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« Ce voyage qu’est la filiation n’a ni début ni fin. Dans ce temps intemporel vont se croiser une multitude de personnages venant prendre une place dans cette narration qui cherche à construire l’histoire, à la comprendre, à en trouver le sens […]. Soutenons la narration ! C’est le seul processus qui puisse donner la vie et donner sens à la vie » (S. Marinopoulos, 2008).

INTRODUCTION

En 2017, près de 7000 naissances ont eu lieu au Canada grâce à la procréation médicalement assistée (PMA). Parmi les traitements de fertilité, le recours au don d’ovules est chaque année en augmentation, passant de 5 % en 2013 à 10 % en 2018 (CFAS, 2019). Les couples et les femmes seules peuvent avoir recours à une donneuse d’ovules qu’il est interdit de rémunérer (Parlement du Canada, 2004), alors que l’achat de gamètes à l’étranger est toléré. Un tel contexte sociojuridique permet d’avoir recours à une diversité de modalités de don d’ovules au Québec : anonyme ou à identité ouverte, direct ou croisé (Blancquaert et al., 2014).

Cet article présente les résultats d’une recherche qualitative[1],[2] visant à mieux comprendre le vécu et le sentiment de filiation des couples receveurs et des donneuses lors d’un don d’ovules dirigé, ce qui offre une perspective croisée inédite dans l’exploration de ce champ. S’inscrivant dans la tradition de la méthodologie de la théorisation enracinée (Luckerhoff et Guillemette, 2012), cette recherche a favorisé une écoute et des analyses conceptualisantes (Paillé et Mucchielli, 2012) à partir des acteurs en jeu dans la situation du don d’ovules. Les liens avec la littérature existante seront donc essentiellement effectués dans la discussion; de ce fait, seul un court cadre conceptuel et théorique sera présenté avant la méthodologie, rendant compte des concepts sensibilisateurs qui ont guidé l’écoute des chercheuses (Charmaz, 2004 ; Corbin et Strauss, 2008). Le cadre théorique d’appartenance des auteures est celui de la psychanalyse contemporaine, intégrant les dimensions intrapsychique et intersubjective de la construction de la subjectivité, une position purement inductive s’avérant illusoire (Charmaz, 2014). Cependant, la nécessité de faire des incursions dans le champ de l’anthropologie de la parenté s’est imposée au fil des différentes étapes d’analyse. Cet article propose donc également un début de dialogue entre ces deux champs disciplinaires, autour des conceptualisations originales qui ont émergé des analyses du discours et du graphisme des participants à qui il a été demandé une libre réalisation de leur génogramme (Veuillet, 2003). Ces conceptualisations rendent compte de la façon dont chacun, donneuses d’ovules et receveurs[3], pense les origines et (se) les raconte.

CADRE CONCEPTUEL ET THÉORIQUE

D’où je viens ? Qui suis-je ?

La perspective psychanalytique rappelle que la question des origines contribue aux fondements de notre identité (Prieur, 2007) et conserve une part de mystère en raison de la dimension inconsciente reliée au sexuel de cette origine (Ansermet, 2019a). Pour chacun, PMA[4] ou pas, ces interrogations parcourent le développement psychique depuis l’enfance et, chemin faisant, construisent la subjectivité consciente et inconsciente. Par exemple, l’élaboration de la scène primitive (Freud, 1954 [1918]) et celle du roman familial (Freud, 2010 [1909]) constituent les traces de ce travail psychique fondateur Ainsi, lorsqu’il est question de révéler la présence de tiers de procréation à l’enfant, mais aussi que parents ou donneuse intègrent psychiquement cette présence dans le scénario procréatif, c’est l’ensemble des théories sexuelles infantiles (Freud, 1987 [1905]) qui est mobilisé complexifiant les enjeux psychiques qui se vivent lors de ces nouvelles façons de faire famille.

Le recours au don d’ovules pour devenir parent

Il est rarement envisagé en première intention pour les couples hétérosexuels : il survient après une longue trajectoire de traitements de fertilité qui les éprouve (Allard et al., 2007 ; Bydlowski, 2014 ; Péloquin et Brassard, 2013 ; Squires, 2018) en raison des deuils multiples qui leur faut traverser (deuil d’une conception naturelle, deuils périnataux liés aux échecs de PMA, deuil d’une filiation biologique) (Achim et Noël, 2014). Le choix d’une donneuse d’ovules constitue un moment clé de ce parcours et les modalités disponibles varient en fonction des législations des pays. Au Canada, le don dirigé constitue un choix fréquent (Blyth et al., 2011) : la donneuse est connue du couple receveur, elle fait souvent partie de son entourage social ou familial. Les enjeux psychologiques caractérisant les couples sont plus décrits que conceptualisés dans les recherches empiriques qui se sont centrées sur les enfants nés de ces dons d’ovules, par souci pour leur développement (Golombok et al., 2005 ; 2013). Des écrits francophones plus cliniques concernant essentiellement le don croisé décrivent en profondeur les enjeux psychiques des receveurs et des receveuses, notamment à l’égard de la donneuse (Beauquier-Macotta, 2018 ; Bydlowski, 2008 ; Bydlowski, 2014 ; 2017 ; Canneaux et al., 2013 ; Canneaux, 2017 ; Karpel et al., 2005 ; Squires, 2018). Le fait que celle-ci soit anonyme constitue un écran de projection pour les fantasmes des receveurs (Bydlowski, 2008 ; Canneaux et al., 2013) et le manque d’éléments de réalité dans cette relation receveurs – donneuse complexifie les enjeux psychologiques à résoudre pour intégrer un scénario de conception qui fasse une place à cette donneuse. Qu’en est-il de ces enjeux lorsque la donneuse est connue du couple ? Comment places et liens se définissent-ils et se négocient-ils entre eux ?

Le statut des donneuses d’ovules

Ce statut est complexe (Cauvin, 2009) du fait que les donneuses sont le vecteur corporel de la transmission d’une hérédité (Delaisi de Parseval, 2004). Les études les concernant restent à approfondir (Almeling, 2015), car si elles décrivent leurs intentions à donner et les différentes circonstances influençant leurs motivations (Purewal et van der Akker, 2009), peu proposent pour le moment des conceptualisations intégratrices (Lavoie, 2019). Des raisons financières mais surtout altruistes sont invoquées (Kenney et McGowan, 2010) lorsqu’il s’agit de donner à un couple ou à une femme connue de la donneuse (Graham et al., 2016 ; Yee et al., 2011). La profondeur de leurs enjeux s’entend dans les questionnements qui les animent quant à la représentation de leur don, les limites de celui-ci et les stratégies de mise à distance qu’elles mettent en place dans leur rapport à la maternité (Almeling, 2011). La levée de l’anonymat rappelle que ces femmes donneuses, quel que soit le type de don, sont des actrices à écouter et dont il faut tenir compte pour penser les origines de l’enfant né de leur don. La psychanalyse rappelle la dimension inconsciente de la question des origines qui ne saurait se réduire à des échanges de gamètes et des négociations conscientes (Ansermet, 2019b). Ce qui explique la complexité des enjeux et des places à aménager dans ce qui constitue une marge de la parenté (Martial, 2019).

L’intérêt de l’enfant

Le débat autour de la levée de l’anonymat des donneurs de gamètes est essentiellement centré sur l’intérêt de l’enfant afin qu’il puisse accéder à un savoir suffisant sur son origine conceptionnelle biologique et l’intégrer harmonieusement à ses questionnements (Bayle, 2005). Transmettre les détails de l’histoire de conception et des conditions de la naissance (Canneaux et al., 2016 ; Doumergue et Kalampalikis, 2014 ; Squires, 2018), révélant l’ensemble des adultes à l’origine de la conception, répond à la demande de ces enfants nés de don de gamètes, maintenant en âge de faire valoir leurs besoins différenciés de ceux de leurs parents (Delaisi de Parseval, 2009b ; Jadva et al., 2010). L’accès à ces informations permet de ne pas faire de leur conception PMA un secret qui entame leur identité, ou un dévoilement tardif qui les ébranle tout autant (Golombok et al., 2011, 2013 ; Readings et al., 2011).

En conclusion, penser les origines de façon systémique dans une perspective qui croise celle des receveurs et celle de la donneuse, tout en considérant celle de l’enfant, se révèle essentiel et conduit à la symbolique de la filiation par-delà le vécu relatif au don d’ovules. Comment se représenter la filiation des enfants nés d’un don de gamètes ? Les donneuses sont-elles de nouvelles figures de la parenté ? Comment s’organisent transmission et logique de filiation (Collard et Zonabend, 2015 ; Martial, 2018) ?

