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Introduction

À travers la recherche récente, nombre d’auteurs se penchent maintenant sur la question de la spécificité de certaines problématiques pour les populations issues de l’immigration qui vieillissent, voire qui sont aujourd’hui âgées dans le pays qui les a accueillis. Poser la question du vieillissement des migrants suppose de prendre en compte l’hétérogénéité des origines, des statuts migratoires, de l’âge au moment de l’immigration, de la durée de résidence dans un pays d’accueil, des parcours de vie et des situations socio-économiques. Les migrants âgés ne sauraient ainsi être appréhendés comme un groupe homogène au-delà des similarités qu’ils peuvent partager en matière d’inégalités ou de vulnérabilités avec l’ensemble de la population âgée, indépendamment des origines ethniques ou culturelles. Même s’il s’agit d’une question complexe, nous tenterons de l’aborder dans le cadre de cet article, de manière exploratoire, en nous intéressant à l’expérience du vieillissement dans un contexte urbain de forts changements démographiques amenés par l’immigration d’hier et d’aujourd’hui. En outre, nous verrons comment les migrations internationales peuvent changer la dynamique urbaine et amener différentes formes d’innovation à considérer dans la gestion municipale de la diversité et du vieillissement. Dans un premier temps, nous abordons le contexte de l’agglomération de Montréal comme une métropole d’immigration, un espace métropolitain qui n’échappe pas au vieillissement démographique généralisé des pays industrialisés. Dans un deuxième temps, nous interrogeons la recherche récente sur l’immigration et le vieillissement, à savoir comment vieillissent les communautés issues de l’immigration et comment l’immigration actuelle continue de modifier l’expérience résidentielle des aînés d’aujourd’hui. Dans un troisième temps, nous proposons un cadrage théorique empruntant à la gérontologie environnementale, avec notamment le concept de déprise venant placer la focale sur l’interaction entre l’aîné et les transformations de son milieu de vie. Nous proposons ensuite une étude de cas exploratoire réalisée dans trois quartiers marqués par le vieillissement et l’immigration, soit Saint-Léonard, Cartierville et Parc-Extension. Nous concluons avec une discussion sur des pistes d’innovation qu’ouvre notre exploration pour les modèles théoriques du vieillissement chez soi et à propos ses politiques de la ville adaptées au vieillissement.

Vieillir dans une communauté d’immigration à Montréal

L’immigration au Québec est tout autant porteuse de changements que de stabilité démographique, mais affecte néanmoins le portrait social des villes d’accueil. Montréal est à ce titre exemplaire. Avec un total de plus de 900 000 immigrants internationaux, cette population provenant d’origines maintenant très variées représente environ 25 % de la population du Grand Montréal (CMM, 2019). En 2016, le recensement canadien y montrait une population totale de 4 098 927 personnes, dont 905 863 personnes issues de l’immigration, comme le présente le tableau 1. Le graphique 1 montre quant à lui la diversification de l’immigration qui est passée, depuis les 40 dernières années, d’une origine majoritairement européenne à des origines relativement variées. En 2017, même en léger recul, l’immigration économique représentait de loin la principale catégorie, soit 60 % contre 23 % pour le regroupement familial, 15 % pour les personnes réfugiées et déplacées et 2 % pour les autres catégories (CMM, 2019).

Tableau 1

Populations totale et issue de l’immigration dans la région métropolitaine de recensement (RMR) de Montréal selon l’année de recensement

Populations totale et issue de l’immigration dans la région métropolitaine de recensement (RMR) de Montréal selon l’année de recensement

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Figure 1

Population issue de l’immigration dans la région métropolitaine de recensement (RMR) de Montréal selon la région géographique d’origine

Population issue de l’immigration dans la région métropolitaine de recensement (RMR) de Montréal selon la région géographique d’origine

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Vieillir à Montréal, une métropole construite sur différentes vagues migratoires

Au 19e siècle, Montréal était une ville de taille fort limitée, qui s’est graduellement peuplée par les immigrants d’origines française et britannique. L’immigration irlandaise va être suivie au 20e siècle par une immigration nationale vers les centres urbains et une immigration européenne. La population canadienne-française côtoie désormais les communautés portugaise, italienne et grecque (Germain, 1992). L’adoption au début des années 1970 de la politique canadienne du multiculturalisme, ainsi que la constitutionnalisation des droits fondamentaux et individuels, sont des réponses du Gouvernement fédéral canadien à l’augmentation continue de l’immigration au pays (Leloup et Zhu, 2006). Même avec une croissance du nombre d’immigrants, la perspective du multiculturalisme vise la coexistence de différentes cultures, par opposition à l'intégration ou à l’assimilation. Cette politique canadienne fondamentale ne vise pas à constituer une identité nationale unique.[2]

L’immigration provenant d’Asie, d’Amérique latine et d’Afrique est aujourd’hui le vecteur de changements marquant Montréal d’une forte diversité. Les facteurs de cette diversité sont la langue, mais aussi la tradition des quartiers et celle des « petites patries » bâties par les immigrants italiens, portugais et grecs qui marquent le paysage urbain. Les quartiers centraux, et les banlieues pavillonnaires d’après la Deuxième Guerre mondiale, sont devenus davantage multiethniques dans certains secteurs et arrondissements du territoire métropolitain, tout particulièrement avec l’arrivée des populations maghrébine et haïtienne. Ainsi, une part croissante des migrants s’installe désormais dans les banlieues plutôt qu’au centre (Jean et Germain, 2014).

Les territoires de l’immigration, les profils et les projets résidentiels des immigrants à Montréal sont aujourd’hui bien connus, mais dans une moindre mesure à l’échelle des quartiers vécus et dans une perspective de vieillissement. Le tableau 2 montre la proportion de personnes âgées de plus de 65 ans pour la région métropolitaine de recensement ainsi que la présence de l’immigration dans le groupe des aînés. Globalement, pour la région métropolitaine, le vieillissement des populations issues de l’immigration suit la même tendance que celui de la population globale au Québec avec une augmentation de la part de plus de 65 ans. Par contre, avec 18,8 % en 2016, la proportion de personnes âgées de plus de 65 ans tend à être plus élevée chez les immigrants que le reste de la population métropolitaine avec 14,9 %.

Tableau 2

Population totale de plus de 65 ans et population issue de l’immigration de plus de 65 ans dans la région métropolitaine de recensement (RMR) de Montréal selon l’année de recensement

Population totale de plus de 65 ans et population issue de l’immigration de plus de 65 ans dans la région métropolitaine de recensement (RMR) de Montréal selon l’année de recensement

*Idem

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Dans un contexte qui indique que l’intégration des immigrants en matière de langue, d’emploi, d’éducation, voire économique, semble acquise malgré des inégalités également documentées, la question du logement et surtout des quartiers dans leurs dimensions physiques et sociales demeure cruciale. Certaines questions émergent à ce sujet : Comment les changements amenés par l’immigration peuvent influencer les expériences résidentielles vécues, pour les aînés provenant de l’étranger tout comme pour ceux établis depuis des décennies dans le pays d’accueil ? Qu’est-ce que l’immigration amène dans la perspective du vieillissement chez soi ? Quels défis ou possibilités d’innovation l’immigration pose pour les municipalités ?

L’immigration et le vieillissement dans les écrits

Vieillir chez soi dans son quartier, dans un contexte de migration

La notion du « chez-soi » diffère parmi les migrants âgés en fonction de leur statut de migration, de la durée de leur résidence et du type d’environnement résidentiel. Avoir le sentiment d’être chez soi est profondément lié à l’identité et à la reconstruction du soi dans la migration, surtout chez les migrants âgés récents. Les enjeux auxquels les aînés sont confrontés les poussent à mettre en œuvre des stratégies d’adaptation, dont plusieurs passent par la famille et les réseaux sociaux qui s’y entremêlent. En outre, ces stratégies amènent les immigrants aînés à faire différents choix dans leurs modes de vie en fonction de leur environnement résidentiel et de leur vieillissement, comme l’ensemble des personnes vieillissantes. Ces aînés font aussi d’autres choix distincts, plus ou moins contraints, qui relèvent parfois de leur pays d’accueil ou plus spécifiquement de leur lieu d’origine.

