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Introduction

L’augmentation des séparations est un phénomène social majeur. Aujourd’hui en France, près de quatre couples mariés sur dix divorcent (Hipper, 2018). La séparation ne semble plus une exception qui confirme la règle des unions durables. Cette banalisation ne signifie pourtant pas qu’être quitté (ou même quitter) constitue une simple « formalité » sans souffrance. La séparation est une épreuve qui s’échelonne plus ou moins dans le temps. Tout comme la formation d’un couple peut connaitre des étapes relativement rapides, sa dissolution est aussi un processus de détachement et de construction de nouveaux projets individuels. Le mode de séparation influe non seulement sur la durée de la reconstruction, mais aussi sur les objectifs de la « reconstruction de Soi » (Giraud, 2017). Pour dépasser la norme invitant les personnes séparées à constituer un nouveau couple, il faut envisager comment ces individus s’engagent dans de multiples formes de « reconstruction de Soi ». Notre contribution porte donc sur un processus multiforme, étalé dans le temps, et au terme duquel la vie à deux n’est pas toujours souhaitée.

Cadre théorique et hypothèses

La « reconstruction de Soi » repose sur des critères objectifs, toujours interprétés subjectivement. Ce constat oriente vers une sociologie compréhensive qui ne peut se satisfaire d’indicateurs construits en extériorité à l’unique conscience des individus. Pour F. de Singly (2011), les séparations conjugales sont à mettre en lien avec les manières de vivre en couple. À chaque type de vie conjugale correspondrait un type de séparation. L’auteur repère trois principales catégories de femmes séparées. Dans une première, il range celles qui ont tout misé sur le « nous » conjugal (et supportent d’autant moins d’être du côté du « nous » que leur conjoint est du côté du « je »). Dans une seconde, il classe les femmes qui anticipent que leur relation conjugale doit être interrompue en fonction de leur développement personnel. Dans une troisième enfin, il repère celles qui se sentent trahies par des infidélités et/ou par un excès d’égoïsme de la part du conjoint, ce dernier se construisant une identité personnelle hors couple. Les premières, pour qui le « Soi » a disparu, semblent les moins armées pour se reconstruire. Le développement personnel sert de socle aux secondes alors que le ressentiment sert de moteur aux troisièmes.

Le concept de « reconstruction de Soi » peut s’envisager à partir de différents champs scientifiques : neuropsychiatrique, psychologique, psychosociologique, sociologique. À partir de témoignages de survivants des camps de concentration, le neuropsychiatre Boris Cyrulnik l’assimile à celui de « résilience ». L’auteur la définit comme la capacité à « reprendre un nouveau développement après un fracas traumatique » (Cyrulnik, 2018 : 28). Le sociologue Pollak (1990), ayant lui aussi étudié l’univers concentrationnaire, complète cette définition en suggérant que la verbalisation est nécessaire à la « reconstruction de Soi ». Il s’agit de reprendre possession de « Soi » par le récit. Or, là est toute la difficulté, car il s’agit d’être confronté à l’indicible.

Globalement, en psychologie sociale, il existe plusieurs modèles de construction et de «reconstruction de Soi » qui engagent trois affirmations : le « Soi » est multidimensionnel (compétences cognitives, apparence physique, désirabilité sociale et professionnelle, « Soi » intime) (Baumeister, 1998). Les domaines sont hiérarchisés et relativement autonomes (Marsh et Shavelson, 1985) et ils sont censés se compenser entre eux (Marx et Winne, 1978). Or, on peut se demander si la possibilité de compensation d’un domaine par rapport à un autre n’est pas liée à la place que l’on accorde à chacun d’eux. À titre d’exemple, un sportif de haut niveau perdant l’usage des jambes aura sans doute plus de mal à contrebalancer ce handicap portant sur son « Soi physique » qu’un sédentaire (Winance, 2010). De même, une personne pour qui la vie de couple est le pilier central de l’identité ne trouvera peut-être pas un grand secours dans le fait de se lancer dans le travail, ou de se mettre à faire du sport.

Markus et Nurius (1986) ont proposé une théorie liant le concept de « Soi » à celui de « schéma de Soi » qui permet la projection du Soi dans le futur. Selon cette auteure, on ne peut analyser le « Soi » au présent sans prendre en compte ce que l’individu souhaiterait devenir ou inversement craindrait de devenir. Pour mettre en évidence le « schéma de Soi » dans le futur, elle propose aux individus de se reconnaitre à l’aide d’une liste de traits (jugés en moi/pas moi). Elle constate que les sujets en crise perdent le « schéma de Soi » dans le futur. Prolongeant ces travaux à partir du concept de « Sois possibles » (« possible selves »), Markus et Nurius (1986) et, plus tard, Ruvolo et Markus (1992) ont montré que toute projection dans le futur dépendait de l’image de « Soi » actualisée au moment où elle s’opère et du niveau de réflexivité de l’individu.

Or, la construction et la « reconstruction de Soi », pour le sociologue Kaufmann, réunissent deux histoires en une (métaphore de la double hélice). Le « Soi » est le produit de la socialisation liée aux habitus (Kaufmann, 2001), mais aussi le fruit de l’exercice de l’autoréflexivité liée à l’expérience subjective (Kaufmann, 2004).

En situation de changement affectif, la question est de savoir quel type de gestion adoptera l’individu : la socialisation intériorisée de longue date va-t-elle être réactivée ? Cette adaptation fonctionnerait alors comme une protection qui dispenserait l’individu de se poser de coûteuses questions (en laissant les commandes aux habitus, l’individu pourrait passer en »  pilotage automatique ») de manière à supporter plus facilement l’épreuve. Inversement, la séparation peut aussi être vécue comme un moment où il convient au contraire de tirer pleinement profit de l’expérience par le recours à la réflexivité. En situation de crise nous appuyons-nous prioritairement sur des routines déjà acquises ou cherchons-nous à inventer de nouvelles solutions ?

En l’absence de définition académique globale du concept de « reconstruction de Soi », nous allons en proposer une dont les principaux enjeux sont, d’une part, de savoir si se reconstruire consiste à revenir à l’état antérieur au traumatisme ou à aller de l’avant malgré le traumatisme, et d’autre part, si la reconstruction doit être validée par les autres. Pour nous, se reconstruire suppose d’aller vers un nouveau développement de « Soi » sans nécessairement revenir à l’état antérieur. Se reconstruire est un processus personnel, qui prend appui sur les autres, mais qui ne nécessite pas leur validation.

Notre propre contribution ne consiste pas à la construction d’une typologie globale, mais plutôt à l’analyse dans le temps du processus de reconstruction en fonction des contraintes qui pèsent sur chacune des personnes.

Notre principale hypothèse est que la reconstruction varie fortement selon que l’on soit quitté ou partant, selon que l’histoire du couple ait creusé ou non des écarts de statuts, selon le sexe.

Méthodologie

Sélection et caractéristiques des répondants

La durée de la mise en couple et le temps depuis la séparation constituent les principaux critères de constitution de notre échantillon. Nous avons retenu des personnes ayant vécu au moins dix ans en couple. Cette période nous est apparue pertinente, car elle se situait au-delà la période où la séparation est plus fréquente, le risque maximal se situant selon l’Institut National de la Statistique et des Études Économiques (INSEE, 2019) après cinq ans de vie commune. Nous avons également parié sur l’existence, après une dizaine d’années de vie ensemble, sur de fortes routines communes, dont la perte ne semblait pas sans conséquence sur la reconstruction de Soi. Une durée de séparation de deux ans minimum a constitué un second critère de sélection. Nous avons pris des centres de fitness[1] comme terrains privilégiés pour trouver les premiers répondants et lancer la campagne d’entretiens dans des lieux où nous avions nos habitudes. Puis, avec l’aide des premiers interviewés, nous avons pu trouver de nouveaux volontaires. Au total, nous avons mené des entretiens auprès de 87 personnes âgées de 32 à 60 ans, dont 39 hommes et 48 femmes. Dans 72 cas, nous avons pu accéder aux deux membres formant un ancien couple. Il nous a semblé plus pertinent d’interroger les deux anciens membres du couple afin de mieux cerner les configurations familiales, le façonnage mutuel et les relations d’interdépendance (recherchées, supportées ou fuies) spécifiques à l’ancien couple. Par contre, cette approche n’a pas toujours été possible. Dans 15 cas, la personne n’acceptait les entretiens qu’à la condition que son « ex » ne participe pas à l’enquête. Nous avons conservé ce deuxième groupe de sujets dans une logique de saturation des données ; l’arrêt des entretiens étant dicté, non pas par l’atteinte d’un nombre établi a priori, mais par le fait que les nouveaux entretiens n’apportaient plus de matériaux originaux à l’analyse des résultats (Blanchet et Gotman, 2010 ; Kaufmann, 2011).

