la frousse, j’avais juste envie de dire non pour être sûr que mon cœur ne serait pas mis en péril, parce qu’il l’a été plusieurs fois pis là il était à peine guéri, t’sais ». Pour plusieurs, cette rencontre amoureuse a été vécue de manière inattendue comme en témoigne Line et parfois même de façon déstabilisante.

Pour les couples s’étant rencontrés via Internet, ces personnes avaient toutes eu un échange préalable à la première rencontre par écrit et plusieurs aussi par téléphone. Or, l’intensité des sentiments et sensations ressentis lors de ces rencontres varie. La première rencontre n’est pas toujours décrite comme bouleversante. Cependant, elle constitue inévitablement le déclencheur d’une mise en récit de la relation : « à partir de ça, graduellement, on a appris à se connaitre », dit Pierre-Paul en évoquant le premier café partagé auprès de sa conjointe Brigitte rencontrée via un site de rencontres.

Même si les représentations de l’amour véhiculent aujourd’hui des aspects plus rationnels ainsi qu’une certaine méfiance à l’égard des idéaux romantiques, les codes de l’amour romantique résonnent encore chez les individus, et ce, significativement (Swidler, 2003 ; Belleau et al., 2020). Le hasard est un thème qui est ressorti pour parler de la rencontre avec leur partenaire, thème présent dans l’imaginaire de l’amour romantique. Dans les récits des participant·e·s et même ceux des personnes inscrites sur des sites de rencontres, le hasard est évoqué pour exprimer que cette rencontre amoureuse n’est pas le fruit de calculs, mais bien davantage de la chance. Malgré le caractère plus attendu des rencontrées via Internet, le hasard peut malgré cela qualifier l’impression ressentie à la découverte de l’autre en personne. Jules, par exemple, dit au sujet de sa conjointe connue par le biais d’un site de rencontres qu’elle était : « inespérée et inattendue » et que leur rencontre est comme un « heureux hasard » puisque tous deux gravitaient dans des réseaux et des mondes plutôt différents alors que leurs intérêts et projets présentent des similarités. L’idée du hasard côtoie celle du choix rationnel et peut coexister dans un même récit.

Certaines personnes évoquent le destin tout en mettant aussi de l’avant les ajustements nécessaires pour que le lien puisse bien s’établir. Comme Line, par exemple, qui au moment de raconter leur premier rendez-vous dit :

« on s’est rencontré là, là c’est comme, il fallait, c’est au deuxième étage […] là je montais les marches toutes usées par le temps pis je me disais “j’ai l’impression que je marche vers mon destin” t’sais [rire]. Faque je suis arrivée en haut pis lui il m’attendait pis là faque ça été une belle rencontre et tout ça, il y avait quand même des petits hics des petites affaires qui m’agaçaient pis je me disais “ah je ne suis pas sûre, mais en tout cas” t’sais on s’est donné une chance. »

Elle dira ensuite : « j’ai comme l’impression qu’on était assoiffé d’amour tous les deux ». L’étonnement de la rencontre amoureuse ou de l’intensité des sentiments éprouvés ainsi que la vitesse à laquelle se déploie la nouvelle relation sont des aspects évoqués par plusieurs participant·e·s. Les débuts amoureux peuvent être présentés à la fois comme un choc : « on est tombés en amour fou, le coup de foudre pour les deux, ça été presque instantané » (André) ; « c’est parti sur des chapeaux de roues » (Jules) et aussi comme un processus : « je l’ai trouvé intéressant, mais maudit qu’il parlait » (Brigitte) Ces deux aspects peuvent être présents au sein des mêmes récits : « je me suis laissée embarquer [rire] et c’est devenu vraiment un amour » (Joséphine).