MÉTHODOLOGIE

Population à l’étude et recrutement

Le processus de recrutement s’est échelonné de juin 2016 à mai 2018 et s’est effectué par les médias sociaux : une affiche invitant les couples receveurs d’un don d’ovules et les donneuses volontaires à partager leur histoire a été publiée sur la page Facebook d’une clinique de fertilité de la région de Montréal, sur celle de notre laboratoire de recherche et sur celle de diverses associations et groupes de soutien aux couples infertiles.

Au total, 19 participants ont été recrutés : quatre couples receveurs et trois receveuses (une en couple et deux récemment séparées) ainsi que huit donneuses (six en couple et deux séparées). Les femmes receveuses ont entre 31 et 45 ans (moyenne de 38 ans), les receveurs[5] ont entre 31 et 43 ans (moyenne de 38 ans) et entre 25 à 36 ans pour les donneuses (moyenne de 32,5 ans). Les enfants des receveurs sont âgés de 2 mois à 4 ans et il y a un bébé en cours de grossesse; les enfants nés des dons des donneuses sont âgés de 18 mois à 6 ans avec également un bébé in utero. Pour participer à cette recherche, il suffisait d’avoir été une donneuse ou un couple receveur d‘un don d’ovules, quelle qu’en soit l’étape, afin de privilégier la diversité des scénarios. Trois systèmes receveurs – donneuses ont pu être recrutés. Alors qu’aucune mention de la modalité de don n’avait été spécifiée, le don d’ovules dirigé a concerné tous les receveurs et donneuses recrutés, sauf un couple qui a eu recours à un don anonyme et qui a été retiré des analyses afin que cet article se concentre sur les enjeux du don d’ovules dirigé.

Collecte et analyses des données

Les participants ont été rencontrés pour des entretiens individuels (les huit donneuses et cinq receveurs) ou en couple (six receveurs) d’une heure trente à deux heures (pour un total de seize entretiens). Ces entretiens ont eu lieu au laboratoire de recherche (six), à domicile (deux), sur le lieu de travail de la personne rencontrée (une), par Skype (quatre) et par téléphone (deux). Deux donneuses ont débuté les échanges par courriel puis ont poursuivi par une entrevue en personne (une) ou par Skype (une). La première auteure a mené cinq entretiens (deux couples et trois donneuses) et la deuxième auteure 10 entretiens (deux couples, trois receveuses et quatre donneuses) dans le cadre de son postdoctorat. Ces deux auteures sont psychologues cliniciennes d’expérience, spécialisées en périnatalité. La deuxième auteure est également spécialisée en fertilité. Une doctorante encadrée par ces chercheuses également cliniciennes a conduit les échanges courriels puis un entretien avec l’une des donneuses. Afin de favoriser la participation et une logique inductive, un maximum de flexibilité et d’ouverture dans l’amorce de l’entretien et ses modalités a été offert : « Racontez-moi votre histoire du recours au don d’ovules pour devenir parent; comment l’avez-vous vécu ? » pour les receveurs et « Racontez-moi comment vous est venue l’idée de faire ce don et comment l’avez-vous vécu ? » pour les donneuses. Suite à cette consigne large, des relances au plus près du discours ont été effectuées afin de couvrir plusieurs thèmes : désir d’enfant, trajectoire de PMA, choix de la donneuse et rencontre, grossesse, rencontre avec l’enfant, accompagnement (pour les receveurs); pour la donneuse : motivations, lien avec le couple receveur, entourage, étapes du don, lien avec l’enfant, histoire de maternité, accompagnement. Ces thèmes se sont enrichis au fil des séquences « collecte – analyse de données » pratiquées dans un aller-retour constant entre les données et les conceptualisations émergeantes (Luckerhoff et Guillemette, 2012). Ainsi, cette première partie d’entretien d’une durée moyenne d’une heure présentait un format semi-structuré, avec un canevas évolutif. Lors d’une deuxième partie d’entretien, d’une durée moyenne de 45 minutes, les participants ont été invités à représenter graphiquement leur histoire familiale sur plusieurs générations en y intégrant l’histoire du don pour ramener la perspective de la filiation. Cette tâche du génogramme libre (GL) leur a été proposée afin de laisser place à l’imaginaire et au fantasme dans la représentation des liens familiaux (Tuil, 2005 ; Veuillet, 2003) avec la consigne suivante : « Pourriez-vous réaliser votre arbre généalogique afin que je puisse comprendre comment cette histoire s’inscrit dans votre histoire familiale ? ». Concrètement, il a fallu leur expliquer qu’ils pouvaient représenter comme ils le souhaitaient les personnes qu’ils considèrent être membres de leur famille et les liens entre eux, ceci en incluant au moins trois générations. Une feuille de symboles de base (voir annexe 1) leur a été présentée afin de créer une amorce, tout en précisant qu’il leur était possible d’inventer d’autres symboles.

Qu’ils soient parents, futurs parents ou donneuses, ce fût un défi de plonger dans cette tâche projective qu’il a fallu étayer tout au long de sa réalisation, comme si chacun avait laissé une partie de cette question des origines en friche. En référence à la clinique de la passation conceptualisée à propos des méthodes projectives (Chabert et Azoulay, 2019), une attention particulière a été accordée tant au matériel graphique qu’aux verbalisations qui entouraient les réalisations graphiques, ainsi qu’aux enjeux de la rencontre entre participants et chercheuses cliniciennes (et aussi entre conjoints quand il s’agissait d’un couple). Cette façon de recueillir les données a été guidée par la méthode clinique psychanalytique, favorisant une écoute de la subjectivité consciente et inconsciente des participants ainsi qu’une prise en compte du ressenti de la chercheuse intervieweuse. En référence au cadre de la méthodologie de la théorisation enracinée (Luckerhoff et Guillemette, 2012) ou grounded theory (Corbin et Strauss, 2008), des analyses au départ descriptives (thématiques) et ensuite plus conceptualisantes (catégories) ont été conduites (et soutenues par le logiciel NVivo) pour arriver à une conceptualisation intégrative (Paillé et Mucchielli, 2012) du phénomène à l’étude : penser les origines dans le cadre du don d’ovules dirigé.

Au plan éthique, toutes les précautions ont été prises pour obtenir un consentement libre et éclairé des participants et préserver leur anonymat; ils ont été invités à poser leurs questions lors de la lecture du formulaire de consentement. Certaines données du questionnaire sociodémographique, complété en fin d’entretien, ne sont pas présentées afin de respecter l’anonymat. Les entretiens ont été enregistrés, retranscrits et anonymisés, tout comme les génogrammes qui ont été retracés en respectant le style de chacun. Les prénoms des participants sont fictifs.

RÉSULTATS

Les entretiens avec couples receveurs, receveuses et donneuses ont fait émerger l’histoire affective et relationnelle qui se déploie tout au long de la trajectoire de procréation assistée, durant la grossesse, la période post-partum et, pour certains, la période de la petite enfance. Cette histoire, ainsi que la rencontre qu’elle suppose entre tous les acteurs du don d’ovules dirigé (le bébé y compris), a déjà donné lieu à une publication (Noël et al., 2018 ; 2020) : elle constitue la toile de fond des résultats qui seront présentés ici et qui sont tirés de la libre réalisation du génogramme par les participants. Alors que les receveurs approfondissent l’élaboration des enjeux psychiques du recours au don d’ovules pour devenir parent, dans la continuité de ce qui a émergé dans les entretiens, les donneuses élaborent le sens profond et personnel de leur don d’ovules, en décalage avec les données d’entrevue. Cette émergence de zones spécifiques lors de la réalisation des GL a eu l’effet d’une révélation, dans la mesure où elle tranchait avec la grande convergence des entretiens entre donneuses et receveurs. Ainsi, les résultats tirés de l’analyse des génogrammes libres (GL) viennent préciser les enjeux spécifiques de chacun des acteurs et les enjeux communs qui les rassemblent. Les traces graphiques de ces enjeux seront présentées avec les extraits de verbatim pertinents recueillis durant la réalisation du GL pour les lier avec les éléments significatifs de l’entretien.

L’univers de la donneuse : le sens personnel du don d’ovules

Des expériences partagées à l’origine du don

L’analyse des entretiens a mis en évidence un partage d’expériences entre la donneuse et les receveurs qui semble avoir nourri la sensibilité de la donneuse et ainsi favorisé la décision de faire un don.

Historique de pertes périnatales : une résonnance entre receveuses et donneuses

Les pertes périnatales sont présentes tant chez les donneuses que chez les receveuses et concernent plusieurs générations, révélant une diversité d’enjeux à travers les symboles utilisés.