Déroulement des entrevues

Nous avons opté pour une série de trois entretiens consécutifs par sujet. En effet, cette démarche du triple entretien nous a semblé d’autant plus heuristique que par la répétition des entretiens elle aidait à vaincre les réticences à se livrer des interviewés. Se revoir crée un lien, et autorise le sujet à revenir sur la version initiale qu’il a donnée de son histoire. La deuxième et la troisième versions n’apportent pas forcément « plus de vérité », mais elles enrichissent la première en favorisant de nouveaux éclairages. Les précisions, les rectifications, voire les contradictions entre versions, loin d’être des incohérences, témoignent de l’engagement du sujet dans le processus de dévoilement de soi. La personne accepte non seulement de se livrer davantage, mais avance aussi dans son cheminement autoréflexif, le récit de soi étant un processus où le sujet se livre par étape.

La réussite des entretiens repose sur l’habileté des interviewers à amener le sujet à prendre la décision de se livrer. Pour ce faire, nous avons préféré les mener avec des personnes du même sexe. Dès lors, un interviewer de sexe masculin a réalisé des entretiens avec les hommes et un autre, de sexe féminin, avec les femmes.

Construction des grilles d’entretien

Que l’on soit homme ou femme, que l’on soit jeune ou plus âgé, en fonction de la durée du couple passé sans égard à la présence ou non d’enfants, les étapes de la reconstruction de Soi nous semblaient, par hypothèse, varier. Le premier entretien se centrait sur le parcours biographique des sujets recueillant des données sur son environnement familial, professionnel et sur sa vie sentimentale. En conséquence, la première grille d’entretien était construite autour de thèmes permettant le récit de l’histoire du couple, de la séparation et de la reconstruction. Il s’agissait de repérer qui était parti, les raisons du départ et les stratégies d’adaptation du sujet eu égard à sa nouvelle réalité.

Le second entretien partait d’une reformulation par les interviewers du récit formulé par les répondants lors de la première séance. Sur chacun des thèmes abordés (responsabilité de la séparation, volonté de tourner la page ou tentative de sauver l’histoire commune), nous avons demandé aux sujets de préciser leur récit. Cette rencontre était propice à une modulation ou même à un renversement de l’image offerte durant la première séance. Enfin, la troisième séance était consacrée à la co-construction d’un modèle d’analyse du matériel empirique recueilli. Le troisième entretien visait à analyser la nouvelle situation et ses perspectives évolutives. Il était consacré aussi aux manières, dont l’individu imaginait son futur.

La principale difficulté méthodologique fut de maitriser l’ensemble du corpus avant de nous lancer dans une catégorisation des thèmes qui ne reprennent pas strictement ceux des grilles d’entretien. Une autre difficulté fut de ne pas créer trop de sous-thèmes pour rester à un niveau de comparaisons pertinentes entre les différents entretiens (Paillé et Mucchielli, 2006).

Nous avons procédé à une analyse de contenu (Bardin, 2007) où nous avons découpé les verbatims recueillis en blocs de sens (unités thématiques élémentaires). Puis, nous avons comparé les entretiens entre eux non seulement sous l’angle des thèmes abordés, mais aussi sous celui des formes d’expression. Certains thèmes étaient préférentiellement associés au mode argumentatif (par exemple, l’ironie et l’autodérision à propos de l’infidélité). Cette analyse thématique a donné lieu à un traitement manuel (les verbatims étant stockés sur le logiciel NVivo). Le codage a été effectué successivement par deux enquêteurs ce qui nous a permis d’en améliorer la validité et la fiabilité.

Les effets de la séparation

Selon qu’on soit le partant ou celui qui reste

Qu’il s’agisse de quitter l’autre pour se retrouver ou pour partir avec une autre personne, l’initiative du départ offre une prise d’avance dans la reconstruction, sans pour autant supprimer le sentiment d’échec. En effet, toute personne engagée depuis plus d’une décennie dans la vie de couple alimente, et en même temps se nourrit, de l’histoire de la construction du bonheur à deux. L’espoir brisé de mener à terme cette aventure place aussi la personne qui quitte à un constat d’échec : il n’a pas la tâche forcément plus facile que la personne quittée. Le partant peut se retrouver, lui aussi, dans un monde sans lendemain. Même engagée dans une nouvelle relation, la personne vit une période de trouble identitaire. Elle doit gérer sa culpabilité, cadenasser ses regrets, orienter sa mémoire vers les mauvais souvenirs quand les souvenirs heureux refont surface pour ne pas être tentés de revenir à sa décision de rompre. Elle doit également offrir à ses proches, à son « ex » et à elle-même, l’image de « quelqu’un de bien » malgré son départ.

Le partant se trouve face à une épreuve de justice. Il ne doit pas paraître, même à ses propres yeux, comme un bourreau cruel et insensible ni comme une personne inconséquente. L’argument essentiel étant ici de montrer que son départ n’est en rien un coup de tonnerre dans un ciel bleu sans nuages et qu’il avait averti l’autre, ou selon l’expression de Léa (40 ans, kinésithérapeute) « une dixième seconde chance ».

Dans la version masculine du départ, il s’agit pour l’homme de montrer qu’il est avant tout responsable, en particulier quand il a des enfants. Ainsi, Francis[2] (45 ans, architecte) précise qu’il n’a pas hésité à « tout laisser » à son « ex » sans le moindre calcul pour exposer son désintéressement. S’il met autant en avant sa générosité, c’est pour s’alléger du poids de la culpabilité lié au départ. Tant de générosité vise à compenser le « sale coup » de l’abandon. Ainsi, cherchant à combler sa dette, celui qui quitte la creuse parfois de façon paradoxale. Afficher toutes les garanties de la générosité ne met pas à l’abri de la critique. De même, Sandra (41 ans, aide-soignante), bénéficiaire des « largesses » de Francis, reste particulièrement méfiante. Pour elle, celui-ci fait des chèques pour se débarrasser au plus vite du fardeau de ses responsabilités sans autre raison dit-elle « que de partir s’éclater avec une femme plus jeune. Il ne s’est pas battu pour la garde. Il a juste sorti son portefeuille ».

De son côté, Cyril (39 ans, maitre de conférences) a aidé son « ex » après la séparation en participant à l’achèvement d’un mémoire de diplôme professionnel. Il précise qu’il a continué à rendre des services importants à Ariane bien après la séparation ; comme s’il souhaitait se racheter d’en être à l’initiative. Dès lors, il convient, quand on est celui qui quitte, de faire reconnaitre sa bienveillance auprès d’un public de proches (des « autrui significatifs ») et, si possible, par l’« ex » lui-même. Rechercher la validation de ses amis motive « celui qui quitte » à noircir le tableau de l’union.

Cyril, Thierry (48 ans, moniteur d’auto-école), Gabrielle (50 ans, enseignante) ou Maxime (36 ans, élagueur) décrivent volontiers leur couple comme stagnant, dans une irrémédiable impasse. Simultanément, ces partants se définissent sous les traits de celui qui a porté le couple à bout de bras. Aucun répondant ne raconte avoir sauté sur la première occasion venue pour s’échapper. Au contraire, ils soulignent s’être accrochés pour défendre leur couple, même en situation jugée « toxique » ou de « cul-de-sac ». Ainsi, même quand ils reconnaissent avoir des tors, par exemple, lors de liaisons extra-conjugales, ces écarts à la norme sont présentés comme des moyens de tenir plus longtemps en couple, plutôt que des portes de sortie pour tourner la page.

À trop vouloir (se) convaincre de l’acharnement engagé pour rester coûte que coûte, celui qui quitte risque de passer pour un incapable, d’être parti plus tôt. Myrtille (54 ans, ostéopathe) s’en veut d’avoir trop tardé à partir. Mais n’est-ce pas finalement le prix à payer pour adopter la position de victime héroïque qui, dans son cas, s’est sacrifié pour l’enfant commun ?

« J’ai été la reine des connes, pas la peine de me le dire, je me le suis assez répété, mais j’ai toujours fait passer mon fils avant, à l’époque je croyais que c’était mieux pour lui, j’avais pas le recul ».

De même, on retrouve chez Hélène (43 ans, cadre d’agence de tourisme) la même confusion de regrets face à un échec et, simultanément, en regard d’un départ jugé trop tardif. Elle se décrit comme « parfaite ».

« Pendant onze ans, j’assurais tout : les courses, le ménage, l’éducation des enfants, et même après tout ça, j’arrivais à me transformer en chaude au lit. Lui, il ne faisait rien. J’aurais quand même aimé qu’il reconnaisse que j’assurais, qu’il se demande un peu comment il allait y arriver tout seul, mais je n’ai rien vu venir ».

Ce n’est pas principalement de l’inégalité des tâches domestiques, dont se plaint Hélène, mais bien plutôt que son identité de maitresse de maison n’ait pas été reconnue. Il s’agit plus pour elle d’une souffrance causée par une absence de reconnaissance que d’une revendication pour une répartition plus égalitaire.