Les travaux de Nesteruk et Price (2015), sur les populations de migrants âgés aux États-Unis, illustrent les différences exprimées au regard de l’attachement aux pays d’origine et d’accueil. Les immigrants arrivés enfants sont les plus intégrés – langue et emploi souvent proches des natifs – et expriment un fort sentiment d’appartenance au pays d’adoption. Il en est de même des personnes âgées immigrantes arrivées à l’âge adulte autour de 18-30 ans. En revanche, les aînés arrivés plus tard dans la vie, notamment sous des politiques du regroupement familial ou de réfugiés, parlent moins la langue du pays, ont moins de contacts dans les réseaux sociaux et sont peu familiers de la culture nord-américaine. C’est donc dire qu’en plus des préoccupations liées au vieillissement, les aînés immigrants sont plus enclins à souffrir d’isolement, de dépendance et de dépression. Ces derniers éléments peuvent entraîner un sentiment de ne pas être complètement chez soi et de vieillir « ailleurs », contrairement, nous en faisons l’hypothèse, à ceux arrivés depuis des années. Notons que l’absence d’aînés de la même ethnie, les difficultés à se déplacer sur le territoire et l’incapacité à parler la langue nationale accentuent souvent ce sentiment d'isolement (Hsu, 2013), et fort probablement plusieurs des autres difficultés que vivent les aînés de la population en général.

L'attachement aux lieux quotidiens joue un rôle primordial pour recréer – et maintenir – un chez-soi dans un nouvel environnement (Young, 1998 ; Seo et Mazumdar, 2011). Les activités et les rituels impliquant des objets permettent de créer, d’approfondir et de garder l’emprise sur des liens avec les lieux du quotidien (Mazumdar et Mazumdar, 2004). Seo et Mazumdar (2011) décrivent, dans une étude qualitative menée auprès de 65 aînés coréens en logement social, comment ces immigrants âgés ont recours à diverses stratégies pour modifier les éléments physiques d’un environnement culturellement différent, afin d’y reconstruire un chez-soi. Pour de nombreux immigrants aînés récemment arrivés dans le pays d’accueil, l’installation résidentielle s’est d’abord faite dans le cadre d’une cohabitation familiale intergénérationnelle, à leur demande, pour tenir leur rôle grand-parental ou participer aux tâches ménagères. Dans une étude menée en Nouvelle-Zélande sur les aînés chinois d’immigration récente, on observe, à l’échelle des collectivités, comment des activités dans l’espace urbain partagé, comme le jardinage, pouvaient les aider à définir leur identité et leur attachement (Li et al., 2010). À travers le jardinage, les immigrants font face aux perturbations et à la rupture biographique entre l’ancien et le nouveau chez-soi. Dans ce processus, l’espace physique des jardins dans l’espace résidentiel contient à la fois des éléments du paysage culturel ancien et des nouveaux, créant ainsi des emprises possibles dans un espace transnational entre pays d’origine et d’accueil.

Les perceptions du chez-soi et l’investissement émotionnel qui s’y rattache reflètent ainsi, pour nombre d’entre eux, le processus que Sassen (1990) nomme le « désamorçage des identités » et le rétablissement de ces identités dans d’autres arènes mondiales. Les études récentes sur le vieillissement et la migration semblent indiquer que le sentiment du chez-soi (Després et Lord, 2005), dans sa dimension spatiale et rhétorique, pose plus de difficultés parmi la population âgée de migration récente. Leur transition en fin de vie dans un autre espace social, culturel et physique relève d’un plus grand défi (Serfaty-Garzon, 2006). Ce vieillissement différencié à la fois entre les différents groupes de migrants âgés et entre la population migrante et non migrante pose la question de l’adaptation culturelle dans l’adéquation du logement, des aménités urbaines et des services offerts par les municipalités et autres acteurs institutionnels ou de la société civile. Ces dimensions sont, entre autres, centrales à la recherche en gérontologie environnementale où cette adéquation entre l’environnement physique et fonctionnel et l’aîné vient moduler la qualité de l’expérience du vieillissement.

Les dimensions du chez-soi dans le quartier des immigrants âgés

Le contexte communautaire du quartier joue un rôle essentiel pour les migrants âgés. Il facilite la transition des personnes âgées vers une autonomie résidentielle ou leur permet de s’y maintenir. Il constitue un vecteur grâce auquel les membres d’une communauté vont surmonter les vulnérabilités liées au vieillissement. Une étude comparative canadienne sur les conditions de résidence de deux groupes de migrants âgés sud-asiatiques (résidence en logement indépendant conçu pour la communauté des aînés sud-asiatiques et résidence au sein de la communauté ethnique) révèle que le vieillissement à domicile est largement favorisé, notamment par la présence des commerces et des services ethniques, par le maintien des styles de vie traditionnels et par l’interaction et le soutien social des membres de la communauté (Mahmood et al., 2008). Ce dernier élément renvoie à la notion de capital social défini comme les liens entre les individus et, en particulier, les réseaux sociaux, ainsi que les normes de réciprocité et de confiance qui découlent de ces relations. Le migrant âgé n’est alors plus perçu comme un demandeur d’asile, victime du sort, mais plutôt comme une personne proactive cherchant à recréer un réseau de sociabilité. Dans ce contexte, le capital social, mais également familial, constitue un atout majeur pour accéder ou maintenir une autonomie résidentielle en s’appuyant sur un réseau de ressources et en contournant les obstacles liés au vieillissement, à l'isolement linguistique et au manque de transports en commun ou de commerces tenus par la communauté d’origine. C’est sur ces éléments de la communauté que se développe par ailleurs toute la logique de l’approche MADA – ci-après discutée, sans que les dimensions spécifiques de l’immigration ne soient traitées.

Dans cette optique, le soutien social et familial (aide financière, instrumentale, informationnelle, émotionnelle) ainsi que l’engagement par la participation active aux activités sociales communautaires, par exemple, permettent de créer les conditions favorables à un vieillissement positif ou satisfaisant. En partageant des activités dans un contexte donné (résidences pour aînés, associations, clubs ou quartiers), les aînés développent des expériences communes qui affectent leurs connaissances, leurs perceptions et leur développement. Ces expériences créent aussi une intersubjectivité dans le groupe, renforçant leur adhésion à des valeurs partagées et à l’objectif commun d’une vie résidentielle autonome (Shin, 2014).

La socialisation au sein d’un groupe partageant les mêmes valeurs et œuvrant dans un objectif commun améliore l’estime de soi et permet de créer un sentiment d’appartenance des aînés au groupe et aux lieux (Shin, 2014). Prendre part aux diverses activités organisées et se joindre à différentes organisations et associations communautaires permet non seulement de briser l’isolement des migrants âgés, mais également de surmonter la nostalgie de leur pays natal. Les populations de migrants âgés usent ainsi de stratégies d’adaptation active en s’ancrant dans la communauté pour faire face aux différents types de perte et de vulnérabilité, qui affectent leur passage dans le grand âge.

Cadrage théorique

La gérontologie environnementale (Després et Lord, 2005 ; Golant, 2015a) ainsi que la sociologie et la géographie urbaine (Clément et al., 2018) mettent en perspective à la fois les difficultés et les ressources présents dans l’environnement socio-spatial de la personne âgée. La gérontologie environnementale propose un cadre large et interdisciplinaire où l’aîné est placé dans une position d’interaction avec son environnement, lequel pose des défis à son adaptation et implique une notion d’équilibre ou de congruence entre besoins, aspirations et compétences environnementales de l’individu vieillissant (Lawton et Nahemow, 1973 ; Golant, 2015a). À cet égard, Golant (2015b) propose le concept de « residential normalcy », soit un environnement résidentiel congruent et résilient qui répond aux besoins émotionnels et fonctionnels auxquels aspirent les personnes âgées. Quant au processus pour atteindre et conserver cet équilibre, Clément et ses collègues (Clément et al., 2018) ont introduit, il y a plus de 20 ans, la notion de « déprise ». En ce sens, la personne vieillissante sera appelée à lâcher prise sur certaines activités (déprise), à en développer de nouvelles (emprise) ou de reprendre d’autres arrêtées un moment (reprise), dans une logique d’économie, adaptées à son autonomie, son contexte et aux stress présents de manière ponctuelle ou plus permanente dans son environnement. C’est avec ce cadre que nous proposons d’explorer la réalité des personnes âgées immigrantes selon deux objectifs, l’un centré sur l’expérience du quartier pour les personnes âgées, l’autre tourné vers l’intervention municipale sur les milieux de vie des aînés.

