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Introduction

Ce dossier trouve ses racines dans la 8e édition du Congrès international des recherches féministes dans la francophonie[1] (CIRFF2018)[2], qui s’est tenu à l’été 2018 à l’Université de Nanterre. Outre les formats de propositions collectives, de l’atelier thématique à l’exposition en passant par les tables rondes, l’appel à contribution invitait à soumettre des communications « libres ». Parmi les grands thèmes ayant émergé de ces propositions, le travail lié à la production de nouveaux êtres humains – incluant son refus temporaire ou définitif – et de son encadrement juridique s’est imposé, témoignant d’un regain d’intérêt des chercheuses et des actrices de terrain (travailleuses sociales, professionnelles du champ de la santé, juristes, etc.) pour ce sujet. Trois sessions réunies sous l’intitulé « Droits et travail reproductifs » ont ainsi révélé la pertinence d’une analyse matérialiste globale, internationale, interdisciplinaire et continue de ce que recouvre ce travail dans diverses sociétés et les limites (ou les menaces) légales à la liberté procréative. Pour autant, les interventions réunies dans ces séances ont laissé apparaître une constellation de notions aux contours mouvants et poreux. Une même désignation ayant parfois des significations plurielles, et certaines définitions se recouvrant pour partie, il nous a semblé important de revenir sur les concepts choisis dans le cadre de ce dossier pour donner à voir de manière précise tant les tâches que sous-tend l’autonomie procréative que les multiples injonctions au sein desquelles les individus pensent, font et vivent leurs choix en la matière.

Le choix du vocabulaire pour décrire des faits sociaux n’étant jamais neutre et faisant partie intégrante de toute démarche épistémologique (Malmanche, 2018), cette introduction rend compte de certaines de nos réflexions sur cette nébuleuse lexicale. Si nous avons finalement opté pour les notions de « travail procréatif » et de « droits procréatifs » dans l’appel à contribution, ce choix résulte d’un cheminement et de déplacements analytiques (Parties I et II).

Par ailleurs, en mettant l’accent sur les cadres légaux et juridiques des différentes composantes du travail procréatif, nous voulions prolonger le dialogue initié entre droit et sciences sociales, et plus spécifiquement l’entreprise impulsée par les critical/feminist legal studies et les legal gender studies. En effet, il est indispensable de prendre en compte les dispositions légales pour mener à bien l’étude du travail (salarié ou non) et de ses modes de régulation, puisqu’elles participent de sa division sociale et produisent des hiérarchies et des classes sociales – de sexe, de classe économique, de race et d’âge (Partie III).

Si les rapports sociaux n’ont de cesse de se reconfigurer, les individus témoignent de postures variées et peuvent contester, en discours et/ou en pratique, les lois et l’ensemble des normes sociales qui pèsent sur leurs manières de faire ou de ne pas faire d’enfant(s) (Partie IV). Ces arrangements appellent à une analyse renouvelée de l’encadrement social des potentiels procréatifs et de leur mise en (in)action, tout autant que des multiples stratégies déployées par les acteur·rice·s pour le transformer.

Cette introduction présente les apports des contributions constituant ce dossier. Nous l’achèverons en revenant sur ce que leur réunion et les divers échanges avec leurs autrices ces derniers mois ont révélé en termes de pistes d’investigation. Par ailleurs, le bilan des propositions reçues comme de ce que ce dossier contient et ne contient pas est un précieux indicateur d’espaces qui résistent à l’analyse du travail procréatif ; malgré son potentiel heuristique, la notion bute encore face à certains obstacles.

Du travail reproductif au travail procréatif

Dans la continuité des analyses féministes matérialistes du travail domestique et de la production des enfants (Delphy et Leonard, 1992 ; Tabet, 1985) et des récents travaux sur les différentes formes de travail gratuit (Terranova, 2000 ; Simonet, 2018), il nous semble pertinent de recourir au terme travail. Il nous permet de désigner des pratiques contraignantes, socialement utiles en ce qu’elles conduisent à la « production d’enfants » (Devreux, 1988) ou à son refus, qui se déploient hors, mais aussi dans les espaces du travail salarié. Par ce choix, nous pouvons prolonger l’exploration sociologique des activités qu’implique la procréation, tout comme la non-procréation (par exemple, la régulation des naissances), c’est-à-dire une analyse qui rende compte de leur division sociale et des mécanismes en assurant leur contrôle. En employant la notion de travail, nous souhaitons nous « émanciper de la catégorie de pensée institutionnelle du travail abstrait pour revenir à celles, ordinaires ou scientifiques, qui le définissent comme un processus d’élaboration sensible, utile pour la subsistance », selon les mots de Marie-Anne Dujarier (2021 : 188). Il ne s’agit nullement pour nous de vouloir le penser à l’aune des catégories de l’économie marchande (Vandelac, 1981) ni même d’en revendiquer sa rémunération – bien que nous ne puissions nier l’existence factuelle de rétributions économiques pour certaines formes de ce travail comme nous le rappelle les écrits scientifiques sur la gestation pour autrui (GPA) (Rozée, 2020), et tout particulièrement l’article de María Isabel Jociles Rubio, Ana María Rivas Rivas et Ariadna Ayala Rubio sur le « don » d’ovocytes en Espagne de ce dossier. L’usage du terme travail en dehors du cadre de l’emploi est une manière de révéler le défaut de reconnaissance sociale des activités procréatives (Daune-Richard et Devreux, 1992) et d’interroger les frontières érigées entre les sous-domaines de nos disciplines. Il est un outil pour donner à voir différentes tâches invisibilisées, le temps et l’énergie qu’elles recouvrent ainsi que leur articulation avec celles consacrées à ce qui est communément désigné comme travail. En cela, nous faisons un pas de côté quant à la définition traditionnelle et éminemment politique du travail.

Comment donc qualifier ce type de travail qu’est le « travail reproductif », alors même que cette notion connaît une nouvelle popularité dans la francophonie (Federici, 2014 ; 2016 ; 2019 ; Contretemps, 2020 ; Gallot et Simonet, 2021), dans les espaces tant académiques que militants et des usages contrastés ? À vrai dire, ce regain d’intérêt pour le travail reproductif s’est fait à la faveur de la redécouverte de la campagne internationale qui revendiquait dans les années 1970 « un salaire au travail ménager »/« Wages for Housework » (Toupin, 2014 ; 2016), mais aussi de la rediffusion de travaux fondateurs de féministes matérialistes, analysant le travail domestique (Tissot et Tissot, 2015 ; Delphy et Leonard, 2019 [1992]) et le « travail reproductif » (Tabet, 2018 [1985]), auxquels le contexte pandémique a donné un nouvel écho bien au-delà de la sphère universitaire (Quillet, 2020 ; Damgé, 2020 ; Carde, 2020).

S’appuyant sur ces différentes modélisations du social conçues il y a presque cinquante ans, des initiatives dénoncent le déni de ce travail réalisé (quasi)gratuitement par les femmes et sa dévalorisation sociale. Au-delà des constats et des propositions faites par les « jeunes » générations féministes pour y remédier (Seery, 2014), des mobilisations extraordinaires s’organisent telles que la grève des stages de 2019 au Québec (Gonzales del Valle et al., 2019 ; Collectif, 2021), ou encore la grève féministe en Suisse (Essyad et Lamamra, 2019). De surcroît de nouvelles propositions théoriques s’élaborent afin d’analyser les formes contemporaines du travail (quasi)gratuit et ses diverses déclinaisons, tout en intégrant les multiples rapports sociaux et leur imbrication (Simonet, 2018 ; Robert et Toupin, 2018).