Pour authentifier la force de son attachement à l’histoire qui s’achève, celui qui quitte doit aussi, idéalement, respecter la dissociation entre la temporalité du départ (suivie d’une sorte de période de « deuil » de l’ancienne relation de couple) et celle de l’engagement dans une nouvelle histoire. Dans les faits, le respect de ce calendrier est loin d’être toujours respecté. Souvent, il est même remis en doute par celui qui est quitté. Jade (35 ans, esthéticienne) n’est pas convaincue par la version du « loup solitaire » d’Arthur (36 ans, agent immobilier).

Comme Myrtille, Emma (49 ans, experte-comptable) ne regrette pas d’être partie, épuisée par sa relation. Emma ne croit pas aux arguments déployés par Raphaël (49 ans, employé municipal), prétendant qu’elle était « l’amour de sa vie » pour tenter de la retenir. Or, ces déclarations ne collent pas avec les faits, puisqu’à peine séparé, il s’est à nouveau mis en couple.

« Non, mais il fallait l’entendre comme il était malheureux par ma faute comme il en pouvait plus ! Le regard du “chat poté”, mais tu parles ! On vit 17 ans ensemble, et hop !, il se remet en couple même pas deux mois après la séparation ».

Du côté de celui ou celle qui est quitté(e)

Le « Soi » de la personne quittée n’est plus validé. Être quitté revient ainsi à être placé devant un miroir qui renvoie l’image de quelqu’un non aimable et de non désirable, sans valeur estimable, ce qui conduit souvent à une « hémorragie narcissique »[3], une descente vertigineuse vers le fond.

L’épreuve de l’individu quitté est multiple. Il doit montrer qu’il n’est ni faible ni « loser ». Pour ce faire, il lui faut faire porter une part de responsabilité à l’autre, mais en assumer une partie également. À trop se dépeindre en personne abusée, il court le risque de se décrire comme un être naïf, « un pauvre type » trop facilement « bernable ». Se définir en victime allège de la culpabilité, mais n’être qu’une victime n’est pas très enviable en termes d’estime de soi. Certains quittés, comme Julien (42 ans, enseignant), n’hésitent d’ailleurs pas à s’inventer une faute (par exemple une fausse infidélité) pour se donner une responsabilité dans la séparation.

Les raisons pour lesquelles la personne est quittée sont particulièrement importantes pour sa reconstruction. Le récit des quittés oscille entre la défense de l’ancien couple et les tentatives de reprise en main de soi par le détachement de l’autre. Flora (33 ans, coach sportif) exprime cette tension. À notre première rencontre, elle estime avoir essayé de reconquérir Jérémie (34 ans, footballeur professionnel). Lors de notre deuxième entretien, elle précise qu’elle aurait pu le reconquérir et que, sachant cela, elle n’en a pas voulu.

Montrer qu’on a réussi à tourner la page fait partie de la reconstruction de Soi. Cette démonstration repose sur la capacité à élaborer un récit « positif » des effets de la séparation, en termes de liberté et/ou de gain d’autonomie. Longtemps en forte situation de dépendance affective vis-à-vis Jérémie, Flora suggère aujourd’hui que la séparation l’a rendue bien plus forte, sans même que son ex-conjoint ne s’en aperçoive. « Il pensait qu’il n’aurait toujours qu’à claquer des doigts pour me récupérer. Il pensait que je serais toujours sa pauvre petite chose. Ben là, c’est fini ce temps-là ».

Le quitté devra, pour faire face à la séparation, lutter contre les assignations négatives et « positiver » les effets de la rupture. Pour se sentir bien, les néo-séparés doivent apprendre à réduire, voire à supprimer, les effets négatifs de la séparation et se focaliser sur l’amplification de ses effets positifs. Le premier pas vers la reconstruction consiste donc à se persuader que, tout compte fait, mieux valait cette séparation.

Enfin, la présentation de la séparation comme le fruit d’un choix commun ne résiste pas au second ou au troisième entretien. Martine (53 ans, assistante sociale) avait d’abord opté pour la version d’une séparation d’un « commun accord ». Au cours du deuxième entretien, elle a suggéré que celui qui a le plus envie de partir essaie de convaincre l’autre qu’il s’agit d’une décision commune. Pour elle, ni le parfait équilibre des souffrances ni la symétrie des sentiments n’existent.

Pour Norbert (52 ans, professeur de piano), la séparation d’un « commun accord » supposerait la concordance de l’état affectif des deux partenaires et exigerait une évolution de leur sentiment au même rythme.

À la reconquête de sa vie

Différents parcours menant à la reconstruction de Soi

Pour la personne quittée, le sentiment d’être dévaluée est très présent elle se sent comme une « voiture d’occasion », une deuxième main sur le marché conjugal. Force est toutefois d’admettre que la personne qui quitte se trouve confrontée aux mêmes difficultés. Elle peut certes, s’y être mieux préparée, mais elle ne peut s’y soustraire. Chacun des membres de l’ancien couple devra chercher des voies personnelles d’accès au bonheur, lequel s’accommode mal d’une définition unique. Étant une quête individuelle[4], le bonheur né peut être ni normatif ni homogène. Il s’ensuit que les réflexions qu’il suscite renvoient, à tout le moins pour les répondants, à deux thèmes principaux : la liberté et l’autonomie (décisionnelle et matérielle). Ni la liberté, ni l’autonomie, ni un confort minimum ne constituent le bonheur. Cependant, ils n’en représentent pas moins des conditions indispensables sans lesquelles le bonheur semble inaccessible.

Nous avons pu identifier plusieurs parcours de « reconstruction de Soi » après la séparation. Dans le premier, l’individu se relance immédiatement dans une nouvelle relation durable. Il réussit à se projeter dans le temps avec son nouveau partenaire et à se réengager en couple. Ce premier parcours peut aboutir à une relation conjugale.

Le second parcours est constitué d’une relation « sparadrap » (pansement jetable) initiale qui permet de rendre à la fois supportable et irréversible la séparation. Au terme de cette aventure, l’individu se considère prêt à tourner la page, non seulement de la relation « sparadrap », mais surtout de sa relation de couple. Autrement dit, la relation « sparadrap » ne compte pas dans son parcours biographique. Les individus, en s’engageant dans ce type de relation, savent déjà pour la plupart qu’elle est à long terme vouée à l’échec, mais cela ne la rend pas inutile pour autant.

Un troisième parcours est constitué d’une profusion d’expériences (notamment sexuelles) visant à prouver (à soi comme à l’« ex ») que plus rien n’est interdit et que chacun est avant tout libre. Les amants d’un soir peuvent librement se prêter leurs corps, sans rien donner d’eux-mêmes. Dans ce type de relation, le lien, soumis à l’attrait de « l’éclat » sexuel, peut perdurer sans régularité. Au terme de ce parcours, soit l’individu se réengage dans une relation unique, soit il opte pour une vie riche de relations « sérieuses-légères ». Dans ce dernier cas, les relations témoignent de l’affection, et non pas seulement du désir, tout en respectant une logique du plaisir où prime la connivence ludique. Les amants partagent des informations confidentielles (soucis, aspirations) qui témoignent de leur curiosité et de leur soutien l’un envers l’autre. Ce sont les sentiments d’obligation et de prévisibilité qui lestent le plus lourdement les relations « sérieuses-légères ». L’importance accordée aux dimensions relationnelles autres que celle de la vie de couple est déterminante pour le choix de ce parcours.

Enfin, un quatrième parcours est emprunté par des personnes qui choisissent ou subissent un temps d’isolement et de repli conséquent. Au terme de cette période de solitude choisie, l’individu peut subir sa prolongation, opter pour des relations multiples ou se réengager dans la vie à deux.

Figure 1

Les parcours de reconstruction après une séparation (conception et réalisation)

Les parcours de reconstruction après une séparation (conception et réalisation)

Crédit : Duret, P.

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La relation « sparadrap » : de réels effets cicatriciels ?

Une « relation-pansement » n’est pas une relation comme une autre qui serait baptisée, telle a posteriori, parce qu’elle aurait échoué en tant que relation durable. Durant la relation, les individus qui la vivent sont conscients de la fonction qu’ils lui assignent : accélérer la cicatrisation de la blessure causée par la fin de la relation précédente. Il s’agit, en partie, de s’engager dans une relation sans le faire vraiment. Dans ce jeu de faux-semblant, les personnes se répètent que tout va bien et font « comme si ». Cependant, plus elles essaient de s’en convaincre, plus leur saute aux yeux que tout ne va pas si bien que cela. Le nouveau venu idéalisé, à qui est attribué un rôle de sauveur, peut faire diversion et anesthésier, du moins pour un temps, la souffrance de la perte de l’« ex ». Il ne réussit pourtant pas à l’effacer. Les bons moments ont beau se succéder, ils ne peuvent se capitaliser pour renforcer le deuil de l’ancien couple. Le « fantôme de l’ex » rôde et freine le développement de la nouvelle relation, ce qui conduit les nouveaux partenaires à ne s’acheminer que vers un « ni-ni » (ni l’« ex » ni la relation pansement).

