Corps de l’article

Introduction

L’Inde a été le premier État au monde à lancer un programme officiel de planification familiale en 1952, dans le but de réduire la croissance démographique. Cette aspiration a influencé à degrés divers les politiques de santé des États indiens jusqu’aux années 2000, lorsque les programmes se sont repositionnés pour atteindre les objectifs de stabilisation de la population et pour encourager la « santé de la reproduction » et diminuer la mortalité et les morbidités maternelles et infantiles. Ce changement d’agenda a permis à l’Inde, en tant que signataire du Programme d’Action du Caire de 1994, développé pendant l’International Conference on Population and Development, de s’engager dans la promotion des droits reproductifs[1], en mettant en avant des normes éthiques et professionnelles dans les services de planification familiale et en affirmant le droit à un choix volontaire et informé relativement à la santé sexuelle et génésique. En effet, la Constitution indienne garantit le droit à l’autonomie procréative, y compris le droit de décider d’avoir ou non des enfants et donc de bénéficier des contraceptifs (Kosgi et al., 2011).

L’obligation des États d'assurer ces droits exige que les femmes et les hommes disposent non seulement des informations et des services complets en matière de santé génésique, mais aussi qu’ils aient la possibilité de prendre des décisions concernant leur sexualité et leur capacité procréative en toute connaissance de cause, sans violence, discrimination, ni coercition. En dépit de ce droit, les usager.ère.s, notamment les femmes et les jeunes filles, continuent de rencontrer des obstacles importants qui restreignent leur autonomie procréative. En effet, la politique démographique nationale de l’Inde garantit un accès volontaire à toute une large gamme de moyens de contraception et valorise les méthodes réversibles. Dans les faits, la stérilisation féminine reste encore la technique la plus utilisée par les femmes indiennes des différentes classes sociales, castes (jāti) ou religions : comment et pourquoi cette méthode est-elle devenue majoritaire ?

Cet article s’intéresse à la configuration de l'organisation sociale du travail contraceptif et notamment sa division sexuée, en soulignant les contraintes matérielles, financières et temporelles qui restreignent leur autonomie procréative. En particulier, le texte souhaite mettre en évidence la façon dont les usagères des services de planification familiale respectent, critiquent ou contournent les injonctions sociales et légales en matière de contraception, et font preuve d’une agency (agentivité) pragmatique (Lock et Kaufert, 1998).

Après avoir présenté le contexte et la méthodologie de la recherche, l’article met en lumière la manière dont les corps des femmes demeurent, au-delà de la période de l’État d’urgence,[2] la cible principale de l’action publique, de la planification familiale et plus largement du contrôle social en Inde : la responsabilité contraceptive incombe prioritairement aux femmes mariées. En outre, les femmes se doivent de savoir gérer leur corps et leur fécondité afin d’orienter leur projet de maternité selon un calendrier socialement défini. Ces contraintes se concrétisent par plusieurs tâches et une charge mentale polymorphe qui constituent un travail en soi (Thomé et Rouzaud-Cornabas, 2017). À travers une enquête de terrain menée dans une ville du Gujarat, l’étude s’est intéressée aux parcours individuels des femmes pour avoir accès à une contraception adaptée : celle qui leur « convient » (suit[3]). L’article met plus particulièrement en évidence la manière dont la contraception implique un travail largement invisibilisé (Thomé et Rouzaud-Cornabas, 2017) que les femmes doivent d’ailleurs maintenir invisible.

En ce qui concerne la méthodologie, les données ethnographiques mobilisées sont composées d’observations participantes[4] et d’entretiens. Le seul hôpital gouvernemental spécialisé de la région se trouve à Bhuj. Grâce à la rencontre fortuite avec l’un des médecins de cette institution, j’ai pu obtenir une autorisation exceptionnelle auprès du chef de service pour conduire des recherches dans le département de gynécologie et d’obstétrique. Malgré la présence de ce centre, la plupart des femmes rencontrées préféraient être orientées vers des établissements privés, conformément à l’idée que des services plus coûteux correspondent à une assistance de meilleure qualité (Chasles, 2009). Pour cette raison, la recherche a également été menée dans un hôpital et une clinique privés.

En dehors de ce cadre médical et institutionnel, l’enquête ethnographique a été conduite auprès de 40 femmes d’âges, de castes (jāti) et de religions différents[5], rencontrées lors de mon terrain dans l’hôpital et les maisons des dāī māṃ[6], et enfin par la méthode boule de neige. En retournant plusieurs fois à Bhuj sur une période de trois ans, j’ai pu suivre les trajectoires procréatives de certaines femmes et consolider les liens de confiance nécessaires pour étudier des domaines intimes comme le corps et le travail procréatif. Les interlocutrices sont principalement des femmes au foyer, des femmes de ménage ou des travailleuses du secteur de la santé (dāī māṃ, ASHA[7], infirmières). J’ai passé la plus grande partie de la recherche au domicile de ces femmes, observant leur vie quotidienne et leur demandant de parler de leurs expériences procréatives. Cette immersion m’a permis d’être présente lors des rituels liés à la maternité, ainsi que d’accompagner les femmes pendant leur grossesse et la période post-partum.

La maîtrise de la langue hindī a été essentielle pour mener cette recherche. Bien que les habitants de Bhuj parlent principalement le gujarātī, la langue officielle de l’État, et le kacchī, une langue régionale parlée uniquement dans le district, l’environnement multilingue typique de la région a permis à la langue hindī de se répandre largement. C’est pourquoi toutes les femmes que j’ai rencontrées avaient une bonne connaissance de cette langue. Les échanges que j’ai eus se sont déroulés en hindī, à l’exception de trois interlocutrices qui préféraient parler anglais. La plupart des conversations informelles ont été enregistrées puis transcrites par mes soins ou par un collaborateur externe, vivant à Delhi.