Si les participant∙e∙s mentionnent, pour la plupart, un ou deux premiers rendez-vous pour tenter de valider leur intérêt amoureux et ensuite le partage de certaines activités ou sorties, les événements suivant se brouillent davantage. La rencontre étant relativement facile à circonscrire, et donc à narrer, le déroulement devient plus difficile à évoquer : « avec elle [sa conjointe actuelle] on avait quelque chose, une activité en commun qu’elle trippait au boute pis c’était le fun, ça commence comme ça pis après ça ben ça fait 5 ans là » (Marco). La période de fréquentation ne se distingue pas si facilement de la relation de couple. De façon générale, elle semble caractérisée par une moins grande intimité et moins d’engagements, qui se traduit par des sorties et des rendez-vous permettant aux partenaires d’apprendre à se connaître. Cette période semble être plus difficile à mettre en mots pour les participant∙e∙s. Par exemple, André raconte :

« [n]otre parcours a évolué vite, comme je te disais au début, ça été un grand coup de foudre, et on s’est dit assez rapidement : “ben regarde, on n’a pas 20 ans, on a tous les deux dans la mi-soixantaine, des expériences de vie avec les décès de nos conjoints qui ont été majeurs, là on a le goût de passer à autre chose, vivre différemment et on sent mutuellement qu’on peut le faire”, donc on a commencé ça. » 

Pour l’ensemble des récits, il n’est pas explicité ce qui a pu officialiser le passage d’une fréquentation à une relation conjugale. Cette période de fréquentation varie d’ailleurs considérablement dans la durée selon les couples, de quelques semaines à quelques mois parfois. Or, cette durée est en soi plutôt floue, n’étant pas identifiée avec exactitude. Il ne semble pas y avoir un événement qui agit comme « point tournant », marquant officiellement le début du couple. La sexualité est présente dans les débuts du lien amoureux et n’engage pas automatiquement la conjugalité selon les récits qu’offrent les participant∙e∙s.

Création d’un lien conjugal

Ce flou entourant la conjugalité rend non seulement la narration même de ces trajectoires difficiles, mais également l’identification de ces contours. Prenons l’exemple de la cohabitation. Si la majorité des personnes rencontrées dans le cadre de cette recherche ne font pas formellement vie commune, c’est-à-dire qu’elles ne cohabitent pas de manière permanente au même et unique domicile, elles disent toutes être en couple. Alors où commence le couple, s’il ne requiert pas d’institutionnalisation ni de cohabitation pour exister, et qu’une intimité peut le précéder ?

Présenter son nouveau ou sa nouvelle partenaire à ces proches peut constituer une façon d’officialiser sa relation, mais peut aussi être une étape préalable afin de vérifier une certaine compatibilité. À l’âge des participant·e·s, seulement deux personnes avaient encore un parent en vie au moment de leur (re)mise en couple. En parlant de sa mère et de celle de sa nouvelle partenaire, André soutient que : « globalement tu n’imposes pas à des gens de 90 ans et plus d’avoir le goût de rencontrer une autre [partenaire] ». Les présentations à la famille concernent ainsi essentiellement la fratrie et les enfants. La majorité des personnes rencontrées disent ne pas avoir eu d’appréhensions à présenter leur partenaire à leurs enfants et certaines personnes racontent avoir procédé rapidement aux présentations. Cette intégration aisée à l’entourage était perçue positivement, mais le niveau d’intégration variait grandement selon les couples. Alors que certaines personnes veulent que leur partenaire puisse participer aux rencontres familiales ou amicales, d’autres ne partagent pas nécessairement cette volonté. Dans certains cas une délimitation de ces réseaux est valorisée. Didier est en couple VCCS depuis près de 10 ans et soutient que lui et sa partenaire ont « une vie familiale presque autonome », tandis que des participant·e·s dans des relations plus récentes, comme André, apprécient de prendre un rôle actif dans la famille de sa partenaire. Il raconte : « moi je deviens un peu, comme je disais le grand-père de ses petits-enfants, des fois même sa petite va m’appeler “pépé”, moi mes petits-enfants m’appellent “pépé” aussi. On est très bien là-dedans. »