La « relation sparadrap » vue par les femmes

Les femmes ayant participé à notre enquête (en particulier celles qui sont à l’initiative de la séparation) adoptent un principe de discrétion. À l’instar de Liana (38 ans, femme de ménage), elles ne souhaitent pas parader en public au bras de leur nouvel amour. Elles diffèrent également (plus que les hommes) la diffusion de leur remise en couple. Mathilde (32 ans, coiffeuse) et Liana ont annoncé à leur mère qu’elles sortaient de nouvelles conquêtes. Toutefois, elles ont camouflé la nouvelle quant à leurs cercles amicaux et professionnels. Inversement, Chloé (51 ans, avocate), Ingrid (35 ans, institutrice) et Natacha (47 ans, orthophoniste) en ont parlé à leurs amis de travail, mais pas à leur famille. Dissimuler (au moins partiellement) la nouvelle relation vise ainsi deux buts complémentaires : se présenter comme disponible et éviter d’écorner sa réputation si la relation devait mal tourner.

Liana raconte que dans la relation juste après la séparation, son nouvel amoureux, Yves, était très épris d’elle alors que pour sa part, cette dernière, considérait qu’il était là juste pour supporter l’absence de son conjoint :

J’ai très vite vu qu’avec Yves ça n’irait pas bien loin, à la limite c’était une erreur, mais j’ai continué un temps parce que j’en avais besoin, j’avais besoin d’une relation pour mettre du temps entre moi et la rupture, pour me dire je suis capable de sortir avec un autre homme, pour me prouver que j’allais bien. Oui, on peut dire que ça m’a aidé. Je n’étais pas aux anges, mais ça m’a permis de passer le cap, ça m’a sorti la tête de l’eau. Sinon je crois que j’y serais encore. D’ailleurs dès que je me suis sentie mieux, j’ai rompu avec Yves. Il n’a pas compris, depuis il m’en veut. Mais c’est comme ça, il était là pour m’aider à passer le cap. 

La « relation sparadrap » vue par les hommes

Les hommes (en particulier ceux qui ont été quittés) apprécient « l’officialisation » de la relation avec leur nouvelle compagne. Par rapport à leur « ex », ils font même parfois un usage stratégique de cette exposition publique. Dominique (42 ans, cadre dans une banque) a tenu à montrer à Maya son « ex » (44 ans, enseignante), que la rupture ne l’avait pas détruit. « Maya était persuadée que je ne retrouverais personne. Rien que pour cela, je ne me suis pas privé de lui dire quand je suis sorti avec Florelle ». Pour Luc (35 ans, cuisinier), « rebondir » sans attendre avec une compagne revient à guérir la blessure narcissique infligée par le départ de l’« ex ». Il se rappelle parfaitement à quel point les semaines durant lesquelles s’était déroulée la séparation avaient été un calvaire et comment Stéphanie (36 ans, gérante), sa compagne, l’avait dévalorisé. L’annonce de sa nouvelle relation sonne comme une revanche, du moins si l’on se fie à cet extrait de verbatim :

« Du jour au lendemain, j’étais devenu une sous-merde. Et là, moi je me suis trouvé une fille “sublime”. Je t’avoue que moi, ça me faisait bicher, d’être sûr que Stéphanie elle serait verte ».

Nous retrouvons ici un processus assez général où le conjoint quitté exhibe d’autant plus volontiers sa nouvelle conquête qu’il y voit une manière de se redonner de la valeur, espérant rendre l’« ex » jaloux.

Multiplier les relations : ivresses et inquiétudes liées à la liberté

La séparation, aussi douloureuse soit-elle, desserre l’étau qui compressait l’individu dans les obligations de la vie de couple. L’allègement de toute forme de contrôle est un sentiment enivrant qui peut venir contrebalancer celui de la perte. Rendre des comptes, se plier aux injonctions de l’autre sont des contraintes, dont les séparés ne veulent plus. Personne ne peut imposer à autrui sa conception du bonheur ni décider pour l’autre ce qui va le rendre heureux ou pas. La liberté retrouvée revient dans la perspective de pouvoir séduire sans avoir à culpabiliser. La réappropriation de soi passe par le regard des autres qui définit ce qui est désirable et ce qui ne l’est pas. Or, cette fuite en avant prend là aussi des formes différentes, que l’on soit une femme ou un homme.

Ivresse de la liberté vue du côté des femmes

Les femmes paraissent plus que les hommes souffrir en couple d’un manque de liberté. Le double standard, permissif pour les hommes, strict pour les femmes, semble rester d’actualité. La première énigme pour les couples séparés est moins celle de la recherche d’un nouvel amour que celle de la gestion de la liberté retrouvée. La reprise en main de « Soi » passe alors souvent par une expérimentation de la liberté sous toutes ses formes, notamment celles jugées par l’«  ex » comme les plus inconvenantes et transgressives. Renata (34 ans, serveuse) ne se privent pas de rencontres sans lendemain pour se sentir vivre. Elles lui ont servi également à se rassurer sur sa capacité à séduire. « J’ai eu ma période reine de la nuit, je ne regrette pas du tout c’était juste pour me prouver que j’en étais capable ».

Ce lâcher-prise semble d’autant plus valorisé qu’il est décrit comme une phase provisoire, montrant qu’il s’agit là, selon l’expression d’Elias et Dunning (1994), d’un « décontrôle contrôlé » des émotions. Ce moyen de se délivrer de la tension entre lâcher-prise et contrôle de soi consiste pour l’individu à mettre momentanément ses propres normes entre parenthèses et à les laisser en suspens sans les rejeter définitivement. Durant cette période, les individus font ce dont ils ont envie sur le moment, sans trop se poser de questions. Tous ne souhaitent pas pour autant plonger dans ce bain avec la même liberté. Les mères responsables d’enfants ne peuvent guère s’offrir ce luxe sans prendre des risques, comme l’explique Sonia (39 ans, sans emploi).

« J’en avais marre d’être juste la mère de deux enfants, mais je ne pouvais pas faire n’importe quoi non plus. Même dans ma période “fêtes et paillettes”, il était hors de question de prendre le moindre risque par rapport à mes enfants ». 

Ivresse de la liberté vue du côté des hommes

Pour les hommes, rattraper le temps perdu s’avère très présent et revient à « vivre le plus possible ». Le renouvellement rapide des partenaires semble, dans ce cas, nourrir un Ego affamé de gratifications narcissiques, la liberté étant la valeur suprême défendue.

Dans ce cadre, le sujet ne peut pleinement se réaliser qu’à travers un nombre significatif d’expériences. Chercher à « se recaser » n’est pas d’actualité. La valeur d’une relation n’est pas définie en comparaison à des attentes idéales rendant possible ou non la vie à deux. Dans ce contexte, la recherche existentielle se situe moins dans la poursuite d’un modèle féminin préexistant que dans une intensité purement arithmétique liée au nombre de conquêtes. En demandant à David (45 ans, retraité militaire), à Robin (32 ans, garagiste), à Jean-Pierre (44 ans, musicien) et à Maxwell (33 ans, majordome) les raisons pour lesquelles ils multiplient les conquêtes, leur réponse est globalement concordante. Chaque rencontre produit une expérience unique, inédite et immédiate. Les rencontres les plus réussies sont celles qui étonnent et foudroient. Ces jeunes séparés veulent être parcourus par le frisson renouvelé de la conquête, mais paradoxalement aussi sentir celui de la séparation fût-elle arbitraire de leur part. Rompre, c’est affirmer son pouvoir. Jean-Pierre est très clair sur ce point.

« Même si ça se passe bien au bout de trois semaines ou un mois, je “goshte”. Je ne donne plus de nouvelles du tout. Aujourd’hui, je me débrouille pour que ça soit toujours moi qui décide ! ».

Ainsi, même si chaque rencontre est unique, son déroulement repose sur des étapes incontournables : la séduction, la sexualité, la revalorisation de l’image de soi et la disparition pour se préserver. L’ensemble du processus s’étend de quelques jours à quelques semaines au plus. Ce n’est qu’au prix du renouvellement des partenaires que semble pouvoir s’envisager le sentiment de l’intensité de la vie.

Pour les plus âgés (qui sont aussi ceux ayant vécu les plus longues périodes en couple), les habitudes prises au sein de la (ou des) vie(s) de couple antérieur amènent à apprécier différemment la liberté. Florient (57 ans, conducteur poids lourds), Alex (55 ans, retraité pompier) ou même Christophe (58 ans, grutier opérateur portuaire) ne jugent pas leur existence passée comme un tissu d’obligations, ce qui était majoritairement le cas des femmes les plus âgées de l’enquête. Les hommes quinquagénaires reconnaissent avoir connu la liberté du temps où ils étaient en couple. Ils estiment que pour l’essentiel, ils pouvaient déjà organiser leur vie comme bon leur semblait, c’est-à-dire avec des temps et des espaces personnels indépendants de la vie à deux, et parfois secrets. Le gain procuré par la séparation leur paraît, de ce point de vue, minime, contrairement aux femmes qui le jugent immense. Les hommes étant déjà libres en couple ont donc moins à gagner à la séparation que les femmes.