L’observation des différentes consultations et la fréquentation du domicile des femmes m’ont permis de réaliser une triangulation des données (Olivier de Sardan, 1995), et de ne pas être limitée à une seule source. Bien que j’aie toujours eu avec moi un carnet, un magnétophone et une caméra, j’ai essayé d’utiliser ces outils le moins possible, car ils provoquaient une altération évidente de la spontanéité des interactions et des conversations. Afin de garder une trace des événements, des réflexions ethnographiques et des personnes rencontrées, j’ai rédigé un journal de terrain. Les observations, participantes ou semi-participantes, n’ont ni été enregistrées ni analysées à l’aide de fiches ou de grilles d’observation, mais elles ont été décrites, commentées et analysées au jour le jour dans le carnet de notes.

Partant de l’idée que les personnes que j’ai rencontrées partagent la conviction que la grossesse, l’accouchement et la santé procréative sont des sujets abordés entre femmes, ma position, même en tant qu’étrangère, ne m’a pas permis de les évoquer avec des hommes. En Inde, une femme qui parle ouvertement à un homme de sexualité et de procréation est souvent considérée sans pudeur (besharam). Pour cette raison, l’article ne s’est concentré que sur les points de vue des femmes, limitant pour partie l’investigation, mais appréhendant le fait social à son épicentre.

La norme procréative en Inde

Cette section étudie comment se décline dans la société indienne la norme procréative, soit « les “bonnes conditions” (âge, type de relation, situation professionnelle) socialement définies, pour avoir un enfant » (Bajos et Ferrand, 2006 : 91) et la manière dont elle contraint les femmes à un ensemble de tâches. Dans un contexte où la planification familiale est devenue le modèle dominant et où les programmes gouvernementaux promeuvent l’utilisation de la contraception, maîtriser sa fertilité est un devoir et un travail. Comme en France, selon la « norme contraceptive », « toute naissance se doit d’être désirée et programmée, mais le droit de choisir le moment d’être mère s’accompagne en même temps de la lourde responsabilité de faire ce choix » (Bajos et Ferrand, 2004 : 127).

À l’instar de Mathieu et Ruault (2017), j’ai privilégié ici la notion de « travail procréatif » à celle de « travail reproductif », qui tend à rigidifier les dichotomies productif/reproductif et public/privé. Entendue comme l’ensemble des activités « relatives à la procréation », user du « travail procréatif » permet de dépasser ces partitions et « a pour atout majeur de révéler la multiplicité des tâches dédiées à l’engendrement des êtres humains ainsi que des inégalités sociales qui les fondent » (Mathieu et Ruault, 2017 : 8).

Le travail contraceptif représente une section du travail procréatif et s’appuie sur la responsabilisation des femmes comme sa naturalisation et son invisibilisation au cours du temps, favorisé par la médicalisation (Thomé et Rouzaud-Cornabas, 2017). Dans leur article sur le cas français, Thomé et Rouzaud-Cornabas mettent en exergue comment :

« cette invisibilisation du travail féminin passe par la naturalisation de la contrainte que représente l’observance contraceptive, et en particulier de la charge mentale afférente. C’est aussi de la contradiction entre une injonction au choix et un panel limité de méthodes effectivement disponibles pour les femmes que naît la nécessité d’une autre forme de travail contraceptif : un travail cognitif. » (2017 : 117)

Les données ethnographiques recueillies aident à analyser la norme procréative en Inde et la manière dont les femmes font face aux différentes injonctions identifiées par ces auteures. L’histoire de Soraya Chacko est un exemple représentatif du caractère contraignant de la contraception, de la charge mentale et des multiples tâches que représente la prévention d’une grossesse.

Le travail contraceptif : entre désir sexuel et devoir procréatif

Quand je rencontre Soraya Chacko, elle est étudiante. Âgée de 18 ans et musulmane, elle est mariée depuis trois mois avec un aide-soignant de 24 ans, une union d’amour. Elle vit avec sa belle famille (joint family) dans un bidonville et seul le conjoint de Soraya perçoit un salaire à ce moment. À la suite de la rupture d’un préservatif[8], Soraya est tombée enceinte et a eu recours à l’avortement, son mari voulant attendre quelques années avant d’avoir des enfants. Après cette expérience, ils décident de changer de méthode contraceptive, car celle-ci n’est pas assez discrète[9]. Pour cette raison, j’accompagne Soraya à l’hôpital public pour se faire prescrire une autre méthode. À son arrivée, l’infirmière et la gynécologue l’interrogent longuement sur les raisons pour lesquelles elle ne désire pas d’enfant et lui demandent d’appeler son mari pour avoir sa permission. À l’hôpital public, le personnel médical doit obtenir l’autorisation écrite ou verbale du mari lors de la pose d’un stérilet, d’un avortement, d’une tubectomie ou concernant d’autres aspects de la santé d’une patiente[10]. D’ailleurs, le personnel médical ne distribue pas de contraceptifs aux femmes non mariées.

En outre, l’infirmière lui demande : « Pourquoi vous êtes-vous mariée si vous ne voulez pas avoir d’enfants ? » Cette question donne à voir la manière dont la moralité des jeunes femmes est suspectée lorsqu’elles s’éloignent de la norme sociale. La sexualité féminine, légitime uniquement à l’intérieur d’un mariage en Inde, doit viser la procréation. Une femme qui utilise des contraceptifs immédiatement après son mariage est critiquée pour son manque de pudeur (sharm[11]), parce qu’elle manifeste un désir sexuel[12].