Outre les relations avec leurs entourages respectifs, la relation conjugale peut se voir stabiliser par le processus d’intégration à d’autres sphères de la vie de son ou sa partenaire. Pour que cette intégration se déroule bien, les participant∙e∙s insistent sur l’importance de la bonne communication, la confiance et le respect mutuel. Être en mesure de « se parler » a été identifié à titre d’élément essentiel à la formation du lien conjugal puis à sa consolidation, comme en témoigne Yves : « accepter que dans de la brume, on ne voit plus l’autre, croire que l’autre est encore là, croire que l’amour existe toujours […] et là on se parle, là la brume descend ». Un aspect très présent dans les récits des participant∙e∙s est la communication requise pour faire les ajustements et adaptations nécessaires. Pierre-Paul affirme que même dans les points faibles de la relation, il y a du positif : « la franchise est toujours là ». Ce lien se consolide, pas seulement dans la facilité, mais aussi (et peut-être surtout) dans les difficultés qui se soldent ensuite par une bonne entente : « [j]e trouve ça beau parce qu’on est très attentifs l’un à l’autre, il y a beaucoup de respect avec les ajustements qu’on est en train de faire » (Line). Les tensions et mésententes sont des éléments attendus de la vie conjugale, mais c’est la façon de les résoudre qui permet aux relations de se déployer. L’intimité émotionnelle apparaît importante dans la création du lien conjugal qui ne s’appuie pas nécessairement sur des projets conjugaux, tels que celui de « fonder un foyer ».

L’intimité physique était une partie intégrante de leur relation conjugale actuelle. Plusieurs hommes de l’échantillon ont souligné leur besoin plus grand ou du moins plus assumé de tendresse et d’affection que plus tôt dans leur vie. De plus, le partage mutuel de plaisirs comme élément central de la sexualité est pour Marco et Pierre-Paul un aspect manifeste de leur expérience présente. Ces derniers disent avoir réalisé qu’ils avaient eu une sexualité par le passé davantage axé sur la performance. L’ensemble des participant·e·s ont soutenu que la sexualité faisait partie de leur relation. Elle est affectée par le processus de sénescence, ce qui n’est pas pour autant présenté comme négatif : « [p]is au niveau sexuel […] il y a le respect du rythme de chacun, il y a le respect des besoins de chacun pis avec l’âge aussi ça amène une rythmique différente » (Yves), « quand j’étais plus jeune j’éjaculais toutes les fois pis c’était plaisant, strictement physique, mais là c’est plaisant jusque dans ton âme, jusque dans tes trippes que c’est plaisant, ça te nourrit c’est incroyable » (Marco). Ainsi, l’intimité conjugale selon les partenaires rencontré·e·s comprend tant l’aspect physique qu’émotionnel.

Modes de conjugalité et leurs arrangements

Dans l’étude de Caradec (1996a) sur la transition à la retraite au sein de couples de longue date, l’auteur évoque la nécessité pour les partenaires de « trouver la bonne distance » lors de cette étape. Il serait peut-être plus juste de parler de « retrouver » la bonne distance à la lumière des expériences de (re)mise en couple dans la soixantaine, puisque l’enjeu est bien, pour ces partenaires, de la « trouver » cette bonne distance. Le partage du temps et des espaces s’invite dans leurs relations selon que les partenaires cohabitent quotidiennement à la même adresse ou non. La retraite pouvant modifier tant le rapport à l’espace qu’au temps des individus et nécessiter une réorganisation des ressources (Petit, 2017), il devient d’autant plus important d’interroger ces changements lorsqu’ils s’ajoutent une nouvelle relation conjugale.

Au moment des entretiens, sur les six couples que composent les dix participant∙e∙s, deux vivaient en cohabitation simple, c’est-à-dire de manière permanente au même domicile. Les quatre autres couples de l’échantillon étaient en couple VCCS. Néanmoins, l’on peut identifier des modes différents de cohabitation chez ces couples aussi qui se distinguent par leurs pratiques. Caradec (1996b), qui différencie les couples en cohabitation simple et les couples à double résidence, distingue pour sa part ces derniers en deux catégories, soit la « cohabitation intermittente » et la « cohabitation alternée ». Ces catégories sont établies par la gestion du temps passé ensemble ainsi qu’au choix entourant lequel des domiciles. La cohabitation intermittente regroupe les couples qui optent pour l’alternance entre période en solo et période en couple et donc qui séparent les temps solitaires des temps conjugaux. La cohabitation alternée est caractérisée par plus de temps passé en commun et ce sont les domiciles qui dans ces cas se succèdent davantage. Dans cette alternance, les partenaires changent conjointement de domicile tandis que dans la cohabitation intermittente les partenaires vivent moins constamment ensemble. Cette façon de comprendre la cohabitation m’apparaît pertinente puisqu’elle reconnait la plasticité de ces situations en la pensant même chez des couples ayant deux domiciles.