Pour autant, l’appréhension du travail qu’impliquent la production de nouveaux êtres humains et son refus nécessite un examen plus minutieux de la notion de travail reproductif et de ses usages. Comme l’ont souligné Felicity Edholm, Olivia Harris et Kate Young en 1978, la polysémie du terme de reproduction – et donc de l’adjectif reproductif – n’est pas sans ambiguïté puisqu’il peut désigner tout autant la reproduction sociale, la reproduction de la force de travail, que la reproduction humaine.

Dans une veine féministe matérialiste, s’attachant à montrer le caractère social de la reproduction humaine et de la sexualité, Paola Tabet (2018 [1985]) met en évidence la division sexuée du « travail reproductif », autrement dit des tâches et de l’énergie qu’impliquent pour la classe des femmes, la gestation, l’allaitement et les soins donnés aux enfants. Silvia Federici mobilise, quant à elle, ce terme d’une tout autre manière. S’inscrivant dans le courant « luttes des classes » du féminisme, il englobe pour elle l’ensemble des activités qui assurent la reproduction de la force de travail, soit le travail sexuel, la procréation, le soin des enfants et le travail domestique ainsi que la cuisine, le ménage, le réconfort apporté aux proches, le travail de care, etc. (Federici et al., 2020 ; Federici, 2019 : 73), tâches qu’elle dit « subsumées à l’organisation capitaliste du travail » (Federici 2020 : 28). Ces usages différenciés du terme soulignent la pluralité des cadres théoriques au sein desquels se trouve employé le concept de travail reproductif, qui apparaît dans des recherches analysant la contraception (Bretin, 1992), la procréation médicalement assistée (PMA) (Tain, 2013) ou même la gestation pour autrui (GPA) (Rozée, 2020) pour n’en citer que quelques-uns. Il nous a donc semblé gênant d’appréhender les diverses opérations que sous-tend, notamment pour une classe de sexe, la production d’enfant et son refus à partir de cette notion de travail reproductif. Par ailleurs, cette option était pour nous d’autant plus problématique que nous ne présupposons pas une hiérarchisation des rapports sociaux, mais les abordons comme consubstantiels (Galerand et Kergoat, 2014).

Nous avions déjà affirmé ce choix théorique dans un précédent dossier (Mathieu et Ruault, 2017). Des enquêtes plus anciennes ainsi que des entretiens avec des chercheuses s’étant attelées à l’analyse sociologique et historique des maternités dès les années 1980 (Mathieu, Rameau et Ruault, 2017) avaient révélé d’autres critiques portées à l’endroit du travail reproductif. Pour les résumer brièvement, cette notion reconduit la dichotomie productif versus reproductif, soit deux sphères dont l’intime imbrication a maintes fois été démontrée (APRE, 1988 ; Combes, 1988 : 103 ; Devreux, 1988 ; Descarries et Corbeil, 2002), sans compter la dévalorisation induite par le préfixe « re ». En effet, reproduire souligne l’accomplissement perpétuel et routinier de mêmes gestes produisant de l’identique (Mathieu et Ruault, 2017), rabattant le travail effectué par les femmes sur leur physiologie. En cela, il dénie l’intentionnalité, la réflexivité et la dynamique créative qu’implique le travail de production d’enfants (Daune-Richard et Devreux, 1992) comme son refus. C’est d’ailleurs pourquoi Jordanova et Strathern distinguent, dans la langue anglaise, la « reproduction » de la « procréation ». Si la première a davantage à voir avec la réplication d’un original et la perpétuation de l’espèce et de la population, la seconde se présente comme un « moment génératif » qui met en évidence « l’agentivité et les capacités humaines » (Strathern, 1993 : 207-208), « les corps et les personnes impliqués » (Jordanova, 1995 : 372).

Nous réitérons donc le choix de nous éloigner du concept particulièrement « glissant » de reproduction (Ginsburg et Rapp, 1991 : 311) et de travail reproductif, pour investir celui de travail procréatif. Ce dernier permet de prolonger l’analyse conjointe de tâches aussi variées que la régulation de la fécondité, l’entretien et la surveillance sanitaire des sexualités, le suivi gynécologique comme l’accouchement, les arrêts de grossesse (avortements – interruptions volontaires de grossesse [IVG] ou pour motif médical – et fausses-couches), l’assistance médicale à la procréation (AMP), l’élevage et l’éducation des enfants (Mathieu et Ruault, 2017). Incorporant le travail qu’implique la non-procréation, le concept de travail procréatif favorise ainsi une approche globale des tâches liées à la production de nouveaux êtres humains à l’aune des différents rapports sociaux.

Certaines autrices, telles que Marie-Blanche Tahon dans un précédent numéro de la revue Enfances, Familles et Générations (2011 : 6), ont certes mis à distance la notion de procréation, à la suite de Luc Boltanski (2004) et d’Irène Théry « pour bien indiquer que l’engendrement humain n’est pas réductible à un ensemble d’actes biologiques, mais qu’il inclut une dimension signifiante témoignant du fait qu’il est toujours inscrit dans un contexte : celui d’un monde humain » (Théry, 2010 : 126). Cependant, nous défendons une acception bien plus large du terme procréation que celle communément usitée.

Tandis que l’introduction des techniques médicales semble avoir donné ses lettres de noblesse à la procréation, cette « procréatique » (Dhavernas, 1991) a de manière paradoxale contribué à en redéfinir les frontières et le contenu. Elle se trouve bien souvent restreinte à des temps spécifiques de l’activité visant à créer de nouveaux êtres humains, valorisant surtout le travail professionnel de technicien·ne·s et renvoyant un autre pan de ces tâches à une biologie féminine. La combiner à la notion de travail permet dès lors de dépasser toute velléité de naturaliser ce que nous abordons, dans le présent numéro, comme une production socialement organisée.

Réinvestir pleinement l’adjectif procréatif en l’associant au terme de travail nous a donc paru un déplacement opportun. Avec le travail procréatif, il devient possible de déployer la diversité des tâches qu’implique la production de nouveaux êtres humains et son refus, les normes sociales qui régulent chacune de ses composantes et l’organisation sociale globale de cette « fabrique » des enfants. Plus encore, cette notion permet de revisiter la frontière entre le biologique et le social pour revenir sur un point qui fait butoir dans l’analyse des rapports sociaux de sexe : l’idée que la (non)procréation serait une « affaire de femmes », achoppant inévitablement sur la « distinction » biologique des sexes. Selon cette logique, le « ventre des femmes » serait « naturellement » voué à produire de la vie humaine, et l’intériorité de certains temps du travail procréatif inviterait à penser que chacune de ses étapes s’insère dans une chronologie d’événements exclusivement biologiques. Il importe de se prémunir du risque de naturalisation (Mathieu, 1973) des différentes tâches et aussi de leur articulation qui imprègne encore les représentations communes. Les « séquences » du travail procréatif doivent être abordées comme des « postes » de travail autonomes (Mathieu et Ruault, 2017) bien qu’elles apparaissent dans la réalité fortement intriquées, du fait de leur régulation sociale par un réseau d’acteur·trice·s et d’institutions. En effet, dans la lignée de ce que soulignaient Anne-Marie Daune-Richard et Anne-Marie Devreux au sujet de la grossesse, si « le corps médical […] représente socialement l’expertise et l’institution de contrôle de ce travail, un peu comme des cadres de production ou des contremaîtres » (1992 : 17), une pluralité d’agent·e·s s’assure de l’exercice et du contrôle de l’ensemble de ces tâches procréatives assumé majoritairement par la classe des femmes.