Figure 1

Pertes périnatales : résonnance receveuses - donneuses

Pertes périnatales : résonnance receveuses - donneuses

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Béatrice, maintenant mère d’un enfant d’un an conçu par don d’ovules, représente ses six précédentes pertes périnatales (fausses-couches dont deux tardives) par de petits cœurs, signifiant à la fois son attachement aux projets de bébés maintenant perdus et la culpabilité de l’infertilité qu’elle s’attribue entièrement. Kristel, donneuse, évoquera sa fausse couche et les trois pertes périnatales de sa mère après sa naissance (petits ronds rouges). Elle dessinera ensuite, en miroir, les trois grossesses (triangles) qu’elle espère dans sa vie future, semblant traduire une dimension de réparation. Nathalie, qui a donné des ovules à sa sœur Carole, partage avec elle le vécu de deux fausses couches : son GL les mentionne clairement et ses propos expriment la souffrance commune du deuil périnatal.

L’infertilité : souffrance des receveuses connue des donneuses

Figure 2

Infertilité : représentation

Infertilité : représentation

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Les receveuses placent le symbole d’infertilité (représenté par une spirale) dans le GL et c’est l’occasion de discuter de l’endroit où le positionner. Le choix de cette place raconte des enjeux spécifiques à chacune, ce qui sera développé dans la prochaine section. Les donneuses quant à elles ne tracent pas ce symbole dans leur GL, bien qu’elles mentionnent lors de l’entretien que cette infertilité est présente dans leur famille ou leur entourage et que c’est un paramètre qui a joué dans leur décision d’offrir leurs ovules.

Bien que ces expériences partagées autour des vécus de pertes périnatales et d’infertilité nourrissent la possibilité d’une rencontre entre couples receveurs et donneuses, la mise au jour d’un sens profond et personnel chez ces dernières caractérise un univers psychique bien à elles et différencié de celui des receveurs.

La perspective différenciée de la donneuse

Cette perspective s’organise autour de l’élaboration du sens de leur don d’ovules, dépassant largement la motivation classiquement évoquée de l’altruisme. La réalisation d’un GL a permis la mise au jour de registres identitaire et relationnel autour de ce geste, dans une perspective très personnelle intimement liée à leur histoire.

Le don : de la réparation au contre-don

Figure 3

Réparation et contre-don

Réparation et contre-don

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Tel qu’évoqué plus haut pour Kristel, la représentation du désir de trois grossesses est graphiquement en miroir des trois fausses-couches vécues par sa mère après sa naissance. Évoquant pendant l’entrevue les pertes périnatales de sa mère et la sienne, mère et fille semblent se rejoindre dans la même crainte d’une difficulté à mener à terme un enfant : « Ma mère a eu trois fausses couches. Je me demande souvent… si j'ai le lègue de ma mère? […] Oui, je suis tombée enceinte, mais c'était une fausse couche (rires). Est-ce que je vais m'enligner moi aussi pour avoir plein de fausses couches? ». Avec ce don d’ovules, Kristel est aujourd’hui à la recherche de preuve de fertilité afin d’être rassurée sur son potentiel de maternité, tout en réparant d’autres femmes au plan de la maternité : la receveuse et sa mère d’autrefois.

Éveline raconte que sa grand-mère maternelle a perdu un bébé de six mois et que deux tantes ont souffert d’infertilité, jusqu’à faire une dépression pour l’une d’entre elles. Elle décrit clairement avoir assisté à la souffrance de femmes infertiles dans la famille et dans son entourage, ce qu’elle retrouve chez cette collègue de travail à qui elle décide d’offrir ses ovules : « Ça me faisait de la peine pour elle parce que j’avais des tantes qui sont restées toujours… qui n’ont pas eu d’enfant ».

L’idée de contre-don s’entend chez Nathalie qui exprime souhaiter rendre à sa sœur et au couple l’aide apportée au fil des années : « Ils m’ont beaucoup soutenue dans ma vie. Donc j'étais contente de leur rendre ça […] Je sentais que c'était quelque chose que je pouvais justement leur rendre… un peu de tout ce qu'ils m’avaient donné ». Ce que l’on retrouve également chez Caroline (fig. 4), combinant réparation de la perte de son troisième bébé et possibilité de redonner à sa grande amie ce qu’elle a pu recevoir d’aide et d’attention de sa part lors de ses précédentes maternités : « Je peux enfin lui redonner ce qu’elle m’a donné pendant des années ».

Le don : un moyen de renforcer les liens

Figure 4

Renforcer les liens

Renforcer les liens

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De différentes façons, les donneuses racontent combien ce don d’ovules qu’elles font à leur sœur, à leur amie, à leur collègue crée une nouvelle dimension à leur relation. Nathalie exprime au sujet de sa sœur et du couple : « C'était vraiment un rapprochement. J'étais très heureuse de le faire. » Caroline raconte un don planifié pour réaliser son rêve de devenir mère en même temps que sa meilleure amie et ainsi « créer un lien maman-maman », permettant le partage du vécu de maternité : « Quand on a vu qu’elle n’était pas capable d'être enceinte… c'est venu encore plus me chercher. Notre rêve s'est réalisé parce que justement on a été enceinte en même temps pendant quelques mois et on va être en congé de maternité ensemble ».

La branche du don : une deuxième occasion de faire famille

Il émerge du discours des donneuses combien donner ses ovules constitue pour certaines une autre occasion de faire famille, et cela apparait graphiquement sous la forme d’une nouvelle branche que nous avons nommée la branche du don, car elle est graphiquement réalisée en décalage par rapport à leur filiation biologique. La nature des liens ainsi tracés sera décrite plus loin dans le paragraphe portant sur la coexistence de plusieurs logiques de parenté. Pour ces femmes, donner est une manière de favoriser la naissance d’enfants en plus de permettre à un couple de devenir parents.

Figure 5a

Éveline et la branche du don

Éveline et la branche du don

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Éveline rapportera que ce don lui permet de continuer à donner la vie sans vivre la fatigue de l’engagement dans l’éducation des enfants : « Moi j'en veux plus d'autres enfants. […] j'ai atteint ce que je pouvais donner, mais savoir qu'une autre personne qui vient de moi, mais qui n’est pas à moi, je trouve ça l'fun de donner la vie par ce moyen-là si on veut. » Son GL traduit par la création de pointillés cette autre forme de lien, qu’elle établit avec le couple, en décrivant une conception à trois : « C'est un lien personnel entre moi et eux, ce n’est pas un lien direct, c'est une exception (rires) […] J'ai un lien, mais c'est pas un lien de famille comme ça… Une ligne en pointillé… ça part de moi, mais c'est pas moi directement là […] Je ferais Bonnie et son conjoint, on serait comme trois ».

Figure 5b

Kristel et la branche du don

Kristel et la branche du don

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Les GL de Kim et Kristel font clairement état de cette « branche du don ». Un « petit arbre généalogique » inclus dans le grand pour Kristel qui marrie plusieurs logiques dans son réseau de liens significatifs. Quant à Kim, au-delà de ce qu’elle dit de son lien avec le couple et de son don, le « ça découle de moi » en décalage de sa filiation biologique ascendante et descendante, flotte à droite à l’image de la « 2e famille » de son père remarié.

Figure 5c

Kim et la branche du don

Kim et la branche du don

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Ainsi chacune des donneuses choisit de se relier soit à la receveuse (Éveline) soit au receveur (Kristel) ou au couple via ses ovules (Kim), ou encore aux enfants nés de son/ses dons d’ovules, ce qui semble avoir pour chacune un sens au regard de son histoire. Elles nous introduisent à une diversité des modes de contribution au faire famille.

Une perspective croisée sur la donneuse : sa (dé)nomination, sa place et les liens avec elle

La donneuse d’ovules apparait comme une figure nouvelle, générant de nouveaux types de liens que nos résultats décrivent à partir de la perspective des receveurs, mais aussi à partir de la sienne. Écouter les acteurs eux-mêmes en parler et se questionner offre un regard croisé sur ces marges de la parenté.

Les receveurs : entre représenter la donneuse et représenter son don

La donneuse : entre présence et absence, la solution de l’hybride ou du symbolique

Figure 6

Représentation de la donneuse

Représentation de la donneuse

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La tâche de libre réalisation du GL fut un défi pour les couples : certains ont choisi de laisser tracer l’un d’entre eux (souvent la receveuse) avec des moments-clés de négociation, et d’autres ont décidé de faire chacun le sien. Avant de savoir comment la donneuse d’ovules est représentée par les receveurs se pose la question de savoir si elle est représentée ou si elle doit être représentée.