Concernant les participant∙e∙s de cette recherche, différencier la cohabitation intermittente et la cohabitation alternée des couples ayant deux domiciles s’est avéré plutôt ardu. Il y a certes le critère du temps passé ensemble ou séparément qui permet d’en faire un portrait qui départie ces modes, mais ce qui semble aussi distinguer les participant∙e∙s est la volonté ou non de partager certains aspects de la vie quotidienne, comme les tâches ménagères par exemple. Dans la façon de planifier le temps passé ensemble, deux dynamiques principales ont été repérées au sein des couples de cet échantillon : la routine et l’improvisation. Certaines personnes mettent de l’avant le caractère plutôt spontané du temps passé ensemble et d’autres, à l’inverse, parlent d’une routine qui s’est établie.

Alors que certains couples préfèrent improviser au fur et à mesure, d’autres favorisent une certaine régularité et donc une routine dans la gestion du temps partagé et, même, au niveau des espaces investis. Par exemple, pour Joséphine et André, propriétaires de leurs maisons, la cohabitation est davantage alternée depuis quelques mois, puisque tous les jours, le couple est ensemble tant pour les repas que pour dormir et alterne conjointement de domicile. Étant donné que leurs deux domiciles sont à proximité, le couple peut facilement s’organiser de façon spontanée et adapter ses plans au fil de la journée. Plusieurs tâches et responsabilités sont partagées même si cela veut parfois dire de les avoir en double. Pour Brigitte et Pierre-Paul, le fait d’être dans des configurations de préretraite et d’emploi à temps partiel semble favoriser l’appréciation d’un horaire établi, bien que les partenaires du couple aient précisé être flexibles. De plus, ne vivant pas dans la même ville, la distance entre leurs domiciles nécessite potentiellement un peu plus de prévision et de planification. Dans d’autres couples VCCS, les visites sont valorisées dans leurs récits. Brigitte et Pierre-Paul disent aimer savoir à l’avance que leur fin de semaine sera passée ensemble et soulignent les joies d’avoir leurs habitudes conjointes.

Certain·e·s partenaires en VCCS, qui mettent de l’avant le caractère spontané de leur relation, insistent sur l’idée qu’il n’y a pas d’horaire ni de routine établis. Ces partenaires semblent concevoir le temps passé ensemble comme des visites ou des séjours, partageant plus exclusivement des sorties, des activités, une sexualité et de l’intimité émotionnelle que des arrangements et responsabilités du quotidien. Ils et elles attirent l’attention plus que d’autres couples en VCCS sur l’idée de ne pas partager les activités et aléas de la vie quotidienne et valorisent cet aspect de leur relation :

« [n]e pas être pris dans la routine je dirais quotidienne, peut-être que le quotidien c’est bien, je l’ai vécu à d’autres moments, mais maintenant pour moi le fait ne pas être que dans la quotidienneté je crois que pour elle aussi c’est ce qui est très bien, c’est-à-dire on n’est pas pris avec, on n’est pas ensemble parce qu’on partage un quotidien, parce qu’on partage un appartement, on est ensemble parce qu’on a envie d’être ensemble, alors on est dans une situation très particulière, c’est-à-dire pour des gens de plus de 60 ans, on est dans une situation comme quand on est dans des amourettes d’adolescence ou d’étudiants. » (Didier)

Didier affirme que de manière générale la personne qui invite chez elle prend davantage les tâches et l’organisation en charge. Si cela peut paraître s’inscrire dans des débuts conjugaux, il est pourtant question des deux personnes étant dans les plus longues relations conjugales de l’échantillon. Elles adhèrent toutes deux à cette optique de « visites ».