Des « droits reproductifs » au « droit du travail procréatif »

Dans un second temps, nos questionnements ont porté sur la notion de droits reproductifs, ses origines, ses usages et ses limites. Utilisée dès les années 1960-1970 par des organisations féministes (notamment anglophones et hispanophones) pour revendiquer l’autonomie des femmes dans leurs choix en matière de procréation (droit à l’avortement, fin des stérilisations forcées et accès à des services de suivi de grossesse), cette notion « est le fruit d’une conception intersectionnelle du droit à la (non)procréation reconnaissant que les attentes des femmes et les contraintes pesant sur elles ne sont pas les mêmes selon les constructions sociales de la race et de la classe sociale » (Gauthier et Grenier-Torres, 2014 : 5). Les associations féministes se réclamant des droits reproductifs font alliance dans un mouvement transnational et permettent la circulation en 1994 d’une Déclaration des femmes, incluse presque telle quelle dans le Programme d’Action de la Conférence (PAC) de la population et du développement du Caire en 1994 (McIntosh et Finkle, 1995). Elle signe l’apparition formelle sur la scène internationale de cette catégorie de droits (Maffi et al., 2017 ; Bonnet et Guillaume, 2004 ; Gauthier et Grenier-Torres, 2014) et leur reconnaissance explicite en tant que Droits de l’Homme (El Kotni et Ona Singer, 2019) :

« Ces droits reposent sur la reconnaissance du droit fondamental de tous les couples et des individus de décider librement et avec discernement du nombre de leurs enfants et de l’espacement de leurs naissances et de disposer des informations nécessaires pour ce faire, et du droit de tous d’accéder à la meilleure santé en matière de sexualité et de reproduction. Ce droit repose aussi sur le droit de tous de prendre des décisions en matière de procréation sans être en butte à la discrimination, à la coercition ou à la violence, tel qu’exprimé dans des documents relatifs aux droits de l’homme » (NU, 1995 : 38-39).

Ainsi, les droits reproductifs ne se réduisent pas au droit à l’avortement et à la planification familiale, puisque la définition inclut : « tout ce qui concerne l’appareil génital, ses fonctions et son fonctionnement et pas seulement l’absence de maladies ou d’infirmités […] Cela suppose le droit d’accéder à des services de santé qui permettent aux femmes de mener à bien grossesse et accouchement et donnent aux couples toutes les chances d’avoir un enfant en bonne santé » (NU, 1995 : 7.2). En cela, la notion semble offrir plusieurs avantages. Si son ancrage dans des interrogations sur la population et la santé (Bonnet et Guillaume, 2004) en limite le périmètre, les dernières conférences internationales ont inclus des droits à des services de garde et de congé parental (Gautier, 2000 : 175). Tout en réunissant des préoccupations soulignées par des féministes issues de différentes sociétés et milieux sociaux, les droits reproductifs donnent un cadre international commun aux multiples activités composant le travail procréatif.

De surcroît, les revendications portées par cette nouvelle génération de droits (Gautier, 2000 ; Marques-Pereira, 1996) répondent à la reconfiguration de la division sexuée du travail, notamment dans le cadre d’une globalisation de l’économie et d’un développement de la contraception qui a transformé, en partie, les conditions de possibilité de la production des enfants (Gautier, 2000 : 176). Nous avons donc été tentées de la mobiliser au sein de ce dossier.

Face à l’attention prêtée à ces droits, certaines féministes – telles que Corrêa (1994 : 98) s’exprimant au nom des militantes de l’organisation Development Alternatives with Women for a New Area (DAWN) – se sont demandées « s’il n’y a[vait] pas un danger à s’investir si fortement sur les questions de reproduction aux dépens d’autres questions, tel le travail des femmes » (Gautier, 2000 : 174). Cette critique révèle bien la manière dont se rejoue, cette fois-ci au niveau des droits, la dichotomie soulignée précédemment entre production et reproduction.

De manière à dépasser cet obstacle, nous privilégions la notion de droits procréatifs (entendus comme les différents éléments du « droit du travail procréatif »). Ce choix marque en outre une rupture claire avec l’approche sanitaire au sein de laquelle les droits reproductifs ont émergé et restent en majeure partie maintenus (les programmes de « santé maternelle et infantile » puis « sexuelle et reproductive »)[3]. Ce deuxième déplacement permet d’appréhender les tâches procréatives et leur régulation selon une articulation avec le travail salarié, tout en prenant en considération les rapports de pouvoir qui les traversent – le corps médical occupant incontestablement une place de prédilection. Recentrer l’analyse sur les droits procréatifs favorise la prise en compte des cadres matériels d’exercice du travail procréatif, de ce qui le facilite ou l’entrave, des groupes sociaux, notamment professionnels, impliqués dans son contrôle au sein des différents espaces sociaux – ce qui inclue pleinement ceux du travail salarié. Il ne s’agit pas à proprement parler d’interroger une classe formalisée de droits, mais bien d’éclairer les conditions effectives d’accomplissement du travail procréatif, ainsi que son encadrement légal et jurisprudentiel via un ensemble de règles plus ou moins codifiées.

La porosité des domaines de la vie sociale, mise en évidence dès les années 1980 (Haicault, 1984 ; Devreux, 1988), est apparue de manière flagrante avec les reconfigurations du travail engendrées par la pandémie de COVID-19 (Collectif d’analyse des familles en confinement, 2021). Pourtant, une bipolarisation forte des activités relevant des sphères familiales et professionnelles demeure dans les représentations communes ainsi que dans les textes de loi. Le droit objective ce qui est toujours perçu comme une incompatibilité entre des logiques, des espaces et des temporalités constitutifs des univers privatifs et publics (Fusulier et Nicole-Drancourt, 2015 ; Dussuet, 2016). Selon leur contexte d’exercice, des tâches identiques peuvent dès lors être règlementées par des codifications juridiques distinctes. Dans cet esprit, le travail procréatif et toutes les activités afférentes n’ont pas réellement leur place dans l’espace-temps du travail salarié, où elles sont bien souvent dissimulées par les femmes. Quand il devient socialement légitime de les intégrer dans le cadre professionnel et qu’elles sont l’objet de droits, leur entrée dans le Code du travail n’est pas nécessairement assortie d’une protection effective.

Le droit d’allaiter sur un lieu d’activité salariée est à ce titre révélateur en France comme en Suisse (Zinn et al., 2021). Par exemple, si l’article L1225-30 du code du travail l’autorise en France, l’exercice concret de ce droit dépend de la bonne volonté des employeur·euse·s (mise à disposition d’une salle d’allaitement, conventions collectives favorables à la reconnaissance de cette tâche, etc.), faisant fi de la force de négociation inégalement partagée entre les salarié·e·s. En cela, ce droit ne reste qu’un « acte formel de modernité » (Commaille, 1981). Mettre en avant l’idée de droit du travail procréatif présente à nos yeux un intérêt certain : cet outil analytique permet de visibiliser le rôle du droit pour garantir la reconnaissance sociale de certaines tâches procréatives, questionner les effets réels de ces protections juridiques dans leur déploiement quotidien, ainsi que la manière dont les normes légales et leur versant pratique participent de la reconduction des rapports sociaux – notamment de sexe. Il s’agit d’approcher les conditions d’exercice même du travail procréatif dans leur encadrement normatif pluriel, évolutif, et objet de négociations dont les marges fluctuent selon les caractéristiques sociales des acteur·rice·s.