En Inde, les usager.ère.s ont accès à un large choix de méthodes contraceptives, gratuites ou payantes. Au début de son mariage, Soraya essaie la pilule contraceptive (Mala-N), qui à son avis n’est pas bonne (suit) pour son corps, puisqu’elle considère sa capacité procréative plus forte que la pilule. Elle demande alors à la gynécologue de lui poser un stérilet (Copper-T), plus discret et dont l’utilisation est vivement recommandée par les programmes gouvernementaux pour toutes les femmes, même celles qui n’ont pas encore accouché. Cependant, la gynécologue consultée refuse de mettre un stérilet à une nullipare et évoque la douleur qu’engendre sa pose. Elle lui propose des injections contraceptives, commercialisées en Inde sous le nom d’Antara.

Après avoir fait signer à son mari un document qui l’autorise à prendre un contraceptif, Soraya achète pour 300 roupies (3,70 euros) une dose d’Antara pour une durée de trois mois. Après quelques semaines, Soraya m’appelle pour me supplier de l’accompagner à l’hôpital : étant en période de Ramadan, elle est perturbée par des pertes de sang inattendues qui la mettent dans un état d’impureté (napāk[13]), l’empêchant de respecter le jeûne. Effectivement, la gynécologue ne l’a pas informée des effets secondaires qui peuvent survenir et n’a pas estimé que certains pouvaient être perturbants pour Soraya.

L’exemple de Soraya Chako montre comment la recherche, le « choix » et l’utilisation de contraceptifs constituent un travail, englobant un ensemble de tâches et charges mentales, organisationnelles et émotionnelles, quotidiennes ou récurrentes, qui incombent principalement aux femmes pour s’assurer de ne pas avoir d’enfant. Comme le soulignent Thomé et Rouzaud-Cornabas (2017), ce travail procréatif s’inscrit à la croisée de deux types de rapports de pouvoir : d’une part, le pouvoir médical qui encadre la pratique contraceptive des femmes qui choisissent des méthodes dites « modernes » ; d’autre part, les rapports de genre qui induisent l’intériorisation par les femmes de leur assignation à la sphère domestique et procréative.

Les programmes gouvernementaux de planification familiale : la contraception comme responsabilité des femmes

L’histoire de la planification familiale en Inde montre que la diffusion de la contraception est conjointe à celle du discours sur le développement et la modernité (Luksaite, 2016). Au fil du temps, les programmes gouvernementaux ont fait progressivement des corps des femmes, leur principal lieu d’action. Depuis l’époque coloniale[14], les femmes sont considérées en tant que des consommatrices de technologies contraceptives et leur corps comme des sites de contrôle. Certains corps en particulier, à savoir ceux des femmes des castes et des classes sociales les plus basses, en ayant un taux de fécondité très haut, sont réputés avoir un comportement reproductif irresponsable. Pour cette raison, ils nécessitent davantage d’interventions contraceptives (Ahluwalia, 2010).

L’urgence, qui fait de la planification familiale l’un des programmes les plus importants des plans quinquennaux après l’indépendance, se développe à la fin du XIXe siècle à la suite de la propagation des préoccupations malthusiennes qui voient dans la croissance démographique la cause majeure des famines périodiques en Inde (Harkavy et al., 2007). Sarah Hodges (2004) souligne que la surpopulation de l’Inde est devenue « une urgence mondiale », dans laquelle les taux de fécondité (plus que l’inégalité dans la distribution des ressources par exemple) sont considérés comme le principal obstacle au développement économique. Par conséquent, les programmes de planification familiale ont pour but prééminent de faciliter le développement économique, au lieu de l’autonomie, la liberté et la capacité d’action des femmes (Luksaite, 2016).

L’Inde a été le premier État au monde à lancer un programme officiel de planification familiale en 1952, dans le but de réduire la croissance démographique (Visaria et al., 1999). La première décennie se concentre sur la construction de cliniques et la promotion de la méthode Ogino-Knaus (abstinence périodique). L’influence gandhienne contribue fortement à la diffusion de ce type de méthodes dites « naturelles ». Cette première politique n’ayant pas été fructueuse, le gouvernement central décide alors de ne valoriser que les méthodes « modernes », telles que le préservatif, le stérilet et les spermicides, auxquels s’ajoutent par la suite la pilule contraceptive, le diaphragme et les stérilisations masculine et féminine. Ainsi, depuis le milieu des années 1960, les individus peuvent choisir parmi un large éventail de méthodes de contraception, une approche qui a été dénommée « cafétéria » (Luksaite, 2016). En outre, le gouvernement établit des objectifs (targets) et des primes pour encourager l’acceptation de la norme de la « petite famille » (Satia et al., 1986), tandis que les services de planification familiale sont proposés en porte-à-porte. Enfin, l’organisation d’unités mobiles permet la diffusion de la pratique de la stérilisation, notamment masculine, grâce à laquelle le gouvernement parvient à atteindre ses objectifs[15] (Harkavy et al., 2007).