À travers cette gestion du temps passé ensemble et séparément, se construit aussi celle de l’espace, soit le choix des lieux investis. Les partenaires dans des couples ayant une dynamique de routine semblent investir davantage le domicile de leur partenaire en tant qu’espace partagé, par exemple, en y laissant des objets personnels. De plus, les couples VCCS qui sont dans une routine ne mentionnent pas de connotation négative en ce qui concerne la quotidienneté conjugale, en témoigne ici les propos de Pierre-Paul :

« [a]imer quelqu’un c’est de ne jamais penser que tu as hâte de partir, mais tu as hâte d’arriver, moi c’est de même que je vois ça. On se voit sur une semaine au moins trois jours par semaine pis du vendredi soir au lundi matin, je veux dire, il n’y a jamais d’embêtement, même lorsqu’on ne fait rien ».

Pour certain∙e∙s de ces partenaires, le maintien de deux domiciles demeure une considération importante, mais qui n’est pas nécessairement liée à l’envie d’éviter une routine conjugale. Maintenir leur domicile respectif peut découler d’un attachement émotionnel aux lieux ou à la volonté de conserver une indépendance matérielle ou symbolique.

Pour les deux couples en cohabitation simple de l’échantillon, il est à noter qu’il y avait une seconde résidence. Par exemple, Line loue sa maison, mais elle songe éventuellement à la vendre puisque la cohabitation avec Yves qui dure depuis quelques mois se passe bien. Le couple a choisi ensemble une nouvelle maison où emménager. Quant à Mathilde et Jules, ils sont dans une période « d’essai de vie commune » depuis peu de temps. Au moment de l’entretien, Jules ayant emménagé chez Mathilde, il est toujours propriétaire de son logement et n’a apporté avec lui que quelques affaires et très peu de meubles. Le couple se donne du temps pour effectuer la transition. La cohabitation en est donc encore à ses débuts, le projet n’étant pas totalement concrétisé.

Étant dans de nouveaux arrangements conjugaux, ces deux couples avaient inévitablement un équilibre à retrouver, notamment en ce qui concerne le temps conjugal et le temps personnel. Ces personnes ont souligné que le rythme qu’elles avaient trouvé dans leur relation, en ayant leur domicile respectif, se voyait transformer par le fait de vivre désormais ensemble en permanence. Des ajustements sont encore à faire comme Yves en témoigne dans cet extrait : « mais il reste que c’est un des pas qui s’en vient à être fait, être plus capable de ne pas se sentir obligé de faire les choses ensemble ». Au moment de l’entretien, cela faisait un peu moins d’un an qu’il avait emménagé avec sa conjointe. Lorsqu’elles cohabitent au même domicile, les temporalités personnelle et conjugale paraissent plus entrecroisées, ce qui peut s’avérer positif pour ces personnes. Par exemple, Mathilde affirme se sentir maintenant plus libre de prendre du temps pour elle, même si son partenaire est lui aussi à leur domicile, que lorsqu’il était en visite pour quelques jours seulement. Elle sentait devoir passer le plus de temps possible avec lui et repoussait de ce fait des activités personnelles ou tâches ménagères. Aussi, habiter l’espace du domicile commun présente des enjeux personnels ou comme le suggère Yves des défis : « [j]’ai le goût vraiment de partager le vécu entier, avec tout ce que ça comporte de défis ».

En effet, choisir d’emménager ensemble peut causer son lot de nouveaux enjeux. Pour y faire face, certaines stratégies sont adoptées afin de « trouver la bonne distance » ou pour le dire autrement atteindre un équilibre dans le partage des temps et des espaces. Une de ces stratégies est celle de s’aménager chacun∙e une pièce ou encore une autre est de faire chambre à part pour une partie de la nuit. Créer ou s’approprier un espace n’est pas anodin et peut susciter des tensions ou des craintes. Dans le cas de Jules, il ne savait pas comment sa partenaire réagirait à l’idée qu’il amène une photo encadrée de sa défunte épouse. Yves raconte, quant à lui, s’être parfois senti heurter dans le choix de la décoration voulant accrocher des éléments qui pour lui évoquait des souvenirs et qui pour sa partenaire se réduisant à des décorations qu’elle jugeait de mauvais goût.