Par ailleurs, si les droits reproductifs (reproductive rights) sont aujourd’hui formalisés au niveau international et que l’expression s’est imposée dans le champ juridique anglo-saxon, les droits nationaux ne semblent pas toujours y faire référence, par exemple en France ou en Allemagne (Marguet, 2014 : 34) : « [c]ela ne signifie pas qu’il n’existe aucun droit reproductif consacré dans ces deux pays, mais que ces questions sont traitées de manière segmentée (avortement, procréation médicalement assistée, accès à la contraception, à l’information en matière de planification, accouchement sous x, accès aux soins reproductifs, etc.) » (Marguet, 2014 : 34 ; Gautier, 2000 : 167). C’est cet éclatement que la catégorie englobante de droits procréatifs se propose de dépasser, en embrassant dans un même cadre d’analyse tout ce qui contribue à l’encadrement légal du travail d’élevage des enfants et de celui qu’implique la non-production de l’espèce humaine et son versant positif, objets trop souvent dissociés. En cela, elle favorise la déconstruction de la centralité de la « maternité biologique ». De fait, la procréation est fréquemment réduite à son sens le plus restrictif de gestation et d’accouchement. Cette perception pérennise une échelle de valeurs entre différentes tâches, mais aussi entre femmes : entre mères biologiques et adoptives, entre femmes volontairement sans enfant et mères, etc.

Les cadres légaux et juridiques du travail procréatif

L’accent mis par ce dossier sur l’encadrement légal et juridique des différentes composantes de la production des êtres humains et de son refus vise à rappeler que le droit peut constituer « un instrument de domination » (Revillard et al., 2009) et une puissante limite à l’autonomie procréative des personnes. Bien qu’il ne puisse être réduit à une force surplombante (Ewick et Silbey, 2004), il définit les conditions légales des pratiques et teinte les représentations des acteur·rice·s. Comme l’illustrent María Isabel Jociles Rubio, Ana María Rivas Rivas et Ariadna Ayala Rubio dans ce numéro, la formalisation dans les lois espagnoles de la production d’ovocytes dans les cliniques de fertilité en « don » contribue au façonnage des représentations des « donneuses », tant du travail qu’elles effectuent pour fournir ces ovocytes que de la « compensation financière » qu’elles reçoivent. Un autre exemple est celui du seuil limite inclus dans la loi française sur l’interruption volontaire de grossesse, qui oblige encore aujourd’hui des milliers de femmes à aller à l’étranger pour avorter (Cèbe et Philippe, 2002 ; Mathieu, 2021), tout en alimentant leur sur-stigmatisation (Mathieu et Ruault, 2014). Ainsi, cette disposition légale définit les formes et les expériences d’une composante du travail procréatif assumée par les femmes : le travail abortif (Mathieu, 2019). Le droit, de par son caractère contraignant, peut-être aussi un « levier de changement social » (Revillard et al., 2009 : 4) et un instrument dans la bataille pour de meilleures conditions de ce travail de (non)production d’enfant et donc de vie pour les femmes. L’article de Leslie Fonquerne, dans ce dossier, sur la délivrance et l’achat de la pilule en France montre bien comment sa légalisation a redéfini les frontières de la liberté des femmes en matière de procréation.

D’ailleurs, l’histoire des mobilisations autour des lois relatives à la contraception et à l’IVG (Pavard et al., 2012 ; Ruault, 2017) nous rappelle que les législations tout comme les catégories juridiques sont le résultat de luttes menées par certains groupes sociaux, hors et dans les lieux de leur fabrication formelle, dans des contextes sociohistoriques et politiques donnés. « En dépit de leur prétention à la permanence et à l’objectivité, les règles de droit sont le fruit d’un “processus de gestation” […] leur écriture relève bien d’un travail de peaufinage, mais aussi d’hybridation de l’ancien et du nouveau, d’un argument et d’un autre, d’un combat et d’un renoncement, d’un compromis » (Cardi et Devreux, 2014 : 5). Cet « engendrement de la loi », pour reprendre l’expression de Coline Cardi et Anne-Marie Devreux (2014), s’est particulièrement illustré dans le droit de la bioéthique (Hennette-Vauchez, 2009). Dès les premiers enfants conçu·e·s par fécondation in vitro, les innovations biomédicales sont pensées en France comme méritant contrôle politique et garde-fous du droit (Dreifuss-Netter, 2012). D’emblée inscrites « dans une perspective normative et juridique » (Mehl, 2011 : 13), les premières lois de bioéthique votées en 1994 incluent une clause de révision, propulsant ainsi régulièrement dans l’espace public les positions des professionnel·le·s de l’assistance médicale à la procréation, mais aussi celles des citoyen·ne·s « ordinaires »[4], leurs différends et les longues négociations parlementaires amendant, au fil de l’évolution des pratiques et des mœurs (Brunet, 2017 ; 2020), « les lois de l’enfantement » (Mehl, 2011).

Pour autant, il est illusoire de penser qu’une fois conquis les droits sont définitivement acquis, notamment lorsqu’il est question de (non)procréation. « Ce que fait le législateur, il peut le défaire, explicitement ou, plus souvent, implicitement en superposant des règles les unes sur les autres, celles-là invalidant de fait celles-ci » (Devreux, 2009 : 37). Les multiples attaques portées au droit à l’avortement dans le monde ces dix dernières années (Brunet et Guyard-Nedelec, 2018), dont l’adoption par le parlement de l’Alabama en mai 2019 d’un des textes les plus répressifs des États-Unis en la matière, nous prouvent bien que les droits procréatifs ne suivent pas une évolution téléologique qui tendrait immanquablement vers plus d’égalité. L’image des vingt-cinq sénateurs, les vingt-cinq hommes blancs ayant voté ce texte (Rochon, 2019) qui restreint de manière drastique l’accès à l’avortement dans cet État, offre une illustration saisissante des rapports de pouvoir dans les espaces d’élaboration des lois et du caractère situé de ces dernières.

Il serait aussi fallacieux d’imaginer que les droits procréatifs, lorsqu’ils sont formalisés, assurent leur effectivité pour tou·te·s. L’article de Lucia Gentile, investiguant le travail contraceptif des femmes à Bhuj en Inde, souligne le décalage flagrant entre lois formelles et application concrète. Alors que la Constitution indienne garantit le droit d’accéder à la contraception, les femmes sont confrontées dans cette ville du Gujarat à de multiples obstacles qui limitent fortement leurs choix quant aux méthodes de contrôle de leur fertilité. Tout en produisant des inégalités entre femmes (selon leur statut marital, leur [non] maternité, leurs capitaux économique et culturel, leur caste et leur religion), ces contraintes expliquent pour partie l’important recours à la stérilisation féminine dans cette zone urbaine.

Tandis que le droit est pétri par les rapports de pouvoir, notamment les rapports sociaux de sexe, le travail initié par les legal gender studies et prolongé par le réseau de Recherches et études sur le genre et les inégalités dans les normes en Europe (REGINE) a révélé qu’au-delà de son androcentrisme (MacKinnon, 1989), il participe aussi à la production de groupes sociaux (Smart, 1992 ; Carayon, 2019). La focale de notre appel à contribution sur les droits procréatifs invitait à prolonger cette analyse féministe et sociologique des lois, de leur production, de leur contenu et de leur interprétation. Bien que les articles de ce dossier ne recouvrent pas l’ensemble des maillons de la « chaîne du droit » (Dworkin, 1985), ils offrent de précieux éclairages sur la façon dont les lois et les jurisprudences, tout en étant perméables à des notions extrajuridiques, entretiennent la division sociale du travail procréatif, et donc la fabrique des classes de sexe et d’autres classes sociales.