Avec l’avancée en âge, la séparation ne joue pas pour les hommes comme un facteur de renoncement à la vie à deux, mais au contraire, en particulier chez les moins autonomes, en faveur de la recherche d’une nouvelle relation durable, parfois à des fins cyniquement utilitaristes. Si rejouer l’adolescent sans attache est attirant pour les hommes de la quarantaine, une fois passée la cinquantaine, la peur de vieillir seul en s’assumant pleinement semble un facteur non négligeable. Jérôme (56 ans, enseignant) ne cache pas qu’il ne croit plus à « l’amour avec un grand A ». Dans sa vision désabusée, il défend plutôt l’idée du « couple de raison » construit autour de l’échange :

« L’amour ce n’est pas croire que l’autre à toutes les qualités, c’est plutôt l’accepter avec ses défauts. C’est l’apprécier malgré tout, partager avec lui, discuter. Je ne crois pas aux belles princesses ça non c’est naïf et absurde, mais être bien avec quelqu’un, c’est pouvoir être compris et pas tomber à la renverse ».

Les inquiétudes féminines liées au trop-plein de liberté

Le couple a beau être décrit comme une prison, quitter celle-ci inquiète, tant l’absence de cadre est déstabilisante. Cette mise à l’arrière-plan des interdits rend possible tout ce que prohibaient les normes de la vie à deux. Par ailleurs, une fois la culpabilité évacuée, tout n’est pas souhaitable. Le surcroît de liberté impose aussi de nouvelles contraintes quant à la gestion des emplois du temps. Émilie (38 ans, vendeuse), Agnès (45 ans, gérante de société) ou Djamila (39 ans, employée municipale) se décrivent comme en train de jongler sans arrêt. Émilie reconnait profiter de sa liberté, mais aussi « ne plus toucher terre ». En outre, elle regrette de ne plus avoir le temps de se poser. De même, pour Agnès, jouir de la liberté consiste aussi à pouvoir « se poser peinarde devant la télé quand on en a envie » plutôt que de toujours courir d’un amant à un autre.

Elle en arrive au constat que la multiplication des conquêtes ne lui garantit en rien de pouvoir compter sur une seule d’entre elles. Elle raconte avec humour les cas extrêmes dans lesquels certains lui disent « à bientôt », mais ne prennent même pas son numéro de téléphone, ou encore que d’autres « oiseaux de nuit » ne l’appellent que pour passer chez elle à partir de minuit. Fréquemment, ces personnes ne la relancent que pour le sexe. Quand l’attente est symétrique, tout va très bien. Agnès aimerait par contre, sans se retrouver pieds et poings liés en couple, être assurée de l’engagement affectif de certaines de ses conquêtes.

Bien qu’elle tourne le dos à l’engagement, Agnès ne rejette pas un principe de classement et donc de hiérarchisation, premier pas vers l’engagement plus durable. Le fait d’être un « bon coup » la rassure. N’être rien qu’un « bon coup », c’est-à-dire d’être définie uniquement comme une « bonasse », l’inquiète. Quand elle s’observe, elle se demande si finalement elle ne serait pas devenue « une salope » et pire encore considérée comme telle.

Les inquiétudes masculines liées au trop-plein de liberté

Certains hommes de l’enquête ont besoin de relation dans la durée pour pouvoir se projeter sans crainte dans l’avenir. Nous avons vu que David, Robin, Jean-Pierre et Maxwell ne cherchaient pas à nouer de relation avec une ou des femmes. Disposer d’amis de longue date est, pour eux, une ressource précieuse. D’autres préfèrent que ce soit une femme qui tienne ce rôle de complice amicale ou amoureuse. Ces relations durables à l’autre sexe (avec ou sans sexualité) leur sont en effet nécessaires en termes de sécurité ontologique pour savoir que leur identité sera validée dans le temps. Thierry (48 ans, moniteur auto-école) et Mohamed (40 ans, enseignant) considèrent une présence (pas forcément quotidienne) comme absolument nécessaire. Ils ont connu des périodes de mise en couple supérieure à 14 ans. L’âge et l’ancienneté dans la relation se cumulent. Le besoin d’être accompagné par une conjointe est d’autant plus vif que l’homme est âgé et a connu une expérience de couple des plus longues.

Redéfinir la normalité des attentes

Une « homosocialité », où l’on peut se livrer entre amis du même sexe et avec moins de crainte d’être jugé, est propice à redéfinir la normalité des conduites. Les hommes aident leurs congénères à se remettre en selle et les femmes, entre elles, font de même. Nathalie (35 ans, intérimaire restauration) a bénéficié de cette convivialité entre femmes. Elle explique comment l’enchantement des soirées bien arrosées lui a permis d’arrêter de broyer du noir. Mais le plus intéressant est de constater qu’au fil des mois, Nathalie a fait le choix entre ses amies. Juste après la séparation, quand elle avait besoin d’entendre « bienvenue au club des femmes libres », elle est allée voir Aude (42 ans, prothésiste) ou Emma (49 ans, experte-comptable).

« Au départ, c’est Marine une copine qui me disait “on fait des soirées allez viens, ça te sortira”. Sur le moment, tu trouves génial des copines avec qui pouvoir repartir en chasse. Mais le lendemain, tu te réveilles en te disant “35 ans, alcoolique, il te faut deux bouteilles de rouge pour t’amuser, bravo, ma vieille” ».

Les copines « bringueuses » aident à renoncer à la recherche du coup de foudre et du mythique prince charmant au profit d’une construction progressive de liens.

Les personnes qui accordaient une place périphérique à la vie de couple et qui peuvent aujourd’hui s’appuyer sur de vivaces réseaux relationnels professionnels ou dans leurs loisirs adoptent plus aisément un mode de vie hors du couple. Cyril (39 ans, maitre de conférences), qui consacre l’essentiel de son temps à préparer ses cours le reconnait :

« Moi, je ne sais faire que travailler, d’ailleurs c’était bien cela le problème avec Nabila, elle me reprochait assez de faire comme s’il n’y avait que le boulot. Bon maintenant, je consacre tout le temps de je veux à bosser ou voir qui je veux tant que je veux. Donc ça me va, et ça me change pas plus que ça ».

De même, Jérôme (58 ans, ingénieur), proche de la retraite, a toujours eu beaucoup d’amis dans le monde du sport avec qui il se sent très soutenu :

« Rien de tel que les amis, les amours partent les amis restent, non, mais c’est vrai, si tu sais cultiver de vraies amitiés, pas la peine d’en avoir des dizaines, si t’as quelques bons amis, tu te sens entouré. Moi je suis à la salle tous les jours. À la salle on rigole on n’a pas de souci, on laisse ça de côté. Ici, j’ai des amis. S’ils ont besoin de moi, je suis là, et si j’ai besoin d’eux c’est pareil, alors me recoller en couple vraiment c’est pas ce que je recherche ».

Un mode relationnel critiqué par les femmes comme par les hommes de l’enquête : habiter sous le même toit

Il aurait été aisé de présupposer que parmi les femmes de l’enquête celles ayant le sentiment d’avoir consenti à trop d’efforts ménagers, auraient plus que leur « ex » apprécié de ne plus habiter sous le même toit qu’un homme. Les résultats le montrent, mais vont bien au-delà. Ainsi, les partenaires masculins qui semblent les bénéficiaires de la vie sous le même toit ne l’apprécient pas plus qu’Hélène (43 ans, cadre agence de tourisme) qui se plaint du temps consacré à l’entretien de la maison. Ne plus vouloir entendre parler de vie à deux sous le même toit ne surprend guère :

« Quand tu as gouté au confort de trainasser tant que tu veux sur le canapé, pareil, quand tu n’as plus les gros yeux de reproche parce que tu téléphones trop longtemps, ou quand tu es libre de rester autant que tu veux dans la salle de bain, tu ne te dis vraiment plus jamais de la vie sous le même toit, plus jamais ! ».

La prise de position quasi identique de Damien (45 ans, sous-officier) son « ex » est plus étonnante :

« Moi, je préférerai vivre dans un studio ou même dans une caravane que vivre à deux dans une même baraque. J’ai un copain ça fait trois fois qu’il se marie et il n’a toujours pas compris. Son rêve c’est encore d’avoir madame qui s’occupe des courses, moi ma liberté avant tout ».