Suite à la crise économique de 1966, le gouvernement indien renforce son action pour promouvoir l’idée que la croissance démographique est préjudiciable au progrès économique, ce qui conduit à des politiques de planification familiale de plus en plus coercitives (Luksaite, 2016), nourries du succès des unités mobiles. Pendant l’État d’urgence, la vasectomie devient la méthode contraceptive la plus répandue, des stérilisations forcées ayant été réalisées à grande échelle[16]. Les populations visées prioritairement par ce dispositif étaient les analphabètes, les personnes économiquement défavorisées, les membres des castes et des tribus répertoriées (scheduled castes et tribes), ainsi que les musulmans.

Après la tragédie de l’État d’urgence, l’approche « cafétéria » est réhabilitée dans les années 1980. Le gouvernement indien privilégie les interventions sur les corps des femmes en faisant la promotion de la ligature des trompes et de la pose de stérilets (Dispositifs intra-utérins – DIU) (Basu, 1985). En outre, les programmes de planification familiale commencent à se focaliser sur la réduction de la mortalité maternelle et infantile. On développe notamment les activités de vaccination, de nutrition et de santé pour les nourrissons et les mères (Luksaite, 2016). Deux programmes en particulier sont mis en place et auront des répercussions majeures : le premier, Janani Suraksha Yojana (JSY), inauguré en 2005, offre une aide financière à toutes les femmes qui se rendent à l’hôpital pour accoucher ou se faire stériliser ; le second, Janani Shishu Suraksha Karyakram (JSSK), en 2011 propose une assistance gratuite pendant la grossesse, l’accouchement et la période postnatale dans tous les établissements publics ruraux et urbains.

Ce processus historique d’institutionnalisation de la santé materno-infantile contribue à une augmentation de l’utilisation des méthodes « modernes » et concède aux femmes de se familiariser avec les directives gouvernementales en matière de procréation. L’accent est plus particulièrement mis sur les moyens contraceptifs réversibles et l’approche repose sur le counselling, le caractère volontaire et informé de la population (Jullien, 2015).

Un rapide aperçu des politiques indiennes de planification familiale qui se sont succédé permet de comprendre comment certaines pratiques, comme la stérilisation, pèsent historiquement sur la mémoire des gens et les vécus individuels. Il donne la possibilité de mettre en évidence le complexe réseau de pouvoir entourant la gestion des corps procréatifs des femmes. La région du Kacch a néanmoins sa propre particularité au sein de ce panorama national, spécificité héritée du tremblement de terre de 2001, qui a décimé beaucoup de familles. Au lendemain de la catastrophe, de nombreuses femmes stérilisées ont perdu leurs enfants. Elles ont alors éprouvé de la frustration ne pouvant plus être à nouveau mère biologiquement. Au cours de la recherche, j’ai rencontré quelques femmes confrontées à cet événement qui refusent tout mode définitif de contraception.

« Une petite famille est une famille heureuse »[17] 

Plusieurs recherches soulignent l’importance sociale pour les femmes indiennes d’actualiser leur potentiel procréatif : la naissance est un acte qui leur permet d’avancer dans le processus de subjectivation, puisqu’elles acquièrent le statut de mères (Bagchi, 2017). Cependant, il est nécessaire que les femmes sachent gérer leur fertilité afin de respecter des injonctions sociales et politiques, telles que présentées dans cet article. Dans son travail pionnier sur les trajectoires procréatives des couples au Rajasthan, Tulsi Patel (1994) met en lumière la présence de : « what may be called a socially prescribed fertility career, which regulates the couple’s initiation into the reproductive career, the long-drawn process of bearing the socially optimum number of children, and putting an end to procreation » (1994 : 172).

Les « carrières reproductives » des femmes sont organisées autour du mariage qui apparaît comme une condition sine qua non[18] pour devenir mère en Inde. Seule une femme mariée peut avoir des enfants et le mariage de ses fils marque la fin de cette possibilité. Par ailleurs, une fois mariées, les femmes voient leur vie procréative encadrée par un ensemble d’injonctions sociales : quant au nombre d’enfants, à l’intervalle entre les naissances et aux sexes des enfants. Afin de respecter ces normes, les femmes rencontrées sur le terrain soulignent l’importance de connaître leur corps et leur propre physiologie. Ainsi, elles gèrent leur potentiel procréatif, via, par exemple, l’abstinence périodique. Si cette pratique est vue par les femmes comme le meilleur moyen de préserver l’équilibre de leur corps, elle semble peu mise en œuvre. Mes interlocutrices, en revanche, montrent une grande préférence pour les contraceptifs « modernes », considérés plus efficaces, parmi lesquels la stérilisation féminine est la plus utilisée[19]. La contraception permet ainsi d’avoir un nombre socialement accepté d’enfants.

Au cours de ma recherche de terrain, j’ai pu côtoyer Mira, 35 ans, une femme hindoue travaillant comme ASHA dans le bidonville de Natwas I et II. Lors d’une de ses rondes, nous rencontrons Vidhi, 23 ans, une jeune femme hindoue enceinte de son troisième enfant qui récupérait ses comprimés de calcium et de fer. Mira me confie que selon les directives du gouvernement, elle aurait dû convaincre Vidhi de se faire stériliser avant de tomber enceinte, mais elle le lui dira après son accouchement : elle a déjà deux garçons et, d'après les consignes du ministère de la Santé, deux enfants suffisent largement. Cependant, l’ASHA reconnaît que les femmes qui acceptent de parler de contraception permanente après deux enfants sont peu nombreuses, notamment si elles n’ont pas encore eu un garçon. Dans ce cas, il arrive que Mira attende jusqu’à la cinquième grossesse avant de proposer la stérilisation aux femmes.