Ainsi, en interrogeant les dispositifs juridiques régulant la contraception, l’accouchement sous x, l’avortement, la PMA et l’établissement de la filiation en France et en Allemagne, Laurie Marguet montre comment le droit participe aux « mécanismes d’uniformisation genrée de la parenté » et la manière dont il met en place une hiérarchie des modèles familiaux : la famille génétique hétéronormée est valorisée au détriment de ses autres formes. Son article souligne tout l’intérêt d’un travail comparatif binational de l’encadrement du travail procréatif par le droit ; la mise en perspective franco-allemande des textes juridiques et des jurisprudences révèle, au-delà de mécanismes analogues, les modalités hétérogènes de la régulation de la procréation – notamment son caractère plus ou moins diffus et invisible dans les deux sociétés.

Sophia Ayada, explorant quant à elle la jurisprudence européenne, révèle le traitement différencié des parents selon les séquences du travail procréatif abordées. Si la Cour européenne opte pour un régime d’exception s’appuyant sur une représentation biologisante de la maternité durant la gestation et la période de congé établie pour les femmes ayant accouché, elle applique un régime général genderblind dès lors qu’elle considère le travail parental. Malgré cette ambiguïté apparente, elle produit des différences entre hommes et femmes qui ont des effets concrets sur les expériences de ces dernières, puisqu’elle tend par exemple à euphémiser l’influence des normes et du travail procréatifs sur les parcours professionnels des femmes.

Au fond, en abordant l’une et l’autre l’encadrement légal de différentes séquences du travail procréatif, ces deux autrices donnent à voir le caractère opératoire de la notion de droits procréatifs que ce dossier privilégie, pour révéler les présupposés communs sur lesquels lois et jurisprudence se fondent (tels que la maternité en tant que réalité avant tout biologique) et les dynamiques globales dans lesquelles ils s’inscrivent. Comme l’illustrent ces deux articles, les droits procréatifs n’étant pas circonscrits au domaine de la santé, leur étude implique de questionner des frontières établies entre les segments du droit et d’appréhender ensemble les droits civil et social tout comme le droit pénal, pour dévoiler les liens entre contrôle du travail procréatif et rapports sociaux.

Ces contributions du numéro traitant des lois et des jurisprudences se positionnent à différentes échelles du droit – nationale et européenne. Malgré les divisions entre champs de compétences, un principe de non-ingérence et l’inégale force contraignante des instances juridiques sur les individus selon leur périmètre d’action, il n’en demeure pas moins qu’existent des interactions et des circulations intrajuridiques entre ordres international et régional (Champeil-Desplats, 2019). Étudier l’encadrement des tâches procréatives par le droit exige de prendre en compte ce « pluralisme juridique », et plus largement le « pluralisme normatif » (Bernheim, 2011). Comme nous le rappelle Elsa Boulet dans son article sur la régulation sociale des grossesses en France, les dispositions légales s’articulent avec d’autres formes de normativité dans le contrôle du travail procréatif des femmes. Dans son analyse, elle souligne ainsi comment le droit du travail, de concert avec le suivi médicalisé et standardisé des grossesses en France, veille à garantir une mise en disponibilité des femmes tendue vers la santé des fœtus, disponibilité à laquelle est d’ailleurs légalement suspendue l’obtention d’allocations de naissance et familiales.

Une constellation de normes

L’encadrement de la procréation s’inscrit dans un ensemble de dispositifs socio-normatifs qui témoigne aujourd’hui en France d’une alliance du politique et du religieux sur les questions de genre et de sexualité (Rochefort et Sanna, 2013). Morales religieuses et injonctions sociales se portent ainsi garantes de la « bonne manière de procréer » et façonnent les contours de la « normalité », tant dans les représentations que dans les pratiques des individus.

Pour commencer, « les institutions du croire manifestent […] une résistance lourde aux redéploiements actuellement en cours » (Portier, 2013 : 305) en matière sexuelle et procréative. La moralisation de la sexualité, la défense de la conjugalité hétérosexuelle assortie de la fixation de la filiation dans le biologique et la condamnation de l’homosexualité cherchent à camper les pratiques des fidèles « dans la reconduction d’une loi non négociable » (Portier, 2013 : 307), et ce dans la plupart des grands monothéismes (Paternotte et al., 2015). Contre un mouvement de démocratisation sexuelle (Fassin, 2009), un « unanimisme conservateur des religions » (Béraud, 2021 : 130) s’érige : ce dernier promeut la famille « traditionnelle » ou « naturelle » comme idéal (hétéro)normatif à défendre, et réprouve en contrepoint tout ce qui permet le contrôle de la procréation tant en matière de contraception (González López, 2016 : 13 ; Noonan, 2012) et d’avortement (Ladrière, 1982) que de PMA (Mathieu, 2012).

La vigilance des fidèles pour contrer toute forme de menace à ce modèle les conduit à engager une véritable « bataille du genre » (Béraud, 2021), cherchant à administrer l’exercice du travail procréatif « sur l’assise d’une grille substantialiste d’analyse » (Portier, 2013 : 306) qui entérine la différence et la complémentarité des sexes. En France, en 2012-2013, les mobilisations contre le mariage entre personnes de même sexe sont emblématiques de cette « sacralisation de la physiologie » (Hervieu-Léger, 2003 : 220) qui fédère leurs protagonistes autour d’un ordonnancement immuable à défendre en matière d’union, mais aussi de parentalité et de procréation.

« L’hétéronomie rhétorique » (Gallot et Pasquier, 2018 : 44) au cœur des registres discursifs empruntés, en soutenant avec force l’ordre du genre et la reconnaissance de l’identité sexuée au nom de la « Nature », « met en évidence le nœud du débat : ce qui constitue le véritable enjeu social de la catégorisation homme/femme, c’est moins la sexualité que la procréation » (Touraille, 2013 : 127). Rien d’étonnant, dès lors, à repérer l’activisme bioéthique des religions (Feuillet-Liger et Portier, 2011), au moment des dernières révisions des lois de bioéthique en France entre 2018 et 2020. À ce sujet, Séverine Mathieu montre dans ce dossier comment l’Église catholique, pour garder son influence dans un contexte de sécularisation du catholicisme, cherche à donner à ses prises de position une portée généraliste en se référant explicitement à une « bibliothèque séculière ». À l’issue de la publication de l’avis 129 du Conseil consultatif national d’éthique (CCNE) favorable à l’ouverture de la PMA aux femmes seules et aux couples de femmes, le magistère romain défend son modèle familial traditionnel en légitimant sa critique de « l’effacement des pères » par une biologisation et une psychologisation du social qui recourt à des discours tantôt anthropologiques, écologiques, psychanalytiques ou philosophiques. Sa volonté de peser dans les arbitrages politico-juridiques l’amène à passer de l’âge théologique à l’âge bioéthique (Feuillet-Liger et Portier, 2011 ; Barbier, 2018) et à privilégier une « rhétorique de l’anxiété » pour politiser à sa manière la procréation. Cette tendance s’illustre d’ailleurs bien au-delà des questions relatives à la PMA et des frontières françaises. Les récents et nombreux assauts contre le droit de choisir (Brunet et Guyard-Nedelec, 2018) révèlent la détermination de certains courants religieux à réguler le travail procréatif et ses conditions d’exercice.

À cet égard, « une grande part du “pouvoir informel” des religions réside dans la diffusion au quotidien des idées normatives qui les sous-tendent, et dans l’influence qu’elles exercent sur les attitudes et sur la vie des individus » (Heinen, 2013 : 283). Les manières d’envisager la famille, la procréation et la répartition genrée des tâches afférentes, ainsi que l’organisation des espaces privés et publics restent souvent empreintes de valeurs religieuses. Elles offrent cadres de pensées et conseils de vie, comme certains organismes de formation au conseil conjugal et familial (Fradois, 2017), ou encore une éducation à la sexualité corrélée à une vision des sexualités et de la procréation qui sert une certaine forme de contrôle social.