L’ensemble des partenaires interrogés souligne la nécessité d’un aménagement à l’autre, celui-ci variable selon les récits. La « bonne distance » varie en s’inscrivant plus ou moins, selon les couples, dans la fusion conjugale. Donc, peu importe le mode de conjugalité adopté, l’enjeu demeure de trouver cette distance. Pour ce faire, une mise en commun, incluant partage ou construction comme les différencie Giraud (2020), est négociée et potentiellement renégociée au courant de la relation.

Conjuguer son couple au futur ?

L’idéal de la vie à deux est fortement valorisé pour certaines personnes et s’inscrit en concordance avec la norme conjugale, tel que l’affirme Yves :

« [s]urtout à notre âge en plus, tu arrives avec tout ton bagage, avec ta famille, avec toutes tes aventures, avec toute ton histoire, mais c’est ça que je voulais vivre. Parce que fondamentalement, même si j’ai vécu des expériences de couple qui n’ont pas marché… […] Je crois encore au couple. Je crois à l’amour qui s’engage ».

Pour ce dernier, le projet conjugal s’inscrit dans cette norme de la dyade exclusive stable et cohabitante et c’est d’ailleurs le cas de plusieurs des personnes rencontrées. Le degré d’adhésion peut varier et se moduler, mais demeure une norme pas nécessairement remise en question, et ce, même pour des partenaires en couple VCCS. Cela dit, quelques participant·e·s soutiennent vouloir situer leur relation actuelle dans une vision moins traditionnelle du couple. Plusieurs personnes affirment qu’il est plus facile pour elles aujourd’hui de mettre en place ce type de relation, leur vie étant déjà construite et se sentant libérées de certaines pressions. Alors qu’au début de l’âge adulte la formation d’un nouveau couple implique potentiellement des expériences et des choix que les partenaires n’ont pas encore expérimenté·e·s, la (re)mise en couple dans la soixantaine engage plus souvent une connaissance de celles-ci. L’ensemble des participant·e·s a déjà cohabité avec un·e conjoint·e et pour une majorité de personnes ce fut le cas durant la plus grande partie de leur vie adulte. De plus, les situations résidentielles ne sont pas les mêmes puisque la majorité est propriétaire d’un domicile avant de former leur couple actuel[9].

Des six partenaires en couple VCCS, la moitié des personnes sont plutôt convaincues de maintenir ce mode de conjugalité de manière permanente alors que d’autres aimeraient éventuellement faire vie commune avec leur partenaire plus formellement. Plusieurs assument pleinement ce choix d’être en couple VCCS. Brigitte, par exemple, affirme ne jamais avoir eu envie de vivre à nouveau avec un conjoint depuis son divorce, un choix qu’elle justifie en évoquant son mariage difficile et surtout les craintes à l’idée de revivre les défis d’une séparation lorsqu’on est en cohabitation simple. Espérant ne plus être confrontée à une telle expérience, elle croit que ce mode de conjugalité leur permet d’avoir « le meilleur des deux mondes ». Or, certains de ces couples en VCCS ont émis des doutes quant à la possibilité de maintenir ce mode de façon permanente. Aussi, la volonté d’emménager ensemble d’une des deux personnes du couple pose parfois des doutes pour l’avenir, c’est le cas d’ailleurs du partenaire de Brigitte. Ce dernier espère éventuellement peut-être une cohabitation simple : « [j]e pense que ça mijote pis je serais peut-être prêt à faire certains compromis si ça l’intéressait vraiment, sinon entre temps on va continuer à être heureux comme ça t’sais puis… On va voir qu’est-ce que l’avenir nous réserve » (Pierre-Paul). Au moment des entretiens, cela faisait un peu plus de deux ans que le couple s’était formé. Dans trois couples, la situation financière était évoquée comme potentiel motif ou encore un motif parmi d’autres pour emménager ensemble. Même lorsque les choix entourant la cohabitation sont assumés et réfléchis, cela ne veut pas dire qu’ils sont totalement fixés.