Explorer l’expérience du vieillissement dans un chez-soi en transformation

Parmi les défis auxquels sont confrontés les immigrants, la reconstruction du sentiment d’être chez soi est l’un des plus cruciaux. Le chez-soi est un concept relativement flou et difficile à approcher. C’est un concept à définition variable qui est en constante évolution, pour la personne tout comme pour la société (Moore, 2000 ; Sommerville, 1997). On habite chez soi, dans un logement et un quartier, mais pour un immigrant ces dimensions du « chez-soi » prennent des significations différentes. Elles peuvent dépasser les frontières et relever d’identités multiples, tout en constituant inévitablement différentes déprises (Serfaty-Garzon, 2006). Bien que la notion réfère d’emblée à la dimension matérielle – un logement, une maison, un immeuble –, le chez-soi peut être abordé à d’autres échelles et dans ses dimensions psychologiques que sont l’intimité et l’attachement au lieu. Au fil des années, nombre de recherches et d’études sur le chez-soi ont intégré des dimensions sociales, culturelles et temporelles (Rapoport, 1985 ; Serfaty-Garzon, 2018). C’est dans le cadre de la vie quotidienne, y compris dans le quartier, que sont vécues et intériorisées les différentes dimensions du chez-soi. Avoir un sentiment de continuité s’avère incontournable, surtout au moment où les habitudes se modifient de manière considérable avec le vieillissement, dont les habitudes en lien avec la mobilité quotidienne et les différents usages du logement et du quartier (Lord, 2012). C’est également le cas des mobilités résidentielles qui permettent en outre de rester chez soi si le déménagement est dans son quartier (Lord et Negron-Poblete, 2019). L’aîné garderait l’emprise et choisirait mieux les déprises, qu’elles soient spatiales (ex. déplacements, destinations, etc.) ou sociales (visites de proches, activités bénévoles, etc.).

La grande majorité des personnes âgées prend la décision de vieillir « chez soi », dans une perspective de continuité et d’attachement à leur quartier. C’est en fait une décision souvent implicite mettant de l’avant les avantages d’un milieu de vie familier, contrôlé et maîtrisé, dans ses dimensions physiques et sociales (Després et Lord, 2005). Il n’est pas étonnant de constater le fort désir et la capacité d’adaptation à leur environnement résidentiel. Les modes de vie se transforment selon les défis que posent les environnements résidentiels, tout particulièrement les déplacements (Lord et Luxembourg, 2006). L’organisation du quotidien, les destinations visitées, les manières de se déplacer ou les réseaux sociaux et familiaux mobilisés évoluent entre déprises et nouvelles emprises pour… conserver ses habitudes et son chez-soi. Or, les aspirations derrières ces changements, quand ces derniers sont maîtrisés ou arbitrés, permettent le maintien d’une expérience résidentielle positive. Cette maîtrise environnementale (Golant, 2012 ; 2015a) contribue en outre à la satisfaction résidentielle.

D’une part, si le chez-soi signifie un milieu de vie stable et perçu comme sécuritaire, ces emprises sur les dimensions du chez-soi, nous en faisons ici l’hypothèse, peuvent être difficiles à maîtriser dans un contexte de forts changements démographiques, lorsque le quartier de résidence se transforme avec le renouvellement social ou l’arrivée de nouveaux résidents, qu’ils soient locaux ou internationaux. Avec l’évolution des quartiers, dans leurs caractéristiques sociales fondamentales et les activités socio-économiques qui en sont le corollaire, vient la possibilité pour les aînés de voir disparaître un espace d’action familier où l’on peut se situer dans le temps et s’identifier.

D’autre part, de nouvelles emprises sur le chez-soi peuvent être ardues à construire, dans un contexte où l’installation est difficile, ou même conflictuelle, face à son ancien chez-soi pour les nouveaux arrivants aînés. À cet égard, nous avons vu précédemment que les possibilités de conserver différentes dimensions du mode de vie et certaines emprises de l’environnement résidentiel du pays d’origine facilitent le vieillissement des immigrants, tout particulièrement lorsque des liens sociaux et familiaux sont possibles à préserver. Qui plus est, il est aussi possible d’envisager que des changements amenés par l’immigration, dans la configuration socio-économique des quartiers, puissent permettre de renouveler ou d’améliorer la perception des habitants d’un quartier, dans le cas particulier où les changements démographiques sont porteurs de renouveaux sociaux ou démographiques (Germain, 2014 ; Lord et al., 2019). Dès lors, nous proposons d’explorer ces changements dans le contexte du chez-soi et de faire émerger les possibilités d’innovation pour les villes et les quartiers.

Explorer l’intervention municipale pour le vieillissement dans la diversité urbaine

L’une des solutions proposées pour construire des milieux de vie plus inclusifs et adaptés aux personnes âgées consiste à adopter une approche « bottom-up » de la planification municipale (Bigonnesse et al., 2011 ; Garon et al., 2014). C’est par des collaborations participatives entre ville et différents acteurs de la société civile, incluant les aînés eux-mêmes et les secteurs communautaires, que ces approches peuvent être développées. Selon le postulat qu’il est opportun de laisser les aînés être impliqués dans les décisions les concernant, puisqu’ils possèdent un savoir pratique du quotidien, les professionnels de plusieurs domaines d’intervention sont invités à les inclurent dans des processus d’actions et de décisions. L’une des grandes initiatives de ce type d’approche est celle des Municipalités amies des aînés (MADA), notamment appuyée par l’Organisation mondiale de la santé (OSM) dans plusieurs villes du monde. Des réflexions sont ainsi développées et mises en action avec plusieurs communautés urbaines et rurales pour leur adaptation aux besoins des personnes âgées. Les municipalités en question peuvent ensuite bénéficier d’une certification.

De telles approches visent une certaine forme d’innovation sociale dans le développement, l’adaptation et la gestion des villes. Ces approches concernent le transport, l’habitat, la participation sociale, le respect et l’inclusion sociale, la participation citoyenne et l’emploi, la communication et l’information, le soutien communautaire et les services de santé ainsi que les espaces et bâtiments publics. Les démarches MADA visent dans plusieurs cas des éléments techniques de la planification des villes pour le vieillissement, en plus des activités et des services à la population qui sont en concordance. Les processus de réflexion et de planification pour les aînés sont particulièrement utiles pour l’empowerment des milieux, y compris pour les municipalités de petite ou de moyenne taille. Les changements concrets mis de l’avant sont parfois, faute de moyens financiers ou de ressources humaines, très limités avec l’adaptation universelle ponctuelle d’équipements (i.e. accès à des bâtiments municipaux ou à des parcs) et avec des activités festives ou plus régulières (i.e. cafés-rencontres, clubs de lecture, etc.). Il s’agit là d’une limite majeure de l’approche, tout le fait qu’elle se développe à la pièce, une communauté à la fois, sans nécessairement de visions d’ensemble de l’appareil municipal ou à l’échelle métropolitaine. Néanmoins, l’établissement du vieillissement comme un enjeu municipal transversal s’impose de plus en plus dans les municipalités, rejoignant notamment d’autres enjeux comme la jeunesse ou la famille. Cela peut transformer positivement la portée des actions municipales en ce sens, tout comme l’image du « problème » du vieillissement et de l’aménagement.