Margaux Roberti-Lintermans le révèle précisément dans ce dossier : le magazine qu’elle étudie, Femmes d’aujourd’hui, se présente dès sa création en 1933 comme « un guide pratique pour les ménagères » dans l’espace francophone de la Belgique. Cet hebdomadaire d’influence catholique s’adresse à un lectorat de femmes populaires imprégnées d’idées chrétiennes, et les évolutions de sa rubrique « courrier du cœur » entre 1960 et 2010 témoignent des différents ressorts utilisés par les rédactrices pour favoriser une éducation à la sexualité conforme au modèle de la famille promu par l’Église, tout en s’adaptant à « l’air du temps ». Si le magazine s’avance timidement sur le terrain du contrôle de la fécondité, c’est rapidement un registre psychologisant qui est mobilisé pour défendre une hétéronormativité à visée procréative dans le cadre d’une responsabilisation contraceptive conjointe des époux, et ce jusque dans les années 1980. Comme le montre aussi Séverine Mathieu, cette sécularisation des rhétoriques encadrant la procréation semble être un moyen privilégié des entrepreneur·e·s de morale religieuse.

Ainsi, les intrications contemporaines entre droit, religion et politique esquissent des configurations normatives – toujours spécifiques aux espaces sociaux étudiés – qui sont autant d’héritages face auxquels les acteur·rice·s ont à se positionner en matière de procréation. Le cadre général dans lequel s’insèrent les décisions individuelles reste révélateur d’un contrat social procréatif (Debest et Hertzog, 2017) qui, s’il est ponctuellement amendé, n’en confirme pas moins un ordre du genre faisant peser sur les femmes la responsabilité de la procréation en France et ailleurs. De fait, les femmes volontairement sans enfant sont encore exposées à un jugement social assimilant leur choix de ne pas devenir mère à une déviance (Debest, 2015), celles qui n’ont pas un contrôle anticipé de leur fertilité sont considérées comme à discipliner (Mathieu et Ruault, 2014 ; Paris, 2020), et celles confrontées à une infertilité souffrent de stigmatisation (Rozée et Mazuy, 2012 ; Charton et Nguyen, 2020). Derrière les droits procréatifs conquis se cache un devoir de procréer « dans la norme » qui s’exprime plus ou moins explicitement, à travers des incitations fiscales, des politiques dites de conciliation travail/famille et des discours relayés par la sphère éducative et les institutions encadrant la naissance.

Les dispositifs des politiques publiques suivant un « paradigme materno-infantil » (Fournier et Jarty, 2019) visent un contrôle des naissances, des femmes et de leur fœtus au nom du bien-être de potentiels enfants et des familles, et notamment de leur santé. C’est donc les corps médicaux et paramédicaux devenus experts es procréation légitimés par l’État qui « veillent sur », mais aussi « surveillent » (Vozari, 2012) le travail procréatif des patientes. En cela, ils sont garants d’un ordre social moralisant l’exercice de ce travail par une biologisation, une sanitarisation et/ou une psychologisation des comportements et des maux des femmes.

Ils assurent le maintien de cet ordre, premièrement, puisqu’ils jouent un rôle déterminant dans la transmission des normes relatives à la production et à la prise en charge des enfants. L’exemple de l’alimentation est particulièrement révélateur du pouvoir des savoirs experts dans la construction et l’entretien d’une responsabilisation des femmes au sujet du nourrissage des enfants (Ferrand, 1983 ; Scholl, 2021 ; Gouilhers et al., 2021), parfois même avant leur conception, comme le montre la promotion de l’épigénétique nutritionnelle soulignant l’importance des « mille premiers jours de la vie ». Cette « biolégitimité au care alimentaire », qui rentre dans le cadre de politiques internationales (Fournier et Jarty, 2019 : 9), soutient l’injonction faite aux femmes de l’administration sanitaire des corps procréateurs, niant les inégalités concrètes entre femmes. La contribution d’Elsa Boulet dans ce dossier met parfaitement en évidence les coûts variables du travail d’articulation nécessaire aux femmes pour garantir leur suivi de grossesse : la disponibilité temporelle attendue par les services médicaux complexifie plus ou moins la recherche de combinaisons entre les temporalités – sanitaires, professionnelles et domestiques – normant le quotidien des femmes enceintes selon leurs ressources économiques, leur connaissance du système de soin et du droit du travail français, leur position dans l’organisation du travail, leur trajectoire migratoire, etc.

Deuxièmement, le corps médical et paramédical est garant de l’ordre social, puisque ces professionnel·le·s légitimé·e·s à produire et véhiculer les normes procréatives rentrent dans des processus de catégorisation qui « par leur prisme de genre, de race, de classe détermine[nt] les orientations et les modalités coercitives de l’action publique » (Paris, 2020 : 29). Ainsi, une représentation de la « bonne mère » (Garcia, 2011) émerge, construite à partir des visions du monde propres aux agent·e·s des institutions médicales, psychosociales et éducatives. Les femmes les plus conformes aux attendus dominants sont dotées d’un capital social, économique, culturel et/ou symbolique relativement proche des entrepreneur·se·s de morale auxquelles elles sont confrontées (Serre, 1998 ; Jarty et Fournier, 2019). Ayant intériorisé les exigences du suivi sanitaire de leur potentiel procréateur, comme celles diffusées par toute une culture de la parentalité (Lee et al., 2014), elles disposent des ressources langagières pour se positionner favorablement dans les interactions avec les médecins et travailleur·se·s socia·le·s, voire pour négocier certains écarts à la norme. À l’opposé, les femmes des classes populaires sont plus éloignées dans leurs usages du corps de « l’habitus autocontrôlé » sur lequel s’appuient les institutions médicales et leurs réquisits du gouvernement par la parole (Memmi, 2004).

Ces processus de catégorisation, opérés implicitement par les professionnel·le·s dans certains moments charnières du travail procréatif, rappellent constamment aux femmes quelle est la norme procréative (Bajos et Ferrand, 2006), tout en alimentant « une discrète naturalisation de la maternité » (Memmi, 2016). Les projets d’enfantement sont censés être en cohérence avec un régime d’infécondabilité (Régnier-Loilier, 2007 : 119) garanti par un contrôle médicalisé de la contraception (Roux et al., 2017). Ils doivent témoigner d’une recherche rationalisée du « bon moment » (Langevin, 1984), qui exige des femmes une réflexivité et l’organisation des pans de leur existence pour se mettre en conformité avec les attendus sociaux : conditions matérielles et professionnelles stabilisées, bornes d’âge, couple pérenne, prioritairement hétérosexuel, dont les deux membres se disent « prêts ensemble » (Mazuy, 2009) façonnent ainsi un véritable « tempo procréatif » (Charton et Van Nguyen, 2020). Ce calendrier rappelle « l’imposition d’une légitimité collective des repères temporels » (Langevin, 1992 : 40) qui jouent comme des limites contraignantes au contenu prescriptif.

L’article de Lucia Gentile montre justement comment chaque contexte sociohistorique balise l’orientation de la « carrière procréative » des femmes. En Inde, l’État, les médecins, mais aussi les familles quelle que soit leur religion, encouragent le contrôle des naissances (deux ou trois enfants, idéalement un garçon suivi d’une fille), « conçus au moins deux ans après le mariage, à trois ans d’intervalle, par une mère d’au moins 20 ans », et blâment l’immoralité des femmes qui (avec l’autorisation de leur conjoint) retardent volontairement l’arrivée du premier enfant. Contrevenir à la norme procréative revient alors à être contrainte à une stratégie d’invisibilisation de la contraception pour déjouer toute forme de réprobation sociale.