Cette envie d’habiter seul est se retrouve même chez des individus plus âgés comme Christophe (58 ans, grutier opérateur portuaire) et Mona (56 ans, prêt à porter) ou Mielle (58 ans, caissière) et Pierre (58 ans, artisan). De son propre aveu, Pierre n’est pas très au point pour les tâches domestiques, mais peu lui importe :

« Je ne vais pas me mettre avec quelqu’un juste parce que je ne sais pas cuisiner, j’ai juste envie de prendre les bons côtés. Quand tu es avec quelqu’un que tu vois quand tu veux, le reste du temps tu es chez toi peinard, tu as tous les avantages et pas de contraintes ».

Dans le cas de cas de Mielle, son « ex » se demande :

« je ne sais vraiment pas comment j’ai fait pour rester si longtemps sous le même toit avec quelqu’un. Aujourd’hui, ça serait impensable, même si j’étais très amoureuse. J’ai passé le stade de l’amour Walt Disney. Même si Brad Pitt était amoureux de moi et qu’il me promettait de faire le ménage et les repas tous les jours, je m’en fiche, je préférerais le voir quand ça m’arrange ».

Le souhait d’habiter un chez-soi individuel est partagé autant par les femmes que par les hommes. Cependant, les femmes de l’enquête se plaignent de la différence de revenus en leur défaveur après la séparation. Même Tonya (43 ans, aide-soignante) qui souhaiterait revivre en couple n’envisage pas la cohabitation favorablement.

« Vivre à deux je suis partante, mais la vie à deux, ensemble, dans le même appart, là pas du tout ! Déjà se faire réveiller par quelqu’un qui ronfle c’est insupportable, après si c’est pour le retrouver au milieu du salon parce qu’on fait chambre à part, c’est l’enfer. La vraie égalité, c’est d’avoir les moyens de vivre chacun chez soi dans un appart pas forcément immense, mais où tu ne fais quand même pas du camping. Pour moi, vu ce que je gagne ç’est pas pour tout de suite. Mais j’en ai marre de devoir empiler mes affaires dans si peu de place ».

Les deux faces de la vie en solo choisie/subie

Le couple n’est donc pas la seule forme possible de reconstruction de Soi. La vie en solo n’est pas forcément perçue comme un échec ou un rapetissement de l’existence. Pour la personne qui est quittée, le début de la solitude est identifié au moment de la séparation. Inversement, la solitude pour la personne qui quitte est un sentiment pouvant précéder la rupture. Claudia (54 ans, maitre de conférences) se sentait seule en couple. Elle ne pouvait parler avec son mari que de leurs deux enfants. Jade (35 ans, esthéticienne) vivait le même isolement en famille. La vie de famille (avec ses repas, ses visites, ses coups de main) lui aurait été très supportable et même enviable si elle n’avait pas aussi imposé un isolement de l’intérieur.

Pour la personne quittée, se mettre en retrait peut être une source d’apaisement. Elijah (48 ans, informaticien) profite pleinement de la solitude. « J’entends souvent : t’es seul ? Ça craint ! Où ça craint ? C’est faire ce qu’on veut quand on veut : c’est le bonheur ! » Apprivoiser la solitude suppose que l’individu réapprenne à être heureux en l’absence d’autres personnes pour ne pas faire à nouveau dépendre son bonheur des autres.

La vie en solo vue du côté des femmes

La vie en solo n’est pas forcément vécue sur un mode déceptif. Les femmes prennent d’autant plus gout à cet état d’isolement qu’elles se sont senties étouffées durant leur période de vie conjugale. Mona (56 ans, prêt à porter), séparée depuis six ans, souffrait déjà de la solitude quand elle vivait avec son conjoint. « Mon mari, c’était quelqu’un à qui tu parles et qui ne t’entend pas. C’est cela la vraie solitude. Toutefois, certaines situations sont plus coûteuses que d’autres pour les femmes seules. La convocation des deux parents par les enseignants de son fils, les vacances offertes par sa société dans un hôtel romantique qui tournent au cauchemar parce que les autres clients sont en couple, les soirées chez les amis restés en couple, le dépôt de la voiture au garagiste avec personne pour la ramener chez elle, sont autant d’épreuves faisant dire à Mona que « la société est vraiment organisée autour du couple et pas des personnes seules ».

La crainte de la solitude varie fortement pour les femmes en fonction de l’âge. Elle culmine autour de la quarantaine où se dégagent trois inquiétudes caractéristiques : le syndrome Bridget Jones (se définir en « vieille fille » et se dire prête à tout pour éviter ça), le syndrome de « l’horloge biologique » (la peur d’être biologiquement trop vieille pour avoir des enfants) et la peur d’être catégorisée en « vieille » (et de n’avoir plus accès qu’à des hommes plus vieux ou bien d’être perçue en « cougar »).

Ces peurs se cumulent parfois et peuvent aboutir à des choix paradoxaux. Par exemple, quand Tonya (43 ans, aide-soignante) a appris que son « ex » était à nouveau en couple et présentait tous les signes de la reconstruction, elle a été prise de panique. 

« La solitude est terminée pour lui ! Il a aménagé avec une fille de vingt ans de moins que lui. C’est pathétique ! Mais ce qui est encore plus pathétique, c’est que moi, je ne vais trouver personne (rire) ».

Les femmes plus âgées n’ont plus ces craintes. Les « solitaires » ne se définissent plus en femmes seules, mais en femmes libres. Liberté et dignité deviennent les mots d’ordre. Elles ne cherchent pas à saturer leur emploi du temps pour éviter un sentiment de vide. Rose (52 ans, huissier), Lola (54 ans, sans emploi) ou Lou (57 ans, décoratrice) n’ont pas du tout envie de se faire violence pour s’astreindre à des activités de loisir forcé. Lou décrit ce renversement où se retrouver seule n’est plus un échec, mais une réconciliation avec soi-même. Elle met en cohérence son isolement actuel avec une solitude qui aurait traversé l’ensemble de sa vie. Rose reconnait avoir toujours été intransigeante en amitié. Dès qu’un ami fait un faux pas, elle coupe les liens. Ces femmes trouvent du réconfort dans le sentiment de maitrise de leurs relations et dans la préservation de leur espace privé. Le bonheur passe alors par le retranchement chez soi. Elles sont partisanes d’un bonheur voltairien où il faut savoir « cultiver son jardin ». Ce repli, situation de solitude stabilisée et durable, leur permet de puiser leurs forces dans le fait de chercher à tout prix ni de nouvelles rencontres amicales ni des relations amoureuses. Il s’agit d’éviter de penser la solitude comme une étape et d’en profiter, une fois pour toutes, abandonnées les aspirations de retour à la norme conjugale.

La vie en solo vue du côté des hommes

La vie en solo ne devient pesante solitude que lorsqu’elle ne peut plus être valorisable. Par ailleurs, bien moins que pour les femmes, les hommes y trouvent une source de renforcement identitaire. La peur de l’horloge biologique se retrouve décalée dans le temps. Elle apparait bien plus tardivement que pour les femmes, en plus d’être liée à la peur de l’impuissance. La cinquantaine passée, les hommes séparés se questionnent sur leur capacité à satisfaire leurs hypothétiques conquêtes. Alex (55 ans, pompier retraité) ne cache pas qu’il a longtemps pensé qu’une nuit d’amour était un argument qui plaidait en sa faveur alors qu’aujourd’hui, il n’est plus aussi sûr de lui.

« Je suis typiquement dans la situation où j’arrive à la limite. Il me faut un temps fou pour recharger mes batteries. Ce que je peux offrir, ce n’est plus comme avant et c’est problématique ».

On retrouve, chez les quinquagénaires, les mêmes ambitions de séduction que celles des femmes de la quarantaine, ces dernières étant toujours en mesure de se prouver qu’elles sont encore attractives aux yeux de plus jeunes. Avec l’avancée en âge, la solitude masculine est plus mal vécue que la solitude féminine. Ainsi, pour éviter d’en faire un échec, Jean (54 ans, commerçant) fait remonter à l’enfance ces premières expériences de la solitude.

« J’ai toujours été seul. Jouer au foot, ça ne me passionnait pas. Quand j’étais petit, je préférais déjà rêvasser. J’ai toujours été bien dans la solitude ».

Principales variables sociologiques de la reconstruction de Soi

Les effets du genre sur l’âge

Les individus ne se reconstruisent pas de la même manière ni avec les mêmes objectifs, selon qu’ils soient une femme ou un homme. Le sexe et le genre constituent deux variables majeures qui conditionnent un ensemble d’autres indicateurs, comme l’âge ou le fait d’avoir des enfants.