Béatrice et Hugo présentent des perspectives différentes sur la donneuse, source de désynchronisation dans leur couple et à l’origine d’une souffrance perceptible en entrevue. Béatrice ne représente pas graphiquement la donneuse tout en la nommant dans son discours comme « mère génétique » alors que Hugo propose une représentation hybride de la mère de son enfant : « Ben moi j'ai laissé une petite place à Linda qui était la donneuse… Parce que c'est généalogique. Il y a comme une part de génétique pour elle, c'est pour ça que je lui ai laissé une place ».

Lorsque la donneuse ne fait pas partie du quotidien parce qu’elle est géographiquement loin et sans lien préalable au don, elle est symboliquement représentée par une imagerie magique : « Notre donneuse est la fée qui nous a apporté le petit œuf […] c’est comme un bâton magique » (Valéria).

La représentation du don : une alternative?

Figure 7

Représentation du don

Représentation du don

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Pour d’autres receveurs, c’est plutôt le don qui est représenté dans le GL. Ainsi, Ariane dessine un cœur au-dessus du symbole de l’infertilité pour représenter la donneuse et précise : « C’est comme la petite touche de mon amie qui part de moi vers l'infertilité pour relier les trois grossesses que j'ai eues ».

Et pour Catherine et Jacques, le symbole représentant la donneuse est dessiné à côté du GL, très travaillé, car condensant plusieurs sens : « Pis l’étoile c’est la donneuse et ça ici c’est le don, parce qu'elle ne fait pas réellement partie de l’arbre, mais elle a sa place (rires) ».

Qu’elle soit présente ou absente, hybride ou symboliquement représentée, toutes ces variantes témoignent des questionnements que chacun des receveurs tente de résoudre sur la place de la donneuse dans la filiation de l’enfant né du don.

Les receveurs et la représentation du lien à la donneuse : un travail de dénomination

Position de la donneuse dans le GL : variation et questionnements sur les liens

Sans se consulter, Èva et Martin vont faire varier chacun de leur côté la position de la donneuse au sein de leur GL, illustrant ainsi les nombreux questionnements qui continuent de les habiter concernant sa place et le type de lien possible avec elle. Même si leur petit garçon a maintenant 3 ans et que leur discours exprime qu’ils sont au clair sur ce lien et cette place, ce décalage entre GL en mouvement et discours fixe signe la présence d’un travail psychique qui s’inscrit dans le temps lorsque l’on devient parent grâce à un don de gamètes.

Figure 8

Position de la donneuse : variations

Position de la donneuse : variations

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Pour Èva, la donneuse est mise au loin dans un premier temps, puis rapprochée de l’enfant pour être « peut-être plus dans notre histoire de famille, dans cette histoire. C’est tout ensemble, c’est une autre famille, oui je la mettrais dans notre famille. » Ces oscillations de place se réalisent sous l’effet de l’évocation du lien avec la donneuse devenue amie, qui est à différencier de celui qui va se construire entre celle-ci et l’enfant, lien encore inconnu puisque laissé à leur discrétion :

Il y a un lien très spécial entre… elle et nous. Et après entre elle et lui […] Ça peut être différent du lien que j’ai avec elle […] Mais… oui voilà, moi je veux quand même que Nathan puisse décider s’il veut ou pas avoir cette relation, je veux essayer que Stéphanie, d’une façon ou d’une autre, reste dans sa vie […] Elle est très réelle pour lui… […] Elle fait partie de sa vie. Il la reconnait très bien, quand il voit des photos. Mais il n’a pas encore saisi ce qu’elle a fait.

Martin trace plusieurs GL qui traduisent son processus de réflexion concernant la place et la nature du lien avec la donneuse. Il envisage toutes les positions : « le point de vue de la filiation… puis le point de vue plus médical » avec « le don d’ovules [qui] vient compléter la capacité à engendrer de la maman » puis un dernier avec une donneuse anonyme, « exclue de la rencontre » avec les parents. Le premier schéma qu’il souligne correspondrait à la version dite « relationnelle » dans laquelle il se reconnait : « Il y a un lien qui se rapproche d’un lien de tante à neveu, de marraine à filleul. C’est vraiment comme plus une rencontre des trois. » On entend bien l’importance de la rencontre entre eux et du tissage de liens « spéciaux » qui restent à définir tout en appartenant à la catégorie de la famille. Ainsi, il expliquera : « Ce qu’on peut faire en retour c’est d’être accueillants au sein de notre famille et d’accepter d’être accueillis au sein de la sienne ».

Les dons intrafamiliaux : recours à une génétique partagée

Figure 9

Le don intrafamilial : une génétique partagée

Le don intrafamilial : une génétique partagée

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Les dons entre sœurs ne posent pas la question de la place de la donneuse dans le GL, mais plutôt comment sera signifié le don d’ovules. Que ce soit par les pointillés pour Madeline et Yvan ou par l’utilisation d’une couleur différente pour Carole, il semble que l’appui sur une génétique partagée soit ainsi signifié au sein du GL. Dans le discours, Yvan définira la donneuse, qui est sa belle-sœur, comme une « tante-plus », lien correspondant à des pointillés la reliant à l’enfant à venir. Quant à Madeline, elle se relie elle-même par des pointillés à la donneuse, les embryons en attente se situant encore du côté d’un partage avec cette sœur donneuse, alors que l’enfant né du don depuis quelques années est plutôt placé à la convergence des lignées maternelle et paternelle. Positions qui parlent à nouveau du travail psychique des parents en devenir dans cette situation de don d’ovules, un processus qui se déploie au fil du temps.

Pour Carole qui exprime « j'ai une maladie, y'a un traitement pis c'est le don d'ovules », la couleur relie l’enfant du don à sa lignée de femmes qui lui offre une solution génétique via le don de sa sœur, porteuse de cet héritage.

Ainsi, l’occasion de réaliser librement un génogramme met les receveurs face à la tâche d’avoir à représenter graphiquement (ou pas) la donneuse ou son don ainsi que les liens qui peuvent s’établir avec elle : il en résulte une recherche de dénomination de ces liens et de la donneuse, pour savoir où la situer par rapport aux liens familiaux.

La donneuse et la représentation de son don et des liens : que donne-t-elle? Que reçoit-elle? Comment se (dé)nomme-t-elle?

Don et lien graphiquement unifiés : le don crée du lien

Figure 10

Le don crée du lien

Le don crée du lien

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Contrairement à ce que nous avons pu observer chez les receveurs, les donneuses ne dissocient pas don et lien dans leur GL : elles représentent ensemble leur don et le lien qu’elles tracent soit avec l’enfant (Nathalie, flèche), soit avec le couple (Anna, poussière d’étoiles). Leur discours semble traduire qu’elles donnent dans le cadre d’un lien, lui-même renforcé par le don et parfois même créé par celui-ci. Ainsi, pour Nathalie, donner ses ovules à sa sœur, c’est confier un enfant, auquel elle sera particulièrement sensible en raison du lien génétique qu’il y aura entre eux :

Moi j'vais avoir un lien avec cet enfant-là, je vais être sa tante […] J’imagine le bébé, j’imagine ce que j’ai vécu jeune, cet enfant pourrait vivre des moments difficiles, mon réflexe c'est que j’aimerais protéger cet enfant-là de ce que moi j'ai vécu. Je me dis ok un enfant qui a cette génétique-là, je peux être une des meilleures personnes placées pour l'aider […] Si on faisait un arbre généalogique purement génétique, c'est sûr que je serais dedans. Et même, j'ai lu que la mère transmettait une partie de son matériel génétique durant la grossesse. C'est super complexe! Donc ma sœur aussi serait impliquée du point de vue génétique et du point de vue plus relationnel, pour moi, Carole et Yvan, c'est des parents.

Anna insiste en entretien sur l’importance que le couple receveur soit respectueux de la donneuse et reconnaisse le geste altruiste de celle-ci, au-delà du don de gamètes. Elle rapporte avec émotion les paroles du receveur, « tu es notre ange », et dessine dans son GL un lien gémellaire avec la receveuse pour symboliser le partage de matériel génétique. Ayant une sœur jumelle, elle exprime être familière avec ce vécu de partage, sans que dans le cas du don ce ne soit un partage de filiation; le don est ici représenté par un nuage de poussière d’étoiles offert au couple. À l’occasion de la réalisation de son GL, Anna est à la recherche d’une dénomination pour les enfants nés de son don, affirmant qu’ils ont une place spéciale pour elle tout en hésitant à les faire entrer dans sa « filiale » familiale :

Je suis une jumelle identique, les enfants de ma sœur sont aussi mes enfants génétiquement. Alors pour moi, le partage du matériel génétique était déjà connu, c'est un concept qui faisait déjà partie de moi […] Ces enfants c'est pas mes neveux ou mes nièces […] Pour moi ce sont les enfants d'une amie, je les intègre pas dans mon génogramme familial […] Tu sais pour moi c'est clair que c'est les enfants d'une amie, ce ne sont pas mes enfants […] C'est sûr que je les trouve plus beaux que les autres, ça c'est sûr… comme mon neveu et mes nièces. Mais je ne peux pas dire qu'il n’y a pas une différence… ben je les considère vraiment comme mon neveu et mes nièces.