La contribution de Laurine Thizy révèle très concrètement en quoi les tactiques mobilisées pour esquiver le stigmate lié à l’avortement sont une dimension du travail des avortantes. Les efforts déployés pour contrôler la circulation de l’information sur leur choix procréatif et sélectionner judicieusement leurs confident·e·s sont constants. Les stratagèmes pour masquer la grossesse et son interruption dans l’espace professionnel ou scolaire (la stigmatisation sexuelle des filles y étant prompte) requièrent des femmes une lourde charge mentale, émotionnelle et physique, tout comme d’ailleurs la dissimulation, face aux professionnel·le·s de l’orthogénie, de leur écart à la norme contraceptive socialement concentrée sur l’usage de la pilule. Quant à eux, les hommes restent des acteurs secondaires, et parfois des figurants absents dans la gestion de la fertilité (Ventola, 2014 ; Hertzog, 2016 ; Thomé et Rouzaud-Cornabas, 2017).

Dès lors, il n’y a rien d’étonnant à constater la force des « entre-soi » féminins dans l’exercice du travail procréatif. Le passage de l’existence formelle des droits procréatifs à leur usage concret mobilise de fait tout « un monde de femmes » (Memmi, 2016 : 418). S’esquisse ainsi un espace normatif allant du contrôle des corps procréateurs par « une police des femmes » (Mathieu et Ruault, 2014 : 41), gardiennes d’une nouvelle forme de moralisation séculière de la sexualité et de la fertilité des femmes (Guyard, 2010 ; Clair, 2010 ; Ruault, 2015), à la création de solidarités intergénérationnelles entre elles (Amsellem-Mainguy, 2006). L’enquête de Leslie Fonquerne objective ces deux logiques : face à une autorité (para)médicale empreinte d’un paternalisme incontestable, spécifiquement à l’adresse des femmes les plus jeunes souhaitant accéder à la délivrance d’une contraception en pharmacie, les usagères n’hésitent pas à recourir à l’aide de leur mère pour contrer, entre autres, des formes d’âgisme. Les analyses de Laurine Thizy sur l’esquive du stigmate lié à l’avortement corroborent cette tension entre, d’une part, une défiance des avortantes à l’égard du monde de l’orthogénie et, d’autre part, la recherche d’un « entre soi » féminin de confiance, incluant amies intimes ou expérimentées et, souvent en dernière instance, les mères.

Toutefois, cette responsabilisation de la classe des femmes en matière procréative n’est pas sans laisser des interstices grâce auxquels elles peuvent construire des formes de résistances et bricoler avec les normes. À l’instar de Camille Frémont qui, dans son analyse de l’infrapolitique menée par les mères lesbiennes (2018), mobilise les travaux de James C. Scott (2019 [1992]), il est possible d’envisager certains arrangements, contournements ou tactiques comme des (micro)résistances à la domination du corps (para)médical. Les outils de légitimation des pratiques procréatives que celui-ci produit (certificats médicaux excusant des absences sur un lieu de travail, arrêts maladie, ordonnances comme blancs-seings nécessaires pour obtenir un contraceptif, mais aussi discours attendus par le corps médical pour « justifier » le recours à une IVG, une AMP, une stérilisation) peuvent en effet être détournés, laissant ainsi entrevoir des subversions ordinaires. L’agency pragmatique qu’observe Lucia Gentile auprès des femmes de Bhuj en Inde dans leur négociation avec le corps médical pour accéder au mode de contraception qui leur convient rentre sans conteste dans ce cadre. De la même manière, en cas de défaillance ou d’absence d’ordonnance médicale pour une pilule, Leslie Fonquerne montre bien que le recours stratégique des jeunes femmes à une proximité sociale avec le personnel des pharmacies et/ou à un ancrage local leur permet de déjouer l’autorité paramédicale et d’affirmer des compétences sociales pour obtenir ce moyen de contraception. Laurine Thizy, quant à elle, révèle la force des stratégies d’invisibilisation opérées au sujet de l’avortement, tant face à l’univers médical que face au monde professionnel des femmes, pour se prémunir du stigmate de la « femme irresponsable », signalant par-là qu’un passage sous silence circonstancié peut devenir une arme de réappropriation de sa trajectoire procréative.

Pour autant, il ne faut pas occulter que toutes les femmes ne peuvent se positionner de la même manière dans l’espace social tant les rapports de classe économique, de race, d’âge et d’orientation sexuelle (Gelly et al., 2021) ne leur offrent pas des ressources identiques pour négocier face aux professionnel·le·s de la santé.

Pour une extension de l’analyse du travail procréatif

La réunion de ces articles fait surgir certains points saillants qu’il nous paraît stimulant d’évoquer. Tout d’abord, les présentes contributions sont le résultat d’enquêtes menées par des femmes. Bien qu’on puisse penser que cette proportion soit le reflet de leur progression dans les sciences sociales, elle rappelle le caractère situé des recherches et la manière dont se reconduit la division sexuée du travail jusque dans l’analyse de certains objets au sein des disciplines représentées.

Composé des travaux de chercheuses en droit, en sociologie, en anthropologie et en histoire, ce numéro donne ensuite à voir la richesse de la pluridisciplinarité, d’ailleurs perceptible dans les styles d’écriture. La disparité des modes de présentation des résultats constitue un réel apport à notre réflexion tant elle permet de mettre à l’épreuve les concepts mobilisés pour penser la procréation de manière globale. La confrontation de « matériaux » de nature variée (textes juridiques et jurisprudences, archives, presse « féminine », observations, entretiens, etc.) est à ce titre particulièrement heuristique. Le regard historique sur la rubrique « courrier du cœur » de la revue belge Femmes d’aujourd’hui proposé par Margaux Roberti-Lintermans met par exemple en perspective le rôle des médias dans la construction de la responsabilisation des mères dans l’éducation à la sexualité et, plus précisément, dans la transmission de la norme contraceptive. Croisé avec l’analyse des entretiens réalisés par Leslie Fonquerne et Laurine Thizy, il autorise une meilleure compréhension de la sollicitation par les femmes de leur mère, soit comme ressource privilégiée pour se garantir une « bonne » gestion contraceptive, soit comme ultime soutien en cas « d’échec contraceptif ». Relevons toutefois que nous n’avons reçu aucune proposition s’appuyant sur des enquêtes quantitatives, alors même qu’il importe de réfléchir à des indicateurs susceptibles d’assurer le décompte du travail procréatif dans toute sa complexité et son ampleur.

Sans pour autant prolonger frontalement la controverse engagée entre les féministes au sujet de la rémunération du travail domestique récemment réactivée (Blanchard et al., 2020 ; Gallot et Simonet, 2021), notre dossier fait place à une réflexion sur la valorisation monétarisée des tâches procréatives. Dans leur contribution, María Isabel Jociles Rubio, Ana María Rivas Rivas et Ariadna Ayala Rubio présentent la bioéconomie de la PMA à l’œuvre dans les cliniques espagnoles et cherchent à décrypter quelles significations leurs enquêtées confèrent à leur production d’ovules, qui s’énonce toujours sous le vocable du « don ». Si les cliniques organisent les services qu’elles proposent vers la recherche du profit, les femmes envisagent la rétribution monétaire qui leur est attribuée en échange des biomatériaux produits tantôt telle une « compensation financière », « une récompense », tantôt telle une « aide », souvent en lien avec des logiques de solidarité procréative légitimant à leurs yeux leur participation comme tiers au processus de production d’enfant. Les difficultés pour les femmes à se représenter les tâches procréatives en tant que travail[5], et consécutivement à décorréler ce dernier du cadre de l’économie marchande, affleurent ici.