La vision des possibles au même âge diffère sensiblement. Plusieurs femmes de la quarantaine de notre enquête souhaiteraient bien avoir des relations avec des hommes plus jeunes qu’elles. Aude (42 ans, prothésiste) en résume le profit. « Quand tu sors avec un plus jeune, tu te sens plus jeune. Si tu sors avec quelqu’un de plus vieux que toi, t’as l’impression de vieillir plus vite ». Cependant, elle précise avoir conscience que nouer une relation avec une personne plus jeune que soi est un avantage réservé aux hommes. Elle souligne aussi qu’avoir 40 ans ou 45 ans n’a pas le même sens pour une femme que pour un homme. « Une femme qui sort avec un jeune, c’est une cougar, une salope quoi. Macron, c’est le rêve. Mais dans la vraie vie, à cinquante ans, si tu espères pouvoir te faire un beau gosse de trente ans, c’est que tu crois au père Noël ». De même, le poids des enfants sur le devenir des parents dépend largement du sexe.

Avec ou sans enfant ?

La répartition de la garde d’enfants de couples séparés est un facteur essentiel pour expliquer les conduites des parents. Les femmes-mères déclarent faire passer leur progéniture avant tout le reste tout en disant leur frustration de n’être que mère, et non plus femme à part entière.

Pour Sandra (41 ans, infirmière), la vie pour celles qui travaillent avec des enfants à charge est épuisante et ressemble à une course sans fin après le manque de temps :

« Je pose les enfants à l’école, après je file au boulot ; le soir, il faut que je jongle pour aller chercher la petite à la garderie, et après j’ai plus de vie jusqu’au lendemain parce qu’il faut que je m’occupe d’eux et le lendemain. C’est reparti, sprint, speed, speed, jamais un moment pour souffler et mettre sur pose, alors prendre le temps de tomber amoureuse, c’est pour les autres ».

L’examen de l’emploi du temps des mères avec garde d’enfants montre que toutes font des efforts démesurés comparativement à ceux consentis par les pères. Cet écart d’investissement reste vrai même pour celles qui, comme Sabrina (38 ans, kinésithérapeute), revendiquent en priorité leur propre épanouissement personnel. Ainsi, Myrtille (54 ans, ostéopathe) n’a pas du tout un discours vantant les vertus du sacrifice. Elle a pourtant renoncé à la plupart de ses loisirs pour pouvoir mieux s’occuper de ses enfants. Après son travail, elle se transformait en « taxi » pour amener ses enfants aux activités sportives.

Les femme-mères orientent leurs choix sentimentaux en fonction de leurs enfants. Elles ne s’autorisent que des relations qu’elles jugent compatibles avec eux. La mise en contact des enfants avec les nouvelles relations fait donc l’objet d’une sélection. Pour Nathalie (35 ans, intérimaire restauration), il est hors de question de présenter aux enfants, tous les mois, le nouvel « amoureux de maman ». Elle constate que les enfants tirent fierté de voir leur mère désirable, courtisée et « pas à la traine par rapport à papa ». Pour faire son entrée dans la famille, il convient déjà que la personne soit jugée convenable. Pour Cathy (39 ans, agent administratif), il apparait évident que l’apparence ne concerne pas que l’esthétique, mais aussi l’impression rassurante de l’équilibre qui se dégage d’une personne.

« Il m’est déjà arrivé de sortir avec des zonards. Ils avaient tous un truc, mais ils étaient vraiment trop crevards pour qu’ils croisent mon fils ».

Plus les enfants occupent une place centrale dans la famille plus le choix du nouveau compagnon s’opèrent en pensant à eux. Isabelle tourne en autodérision la tendance à demander leur assentiment, expliquant que son premier mari avait fait sa demande officielle à ses parents, alors que son compagnon actuel l’a faite à ses enfants. Le plus délicat aujourd’hui ne lui semble donc plus d’obtenir l’assentiment des parents, mais l’approbation des enfants.

Les femmes-mères mettent en balance les avantages et les inconvénients du « cloisonnement » afin de dissocier leur vie de femme de celle de leur vie de mère. Ce cloisonnement permet de protéger leur vie de famille, et aussi leur relation amoureuse ; l’amant ne voyant pas la « mère », mais uniquement la « femme ». Géraldine (40 ans, sans profession) relate comment la peur que ses enfants soient perçus comme des boulets l’a amenée à cloisonner, lui posant en définitive d’insurmontables problèmes d’emplois du temps. Les femmes-mères de notre enquête choisissent de préserver avant tout la relation à leurs enfants.

Ne pas faire intervenir leur nouvel amoureux dans la vie des enfants est aussi une manière de se prémunir de la jalousie de l’« ex ». Ainsi, Géraldine souligne qu’elle craignait que le père des enfants lui fasse payer sa nouvelle relation par des « oublis » concernant la pension alimentaire.

Le niveau de revenus

Le niveau de revenu joue de deux manières. D’une part, un faible niveau de revenu handicape la femme, en particulier s’il s’agit d’une mère qui a la garde des enfants. L’aisance économique permet de libérer plus facilement du temps pour soi. Comme le rappelle Sonia (40 ans, sans emploi), « la nounou, pour moi, c’est un luxe. J’ai bien les voisines de temps en temps, mais il faut rendre la pareille. Alors, la plupart du temps, je suis juste une maman ». Il lui est donc plus difficile de se définir en dehors de son rôle de mère. La liberté à laquelle cette répondante aspire ne s’exprime pas contre le « devoir », mais en lien avec lui. Plus aisée, elle aurait le pouvoir de plus s’autoriser à penser à elle sans se considérer comme une « mauvaise mère ».

D’autre part, un fort écart de revenu entre les deux partenaires amoureux, s’il joue en faveur de l’homme, amène la femme à accepter d’être mise sur les rails de la dépendance et à s’engager dans un type de relation où l’homme subvient à ses besoins de loisirs. Sonia regrette d’être tentée par des week-ends à l’hôtel ou par des petites vacances presque indépendamment de la personne qui les lui propose.

« Je tombe sur des mecs qui voient que je suis débordée comme maman. Alors, quand ils ont les moyens, ils me proposent de m’amener à l’hôtel pour faire un break. Même s’ils ne me plaisent pas vraiment, c’est très tentant ».

L’ancienneté de la relation achevée

Plus la relation est longue, plus les habitudes prises semblent profondément installées. Cette situation apparait une évidence quand celles adoptées avec l’« ex » ont été installées par soi-même. Si l’« ex » a accepté les habitudes et que le nouveau compagnon les refuse, ce double défi ne plaide pas en sa faveur. De multiples tensions peuvent émerger[5].

Ces sources de tension montrent qu’il n’est pas si facile de se débarrasser des habitudes de l’ancien couple, même de celles qui, paradoxalement, horripilaient. Ainsi, Gwen (36 ans, secrétaire) n’aimait pas qu’à peine sorti de table, Ludo (40 ans, enseignant) se précipite à l’évier pour faire la vaisselle. Finalement, c’est elle qui entretient maintenant cette habitude dans son nouveau couple et qui reproche à Marc (36 ans, éducateur spécialisé) de « trop laisser trainer ».

L’effet de l’âge vient cumuler celui de la durée de l’ancienne relation. Plus le sujet est jeune et sortant d’une relation courte, plus il semble malléable. Plus âgé, il faut des « atomes crochus », solides et résistants, car les habitudes jouent comme des « atomes décrocheurs ». L’usage du téléphone portable et l’envoi de texto représentent pour Sophie (55 ans, commerçante) une différence d’habitude particulièrement évidente entre générations ; elle a bien du mal à « parler le smiley » et s’irrite de voir que son compagnon, plus jeune d’une douzaine d’années, ne décroche pas de son portable.

Les pièges de la reconstruction

Le poids de l’» ex » sur la reconstruction

Quand l’« ex » est considéré comme irremplaçable, l’individu veut le récupérer à tout prix et, parfois, reste enfermé dans un passé révolu. Avec autodérision, Jordan (42 ans, artisan) explique que « ça fait six ans que je l’attends, c’est peut-être un peu trop ? ». Le fantôme invisiblement présent de l’« ex » pèse sur la reconstruction en laissant supposer que la page n’est pas définitivement tournée. Ainsi, Julia (44 ans, enseignante) a attendu, en vain durant trois ans, le retour hypothétique de son « ex », multipliant de profonds signes d’attachement envers lui. La durée de la séparation (entre le moment où elle est annoncée au conjoint et la décohabitation) est un indicateur non seulement de la difficulté à se séparer, mais aussi à se reconstruire. Ainsi, Cathy (39 ans, agent administratif) et Séléna (35 ans, vacataire) qui ont mis du temps à quitter la maison commune ne s’estiment toujours pas reconstruites.

Deux erreurs symétriques : la recherche d’un semblable à l’« ex » ou la recherche de son opposé

L’individu sous emprise de l’« ex » risque de sélectionner son nouveau compagnon en fonction des ressemblances entretenues avec le précédent. Pareil scénario ne fera que le conforter à l’idée selon laquelle c’est l’« ex » le « grand amour », celui dont on ne peut obtenir qu’une pâle copie. Cette quête du semblable est pourtant ambivalente. D’une part, la ressemblance rappelle le « grand amour », mais de l’autre, elle avive la peur d’avoir à revivre le même déchirement.