Ainsi, en filigrane de ce don créateur de lien ou déjà enchâssé dans un lien préexistant qui se renforcera (pensons également à Caroline, Fig. 4), il est possible d’entendre la représentation que la donneuse se fait de ce qu’elle donne en échange de ces liens. Plusieurs d’entre elles traceront dans leur GL diverses logiques de parenté qu’elles différencieront et dont la dénomination nous renseigne sur les aménagements relationnels qu’elles réalisent psychiquement.

Coexistence de plusieurs logiques de parenté

Le GL de Kristel exposé précédemment pour illustrer comment cette possibilité de faire famille autrement était tracée sous la forme d’une « branche du don », révèle qu’elle contient une logique des liens différente de celle de l’arbre familial. Ici encore, hésitations et contradictions marquent le discours, indiquant combien la tâche d’avoir à définir les places et les liens entre donneuses, receveurs et enfant du don n’est pas simple.

Figure 11

Coexistence de plusieurs logiques de parenté

Coexistence de plusieurs logiques de parenté

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Comme Kristel le précise : « Pour moi le lien génétique n’est pas si fort ». Elle évoque en effet une sœur de cœur, qu’elle désigne par son prénom et dont elle précise clairement sur le GL qu’elle n’est pas une sœur biologique : « Ma partenaire de travail et moi, on s'est dit il y a deux jours qu'on était des sœurs maintenant. » Cette logique de parenté relationnelle contraste avec la logique génétique clairement énoncée dans le GL par l’utilisation des termes de référence : ma mère, mon père, mon frère. La fille de celui-ci identifiée par son prénom vient signifier son attachement à cet enfant, tel qu’elle le confirme verbalement. Les contradictions caractérisent le discours et les tracés de ce « petit arbre généalogique » dans le grand, autour de l’enfant né de son don. L’utilisation des prénoms vient signer une parenté relationnelle renforcée par l’utilisation du cœur autour de cet enfant, tout en soulignant dans son discours et son tracé le lien génétique à l’enfant qui l’unit au receveur, personnage significatif de son histoire professionnelle : « Je ne sais pas pourquoi, ben j'ai mis [prénom du receveur] en premier parce que génétiquement c'est nous, mais c'est, le bébé était dans le ventre à [prénom de la receveuse] … Finalement, c'est un petit arbre généalogique ».

Ainsi, pour les donneuses cet exercice de GL les invitant à replacer l’histoire de leur don dans leur histoire familiale afin d’explorer le sentiment de filiation et les logiques de parenté, les conduit également à la recherche d’une dénomination les concernant face à l’enfant. Elles cherchent à définir ce lien d’un nouveau genre, difficile à replacer parmi les différentes logiques de parenté. En effet, comme la suite des résultats va le montrer, elles ne se considèrent pas comme la mère de cet enfant, mais il est clair qu’il s’agit d’un lien spécial.

Le long processus de naissance psychique de la mère : la co-construction de l’identité maternelle 

À côté des questionnements et des doutes qui animent la receveuse au chapitre de son identité de mère, les résultats mettent en évidence les questionnements du conjoint et celle de la donneuse sur ce qu’est une mère. Ils travaillent à soutenir la receveuse dans la construction de son identité maternelle, faisant ainsi apparaitre un véritable travail de co-construction.

Expérience des femmes receveuses

Les représentations de l’enfant du don par les receveurs : traces de leurs enjeux psychiques

Ces représentations condensent les différents enjeux psychiques des couples et surtout des femmes, dans la quête de leur identité de parents[6], ainsi que l’historique des pertes périnatales au fil de la trajectoire de PMA.

Figure 12

Traces graphiques des enjeux psychiques des receveurs

Traces graphiques des enjeux psychiques des receveurs

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Ainsi, Ariane et Yvan indiquent clairement les fausses-couches entourant l’arrivée d’un enfant vivant, signant ainsi les pertes périnatales qui parsèment les trajectoires de PMA. Elles constituent les traces du travail des deuils périnataux successifs qui leur faut accomplir et conjuguer au travail de deuil d’une filiation biologique. Les GL portent la marque des décès et révèlent ainsi les deuils multiples à traverser, caractérisant le travail psychique de ces parents en devenir.

L’espoir d’une vie en route qui s’accroche, en dépit des cinq vies perdues précédemment, pousse Carole, la conjointe d’Yvan, à ne représenter que ce bébé en devenir qu’elle porte. Elle réalise avec beaucoup de culpabilité qu’elle a mis de côté les cinq projets de bébés perdus tout en exprimant l’espoir de ne porter que la vie et d’oublier les morts, comme dans tout le reste de son GL (Fig. 9), même au sein des générations précédentes : « On dirait que c’est la vie… j’ai pas mis les gens décédés, on dirait que j’ai juste mis les gens vivants ».

Dans le GL de Madeline, l’enfant du don (âgé de trois ans) est tracé à la croisée des lignées maternelle et paternelle, alors que les embryons qui attendent, issus du même don, se situent entre elle et sa sœur donneuse. Cela traduit graphiquement ce que les entretiens ont révélé : un processus d’adoption psychique de l’enfant né du don qui se déroule pour chacun des parents, au fil du développement de l’enfant et de leur identité de parent. Ceux-ci s’autorisent avec le temps à faire de cet enfant le leur et se construisent ainsi une identité de parent en effectuant un traitement de la part étrangère liée à la donneuse et à sa contribution.

Fig

13 : La gossesse, marqueur de maternité

13 : La gossesse, marqueur de maternité

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D’ailleurs, plusieurs de ces femmes receveuses ont utilisé le symbole du triangle proposé pour signifier une grossesse en cours, afin de représenter leur enfant pourtant bien né. Le GL traduit ici graphiquement ce qui s’exprime dans les entretiens : il faut du temps pour s’approprier son enfant né d’un don d’ovules et pour naître soi-même comme parent. Catherine représente un carré dans un triangle pour son fils de 2 mois, comme s’il était encore dans son ventre. En fin d’entretien, elle souligne les ressemblances qu’elle voit entre elle et ce bébé en cherchant la validation de la chercheuse : le travail d’adoption psychique semble en cours, sous le regard d’un tiers.

La grossesse : une expérience qui construit la mère, mais suffit-elle?

Il est également possible de comprendre cette mention d’une grossesse en cours alors que l’enfant est déjà né, comme l’importance pour ces femmes receveuses de souligner qu’elles ont vécu une grossesse et que ce sont elles qui ont porté cet enfant qui ne provient pas de leurs ovules. Catherine dira : « Pis regarde, j'ai rajouté le symbole ici parce que j'ai vécu une grossesse triangle, une grossesse avec un garçon dans mon ventre ». On retrouve effectivement dans leur discours combien la grossesse construit pour elles le sentiment de maternité, la gestation psychique prenant appui sur la gestation physiologique.

Catherine et Béatrice nous introduisent par contre dans la complexité de cet univers en questionnant si cela suffit d’être enceinte pour se sentir devenir mère et plus particulièrement mère de cet enfant. Catherine souligne l’importance malgré tout de pouvoir reconnaitre une part de soi dans l’enfant, rapportant ses questionnements des débuts : « Qu’est-ce qu’il va avoir de moi cet enfant-là au final? Parce que c’est quand même moi qui vais le porter. J’vais comme être la mère porteuse de mon enfant. C’est bizarrement dit, mais c’est un p’tit peu comme ça ». Béatrice apporte une nuance intéressante, car lorsqu’elle dit « il est le père, je suis la maternité », elle exprime l’idée que se sentir devenir mère (la maternité) serait à différencier de se sentir mère de cet enfant né d’un don d’ovules (être la mère de cet enfant). Elle reste incertaine et il semble que, comme pour Catherine, le travail d’adoption psychique doit se poursuivre :

Je suis émotive quand je dis ça, mais je ne pourrai jamais dire (sanglot), t'sais, il n’a pas mes yeux, il n’a pas mon nez, il n’a pas ma bouche, il n’a pas de mes caractéristiques […] Oui ça me fait de la peine. C'est sûr que c'est moi qui l'ai porté et je me vois comme sa mère, mais quand même biologiquement ce n'est pas mon fils […] j'espère qu'il va me reconnaitre comme sa mère. Pour l'instant, ça va très bien (rires) […] Plus tard, je ne sais pas comment ça peut se passer s'il [le bébé] veut savoir c'est qui sa mère…

Devenir mère grâce à un don d’ovules met ces femmes face à la lourde tâche de parvenir à rassembler, en un seul sentiment, en une même identité, ce que le recours au don aurait dissocié, voire fragmenté. Il semble que l’appui sur les autres et en particulier sur le conjoint et même la donneuse soit essentiel.