Si le vieillissement est un processus complexe et les personnes âgées un groupe hétérogène, les changements causés par l’immigration, celles des vagues migratoires passées tout comme celles qui continuent d’être accueillies, ont des impacts à la fois sur les quartiers et sur l’expérience résidentielle des aînés qui y habitent. En pouvant changer l’expérience résidentielle et modifier le sentiment d’être chez soi, un quartier en fortes transformations sociodémographiques est, nous en faisons l’hypothèse, un quartier qui pose des défis supplémentaires au déploiement d’approches « bottom-up » telles que celles de MADA. Dans la même perspective, les dynamiques posées par l’immigration sont également susceptibles de générer une plus-value sociale et une possibilité d’innovation aux approches et programmes déjà en place. C’est pourquoi nous proposons une étude de cas menée dans trois quartiers en forte transformation de l’agglomération de Montréal qui placera la focale sur l’expérience de l’environnement résidentiel des aînés de différentes origines.

Cadrage méthodologique

Alors que des approches telles que MADA traitent d'aspects municipaux, comme la fourniture de services essentiels pour les aînés, l'accessibilité universelle et la planification d'activités sociales, les cas qui seront explorés se concentrent davantage sur les interactions sociales dans la ville. Ceci peut apporter des critères nouveaux sur ce qui est important en ce qui concerne l'expérience du chez-soi, allant au-delà du côté technique d’accessibilité ou de socialisation. Il devient alors intéressant de voir comment, avec des dynamiques urbaines contrastées, il est possible d’envisager une certaine forme d’innovation qui pourrait être utile pour de futures approches MADA.

Dans le contexte du programme de recherche « Vieillir au Québec » (2014-2017), trois territoires ont été choisis pour leurs dynamiques socio-économiques et le vieillissement marqué de leur population.[3] Cette exploration a été réalisée en lien avec des résidences pour personnes âgées. L’objectif était de mieux comprendre l’expérience du vieillissement de personnes qui choisissent ce type de résidence et de voir comment l’environnement urbain était choisi et pratiqué en fonction de son adaptation au vieillissement. L’étude de cas proposée se concentre sur trois quartiers de Montréal, soit Saint-Léonard, Cartierville et Parc-Extension, fortement marqués par un vieillissement démographique ainsi que des vagues importantes d’immigration passées et toujours en cours.

Des résidents des quartiers ont été rencontrés dans le cadre d’un groupe de discussion (Geoffrion, 2003) dans chacun des trois quartiers. Cet outil de collecte de données offre l’avantage d’être flexible et rapide pour recueillir et analyser les points de vue d’acteurs. Largement utilisé pour la mise en marché de produits ou de services, il permet d’explorer les préférences et les attitudes d’un groupe homogène de personnes et d’en arriver à certains consensus ou différents sur les objets mis en discussion. Possédant certaines limites, dont celle de ne donner que le point de vue d’un groupe, et non d’approfondir de manière individuelle des parcours ou des expériences, le groupe de discussion répond néanmoins aux objectifs exploratoires de la question de recherche mise de l’avant dans l’étape de travail ici présentée. En outre, les résultats escomptés pourront mener à des perspectives de recherche plus ciblées, qui elles mériteraient d’être approfondies avec des entretiens ou des outils d’analyse plus précis ou, en ce qui concerne la dimension environnementale, avec des techniques d’entretien mobile comme le parcours commenté, ce que nous n’avons pas pu faire dans les travaux ici présentés.

Les personnes âgées rencontrées dans les groupes de discussion ont, dans un premier temps, été interrogées sur leur mobilité quotidienne (surtout à pied) et leurs habitudes de déplacement dans leurs quartiers et plus largement dans la ville. Ensuite, d’autres modes de transport et l’utilisation des commerces et des services au quotidien ont fait l’objet d’échanges. L’objectif de ces discussions était de mettre en relief les consensus éventuels dans les obstacles et opportunités perçus chez soi à l’échelle du quartier et de relever les différentes déprises. Une dernière étape de discussion, qui représentait environ la moitié de la durée du groupe de discussion, a consisté à discuter avec les participants de leurs aspirations, préférences et choix résidentiels, mais également de l’évolution de leur environnement résidentiel d’hier et d’aujourd’hui. En conclusion, les participants étaient invités à parler de la place attribuée aux aînés dans la ville en général et plus spécifiquement dans le quartier de résidence, ainsi que sur la qualité des échanges et des rapports de reconnaissance des aînés avec leur milieu de vie résidentiel.

Les groupes de discussion ont impliqué 25 personnes au total dans les 3 quartiers. Ils comptaient une majorité de femmes, bien que les hommes soient également bien représentés (jamais moins du tiers). Les participants étaient âgés de 60 à 90 ans. À Saint-Léonard on comptait une majorité d’Italiens, à Parc-Extension une majorité de Grecs et à Cartierville des origines variées, mais avec une majorité de Canadiens. Les groupes de discussion ont été menés par trois personnes, un animateur exclusivement dédié à la direction de la discussion, deux autres aidants pour faciliter la prise de notes et supporter l’organisation. Le groupe de discussion de Cartierville a été réalisé en français, alors que ceux de Saint-Léonard et de Parc-Extension ont été réalisés respectivement en italien et en grec. Les échanges ont été transcrits et traduits en français, le cas échéant. L’analyse du contenu des groupes de discussion a porté sur les significations du chez-soi des répondants et leurs différentes emprises sur leur milieu résidentiel. Une analyse thématique a été réalisée à l’aide des transcriptions, selon les techniques d'analyse qualitative proposées par Miles et Huberman (1994). Cet examen a poursuivi trois objectifs : décrire les expériences du vieillissement dans un chez-soi en transformation ; explorer l’expérience du chez-soi dans un contexte d’immigration ; identifier les opportunités d’innovation en matière de gestion de la diversité urbaine. Les groupes de discussion ont été organisés dans des résidences pour aînés avec l’accord de la direction. Le protocole de recherche, ayant reçu un certificat d’éthique du Comité d'éthique de la recherche en arts et humanités (CERAH) de l’Université de Montréal, impliquait la signature d’un formulaire de consentement à participer à la recherche par chacun des participants.

Étude de cas sur trois quartiers en changement socio-démographique

Plusieurs changements peuvent être observés dans les trois quartiers à l’étude. Dans une perspective d’innovation, ces milieux de vie sont relativement bien adaptés au vieillissement au niveau de l’environnement physique. Ils se révèlent être significativement attractifs pour le vieillissement chez soi pour les personnes de plus de 65 ans, voire attirent des aînés de l’extérieur qui s’y installent. En même temps, la section qui suit montre qu’il s’agit d’environnements urbains en transformation démographique soutenue, puisque plusieurs profils de populations s’y installent. Cette première étape d’analyse vise à identifier les éléments fonctionnels et démographiques des quartiers susceptibles de changer l’expérience du chez-soi ainsi qu’à poser les bases de l’analyse comparative.

Figure 2

Localisation des trois quartiers dans l’espace métropolitain de Montréal

Localisation des trois quartiers dans l’espace métropolitain de Montréal

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Saint-Léonard, vieillir dans son quartier en pleine transformation[4]

Situé au nord-est de l’île de Montréal, à environ 10 km du centre-ville, Saint-Léonard est un quartier d’une superficie de 13,5 km2 qui comptait une population de 78 305 habitants en 2016 (en croissance de 3,4% par rapport à 2011) et une densité de 5 804 habitants au km2. Aussi appelé le « Jardin de Montréal », Saint-Léonard connaît une occupation rurale à partir de 1886 jusqu’aux années 1950 pendant laquelle il assure l’approvisionnement en produits vivriers de la métropole. Composé d’un noyau villageois et d’un lotissement nord-sud concentré le long de l’actuelle rue Jarry, l’arrondissement se transforme pendant la « période de l’explosion résidentielle » entre 1955 et 1970. La construction de l’autoroute Métropolitaine en 1959, coupant l’arrondissement en deux et facilitant la perméabilité du secteur en transport automobile, et l’implantation d’une coopérative d’habitation qui bâtira 655 maisons unifamiliales destinées aux familles catholiques canadiennes-françaises à revenus modestes, sont les principaux facteurs qui vont engendrer un grand développement résidentiel dominé par le duplex. La population léonardoise passera de 500 habitants en 1942 à 5 000 habitants en 1960. Elle comptera dans ses rangs une forte concentration d’immigrants italiens des quartiers ouvriers de la métropole à la recherche de meilleures conditions de vie. L’arrivée massive des immigrants italiens se poursuivra jusqu’à la fin des années 1970, contribuant au développement d’une communauté très active dans la construction résidentielle du quartier et dans son essor commercial qui reclasse la rue Jean-Talon en tant qu’axe commercial principal, mais aussi au niveau politique et institutionnel.