Pour conjurer un nouvel échec, certains ont été tentés par la stratégie inverse et ont écarté tout nouveau prétendant qui ressemblait à l’ancien conjoint. Bertrand (40 ans, artisan) a vécu pendant près de 20 ans avec Myriam (40 ans, bibliothécaire), militante engagée. En réaction, il tourne aujourd’hui les talons dès qu’il entend une fille parler de politique. De son côté, Joëlle (38 ans, hôtesse d’accueil) a passé plus d’une décennie avec Armand (37 ans, sans emploi) qui n’a jamais travaillé. Maintenant, rencontrer un homme actif est son premier critère de tri. « S’il me dit qu’il ne travaille pas, je ne donne pas suite même si je le trouve intéressant, c’est stop ! ». Chercher « le même » ou « l’opposé » représente des processus « anti-reconstruction » de soi. L’individu ne commence à pouvoir se reconstruire que lorsqu’il n’a pas d’attente envers l’ « ex » qui a compté qu’il ne cherche ni à se venger de lui ni à le séduire à nouveau.

Discussion

La « reconstruction de Soi » est un chemin qui va, pour de nombreux individus de l’enquête, de la dépendance affective vers l’autonomie. Toutefois, apprendre à devenir autonome demande toute une rééducation. Après de nombreuses années d’oubli de « Soi », connaître ses propres goûts est parfois difficile : quelle tenue vestimentaire adopter, quelle lecture faire ? Le « schéma de Soi » (Markus et Kunda, 1986) est profondément attaqué et l’individu ne sait plus quoi souhaiter devenir. Pour exister par soi-même, il faut donc à peu près tout réapprendre. Les habitus de la socialisation primaire semblent avoir été gommés par cette longue période de socialisation secondaire (Singly, 2006).

Se reconstruire suppose de suivre deux types de traitement : celui pour les conduites à tenir dans l’urgence pour faire face au quotidien, et ensuite celui pour une réflexion plus générale sur « Soi ». En effet, se reconstruire, c’est déjà être capable de mener à bien l’ensemble des petites tâches de la vie ordianire. Kaufmann (2004) suggère que l’on construit son identité que sous le regard d’autrui significatif et de différents cercles de socialisation. L’individu présente rarement la même facette identitaire avec des collègues de travail, des amis, la famille. Quand il enregistre un changement majeur, il doit agir de manière à se maintenir dans chacun de ces cercles (par exemple savoir exprimer sa souffrance, mais sans se montrer effondré au travail). Quand il ne parvient plus à séparer les différents domaines du « Soi », l’individu commet des fautes d’interaction. Faire face revient d’abord à être capable de s’ajuster aux situations, même s’il est en souffrance. Martuccelli (2002) suggère que la subjectivité et la réflexivité se manifesteraient plus particulièrement lors d’épreuves de souffrance. Qui aurait beaucoup souffert se connaitrait-il mieux ?

Vivre des amours « légers » (ou ne s’entourer que de relations amicales) semble une manière de dénouer la tension entre deux modèles de relation de couple. C’est réaliser un compromis entre la relation romantique, tendance à enchanter le lien et à l’éterniser et, d’autre part, la relation uniquement centrée sur l’épanouissement de chacun des membres. Les relations « légères » entrent tout entières dans cette seconde catégorie que Giddens appelle « amour confluent » (Singly, 2003a ; 2003b ; Jamieson et Wajeman, 2010). L’attrait de ces relations tient dans l’absence d’engagement sur le long terme. La légèreté des liens suppose de cultiver l’imprévu, ce qui permet la montée des sentiments d’une part, mais prémuni du scénario conjugal pré-écrit de l’autre. L’engagement dans une nouvelle histoire après une séparation est marqué par la prudence. L’anticipation d’un nouveau scénario conjugal est douloureuse, parce que le précédent a mal fini.

Pour avancer dans une relation, le plus délicat demeure le réglage des attentes et des engagements de chacun. Si l’enthousiasme de l’un ne trouve pas de réponse chez l’autre, ou pire, elle provoque un sentiment d’étouffement chez l’autre, la relation est menacée. Quand les deux partenaires conservent les mêmes objectifs, tout va bien entre eux. Par contre, les tensions surgissent dès qu’un écart se creuse entre leurs attentes (Duret, 2007). Dans ce cas, ils peuvent souhaiter négocier pour donner une chance à la relation, ou s’en tenir là et y mettre un terme. Enfin, ils peuvent « faire une pause », formule intermédiaire permettant de jouer sur les deux tableaux : celui du départ (déguisé), comme celui de l’appel à la remise en question. Dans le contrat sérieux-léger, « faire une pause » ne revient pas à abandonner la relation, mais plutôt à vouloir infléchir le lien pour que l’autre s’aligne sur les attentes de celui déclenchant la pause. De fait, quand un des partenaires « sérieux-léger » dérive au gout de l’autre vers une relation trop « conjugalisée » ou au contraire trop « désinvestie », une pause peut sembler nécessaire. L’accord s’aligne le plus souvent sur les attentes les moins élevées des deux membres, tant voir l’autre ne doit pas devenir une « corvée » ou une contrainte (Duret, 2010).

La reconstruction est achevée quand l’individu se sent complet sans l’« ex ». Elle est plus facile quand l’individu se sent prisonnier ou mutilé par le couple. C’est la place que chaque individu accorde à l’amour, au travail et à la réussite professionnelle, à la vie de famille, qui détermine les indicateurs d’une reconstruction achevée (Illouz, 2012). Ainsi, l’individu peut être vu comme un système d’autorégulation des différents domaines du Soi pondérés par l’importance subjective que chacun leur accorde (Duret, 2010). Le sentiment d’échec et la difficulté de la reconstruction ne sont pas liés à la durée du couple, mais à la place qu’il tenait pour l’individu.

La hiérarchisation des différents domaines est le fruit de l’histoire personnelle de chacun. Ainsi, les personnes accordant une place centrale à la relation de couple comme pilier du « Soi » sont plus en situation de crise que celles qui pouvaient s’appuyer sur d’autres dimensions. Les plus vulnérables face à la séparation sont placés face à un choix, soit persister avec la même hiérarchisation, soit faire passer la dimension amoureuse au second plan. Un entourage pourvoyeur d’affection semble pouvoir faciliter la mise en place d’une nouvelle hiérarchie des « domaines du Soi ». L’hypothèse d’une variabilité de l’importance accordée aux différents « domaines du Soi » en fonction de l’entourage, intuitivement séduisante, mériterait d’être validée par une prochaine enquête (Markus et Nurius, 1986 ; Gaulejac, 2009). Inversement, quand la séparation est vécue comme une simple étape de l’évolution personnelle, le sentiment de vide, d’abandon ou de déconstruction est plus faible ou inexistant. Il s’agit en fait seulement de la suite du processus de construction. Ainsi, le « Soi » peut se définir au vu de qui était l’individu avant la séparation, mais aussi en référence à celui qu’il aurait toujours aimé être (Soi idéal). Si la séparation rapproche l’individu de son « Soi idéal », il n’y a pas lieu d’employer le terme de reconstruction (Baumeister et Boden, 1998). Même quand l’individu est bien décidé à changer, l’ancien « Soi » construit, pas à pas, par les habitudes traine des pieds. L’envie du changement n’est pas toujours suffisante. Il ne suffit pas de ne plus vouloir être celui que l’on était, pour devenir quelqu’un d’autre (Kaufmann, 2008). Devenir quelqu’un d’autre demande du temps.

Selon le genre et l’âge, la reconstruction est vécue différemment. Avec l’avancée en âge, la séparation semble vécue comme un moment réflexif de remise en cause de la forme du couple en elle-même. Ce travail autoréflexif amène les plus âgés à se tourner vers d’autres formes de liens (amical notamment) pour satisfaire le besoin de sécurité ontologique (Giddens, 1994). Le niveau de revenu induit la possibilité de consacrer plus ou moins de temps à soi en dehors du travail et des tâches domestiques. Il permet aussi d’échapper à l’aide économique apportée par l’autre (qui se traduit en dépendance) ou au contraire de ne pouvoir s’en passer.

Enfin, il serait nécessaire de repérer dans une prochaine enquête, les caractéristiques de la reconstruction de Soi dans des relations homosexuelles (Garaud, 2004). À l’opposé des stéréotypes supposant l’existence d’une reconstruction de « Soi » strictement spécifique aux homosexuels et aux LGBT, il serait intéressant d’envisager comment jouent les orientations sexuelles dans la manière de retisser de nouveaux liens après une séparation. La séparation pose aux couples homosexuels les mêmes interrogations qu’aux couples hétérosexuels, mais elle renvoie souvent à des configurations spécifiques de vie familiale, de filiations et parfois d’homoparentalité, qui appellent à des solutions personnelles originales et innovantes.