Envisager leur vieillissement a mené certaines personnes à questionner la possibilité de maintenir deux domiciles dans le futur. La perspective de vieillir inquiète puisqu’elles craignent de ne pas pouvoir conserver cette autonomie qu’elles affectionnent aujourd’hui. Toutefois, comme leur engagement conjugal s’ancre au présent, elles sont apparues décidées à revoir ces choix en temps et lieu. Plusieurs personnes ont évoqué l’importance pour elles de ne pas dépendre de leur partenaire. L’autonomie est valorisée dans leurs discours, et ce, à l’intérieur même du couple. Les ressources accumulées par le passé semblent la favoriser.

Le futur a été relativement peu abordé de façon spontanée. Or, lorsqu’ils sont questionnés sur les projets d’avenir pour leur couple les participant∙e∙s ont insisté sur l’engagement conjugal, mais un engagement inscrit au présent. Se projeter dans 5 ans ou 10 ans présente des incertitudes tant en ce qui concerne leur couple qu’au plan individuel comme en témoigne Didier : « [b]on écoutez, quand on est à 69 ans, comme on dit dans 10 ans c’est déjà du long terme, c’est du très long terme, c’est-à-dire qu’on arrive au bout du rouleau… ». La maladie et la mort sont pour les personnes veuves d’autant plus de l’ordre des possibles et elles insistent sur la nécessité de profiter de la vie. La perspective du « au jour le jour » est bien présente dans les récits des participant∙e∙s, et ce, même pour les personnes qui font des plans pour le futur, car elles mettent tout de même l’accent sur l’idée que rien n’est garanti. Cela est d’autant plus concret que ce sont des expériences qu’elles ont déjà vécues dans leur trajectoire par le veuvage ou la séparation :

« [j]e veux changer ma vision d’avant de dire “ah oui quand on est avec quelqu’un c’est pour toujours”. Non, on n’a pas à penser comme ça. Non, présentement on est très heureux ensemble, ça va très bien, mais on ne sait pas ce que l’avenir réserve, mais je ne veux pas m’en faire pour l’avenir ou décider pour l’avenir » (Line).

« [c]’est la fatalité ou je ne sais pas comment appeler ça, c’est le destin. Ben écoute ben, qu’est-ce que tu veux… Il n’y a rien à foutre là-dessus… Pis peut-être qu’on va vivre ensemble [avec sa conjointe actuelle] pendant 20 ans, 30 ans pis peut-être ça va être demain. On ne le sait pas du tout, du tout, du tout. Ma mère a vécu jusqu’à 100 ans, la sienne est rendue à 94… Mais nos conjoints sont partis tôt, au début de la soixantaine, donc » (André).

L’idée de « finir sa vie ensemble » représente pour certaines personnes un souhait, voire un vœu comme pour André. Cependant, même si elles formulé un tel souhait au cours des entretiens, cela ne nécessite pas pour autant la cohabitation simple et ne signifie pas toujours à leurs yeux un engagement qui serait définitif.

Conclusion

Les expériences de (re)mise en couple partagées par les participant∙e∙s illustrent bien le caractère désormais plus graduel de la mise en couple (Kaufmann, 2010 [1993]). Former un nouveau couple dans la soixantaine s’inscrit inévitablement dans des trajectoires de vie longues, ce qui influence ces expériences. Le bagage passé et les ressources accumulées (matérielles, émotionnelles, relationnelles) peuvent fournir des outils précieux pour construire une relation amoureuse épanouissante. La « bonne distance » (Caradec, 1996a) à trouver est favorisée par l’expérience passée des partenaires et leur contexte actuel décrit comme propice pour la (re)mise en couple. L’autonomie et l’égalité sont de valeurs portées par ces couples qui se disent en meilleure posture pour les concrétiser dans leur relation que par le passé, en étant libérées de nombre de pressions et de responsabilités. Toutefois, concilier des vécus s’étant construits séparément présente son lot de défis. Les partenaires doivent s’entendre sur la place à prendre dans leur entourage respectif et plus généralement dans leur vie. Alors que certaines personnes se sentent à l’aise pour intégrer la vie familiale de leur partenaire, d’autres préfèrent mettre plus de distance. Les activités et réseaux ne sont pas investis également selon les participant·e·s ainsi que dans le temps. Lorsque les conjoin·e·s emménagent ensemble, une gestion concrète du passé doit être entreprise à travers les espaces et les objets.