Les directives du gouvernement central sont en revanche très précises en ce qui concerne la « carrière reproductive » des femmes. La brochure élaborée par le bureau de planification familiale du Ministry of Health and Family Welfare (s. d.) indique que le contrôle des naissances est la clé du bonheur familial : les enfants, en nombre limité (deux ou trois), doivent être conçus au moins deux ans après le mariage, à trois ans d’intervalle, par une mère âgée de 20 ans minimum. Ces conditions favorisent l’harmonie du couple qui a plus de temps pour se connaître et pour s’occuper des enfants, tout en dépensant moins. Le slogan « une petite famille est une famille heureuse », populaire depuis les campagnes de Planning familial du milieu des années 60, résume bien ce message.

De nombreuses interlocutrices ont été sensibles à ce discours, car limiter le nombre d’enfants permettrait de leur offrir une meilleure éducation. Même parmi les classes sociales et les castes les plus basses, l’idée que l’éducation scolaire peut donner aux enfants l'accès à de meilleures conditions de vie et de travail reste répandue. Compte tenu du coût et de l’énergie consacrés à élever[20] un enfant, les femmes rencontrées s’accordent sur les avantages d’avoir peu d’enfants, à savoir trois dans la plupart des cas. Cet idéal, partagé par des familles de différentes religions, rejoint largement les préférences exprimées par le gouvernement indien, pour lequel le nombre d’enfants recommandé est de deux[21], de préférence un garçon et une fille.

En mettant à disposition des femmes et des hommes un vaste éventail de méthodes contraceptives, le gouvernement incite les familles à viser cet idéal. Cependant, dans la pratique le désir d’avoir un garçon[22] ne permet pas toujours de se limiter à deux enfants. Les ASHA et le personnel médical sont donc encouragés à proposer aux femmes enceintes d’un deuxième enfant une stérilisation quelques jours après l’accouchement[23]. Cette situation implique entre autres qu’au Gujarat, comme dans le reste de l’Inde, la stérilisation féminine par ligature des trompes est une méthode de contraception répandue. Au-delà de la pression des politiques sanitaires, on peut repérer parmi les femmes rencontrées une représentation globalement négative des contraceptifs réversibles. En effet, mes interlocutrices les choisissent seulement de manière temporaire pour espacer les naissances des enfants, car le travail contraceptif leur semble trop contraignant. Une étude de la perception locale des méthodes contraceptives accessibles permet d’analyser les différentes tâches qui pèsent sur les choix des femmes, en incitant à opter pour la stérilisation féminine comme contraception sur le long terme.

Gérer le travail contraceptif en Inde

La contrainte contraceptive se concrétise à travers plusieurs tâches et une charge mentale polymorphe qui s’expriment sur différents niveaux : organisationnel, émotionnel, mental, physique. De manière générale, la préoccupation envers le choix et l'usage de la contraception occupe les femmes de manière régulière pendant plusieurs années de leur vie : la gestion de ce travail est fondamentale pour la construction d’un état de bien-être personnel et familial. Analyser les pratiques contraceptives rendant possible pour les femmes d’avoir une autonomie procréative, permet de mettre en exergue les injonctions sociales et politiques locales qui entourent leurs corps et leur capacité procréative. Je souhaite plus particulièrement évoquer la complexité des arbitrages opérés par les femmes pour mener à bien concrètement leur travail contraceptif dans le contexte normatif exposé en première partie.

La contrainte du choix : répertoire des contraceptifs disponibles

Parmi les femmes rencontrées, la pilule contraceptive et le préservatif masculin sont les produits les plus connus, mais en même temps, ils sont aussi les plus désapprouvés. Disponible depuis les années 1940, le préservatif est l’une des plus anciennes méthodes de contraception proposées par le gouvernement indien, mais son association avec des relations sexuelles extraconjugales a découragé son usage dans le cadre du mariage (Harkavy et al., 2007). De plus, il est difficile de s’en débarrasser discrètement[24]. Bien que le préservatif soit le seul contraceptif qui protège contre les infections sexuellement transmissibles, les femmes remarquent qu’étant fait de plastique, son utilisation prolongée provoque des éruptions cutanées, des infections ou du saphed pānī[25], des maladies qui affaiblissent le corps. Cependant, il est apprécié par mes interlocutrices pour son efficacité et sa gratuité. Par ailleurs, c’est le mari qui détermine s’il faut un contraceptif et lequel utiliser. Étant donné que le préservatif transfère la responsabilité du travail contraceptif aux hommes et affecte symboliquement le pénis comme source de pouvoir et de plaisir (Kambou et al., 2007), de nombreux maris préfèrent se reporter sur d’autres contraceptifs.

L'emploi de la pilule contraceptive[26] est considéré comme très contraignant, car les femmes doivent se souvenir de la prendre régulièrement, ce qui alourdit leur charge mentale, et malgré cet effort, elles ont peu confiance en son efficacité. Selon la perception locale que m’ont rapportée mes interlocutrices, l'ingestion quotidienne des pilules allopathiques entraînerait une augmentation extrême de la chaleur[27] qui peut modifier de façon permanente le corps et le cycle menstruel causant de l’infertilité, voire la mort. Quoiqu’ils fassent l’objet d’une grande désapprobation ou soient perçus comme nocifs ou inefficaces, les préservatifs et la pilule sont les contraceptifs les plus faciles à obtenir.