Figure 3

Secteur investigué du quartier Saint-Léonard

Secteur investigué du quartier Saint-Léonard

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La croissance démographique continue et permet à la population d’atteindre 75 000 habitants en 1992. Cependant, à partir des années 1990, un déclin démographique s’installe à Saint-Léonard, accompagné d’une diversification ethnique. Si d’un côté la vague migratoire en provenance d’Italie s’estompe, de l’autre côté c’est l’installation de plusieurs habitants dans d’autres banlieues montréalaises qui contribue au déclin de la population. Dans un effort visant à freiner cette baisse démographique, des investissements dans la construction d’immeubles en hauteur ont favorisé non seulement un changement d’échelle au niveau du cadre bâti, mais aussi de la composition ethnique de la population du secteur. En effet, l’arrivée de populations immigrantes hétérogènes en provenance d’Haïti, depuis les années 1970, mais aussi d’Asie du Sud-est, d’Amérique latine, du Liban, de la Grèce ou du Portugal, à partir des années 1990, contribue à modifier considérablement le profil ethnique de Saint-Léonard. 

Les immigrants forment aujourd’hui 49% de la population et 20% d’entre eux sont arrivés entre 2011 et 2016. Leur localisation se concentre dans la portion sud-est de Saint-Léonard, en particulier le long de deux axes routiers principaux, l’autoroute Métropolitaine et la rue Jean-Talon, là où on retrouve aussi la plus haute concentration d’immeubles résidentiels de cinq étages et plus. Il s’agit d’une nouvelle population immigrante jeune (95% d’entre eux sont âgés de moins de 45 ans) et d’origine ethnique très variée. Elle apporte un nouveau visage à ce territoire historiquement à forte identité italienne. Il reste que 30,5% de la population immigrante est arrivée avant 1981 et que la majorité est d’origine italienne. Parmi eux, 19% sont des personnes âgées de 65 ans et plus, montrant un vieillissement plus accentué à Saint-Léonard que pour le reste de la métropole (16%).

La construction de tours d’habitation pour retraités est en partie à l’origine de la rétention de cette population âgée dans le territoire. Au regard de nos hypothèses de recherche, il s’agit d’une possibilité pour ces aînés italiens de conserver une emprise sur leur chez-soi, ou de déménager sans quitter complètement certaines dimensions d’un environnement familier. La résidence pour aînés « Les Jardins d’Italie », qui a été analysée pour ce secteur, participe à cette dynamique. Ces tours résidentielles se concentrent aux abords de l’autoroute Métropolitaine, de manière plus ou moins continue jusqu’à la rue Jean-Talon, entre les boulevards Lacordaire et Viau, là où les nouveaux immigrants ont tendance à converger avec la densification résidentielle. La résidence analysée se retrouve ainsi comprise dans un ensemble d’immeubles de forte densité localisés proche, à distance de marche, d’une rue commerçante en dévitalisation (rue Jean-Talon), et également proche à distance automobile d’un pôle commercial d’importance métropolitaine (Galeries d’Anjou). Le secteur compte plusieurs services de santé, des centres communautaires italiens et divers équipements municipaux.

Il s’agit en quelque sorte d’une stratification sociale d’un espace résidentiel, autrefois fortement associé à une banlieue d’identité italienne, qui pose aujourd’hui des interrogations quant à la cohabitation possible de différentes populations. D’un côté, la mixité générationnelle peut être questionnée quant à la compatibilité des modes de vie et des dynamiques d’appropriation de l’espace. D’un autre côté, la diversification ethnique de plus en plus présente dans le quartier met en perspective la superposition de communautés culturelles et ses conséquences sur les pratiques de l’espace de tous ses résidents.

Cartierville, vieillir avec les avantages de la diversification de son chez-soi

Cartierville est un quartier au nord de la ville de Montréal qui se trouve dans l’arrondissement d’Ahuntsic–Cartierville. Il est bordé au nord par la Rivière-des-Prairies, à l’est par le quartier Nouveau-Bordeaux, au sud par la Ville-Saint-Laurent et à l’ouest par le quartier Saraguay et le parc-nature du Bois-de-Saraguay. La ville de Cartierville a été fondée en 1906 et annexée à la ville de Montréal en 1916. En 2002, elle devient une partie de l'arrondissement Ahuntsic-Cartierville en fusionnant à Montréal.

Figure 4

Secteur investigué du quartier Cartierville

Secteur investigué du quartier Cartierville

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En 2016, on compte 23 165 habitants qui habitent dans le quartier de 3,95 km2, pour une densité de population de 5 864,56 habitants par km2. Depuis 1971, le quartier connaît une croissance démographique importante, avec une augmentation de 16,5%. Le groupe démographique le plus important est celui des 15 à 64 ans, représentant 61,9% de la population, suivi par les 0 à 14 ans qui représentent 21,3%. Le groupe des personnes âgées de 65 ans et plus représente quant à lui 16,8% de la population, dont près du quart de celles-ci ont 85 ans et plus. Tout comme Saint-Léonard, on note un vieillissement du quartier plus important que dans la région métropolitaine.

Le portrait d’immigration d’Ahuntsic-Cartierville montre que plus de la moitié (52%) des résidents sont des immigrants et que 19% de ceux-ci ne sont pas des citoyens canadiens. Globalement, l’arrivée d’immigrants est relativement continue depuis les dernières années, 3 280 immigrants sont venus entre 2001 et 2006 et 2 105 immigrants se sont ajoutés entre 2011 et 2016. Les pays de provenance les plus communs sont le Maroc (10,2%), l’Algérie (6,9%), le Liban (5,9%) et la Syrie (5,9%), mais aussi Haïti (5,8%) et l’Égypte (3,6%).

Le type de logements qui domine dans Cartierville est l’appartement dans des immeubles de moins de cinq étages, représentant 62,5% de tous les logements dans le quartier. Les appartements de la résidence pour aînés Rosalie-Cadron, qui est l’objet d’analyse pour le secteur, figurent parmi le 7,0% d’appartements dans un immeuble de cinq étages ou plus. Il y a aussi une part considérable (19,7%) de maisons individuelles. L'offre de transport dans l'arrondissement d’Ahuntsic–Cartierville est relativement variée et comprend des lignes d’autobus, des stations de métro et des trains de banlieue. Parmi les 39 lignes d’autobus qui sont en service, deux relèvent de la catégorie « Navette Or », soit un service conçu spécifiquement pour les personnes âgées, dont une qui dessert la résidence pour aînés à l’étude.

Cartierville est sous la juridiction du Centre de santé et de services sociaux (CSSS) de Bordeaux-Cartierville–Saint-Laurent et est bien desservi en services de santé. On y retrouve notamment le CLSC de Bordeaux-Cartierville, le Centre d’hébergement de Cartierville, et l’Hôpital du Sacré-Cœur de Montréal. Ces deux derniers sont à proximité de la résidence analysée. On retrouve de plus deux parcs à une distance de marche, ainsi que la Bibliothèque de Cartierville qui est également relativement proche. On peut également noter la présence de plusieurs clubs de l’âge d’or et d’associations pour aînés dans l’arrondissement, mais pas nécessairement dans Cartierville. Ce territoire représente donc un espace qui se transforme de manière continue, depuis plusieurs décennies, sans qu’un groupe particulier domine dans la moitié des résidents provenant de l’étranger. C’est également un secteur de l’île de Montréal avec un cadre bâti résidentiel mixte, attractif à la fois pour les personnes âgées et pour les ménages plus jeunes. L’environnement physique et fonctionnel propose ainsi une grande flexibilité en matière de modes de vie, y compris dans un contexte de vieillissement.