Apport des conjoints des receveuses : une fonction de reflet, fondatrice de l’identité maternelle

Face à l’intense incertitude des receveuses quant à leur statut de mère, la fonction de reflet des conjoints, signifiant clairement et répétitivement « tu es la mère de mon enfant », s’avère primordiale, voire fondatrice.

Chacun à sa façon viendra soutenir cette identité maternelle plus fragile à établir, même pour eux. Pour Martin « qu’il y ait des gènes ou pas, la mère fait l’enfant », mettant ainsi au fondement de la maternité la grossesse et l’accouchement. Jacques sera clair : « Tu sais même s’il y a un lien biologique y’a pas le lien, ça reste que Caroline [la donneuse] c’est pas la mère… il faut le voir comme ça, c’est la donneuse d’ovules ». Yvan, quant à lui, osera raconter combien il pouvait être confus au début. Puis, avec le temps, cela s’est clarifié et sa parole est devenue soutenante pour sa conjointe : « À un moment donné j’avais dit, "la mère" [en parlant de la donneuse], j’étais comme tout mêlé dans ma tête. Aujourd’hui, c’est clair là tu sais, c’est elle [sa conjointe] la mère et c’est moi le père, that’s it là! ».

Pour les conjoints aussi, il y a un cheminement au chapitre de la construction de la maternité de leur conjointe et également un deuil à propos de la filiation biologique de leur conjointe. Hugo, dans son souci de respecter la donneuse pour sa contribution génétique, dessinera dans son GL une mère hybride pour son fils (figure 7) et exprimera à sa conjointe : « Tu es la mère de notre enfant, mais tu n’es pas la mère génétique ». Ce reflet nuancé, combiné avec le sentiment de ne pas se reconnaitre phénotypiquement dans son enfant, maintiendra Béatrice dans l’incertitude décrite plus haut. Ce qui illustre combien la parole du conjoint a son importance dans cette reconnaissance de maternité.

Apport des donneuses : définir sa place et son rôle pour soutenir le sentiment d’identité maternelle de la receveuse

Les donneuses participent également à cette construction du sentiment d’identité maternelle de la receveuse : en exprimant clairement leur position à ce chapitre (voir illustrations du tableau 1), en définissant leur place face à cet enfant, qui n’est clairement pas perçu comme leur enfant, même si par ailleurs un intérêt pour lui et un lien spécial peuvent se développer.

Ainsi, Nathalie exprimera que si ce sont ses ovules, c’est leur grossesse et leur enfant : « Sa mère, ça reste ma sœur et son père c’est Yvan […] Quoi qu’il arrive, c’est leur enfant, ce n’est pas le mien ». De la même façon, pour Caroline : « Ce n’est pas mon enfant, mais un enfant […] Il fait partie de moi, mais ce n’est pas mon enfant ». Anna et Manon insistent sur la différence entre un enfant et du matériel génétique, et Kim définit la parenté par la quotidienneté de l’éducation (Tableau 1). Éveline, quant à elle, exprime qu’elle n’est pas la mère plutôt que de dire que ce n’est pas son enfant. Pour certaines, on entend en filigrane de leur discours que c’est plutôt à une mère qu’elle donne naissance (Éveline) ou à un couple parental (Kristel) : « Mon bonheur n’était pas tant de voir cet enfant-là, c’est un bébé comme les autres. Mon bonheur était de les voir eux avec leur bébé. Ça, c'était le moment fort ».

Synthèse illustrant et conceptualisant les résultats

Penser les origines dans le cadre du don d’ovules dirigé fait émerger l’importance de la donneuse dans l'élaboration des enjeux des receveurs ainsi que dans la demande et les besoins de l'enfant, mais aussi pour elle-même dans le processus d'appropriation subjective de son don donnant lieu à la construction d’un narratif de don. Comme nous l’avons entendu au fil des entretiens et dans les traces graphiques du GL, un travail psychique se déployant dans le temps anime les différents acteurs du don d’ovules au fil du développement de l’enfant. Par ses questions, l’enfant né du don apparait comme un médiateur de ce travail, activant le développement du narratif de conception chez ses parents. Quant à l’identité maternelle de la receveuse, elle a besoin de temps pour se construire et de soutien, par le biais d’une « conarrativité » rassemblant les apports de son conjoint et ceux de la donneuse autour de sa propre narrativité.

Le schéma suivant synthétise l’ensemble des conceptualisations proposées, enracinées dans les données présentées (Tableau 1). Ces conceptualisations seront développées dans la discussion et mises en relation avec la littérature.

Tableau 1

Le don d’ovules dirigé : penser les origines au fil du développement de l’enfant. Illustrations et conceptualisation des enjeux et rôles des différents acteurs

Le don d’ovules dirigé : penser les origines au fil du développement de l’enfant. Illustrations et conceptualisation des enjeux et rôles des différents acteurs

CR : Couple receveur, D : Donneuse d’ovules, DD : Don d’ovules dirigé, PMA : Procréation médicalement assistée, NC : Narratif de conception, ND : Narratif de don

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La couleur bleue de la typographie rend compte des deux systèmes couples receveurs-donneuses d’ovules de l’échantillon : 1) Carole et Yvan et leur donneuse Nathalie ainsi que 2) Catherine et Jacques et leur donneuse Caroline.

DISCUSSION

Il est important de rappeler que cette recherche concerne le don d’ovules dirigé et que celui-ci ne représente pas la réalité de l’ensemble des dons d’ovules. En effet, le cadre relationnel d’un tel don minimise les risques de marchandisation qui sont bien réels dans les autres types de dons, en particulier les dons anonymes du fait de l’invisibilité de la donneuse (Bouchard, 2016). Risques que nous ne voulons pas nier, mais qui n’ont pas été mentionnés par nos participant.e.s qui rapportent des récits plutôt positifs. Il est possible d’invoquer ici un biais de recrutement : est-ce que seules les personnes ayant un bilan globalement positif auraient répondu à l’invitation à raconter leur histoire de don d’ovules? Nous ne pouvons pas non plus affirmer que ces récits sont exempts de conflits. Les nombreuses hésitations et contradictions verbalisées lors de la libre réalisation du génogramme en sont l’expression. Une série d’entretiens avec chaque participant.e.s auraient peut-être permis de déployer la mise en mots de ces conflits, bien souvent peu conscients et se cachant dans le graphisme des GL. S’il convient de ne pas généraliser ces résultats à l’ensemble des dons d’ovules, il est toutefois possible de considérer le don d’ovules dirigé comme une fenêtre informative sur les enjeux spécifiques et partagés des donneuses et des receveurs. Ces connaissances pourraient permettre de mieux définir l’accompagnement des uns et des autres à des fins de prévention, quel que soit le type de don, dans la préservation du bien-être de chacune des parties.

Le narratif de don : un trait d’union entre donneuse et enfant né du don

Grâce à la réalisation d’un GL, chacune des donneuses interrogées a révélé une perspective différenciée[7] basée sur le sens personnel et profond de ce don d’ovules dirigé, nommé et validé comme tel par celles-ci, qui l’envisagent toujours dans une perspective relationnelle. Oscillant entre un registre identitaire et un registre relationnel, ce sens participe à la construction de soi et à celle de son histoire personnelle ainsi que familiale. La subjectivation et l’historicisation faisant partie de la mise au travail psychique que suppose la libre réalisation d’un génogramme (Katz-Gilbert et al., 2016), les donneuses ont donné à voir et à entendre un univers psychique permettant de mieux comprendre leur vécu et leurs enjeux lors de cet acte de don. Celui-ci se révèle être loin d’un simple geste technique médical (Cauvin, 2009) et dépasse la question de l’altruisme, comme l’ont déjà souligné quelques auteurs réclamant des recherches plus en profondeur et longitudinales au chapitre du vécu des donneuses et de son évolution dans le temps (Bracewell-Milnes et al., 2016 ; Purewal et van den Akker; 2009). En effet, si nous avons pu saisir quelques-unes de ces motivations préconscientes, voire inconscientes, l’offre d’entretiens médiés par la libre réalisation du GL aurait très certainement eu avantage à s’étendre sur plusieurs rencontres afin que puisse se déployer ce début d’appropriation subjective (Lafortune et al., 2017 ; Roussillon, 2012) du geste du don.