Les injections contraceptives Médroxyprogestérone acétate (MPA) ont été lancées par le gouvernement indien en 2017 dans le secteur public, dans le cadre du programme Antara. Bien que leur commercialisation soit approuvée depuis 1999 et qu’elles soient souvent recommandées par les professionnels de santé, elles sont peu connues des femmes. L’un des leurs effets secondaires les plus fréquents (Ministry of Health and Family Welfare, 2016) est une altération du cycle menstruel, avec des saignements irréguliers. Si d’un point de vue médical, cette réaction n’est pas un problème clinique, pour de nombreuses interlocutrices, elle a un grand impact sur leur vie quotidienne. En effet, l’apparition de saignements provoque des moments d’impureté (aśuddh) inattendus, pendant lesquels les activités domestiques et religieuses doivent être suspendues. Les irrégularités menstruelles représentent pour les femmes une altération du corps procréatif et de leur fertilité. De plus, le coût des injections Antara peut constituer une barrière pour les familles les moins aisées, même si la méthode est plus discrète.

La spirale intra-utérine est une alternative proposée dans les services de planification familiale. Jyoti, 50 ans, hindoue de caste brahmane, est une infirmière qui travaille dans un centre médical public. Avant de choisir la stérilisation féminine, elle a opté pour la spirale intra-utérine, et la conseille aux autres femmes.

J : « Au début, toutes les femmes me demandent le copper-T [spirale intra-utérine], parce que la pilule est sans danger, mais si vous l’oubliez ne serait-ce qu’un jour, vous tombez enceinte. Ce n’est pas la même chose pour le copper-T, mais les femmes en ont peur : elles viennent le poser, mais elles ont peur, alors j’essaie de les rassurer. J’ai posé un millier de copper-T »[28].

La spirale intra-utérine est proposée sous deux formes : « Cu IUCD 380 A » qui peut rester en place 10 ans et « Cu IUCD 375 » qui dure cinq ans. La plupart des interlocutrices connaissent cette méthode, mais peu d’entre elles ont décidé de l’essayer en raison de l’inconfort d’avoir un objet dans leur réceptacle féminin[29]. Outre la crainte de l’insertion, elles pensent que le stérilet peut endommager leur réceptacle, altérant l’équilibre interne du corps (Kirkconnell et al., 2008). Cette représentation a été renforcée par de nombreuses histoires sur les effets secondaires telles que le dérèglement du cycle menstruel, la présence de saphed pānī ou les lacérations causées par son déplacement. En outre, certaines femmes affirment que même le stérilet ne peut pas les protéger efficacement contre les grossesses non désirées. Pour ces raisons, les interlocutrices ne considèrent pas ce contraceptif comme fiable. Certaines d’entre elles ont été contraintes par leur mari à l’utiliser, parce qu’il s’agit d’une méthode réversible discrète qui ne modifie pas la sexualité du couple (contrairement au préservatif) et ne nécessite pas d’engagement quotidien (contrairement à la pilule).

Enfin, la stérilisation féminine semble être le moyen de contraception préféré dans de nombreuses familles, car elle engendre moins de négociations avec les maris. Non seulement cette méthode est moins pénible, plus discrète et socialement acceptable, mais en plus, grâce à des primes, les femmes sont rémunérées (Bagchi, 2017). S’agissant d’une opération, mes interlocutrices considèrent la stérilisation comme un acte invasif pouvant avoir des conséquences négatives à long terme, rendant le corps faible, sujet aux infections et aux irrégularités menstruelles. Néanmoins, une fois le nombre désiré d’enfants atteint, le corps peut être manipulé, car il n’y a plus la préoccupation de préserver sa capacité procréative : presque aucune des femmes rencontrées ne prétend que le réceptacle des femmes assure des fonctions essentielles dans le corps quand la grossesse est terminée (Desai, 2016).

En outre, la stérilisation féminine permet aux femmes de ne plus avoir à gérer le travail contraceptif et elles peuvent se dispenser de nombreuses tâches, responsabilités et charges mentales, organisationnelles et émotionnelles. La stérilisation donne aux femmes l'accès à un statut similaire à celui acquis avec la ménopause. En neutralisant définitivement la capacité procréative, elle marque le passage à une génération plus âgée et autorise ainsi une femme mariée plus jeune d’établir sa position vis-à-vis de la belle-mère dans un contexte de famille élargie (Säävälä, 1999).

Si aucun moyen n’est exempt de contraintes temporelles, financières et matérielles, mes interlocutrices soulignent la manière dont leur vie quotidienne est affectée par une autre forme de travail lié aux effets secondaires de la contraception : un travail sur soi (Thomé et Rouzaud-Cornabas, 2017). Dans les récits recueillis, les contraceptifs apparaissent comme une cause de déséquilibre et de faiblesse interne (Rashid, 2007 ; 2010), altérant de façon permanente la mobilité interne des fluides. Dans la perception locale, la bonne santé du corps est atteinte à travers l’équilibre des différents fluides internes et composants (Zimmermann, 2006). La contraception est alors associée par mes interlocutrices à un sacrifice des femmes, puisque détériorant les corps procréatifs. Elle est aussi la condition indispensable pour gérer l’intervalle entre les grossesses et le nombre d’enfants (Rashid, 2010). « Le travail le plus invisibilisé que la contraception impose aux femmes est donc une activité dont elles semblent rarement conscientes et qui porte sur elles-mêmes : sur leur corps, leurs émotions, leur sexualité, voire leur perception d’elles-mêmes » (Thomé et Rouzaud-Cornabas, 2017 : 131).

De plus, les professionnel.le.s de santé font preuve d’une mauvaise compréhension de la manière dont les femmes vivent le recours aux différentes méthodes de contraception. Plus précisément, il y a un manque de reconnaissance des effets secondaires et de leur impact social et culturel sur la vie quotidienne des femmes. Au niveau clinique, la faiblesse est généralement attribuée à l’anémie, tandis que les pertes vaginales ou les menstruations irrégulières ne sont pas considérées comme des effets secondaires graves à traiter (Rashid, 2010).