Parc-Extension, vieillir dans son quartier à l’étranger

Parc-Extension est un quartier central de la ville de Montréal localisé dans l’arrondissement de Villeray–Saint-Michel–Parc-Extension. Il est bordé au nord par l’autoroute 40 et l’arrondissement d’Ahuntsic–Cartierville, à l’ouest par la Ville de Mont-Royal, au sud par voie ferrée de la ligne de Saint-Jérôme, l’arrondissement d’Outremont et le quartier du Mile-End, et à l’est par la continuation de la voie ferrée, le Parc Jarry et les quartiers du Mile-Ex et Villeray. Fondé en 1907 par la Park Realty Company of Montreal Ltd., le quartier prend son nom en raison du prolongement de l’avenue du Parc. Il est annexé à la Ville de Montréal en 1910. C’est en période d’après-guerre que le quartier connaît une croissance de population grâce à l’arrivée d’immigrants. C’est à cette époque que le quartier devient un pôle majeur pour la communauté grecque de Montréal. Plus récemment, il s’est transformé en un quartier à vocation d’accueil et en un tremplin pour des immigrants très variés en matière d’origines, avec des pays des Caraïbes, de l’Afrique et de l’Asie du Sud-Est.

Parc-Extension compte une population de 28 278 habitants qui habitent dans un territoire de seulement 1,67 km2, faisant de lui un quartier très densément peuplé (16 932,9 hab / km2). Contrairement à Cartierville, et dans une moindre mesure à l’image de Saint-Léonard, Parc-Extension vit une décroissance de population depuis 45 ans. Sa population est passée de 34 685 habitants en 1971 à 28 278 en 2016, une perte d’environ 18,5%. Le groupe âgé de 15 à 64 ans est le plus nombreux, comptant pour 67,1% de la population, suivi par les 0 à 14 ans à 17,2%, et les 65 ans et plus à 15,7%. Parmi les 4 435 habitants dans ce dernier groupe d’âge, seulement 13,6% sont âgés de 85 ans et plus. Ces chiffres indiquent que le vieillissement du quartier ne s’effectue pas au même rythme et modalités que Cartierville et Saint-Léonard. Si le quartier comporte une part importante de personnes âgées, il peut être considéré, dans une certaine mesure, comme moins attractif du point de vue du vieillissement.

Figure 5

Secteur investigué du quartier Parc-Extension

Secteur investigué du quartier Parc-Extension

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Le portrait d’immigration montre que 56% de la population (15 795 habitants) sont des immigrants, dont presque 40% d’entre eux (6 045 habitants) ne sont pas des citoyens canadiens. De plus, si l’immigration a ralenti, elle demeure relativement constante, avec l’arrivée de 2 280 immigrants entre 2006 et 2010, et de 2 835 immigrants entre 2011 et 2016. Les pays de provenance les plus communs demeurent la Grèce (18,2%), mais également l’Inde (13,8%), le Bangladesh (8,9%), le Pakistan (8,6%), le Sri Lanka (5,9%) et Haïti (5,4 %).

On retrouve un grand nombre d’appartements dans des immeubles de moins de cinq étages à Parc-Extension. Ceux-ci comptent pour 78,1% de l’ensemble des logements dans le quartier. Il y a aussi 10,6% (1 280) des logements qui sont des appartements dans des immeubles de type duplex et triplex. Étant donné la centralité du secteur dans l’agglomération, on retrouve un nombre très limité de maisons individuelles, soit 1,5%. Enfin, la résidence à l’étude, la Résidence Père-Nicholas-Salamis, compte parmi les 1 010 (8,4%) immeubles de cinq étages ou plus.

Parc-Extension est un petit quartier central densément peuplé avec une offre de transport qui reflète cette réalité. Il y a 13 lignes d’autobus qui desservent le quartier, dont 4 lignes de nuit et 2 lignes express. Il n’y a aucun service de Navette Or pour aînés. On y retrouve également 2 stations de métro situées dans la partie sud du quartier. La station Parc est également une gare de train de banlieue et est située relativement proche de la résidence à l’étude.

Puisque Parc-Extension a été pendant longtemps le quartier ethnique grec à Montréal, on y retrouve aujourd’hui plusieurs organismes et associations qui sont étroitement liés à la communauté hellénique. Parmi les diverses associations grecques régionales, il y a un nombre important pour les aînés, telles que l’Association des personnes âgées Asklipios, l’Association des citoyens âgés helléniques (CHM) / Evangelismos et l’Association du troisième âge / FILIA. La communauté grecque y possède ainsi bon nombre d’emprises, à la fois dans l’espace et dans le tissu communautaire. On y retrouve aussi l’Association des Aînés Sud-Asiatiques de Parc-Extension, le Club d'âge d'or Aurora, le Club social des retraités du centre Bloomfield, le Conseil régional des personnes âgées italo-canadiennes (CRAIC), Himalaya Seniors du Québec et la Maison de l’Inde – Bharat Bhavan. À proximité de la résidence étudiée, on retrouve plusieurs parcs, dont le Parc Athéna et le Parc Jarry, la Place de la Gare-Jean-Talon, la Bibliothèque de Parc-Extension et le Carrefour de liaison et d’aide multiethnique.

Expériences du chez-soi dans un quartier en transformation

Dans la section qui suit, les résultats de la démarche exploratoire sont présentés selon deux perspectives. Les changements dans le commerce de proximité[5] sont d’abord abordés, selon le point de vue des résidents âgés rencontrés, de manière à comprendre une dimension déterminante du mode de vie au quotidien et des possibilités de maintien ou de déprise de différentes activités. Ensuite, nous abordons l’évolution de l’expérience de cet espace de proximité dans le quartier et des rapports avec la population immigrante en place.

Changements urbains et des contextes du vieillissement des communautés

Théâtre d’importants changements sociodémographiques, les quartiers centraux et péricentraux de Montréal sont de plus en plus marqués par le vieillissement relatif de la population. Cette situation pose des enjeux quant à leur potentiel d’accueil et de maintien des aînés, notamment au regard de la présence et de la qualité des aménités urbaines. Bien que différents sur le plan de leurs caractéristiques physico-spatiales, les trois quartiers à l’étude sont tous témoins de changements urbains en ce sens qui modifient l’expérience résidentielle de leurs populations vieillissantes. En premier lieu, nous retrouvons l’évolution du commerce et des services de proximité.

À Cartierville, un participant souligne des changements des commerces de biens quotidiens dont il a été témoin à sa manière : « On ne peut pas penser de retourner à ce qu’on avait avant… votre petite épicerie de quartier, votre nettoyeur de quartier » (groupe de la résidence Rosalie-Cadron). Il s’agit d’une mutation relativement importante de l’environnement de proximité qui a comme conséquence de modifier la mobilité quotidienne, les pratiques de consommation et, au final, les contacts sociaux. Il s’agit de plusieurs dimensions de son quartier, comme nous l’explique un autre résident de Cartierville : « Tu marches dans le centre d’achat, tu marches ici, tu marches là. Tu vas dans un magasin puis l’autre » (groupe de la résidence Rosalie-Cadron). L’offre commerciale de proximité qui rythmait autrefois la manière d’habiter des résidents dans leur quartier, en encourageant son appropriation, est maintenant polarisée par le centre commercial qui module désormais les commerces et les services du quartier, notamment comme lieu de rencontre des personnes âgées. À Cartierville, le centre commercial est local, accessible et adapté aux besoins et préférences des résidents rencontrés. Ce lieu figure ainsi comme un espace où l’on peut conserver différentes activités, sans nécessairement le fréquenter avec une forte intensité.

Non seulement le centre commercial réunit une offre commerciale diversifiée, mais il constitue également un lieu protégé, un espace sécurisant où pouvoir marcher, comme nous l’explique un participant de la résidence Les Jardins d’Italie, à Saint-Léonard : « Les Galeries d’Anjou est le seul endroit où marcher. Mais il faut que quelqu’un t’accompagne et puis vient te reprendre [car c’est localisé à quelques kilomètres de la résidence] » (groupe de la résidence Les Jardins d’Italie). Une offre commerciale est toutefois disponible, à proximité, à quelques centaines de mètres, avec la rue Jean-Talon. Elle demeure par contre inaccessible. Malgré les pratiques de consommation qui se sont déplacées plus loin, aux Galeries d’Anjou, c’est une contraction de l’espace d’action des résidents de Saint-Léonard qui s’observe, entre autres, à cause d’un design urbain de proximité mal adapté aux capacités des personnes âgées.