Si l’importance d’entendre la parole des donneuses a été soulignée (Jumel-Lhomme, 2013), aucun écrit ne fait mention du travail que suscite sur le plan psychique un don d’ovules. Nous proposons l’expression « narratif de don »(ND) pour parler de la mise en mots de ce travail apparu clairement dans nos résultats. Il prend racine dans les motivations profondes et personnelles de la donneuse à l’égard du don et une version pour enfant pourra en être élaborée et transmise à l’enfant issu du don. Véritable trait d’union entre la donneuse et l’enfant, ce ND, porteur du sens du don, vient apporter la part que ces enfants du don devenus adolescents et adultes réclament comme pièce manquante du casse-tête de leur identité (Delaisi de Parseval, 2009b ; Jadva et al., 2010). L’élaboration du narratif de don soutient ainsi la démarche de la donneuse et la construction de sa place.

Dans cette idée d’un ND à construire, l’intervention auprès des donneuses est à penser en termes d’accompagnement. Afin de répondre à leurs besoins au-delà de la période de décision, cet accompagnement pourrait s’inscrire dans le temps et dépasser les mandats ponctuels d’évaluation ou de counselling (Boivin et Gameiro, 2015). Cauvin (2009) avait déjà souligné combien l’offre d’une écoute permettait aux donneuses de se dégager des enjeux de la parentalité et les aidait à se représenter leurs propres enjeux afin d’élaborer le sens de leur don au regard de leur histoire singulière. Lüchinger et al. (2012) confirment dans les situations de don d’organe, l’importance d’un tel accompagnement afin que le donneur prenne conscience du contre-don dont il va bénéficier en termes de reconnaissance sociale et soutien de l’estime de soi.

Cette perspective différenciée dégage le sens du don pour les donneuses et nous conduit à considérer la dynamique du don dans ce scénario relationnel de fabrication de la parenté. Au-delà d’un don qui répare, qui redonne ou qui fonde une part d’identité, autant de sens évoqués par les donneuses lors de la réalisation du GL, nous retrouvons à la fois chez elles et chez les receveurs cette idée d’un don qui transforme le lien en l’approfondissant voire en le créant. Ainsi, il semble que la perspective du don créateur de lien social, chère à Mauss (1923-24) et reprise par Godelier (1996) dans le contexte de la parenté, se retrouve dans le cadre du don d’ovules dirigé.

Penser les origines : conjuguer narratif de conception et narratif de don

Une perspective croisée entre donneuses et receveurs s’est dégagée des entretiens et de la libre réalisation de génogrammes, permettant de mieux comprendre cette marge de la parenté. Dans cet objectif de définir le lien, le rôle et la place de chacun dans la réalité et dans la filiation, la recherche d’une dénomination pour la donneuse procède pour chacun d’entre eux d’un travail psychique qui n’apparait pas simple. Les questions et les enjeux soulevés ne semblent pas pouvoir se résoudre une fois pour toutes. En s’inscrivant dans le temps, ces processus présentent une temporalité psychique permettant qu’un après-coup offre des occasions de penser et de repenser les places et les liens au fil du temps (Green, 2004). Entravés par une logique de filiation exclusive qui ne permet pas de faire de la place à tous les adultes qui participent à la naissance d’un enfant (Martial, 2006), tous « bricolent » alors des aménagements relationnels (Delaisi de Parseval et Collard, 2007) et se les racontent, solution actuelle permettant ainsi de reconnaitre la contribution de chacun.

La narrativité offre aux parents en devenir l’occasion de se construire psychiquement comme parent (Delion, 2008 ; Marinopoulos, 2008). Lorsque le recours à un don d’ovules est nécessaire, cette narrativité peut également permettre la mise en sens symbolisante (Roussillon, 2005 ; 2012) de cette façon de devenir parent encore impensée voire non collectivement pensée. En effet, nos résultats soutiennent les pratiques actuelles préconisant la construction d’un narratif de conception (NC) (Tremblay et Allard, 2016) soit la co-construction d’une narration pour transmettre à l’enfant l’histoire de ses origines (Canneaux et al., 2016 ; Golombok et al., 2011 ; Jadva et al., 2010 ; Readings et al., 2011 ; Squires, 2018). Ils soulignent également combien cette narrativité semble importante pour les autres acteurs : les parents eux-mêmes (Darwiche et al., 2002 ; Doumergue et Kalampalikis, 2014) et nous rajoutons les donneuses.

La conjugaison de la perspective différenciée et de la perspective croisée des différents acteurs impliqués nous conduit vers l’articulation du ND au NC, rejoignant ainsi l’aspect polyphonique du travail d’historicisation (Katz-Gilbert et al., 2016). En effet, le ND, en tant que porteur du sens du don, peut être conceptualisé comme venant compléter le NC élaboré par les parents sous l’effet du développement de la vie psychique de l’enfant, celui-ci devenant médiateur et activateur du NC par ses interrogations sur la sexualité, l’origine des bébés, ses propres origines et ses conditions de naissances (Dejours, 1993). Ainsi, ND et NC se construisent dans le temps, se complètent et permettent de penser les origines pour tous les acteurs du don d’ovules (Tableau 1). Des réflexions sur le NC et son accompagnement ont été amorcées dans un chapitre sur l’accueil du bébé né d’un don d’ovules (Noël et al., 2020).

Maternité incertaine et co-construction de l’identité maternelle

La libre réalisation du génogramme a été pour les receveurs l’occasion d’approfondir les enjeux psychiques du passage à la parentalité lorsqu’il y a recours à un don d’ovules, dans la continuité du matériel des entretiens ayant précédés ces GL. La synthèse de ces enjeux se trouve dans le tableau 1 soulignant la multiplicité des deuils à effectuer, et en particulier celui de la filiation biologique.

En effet, nos participantes ont souligné de façon touchante combien l’expérience de la grossesse était essentielle puisque fondatrice du sentiment de maternité, mais qu’elle ne semblait pas suffire en raison de ce qui est vécu comme une rupture dans la filiation biologique (Karpel et al., 2005 ; Bydlowski, 2014). Canneaux et al. (2013 ; 2017) ont précisément décrit ces résultats : il ne suffit pas d’être enceinte pour se sentir mère, les enjeux de la maternité seraient beaucoup plus complexes que le passage par cette expérience corporelle (Weil, 2007). Par-delà cette représentation de la grossesse comme possibilité de construire un lien biologique avec l’enfant en l’absence de lien génétique, certaines de nos participantes, donneuses comme receveuses, évoquent les progrès récents au chapitre de l’épigénétique comme possibilité d’avoir un impact sur la génétique de ce bébé porté. La primauté de la génétique ainsi renégociée continue de s’exercer pour définir les liens familiaux (Nordqvist, 2017). Ainsi, tout en offrant aux femmes receveuses la possibilité d’une connexion incarnée avec le bébé, le don d’ovules les maintient dans une grande incertitude quant à leur maternité (Hudson, 2019). Nos participantes receveuses se sentent devenir mères, mais se sentir devenir la mère de cet enfant-là semble plus compliqué et plus long à ressentir. Cette souffrance met à l’avant-plan le nécessaire travail d’adoption psychique : un processus qui s’inscrit dans le temps et qui vise à traiter la part du bébé qui est vécue comme étrangère (Bydlowski, 2017 ; Golse, 2012) en raison du matériel génétique tiers de la donneuse (Karpel et al., 2005 ; Beauquier-Maccotta, 2018).

Le vécu de ces femmes rappelle que devenir mère est un processus psychique complexe, s’inscrivant dans le temps et reposant sur l’histoire personnelle et familiale du sujet (Bydlowski, 2008 ; Delion, 2008 ; Missonnier et al., 2012). Nos résultats soulignent que le fait d’être reconnue par le conjoint comme la mère de son enfant offre à la receveuse un soutien significatif dans ce processus psychique d’adoption du bébé comme enfant qui est le sien (Canneaux et al., 2014). La donneuse semble également jouer un rôle important en exprimant combien elle ne vit pas cet enfant comme le sien, mais bien comme celui du couple, contribuant de son point de vue à leur naissance comme parents et à la naissance d’une mère (Graham et al., 2016 ; Blyth et al., 2011).