Des inégalités sociales dans l’accès à la contraception

L’analyse des discours sur les contraceptifs proposés par le gouvernement indien met en évidence les multiples tâches organisationnelles qui composent le travail contraceptif et qui rendent difficile l’accès à la contraception et à des informations fiables. Des injonctions sociales empêchent d’ailleurs certaines femmes d’avoir accès à ces méthodes, notamment dans des structures publiques. Comme Clémence Jullien (2019) l’a révélé, le personnel hospitalier du secteur public a l’habitude de juger la vie sexuelle des usager.ère.s et de déterminer l’accès à telle ou telle méthode contraceptive. Si les programmes gouvernementaux garantissent le droit à l’autonomie en matière de procréation à toutes les filles et femmes, seules les femmes mariées ont accès, dans les faits, à la contraception. Les femmes célibataires doivent payer ou se rendre dans certaines cliniques privées pour l’obtenir. Cette contrainte matérielle restreint l’acte sexuel à l’intérieur de l’institution du mariage. Selon les discours des femmes, l’utilisation de la contraception manifesterait un désir sexuel qui est considéré comme socialement inapproprié pour les femmes (Puri, 1999).

L’importance d’avoir des enfants dans la première année du mariage est manifestement encore très répandue à Bhuj, malgré les campagnes gouvernementales qui recommandent d’attendre au moins deux ans. Cette conception est surtout portée par les couples plus âgés, tels que les parents qui semblent avoir une grande influence sur les choix procréatifs des couples plus jeunes (Char et al., 2010). Les femmes qui décident (et/ou dont le mari décide) de ne pas avoir d’enfant dans les premières années de mariage cachent alors leur utilisation de contraceptifs, pour se soustraire à toute désapprobation sociale. Ainsi, le travail contraceptif des femmes est d’autant plus important pour les femmes mariées vivant avec leur belle-famille. Le personnel médical rencontré au cours de mes recherches semble pleinement adhérer à cette norme. Tout en blâmant ouvertement la moralité des nouvelles mariées qui viennent demander des contraceptifs, les médecins vont jusqu’à s'opposer à la prescription ou au moins à en limiter l’accès. Les politiques gouvernementales soulignent que tous les hôpitaux publics doivent délivrer des préservatifs et la pilule contraceptive Mala-N gratuitement et sans restriction. Cependant, à de multiples occasions, les infirmières observées refusent de distribuer des préservatifs à certaines femmes. D’autres n’en fournissent que trois ou quatre, contraignant les femmes à refaire le difficile voyage quelques semaines plus tard pour en obtenir d’autres.

En outre, la plupart des femmes doivent surmonter plusieurs obstacles pour se rendre à l’hôpital ou dans d’autres centres médicaux publics, qui sont les seuls endroits où elles peuvent obtenir des contraceptifs gratuits ou à bas prix[30]. Il n’est pas socialement approprié pour une femme de voyager seule, surtout pour aller à l’hôpital, qui est considéré comme un endroit impur (napāk). Il faut alors qu’elle demande à une parente, une voisine ou une amie de l’accompagner, tout en s’assurant de la discrétion de la personne choisie. Les journées des femmes sont généralement occupées par des tâches domestiques auxquelles il apparaît difficile de se soustraire pour effectuer le long et coûteux voyage pour aller à l’hôpital, qui peut être éloigné.

Le travail contraceptif s’avère donc plus contraignant pour les femmes issues de milieux défavorisés à la fois démunies économiquement, analphabètes et de castes basses, qui ne peuvent recourir qu’aux services publics. Les femmes musulmanes quant à elles ont davantage des difficultés à cause des restrictions religieuses en matière de contraception qui viennent renforcer la désapprobation sociale (Iyer, 2002 ; Jeffery et al., 2008). Jullien, en interrogeant le travail de counselling mené dans les services de « bien-être familial » d’un hôpital public de Jaipur, remarque que « l’influence que les internes tentent d’exercer sur la fécondité des patientes s’explique en grande partie par la volonté de compenser un sentiment d’injustice sociale et de combler le laxisme avec lequel, selon le personnel hospitalier, le gouvernement […] réagit par rapport à l’accroissement démographique » (2019 : 69-70).

Les données rassemblées à Bhuj corroborent cette analyse, notamment pour ce qui concerne la croissance de la population musulmane. La démographie safran (Rao, 2010), à savoir l’idée selon laquelle le haut taux de fécondité des musulmanes porterait à une islamisation de l’Inde, a été mentionnée par le personnel soignant plusieurs fois lors de mes recherches à l’hôpital public. Ces préjugés renforcent les inégalités d’accès entre femmes et conduisent à un contrôle d’autant plus fort sur les corps et les fécondités de « certaines » femmes.

Agency pragmatique et travail contraceptif

Une fois à l’hôpital, les femmes doivent négocier avec le personnel médical pour avoir accès au contraceptif souhaité. Les interlocutrices affirment que le contraceptif est choisi en accord avec leur époux lorsqu’il n’est pas imposé par eux. Si le travail contraceptif demeure une responsabilité de femmes, les hommes ont toutefois un rôle central dans la planification familiale. Le personnel médical exige la plupart du temps l’autorisation des maris pour la pose d’un stérilet, un avortement, une tubectomie ou concernant d’autres aspects de la santé d’une patiente.