On ne manque pas de souligner les difficultés vécues lors des déplacements, notamment à pied :

« Le gros problème c’est les traversées. Bien sûr, nous pouvons sortir, mais si pour traverser la rue nous sommes obligés à faire 2 km, nous ne sommes pas capables » ; « Le feu de circulation a une durée, en moyenne, de 18 secondes. Mais ils ont calculé le débit de marche d’une personne de 40 ans ! Beaucoup d’accidents ont eu lieu » ; « Les rues, les trottoirs… sont tous à refaire ! » (groupe de la résidence Les Jardins d’Italie.)

À Saint-Léonard, l’environnement bâti et ses attributs morpho-fonctionnels influencent, comme ailleurs, l’expérience résidentielle de ses résidents âgés qui sont obligés de modifier leurs activités, voire de lâcher prise sur les lieux, les personnes et les activités devenus inaccessibles. Différents obstacles physiques sont souvent mal perçus par les résidents rencontrés :

« Les commerces ne sont pas accessibles à des gens handicapés. Les gros commerces oui, mais pas ceux sur Jean-Talon. Avant de partir il faut toujours que je me demande est-ce que je peux rentrer ? Je trouve que c’est un problème très grave. Ça m’arrive deux ou trois fois par semaine » (groupe de la résidence Les Jardins d’Italie).

En plus du problème d’accessibilité, la rue Jean-Talon, selon nos observations avec plusieurs locaux vacants, se modifie aussi avec l’arrivée d’une nouvelle population immigrante très diversifiée du point de vue ethnique. Si les locaux commerciaux vacants à bons prix sont une occasion intéressante d’installation pour des commerçants des groupes ethniques présents, la population vieillissante italienne peine maintenant à s’identifier et à se projeter dans ces changements. On souligne en effet que de s’approprier un quartier difficilement accessible n’aide en rien à mieux connaître les nouveaux commerces. « Dans un milieu sécuritaire, on serait sûrement beaucoup plus actifs ! » (groupe de la résidence Les Jardins d’Italie.) 

Comparativement à Cartierville et à Saint-Léonard, Parc-Extension reflète la réalité multiethnique montréalaise, où les dimensions sociales du quartier changent au même rythme que la ville. Étant donné la centralité du quartier, on constate que les changements socio-économiques qui affectent la ville affectent aussi le quartier. Un participant mentionne :

« [comparativement à plusieurs années passées] le quartier change chaque jour. Ce n'est pas pareil depuis notre arrivée. Tout a changé, pas seulement à Parc-Ex, mais partout à Montréal. Tout a changé. Rien n’est plus pareil. Je suis venu dans les années 1960. Dans les années 1960, les voitures n'étaient pas aussi nombreuses qu'elles le sont maintenant» (groupe de la résidence Père-Nicholas-Salamis).

Cet exemple de la manière dont les personnes interrogées perçoivent et vivent ces changements dans leur quartier, depuis leur installation, est éloquent. Contrairement à Saint-Léonard et Cartierville, où les générations semblent s’installer et rester, mais où le quartier continue à changer significativement, maintenir l’emprise sur différentes dimensions du chez-soi à Parc-Extension semble difficile.

Malgré tous ces changements, Parc-Extension, au cœur de Montréal, demeure apprécié par les résidents rencontrés. Ils apprécient la centralité du quartier et sa proximité de tout à Montréal : « Parc-Extension, c'est le centre. Il fait une croix : est, ouest, sud, nord » (groupe de la résidence Père-Nicholas-Salamis). C’est cette centralité et une proximité à leurs yeux d’ubiquité qui leur a permis de vieillir et de s’adapter facilement à un chez-soi, ayant conservé sa familiarité au niveau morpho-fonctionnel. Plus de la moitié des répondants habitaient à Parc-Extension avant d’entrer en résidence, ce qui constituait pour eux un déménagement chez soi.

Contrairement aux deux autres quartiers, Parc-Extension ne souffre pas de problèmes de proximité ou de faible marchabilité. C’est un quartier qui, pour sa part, n’a pas souffert de la relocalisation des services dans un centre commercial installé dans les environs. Le centre commercial le plus proche, Rockland, se trouve à l’extrémité nord-ouest de Parc-Extension, à la jonction des autoroutes 15 et 40 et à une distance de 3 km de la résidence Père-Nicholas-Salamis. Ceci n’a pas affecté le commerce local existant dans le quartier. En fait, la résidence à l’étude se trouve à proximité de plusieurs petits commerces qui sont en affaires « depuis toujours », en plus des différents lieux culturels grecs : « Nous avons tout autour de nous, tout : nos églises, nos banques... » (groupe de la résidence Père-Nicholas-Salamis) ; « J'aime aller à l’association le matin pour prendre un café avec les amis, pour passer du temps » (groupe de la résidence Père-Nicholas-Salamis).

Transformations des quartiers d’immigration et de l’expérience du quartier

En parallèle aux changements dans les dynamiques de proximité des quartiers, il y a une réalité socio-culturelle qui évolue. Chez les immigrants grecs de Parc-Extension, cela est manifeste :

« Au début, [quand] nous étions à Parc-Ex, les magasins étaient tous grecs. Maintenant, c’est tous les étrangers qui y sont. [Les magasins grecs] ont déménagé, il n'y en a plus ! C'est tous des étrangers qui sont là ! Tu vas chez Tim Hortons, c’est des étrangers ! Il n'y a pas de Grecs qui sont là. Tu vas chez McDonald’s, encore des étrangers ! Tu vas chez Provigo, n’importe où tu vas, il n’y en a plus [de Grecs], parce que c’est tout rempli par des étrangers. Ils [les Grecs] se sont éloignés » (groupe de la résidence Père-Nicholas-Salamis).

Cette idée de « l’étranger », qui pour eux arrive chez soi, reviendra à plusieurs reprises lors des échanges. Cet étranger possède une signification maintenant ambiguë, car pour ces aînés grecs, Parc-Extension est toujours « le » quartier grec de Montréal. Maintenant, selon eux, il semble être habité – ou plutôt partagé – avec des étrangers. La familiarité bâtie autour de leur communauté et leur quartier n’existe plus. Il s’agit d’un rapport au quartier passé qui est encore au centre de leurs représentations et significations du chez-soi. Pour ces immigrants arrivés au Canada il y a plusieurs décennies, ils en sont rendus au point où, sans déménager, ils redeviennent au statut d’étranger dans leur propre quartier : « Nous sommes seuls maintenant, comme si nous étions des étrangers parmi des étrangers. Nous n'avons pas la sécurité que nous avions avant avec les Grecs quand toute [la rue] Jean-Talon était grecque » (groupe de la résidence Père-Nicholas-Salamis). Ce « déménagement en étant immobile » est un contraste relativement important dans la notion de choix résidentiel et des aspirations à vieillir chez soi mises de l’avant chez une majorité d’aînés de différents milieux urbains ou suburbains. Dans ce cas, vieillir sur place dans un environnement connu et familier ne signifie plus conserver ses repères, ses habitudes et différents attachements, mais plutôt le contraire.

D’après ces Grecs maintenant canadiens, ce sentiment d’être étrangers parmi des étrangers est le résultat des générations subséquentes qui, contrairement aux deux autres quartiers, se sont éloignées de leur quartier d’origine :

« Tout l'hellénisme est parti, il a été dispersé, et c’est les étrangers qui sont les plus nombreux. Nous sommes restés quelques personnes âgées. Qu’est-ce que nous allons faire, nous ? Nous ne pouvons rien changer. Et les jeunes partent aussi. Ils n'achètent pas de maisons ici » (groupe de la résidence Père-Nicholas-Salamis).