Par ailleurs, la répartition des disciplines dont relevaient les propositions qui nous ont été soumises nous semble révélatrice des transformations à l’œuvre dans les sous-champs disciplinaires, mais aussi des résistances aux analyses féministes. Il convient de souligner la faible représentation des analyses juridiques dans ce dossier, malgré l’accent mis dans l’appel à textes sur notre intérêt pour les droits procréatifs. Voilà qui confirme le constat émis en 2009 dans la revue Nouvelles questions féministes par les coordinatrices d’un numéro questionnant le droit à l’aune du genre : « [t]raditionnellement conservateur, peu ouvert à l’interdisciplinarité, le droit en tant que discipline universitaire apparaît ainsi plus fermé à l’analyse féministe que d’autres disciplines où cette réflexion, bien que dominée, a pu se déployer » (Revillard et al., 2009 : 6). Ces dernières avaient cependant souligné la « vitalité insoupçonnée des réflexions féministes en droit » malgré « leur très faible institutionnalisation […] dans le droit francophone » (Revillard et al., 2009 : 6). Le moindre succès de notre appel à contribution auprès des juristes nous a conduites à nous interroger ; que se joue-t-il dès lors que les analyses féministes abordent des questions ayant trait à la procréation dans le droit ? Y aurait-il là une articulation qui exposerait les chercheuses à une forme de marginalisation dans leur milieu professionnel ? L’inventaire des catégories de droits intégrées dans les articles de Laurie Marguet et Sophia Ayada corrobore l’asymétrie des analyses critiques entre sous-champs du droit repérée ailleurs. En effet, les « droit social et droit civil restent davantage étudiés que d’autres domaines juridiques » (Cardi et Devreux, 2014 : 8) ; ils sont de surcroît ici articulés notamment aux droits de la santé. En revanche, l’examen du droit pénal s’est fait trop discret – même si le travail de Laurie Marguet le mobilise parfois – alors même que ce droit pénal contribue fortement à l’encadrement du travail de (non)procréation, comme l’illustrent les enquêtes sur la déviance des femmes (Cardi, 2008) et sur les néonaticides (Ancian, 2018). Tout en identifiant, en creux, des voies à investiguer, ce bilan ne manque pas de nous questionner sur l’impact de certains préjugés sur la construction des perspectives et des objets investigués, tout particulièrement dans le droit. Quelles conditions concrètes favoriseraient une extension de la recherche dans ces marges encore trop peu investies ? L’enjeu est de taille, car « seule une analyse transversale [du droit] permet de saisir les liens entre genre et régulation de l’ordre social » (Cardi et Devreux, 2014 : 8).

Au-delà des disciplines, ce dossier nous fait voyager, puisqu’il rassemble des articles issus d’enquêtes réalisées en Europe – et plus spécifiquement en Allemagne, en France, en Belgique, en Espagne – mais aussi en Inde. Les caisses de résonnance ainsi produites, par exemple par la réunion de terrains menés sur le travail contraceptif en Inde (Gentile) et en France (Fonquerne), mettent en relief l’urgence à intégrer des mises en perspective internationales incluant autant les pays dits des Nords que ceux des Suds dans l’examen des droits et des devoirs procréatifs.

Soulignant les déclinaisons singulières du travail procréatif dans différentes sociétés, les recherches présentées viennent enrichir nos connaissances sur les constellations de normes gouvernant la procréation. Elles rappellent à quel point les normes religieuses, les normes éthiques, les normes légales et sociales sont imbriquées non seulement dans l’élaboration formelle de législations en matière de procréation, mais aussi dans l’encadrement du travail procréatif, et ce dans son exercice le plus concret.

La réflexion sur les modes de diffusion des normes procréatives est centrale (espaces de débats plus ou moins polémiques tels que les révisions des lois de bioéthique, « courriers du cœur » dans les revues dites féminines ou autres médias, espaces de la consultation médicale ou psychosociale, etc.) tant ils contribuent à modeler les pratiques, mais aussi les modalités des (micro)résistances à ces normes. Sur ce point, le présent dossier documente le registre des stratégies déployées par les femmes pour préserver leur autonomie procréative : choix de méthodes de contrôle des naissances, passé sous silence ou invisibilisé pour déjouer certaines formes de contrôle social, maîtrise de la circulation de l’information pour éviter la stigmatisation, recours à une tierce personne ou à des discours opportunément choisis pour obtenir un contraceptif, etc. Les divers articles prolongent la liste des protagonistes impliqué·e·s dans cette régulation : au-delà des médecins, ce sont les organisations non gouvernementales, les producteur·rice·s de lois et les praticien·ne·s du droit, les infirmier·ère·s scolaires, les conseiller·ère·s d’éducation, les pharmacien·ne·s, les membres de la famille (les belles-mères ou les mères), et enfin les amies et les voisines occupent différents rôles – facilitateur, régulateur ou obstructeur/interlocuteur·rice·s choisi·e·s ou contraint·e·s.

Par ailleurs, ces articles pris ensemble donnent à voir l’ampleur du travail procréatif, et son exercice différencié selon les propriétés sociales des femmes. Cette plongée au cœur des séquences ordinaires du travail procréatif renseigne la nature polymorphe de tâches, souvent invisibilisées, opérées par les femmes, tout en soulignant leur caractère socialement situé et leur articulation avec d’autres pans de l’existence. Le choix contrôlé des confident·e·s et interlocuteur·rice·s, constituant une dimension essentielle du travail abortif ne peut se comprendre sans une réflexion de ce qui se dit et se montre dans l’espace professionnel ou scolaire (Thizy). La charge mentale, temporelle et physique du travail contraceptif et l’invisibilisation ou la négociation qu’il peut impliquer sont inséparables des conditions de vie – distance avec le lieu de délivrance, capital d’autochtonie et diverses ressources pour se positionner face au partenaire, à sa famille, au corps médical, etc. (Fonquerne). Le travail de gestation et son articulation avec celui de patiente, de salariée et d’administratrice est dépendant, pour être mené au mieux, du mode d’insertion des femmes dans les espaces professionnels (organisation du travail salarié, position hiérarchique, type de contrat, etc.), domestique (selon les modalités de division sexuée au sein des couples, le nombre d’enfants) et, éventuellement, des trajectoires migratoires des femmes (Boulet). Enfin, la production d’ovocytes et le contrôle corporel qu’il sous-tend ne peuvent s’analyser sans un regard sur les conditions de vie économique des femmes, leur situation familiale (incluant le rôle de « soutien de famille ») et le cadre juridique dans lequel ils se déploient (Rubio et al.).

Toutefois, ce bilan des temps du travail relatif à la production des êtres humains abordés dans le présent dossier révèle in fine une zone d’ombre singulière, où la notion de travail procréatif semble se heurter à une conceptualisation concurrente. Si les tâches liées à l’élevage des enfants brillent par leur absence dans ce dossier, c’est notamment parce que celles-ci sont quasi exclusivement pensées en termes de care, comme l’illustre le récent appel à communication du Centre for Applied Philosophy, Politics and Ethics de l’Université de Brighton, pour sa 16e conférence annuelle interdisciplinaire intitulée The Politics of Reproduction. Opposant la procréation (reproduction biologique) et la reproduction sociale (entendu comme le travail de care), le texte de cet appel révèle la manière dont certains usages du care participent à la reconduction d’une dichotomie que nous souhaitons précisément dépasser avec le cadrage conceptuel choisi.

Tout en montrant le potentiel du concept de travail procréatif pour questionner un pan particulièrement énergivore de la vie des femmes, ce dossier laisse entrevoir l’étendue du chantier de recherches féministes que représente l’analyse globale, internationale et interdisciplinaire de ce travail.