Les récits rassemblés au cours de la recherche montrent comment les corps des femmes sont gouvernés par différentes formes d’autorité, telles que l’État (qui gère les programmes de planification familiale), la médecine allopathique et le patriarcat (Chacko, 2001). Cependant, par l’expérimentation directe et le rejet de plusieurs méthodes, les femmes font preuve d’une agency pragmatique[31] et d’une aptitude à maîtriser diverses contraintes économiques, sociales et culturelles (Luksaite, 2016). Le travail contraceptif, très lourd pour la majorité des femmes, passe par un arbitrage entre les avantages et inconvénients des diverses méthodes, et une évaluation de l’intensité des diverses tâches et charges mentales à gérer. Cette agentivité est guidée par la conception selon laquelle la contraception doit être compatible (suits) avec la structure et la physiologie des corps individuels. Afin de choisir la méthode la plus adaptée à leur corps, les interlocutrices rencontrées ont essayé ou refusé plusieurs moyens en revendiquant la force de leur capacité procréative.

Pendant l’un de nos rendez-vous, Soraya Chako a affirmé : « [a]vant les infirmières m’avaient proposé la pilule, mais j’ai refusé : ça ne s’adapte (suits) pas à mon corps, ça ne lui fait rien. Mon corps est trop fort et jeune, je pourrais tomber enceinte ». Le système allopathique considère que les différentes méthodes contraceptives sont efficaces sur n’importe quel corps. Au contraire, les interlocutrices, en allant à la recherche de la méthode qui plus convient (suits) à leurs corps, s’accordent une marge de choix en revendiquant la force de leur capacité procréative. À travers un arbitrage entre plusieurs méthodes proposées par le gouvernement, les professionnel.le.s de santé et le mari, les femmes ont la possibilité de gérer leur parcours procréatif et donc la charge de travail contraceptif.

Pour autant, le personnel médical ne partage pas cette vision. Les gynécologues accusent souvent les femmes d’ignorance et par conséquent les jugent irresponsables et peu fiables, en particulier dans la gestion des contraceptifs (Towghi, 2012). De leur point de vue, une grossesse non désirée témoigne toujours de l’incompétence des femmes qui ne savent pas comment contrôler correctement leur capacité procréative. Pour les professionnel.le.s hospitalier.ère.s, le rejet constant des différentes méthodes que les usagères pensent inadaptées à leur organisme démontre l’incapacité et le manque de fiabilité des femmes à suivre certaines instructions, ainsi que leur manque de responsabilité envers la société, parce qu’elles ne souscrivent pas aux règles socialement édictées en matière de contrôle des naissances. Pour ces raisons, la stérilisation féminine reste considérée comme la meilleure méthode contraceptive par les professionnel.le.s de la santé.

Conclusion : le travail contraceptif entre responsabilité et affirmation personnelle

Les données recueillies montrent que l’autonomie en matière de reproduction, garantie par la Constitution indienne, est restreinte dans la pratique. Marie Mathieu et Lucile Ruault (2017) le soulignent, parler de travail procréatif permet de dénaturaliser l’assignation des femmes au maternage (Tabet, 1998) tout en rendant visible un ensemble d’activités et de tâches quotidiennes ou récurrentes dédiées à l’engendrement ou non d’êtres humains. En prenant pour entrée le point de vue des femmes, le travail contraceptif peut être défini comme une activité coûteuse sur le plan physique – faiblesse, pertes vaginales, irrégularité menstruelle –, temporel – trouver du temps et des accompagnantes pour aller chercher le contraceptif –, et religieux – possibilité de ne pas pouvoir pratiquer les rituels quotidiens. La contraception n’est pas seulement un travail procréatif invisibilisé (Mathieu et Ruault, 2017), mais il se doit d’être aussi dissimulé par les usagères, afin d’avoir une autonomie procréative. C’est une des raisons qui ont fait de la stérilisation la contraception privilégiée à Bhuj : méthode permanente et discrète, acceptée au niveau social, cette opération permet de se décharger d’un travail contraceptif et de l’activité d’invisibilisation qui en découle.

L’article met en exergue la complexité des arbitrages opérés par les femmes pour mener à bien concrètement leur travail contraceptif. Ce travail est opéré dans un contexte normatif historiquement défini, qui influence les « carrières reproductives » des femmes. L’analyse des programmes de planification familiale qui se sont succédé en Inde révèle en évidence comment, au fur et à mesure, les différents programmes de régulation des naissances se sont concentrés principalement sur les corps des femmes. Comme le montrent Bajos et Ferrand « pour l’instant – et il est important de souligner cette temporalité (Heinich, 2003) –, […] non seulement [l’] apparition [de la contraception médicale] n’a pas déstabilisé la “valence différentielle des sexes”, mais elle la renforce symboliquement et matériellement » (Bajos et Ferrand, 2004 : 135). La contraception est un choix, mais aussi une responsabilité portée par les femmes encadrées par un ensemble de normes sociales relayées par les maris, les belles-mères et le personnel médical. Le fait de devoir rendre des comptes à d’autres personnes accroît la contrainte du travail contraceptif pour les femmes issues des milieux défavorisés et de religion musulmane. La division du travail contraceptif contribue et renforce des inégalités sociales et de genre. Cependant, à travers un arbitrage entre plusieurs contraceptifs offerts, où ce sont souvent les femmes qui ont gain de cause par rapport au corps médical, les interlocutrices rencontrées arrivent à régir leur parcours procréatif et à affirmer leur identité sexuelle en tant que femmes fertiles.