Il faut souligner ici l’apport d’une telle recherche s’intéressant aux deux parties en cause dans le don d’ovules dirigé. Cet accès à la donneuse et au lien qui se tisse entre elle et les receveurs offre une fenêtre de choix sur les enjeux qui les animent. Leur mise au jour vient nuancer et compléter ce qui a pu être théorisé des enjeux de la receveuse vis-à-vis de la donneuse, essentiellement dans le registre de la menace de sa féminité et de sa maternité (Bydlowski, 2008 ; 2014 ; Canneaux et al., 2013 ; Karpel et al., 2005). Nos résultats révèlent des enjeux de collaboration et de co-accompagnement contribuant à mettre en évidence combien le fait de connaitre la donneuse, la possibilité d’une véritable rencontre avec elle et la construction éventuelle d’une histoire affective et relationnelle (Noël et al., 2018 ; 2020) permettent la régulation des angoisses à l’origine de l’incertitude si souffrante concernant la maternité et faciliteraient ainsi la construction de l’identité maternelle de la receveuse.

Le don d’ovules introduit une fragmentation de la maternité sur plusieurs femmes. La co-construction des différents acteurs autour de l’identité maternelle, mise en évidence par nos résultats, pourrait apparaitre comme une solution réunifiante permettant à la receveuse de conquérir voire reconquérir au fil du temps son sentiment d’être la mère de l’enfant né du don, en prenant appui sur les apports du conjoint, de la donneuse, mais aussi sur l’ensemble de l’entourage familial et social. L’enfant ne doit pas être oublié dans la partition qu’il peut jouer dans le processus de parentalisation de la receveuse (Lebovici, 1983 ; Lotz et Dollander, 2004).

Soulignons qu’en n’offrant pas à la donneuse un statut qui reconnait son lien à l’enfant avec la possibilité de le différencier d’une relation dont la nature est à négocier entre donneuse et receveurs (Compagnone, 2010), la société ne soutient pas la reconnaissance du geste du don. Le statut de la donneuse est complexe puisqu’elle transmet définitivement une hérédité (Delaisi de Parseval et Collard, 2007). Bien que la culture actuelle définisse essentiellement la parenté via une logique génétique (Nordqvist, 2017), elle laisse paradoxalement l’ensemble des donneurs de gamètes en marge, en absence d’un statut, ce qui les met à risque de minimiser leur don (Almeling, 2011 ; 2014 ; Blyth et al., 2011) et ainsi de favoriser leur instrumentalisation (Bouchard, 2016 ; Simoglou, 2013).

Raconter les origines : la narrativité au cœur de l’accompagnement

Dans la lignée de la narrativité fondatrice du devenir parent et de la naissance psychique de l’enfant comme sujet (Delion, 2008 ; Mellier, 2007 ; Missonnier, 2008), cette solution de co-construction de l’identité maternelle, face à la fragmentation introduite par le don d’ovules, apparait au centre de la mise en récit que chacun des acteurs tente de réaliser entre eux (receveurs, donneuse et enfant) et pour chacun d’eux, dans leurs échanges et en particulier dans la réalisation du NC et du ND (tableau 1). Dans cette recherche d’une place qui permet à chacun d’accéder à une position de sujet et dans l’attente de repères sociaux et légaux qui viendraient ratifier les liens et les statuts, la narrativité apparait comme une solution intersubjective à soutenir. En effet, ces pratiques familiales novatrices ne sont pas encore intégrées dans la culture qui ne peut donc jouer son rôle tiercéisant, contenant et structurant à l’égard des nouveaux parents, du bébé et de ceux qui ont contribués à sa naissance (von Overbeck Ottino, 2011). Le discours social, encore pris dans l’idéalisation du devenir parent et de la grossesse, ne propose ni lexique ni représentations qui permettraient à ceux-ci de s’y retrouver (Jaoul, 2015).

Connaitre l’identité de ceux qui ont contribué à la mise au monde de l’enfant est essentiel à la construction de son identité et en ce sens est plus une question d’histoire que d’origines biologiques à retracer. La mise en récit de son histoire suppose une « conarrativité » (Delaisi de Parseval, 2009c) qui vient rappeler que plusieurs désirs sont en jeu et à prendre en compte afin d’éviter de rabattre le « mystère des origines » sur les gamètes (Ansermet, 2019a).

En effet, rappelant que « un enfant ne peut naître que d’une mère qui se déclare mère », Marinopoulos (2008) souligne l’importance de la narration de la mère pour celle-ci afin de permettre la narration pour l’enfant : « la maternité nait d’un processus de narration ». Dans le cas du don d’ovules dirigé, cette mère a besoin d’une conarrativité dans laquelle s’inscrit la co-construction de l’identité maternelle révélée par nos analyses, et s’actualisant dans la combinaison du ND avec le NC.

Cette trame contenante intersubjective[8] que représente la narration (Mellier, 2007) est à retenir pour penser l’accompagnement des receveurs futurs parents et de la donneuse. Mettre en récit, c’est à la fois parler, penser et rêver en s’adressant à un autre qui sait entendre au-delà de ce qui peut être conscient, dans le cadre soutenant d’une rencontre intersubjective. La mise en récit pour soi, au sein du couple, avec la donneuse et pour l’enfant à venir (ou qui se développe) apparait comme une voie de construction, de soutien et de partage (Darwiche et al., 2002 ; Ricœur, 1990) que la société peut accompagner via la proposition d’un espace d’écoute sans jugement et sans a priori (Delaisi de Parseval, 2009a ; Faure-Pragier, 2011) pour prendre le temps de bâtir des repères et des représentations. En effet, en l’absence de l’étayage par la culture de ces nouvelles pratiques familiales, se raconter pour explorer et s’approprier cette réalité familiale, être écouté par un intervenant qui suspend tout jugement tout en entendant la profondeur des enjeux (Mejía Quijano et al., 2008), c’est proposer la narrativité comme solution actuelle pour penser les origines et réhumaniser les pratiques en PMA autour des naissances (Molénat, 2001).

CONCLUSION

Nos résultats de recherche et l’ensemble des conceptualisations qui viennent d’être discutées (synthétisés dans le tableau 1) confirment l’intérêt de construire un cadre théorique interdisciplinaire, visant à dépasser le simple dialogue entre psychanalyse et anthropologie de la parenté afin d’établir des passerelles intégratives. En effet, dans le cadre des marges de la parenté découlant des nouvelles technologies de la reproduction, le registre de la filiation convoque tout autant l’individu, dans les parts conscientes et inconscientes de sa subjectivité, que la société et la culture dans les représentations qu’elles se font des liens de parenté, qu’ils soient génétiques ou relationnels. Tenter d’établir des passerelles entre ces deux champs disciplinaires permettrait de considérer l’ensemble de ces perspectives dans une visée intégrative plutôt que de les opposer ou de les cliver.

Si cette recherche ne prétend pas couvrir l’ensemble de la réalité du don d’ovules dirigé puisque l’effectif devrait être augmenté afin d’atteindre une meilleure saturation théorique, elle nous introduit à l’univers de la donneuse, dans ce qu’il a de spécifique et de commun avec les receveurs. Le fait d’avoir interrogé donneuses et receveurs, appartenant pour certains à un même système est inédit et a permis de dégager des résultats utiles pour penser les enjeux des acteurs de l’ensemble des modalités de don d’ovules. Ainsi, les participants interrogés nous ont partagé cette solution relationnelle et intersubjective d’une co-construction de l’identité maternelle de la receveuse, face à sa souffrance liée à l’incertitude de sa maternité. Il semble que la mise en récit du parcours des receveurs pour devenir parent (narratif de conception) et du sens du don de la donneuse (narratif de don) offrent une solution narrative permettant de réunifier la fragmentation que le don d’ovules a introduit dans le processus de procréation.

Différents « bricolages » (Delaisi de Parseval et Collard, 2007) tentent de faire reconnaitre ce lien avec la donneuse, décrit dans des registres alternant ou combinant relation et génétique. Clairement ou en filigrane, on entend la demande des donneuses d’être reconnues dans leur geste du don, sans réclamer de statut parental. Dans un système de parenté très ancré dans une logique génétique exclusive (Collard et Zonabend, 2015) qui de ce fait ne peut reconnaitre la possibilité d’une pluriparentalité (Martial, 2019), comment leur faire une place qui reconnait leur apport génétique en laissant libre la possibilité d’une relation (Compagnone, 2010)?

La parole est maintenant aux enfants nés de ces dons de gamètes, maintenus longtemps dans l’ignorance de l’histoire de leurs origines. Elle est également à offrir à d’autres acteurs évoqués dans nos entretiens et convoqués par la tâche du génogramme : le conjoint de la donneuse souvent mentionné pour son rôle de soutien à celle-ci ainsi que les grands-parents de ces enfants nés du don.

Annexe

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