L’équilibre dans les partages du temps et de l’espace prend différentes formes selon les couples, mais le quotidien conjugal nécessite toujours cette gestion, et ce, que la fusion soit plus ou moins grande. La vie conjugale offre une part de cohabitation même pour les participant·e·s de couples VCCS. Si les défis de la vie quotidienne cherchent à être évités le plus possible pour certaines de ces personnes, la relation conjugale s’ancre dans une intimité qui requière à tout le moins un partage émotionnel, une reconnaissance de l’autre et de son identité. Ainsi, une part de mise en commun s’opère dès la formation d’un lien conjugal.

Le mode de conjugalité des couples VCCS lorsque penser comme un mode permanent, dans les récits des participant·e·s, est une façon de matérialiser leur désir de maintenir leur indépendance et de constituer un arrangement qui leur permet de négocier cet équilibre recherché. Cette idée rejoint d’autres travaux menés montrant la volonté de partenaires de conserver leur autonomie personnelle, même dans le couple, à travers ce mode de conjugalité, en lien avec l’âge et le genre (Chazanfareeon et Borell, 2004 ; Davidson, 2004 ; Funk et Kobayashi, 2016). Le couple VCCS apparaît pour les femmes en vieillissant comme une frontière matérielle, mais aussi symbolique du privé, du personnel qui est vécu telle une ressource (Chazanfareeon et Borell, 2004).

Si Giraud (2020) emploie la notion de partage pour les couples VCCS après 50 ans alors qu’il peut être question de construction pour les couples VCCS de jeunes adultes, les couples formés dans la soixantaine qui optent pour la cohabitation simple peuvent-ils, quant à eux, construire davantage ? Et les couples qui souhaitent maintenir le mode VCCS sont-ils toujours et uniquement dans le partage ? À la lumière des récits des participant·e·s, il semble que leurs projets conjugaux s’inscrivent moins dans une construction pour l’avenir, mais qu’une construction au présent puisse être désirée par les partenaires. La notion de l’engagement s’accordant pour eux et elles davantage au présent qu’au futur. Pour certaines participant·e·s dont le passé conjugal a été moins heureux notamment, un réel désir de (re)construction est recherché dans leur nouvelle relation conjugale. De plus, chez les partenaires ayant opté pour la cohabitation l’idée de construire un « foyer » était bien présente. Le couple, comme source d’épanouissement au présent décrit dans les récits, rejoint la notion de partage évoquée par Giraud (2020). Cependant, plusieurs personnes ont également souligné leur volonté de s’engager auprès de leur partenaire. Un engagement s’inscrivant dans le temps, ce que Giraud (2020) associe davantage à la construction.

Différentes limites de la recherche mènent à penser que la composition d’un corpus plus diversifié enrichirait la compréhension des relations conjugales formées aux âges avancés. Un échantillonnage plus systématisé pour comparer les modes de cohabitation des couples permettrait également d’approfondir celle-ci.

Qu’est-ce que l’étude de la (re)mise en couple dans la soixantaine peut indiquer sur la pertinence de saisir ces expériences conjugales à l’aune du parcours de vie ? L’âge chronologique ne détermine pas les expériences de (re)mises en couple. Or, elles s’inscrivent dans des trajectoires qui influencent les possibles et les contraintes des individus. Il importe de décloisonner la compréhension des âges de la vie en pensant les liens qui existent entre eux et non comme des périodes circonscrites de la vie (Van de Velde, 2015).