Le fait que les jeunes n’accèdent pas à la propriété dans Parc-Extension montre un changement de préférence résidentielle dans la communauté ou les générations (Boutas, 2020). Les gréco-canadiens de deuxième et de troisième génération, contrairement à leurs parents et grands-parents, ont les aspirations et les moyens de quitter vers les banlieues résidentielles, principalement celles du West Island, de Laval, et de la Rive-Sud de Montréal. En ce sens, il n’y a pas beaucoup d’appartements en copropriété disponibles à Parc-Extension, le mode résidentiel auquel accèdent souvent les jeunes ménages. Pour devenir propriétaire à Parc-Extension, il faut être en mesure d’acheter un immeuble de type plex, un achat qui peut être hors de prix pour un ménage de la catégorie premier acheteur.[6]

Même si l’étranger semble envahir le quartier, les participants ne perçoivent pas la situation de manière complètement négative. On mentionne que le fait d’avoir une mixité culturelle très forte peut également avoir quelque chose positif, voir même rassurant :

« Permettez-moi d'ajouter quelque chose, je l'aime beaucoup ici à Parc-Extension parce qu'il y a du multiculturalisme. C'est-à-dire, ce que je vois, une mosquée, une église russe, une église grecque... J'aime beaucoup parce que j'ai grandi à Alexandrie [en Égypte], qui était multiculturelle et je me sens chez moi [ici] plutôt qu'en Grèce » (groupe de la résidence Père-Nicholas-Salamis).

Le fait d’être entouré d’une multitude de nationalités peut également donner le sentiment d’être chez-soi. Pour les Grecs du groupe de discussion, l’idéal serait d’avoir un endroit où tous les Grecs de Montréal, de toutes les générations, pourraient se rassembler : « [Nous voulons] quelque chose comme un bâtiment étant uniquement grec, rassemblant tous les Grecs » (groupe de la résidence Père-Nicholas-Salamis). Or, c’est ce que représentait pour eux le quartier jusqu’à tout récemment, soit une centralité pour la communauté grecque de Montréal.

Les changements liés à l’arrivée de nouvelles populations immigrantes de provenance hétérogène ne concernent pas seulement Parc-Extension et sa communauté grecque, mais touchent également Saint-Léonard et sa communauté italienne. Les participants de Saint-Léonard laissent transparaître une certaine nostalgie qui les anime lorsqu’ils discutent de l’ancien visage de leur quartier : « Le quartier est intéressant, mais avant ils étaient tous des Italiens et là, maintenant, ils ne comptent que pour le 25-20%, même pas ! » (groupe de la résidence Les Jardins d’Italie.) Bien au-delà d’une simple question de composition ethnique de la population, ces Léonardois en soulignent l’impact sur leur propre expérience résidentielle :

« À vrai dire, il y a longtemps ici (dans le quartier) on était tous Italiens. On était très confortables. Maintenant ils sont tous des étrangers. Nous, les Italiens, sommes mal à l’aise à aller dans les magasins où ce n’est pas notre culture » (groupe de la résidence Les Jardins d’Italie).

Il est important de rappeler, en ce qui concerne ces transformations liées à l’immigration, le rôle de la communauté italienne en tant que « bâtisseuse » de Saint-Léonard, ce qui a symboliquement encouragé une forte appropriation du territoire de la part de ses membres, en plus d’engendrer un profond sentiment d’appartenance à ce qui est connu comme un « quartier italien » à Montréal.

Selon cette perspective historique, il devient logique, aux yeux des participants de la résidence Les Jardins d’Italie, de comprendre les motivations derrière le repli à l’intérieur de la résidence de ces aînés. Ces derniers ont été spectateurs, au fil des années, d’un changement considérable de l’identité de leur chez-soi. Leur espace d’action sur le territoire finit ainsi par devenir très limité. D’un côté, les aménagements urbains à leur disposition dans le secteur ne sont pas adaptés et sécuritaires et, d’un autre côté, le nouveau visage ethnique du quartier ne fait qu’affaiblir un peu plus son attractivité, selon la perspective italienne. Ayant le sentiment d’être « évincés » de leur propre milieu de vie et incapables d’en suivre l’évolution et les nouveaux rythmes, les participants essayent de recréer, en plus petit et à travers des activités organisées, leurs anciens espaces et modes de vie à l’intérieur même de la résidence pour aînés. Cette dernière devient ainsi une sorte de « dernier bastion » de cette identité italienne perdue dans le quartier. Cette situation relativement différente de Parc-Extension pourrait peut-être s’expliquer, nous en faisons l’hypothèse, par l’emprise italienne majoritaire depuis plusieurs décennies sur le quartier. Les Grecs de Parc-Extension, qui cohabitent dans un quartier devenu multiethnique depuis environ les années 2000, pourraient ne pas vivre la même expérience, dans la mesure où, nous en faisons aussi l’hypothèse, la communauté grecque s’est déjà déplacée vers les banlieues de première couronne.

Contrairement aux cas de Parc-Extension et Saint-Léonard, Cartierville est marqué par des vagues d’immigration plutôt récentes. Bien que la population immigrante soit nombreuse, comptant pour 52% de la population totale du quartier, Cartierville n’affiche pas une identité ethnique précise issue d’anciennes et successives vagues d’immigration. Il s’agit, au contraire, d’un quartier qui a reçu la majorité de ses immigrants à partir des années 2000 et qui a vu l’arrivée d’une population immigrante composée de différents pays – même si l’Afrique du Nord, la Syrie et le Liban soient parmi les plus nombreux. Une autre différence à considérer dans notre exploration concerne plus spécifiquement les participants rencontrés dans le groupe de discussion. Il s’agit en effet de personnes d’origine québécoise qui ont choisi de s’installer à Cartierville, dans une résidence pour retraités. Tandis que dans les cas de Parc-Extension et de Saint-Léonard, les participants habitaient le quartier depuis de nombreuses années et sont issus de communautés ethniques qui ont forgé leur identité dans leurs quartiers respectifs.

Comparativement aux participants des deux autres quartiers, ceux de Cartierville manifestent une plus grande ouverture envers les immigrants. La forte présence de nouveaux arrivants dans le secteur n’a jamais été discutée de manière négative. Au contraire, les participants fréquentent, sur une base régulière, les commerces gérés par les immigrants du quartier, comme une épicerie halal en face de leur résidence. Ils y trouvent des avantages, notamment la proximité de commerces où ils peuvent acheter des plats préparés maison et des produits dont le format convient à leur mode de déplacement. De tels services sont plus difficiles à trouver dans le quartier avec l’exode des grandes chaînes d’alimentation. L’appropriation de l’espace de la part des aînés, mais aussi de la communauté immigrante, n’est pas liée à un héritage identitaire spécifique du territoire dans le cas de Cartierville. Cela permet au quartier, nous en faisons l’hypothèse, d’être un lieu neutre de rencontre, d’appropriation et d’intégration pour tous. La présence des nouvelles populations participe à l’évolution des activités de proximité et à la création de nouvelles opportunités adaptées au vieillissement, plutôt qu’à transformer complètement le quartier comme à Parc-Extension, ou à s’inscrire dans une dynamique de dévitalisation comme à Saint-Léonard. Ces participants, qui ont élu domicile dans Cartierville, manifestent une volonté de participation à la vie du secteur et de s’impliquer activement dans les activités publiques – comme les consultations publiques de leur municipalité au sujet du réaménagement du boulevard Laurentien. 

Vieillir en résidence pour aînés, chez soi dans sa communauté

Vieillir sur place, dans son milieu, constitue le choix résidentiel d’un nombre toujours croissant de retraités au Québec et ailleurs dans le monde. Quand vieillir dans son logement n’est plus possible, la résidence pour personnes âgées dans le quartier devient alors une façon de rester chez soi. Il est pertinent de s’interroger sur les éléments propres à ces structures résidentielles et à leurs milieux d’insertion, notamment s’ils sont capables d’assurer une bonne qualité de vie à leurs résidents et de constituer un véritable chez-soi. Si la qualité de vie est considérée ici en tant que qualité de la relation personne-environnement, constituée d’espaces intérieurs et extérieurs, le bien-être des résidents ne peut que se traduire par leur capacité à s’approprier et à garder prise sur ces espaces, de les maîtriser au sens de la « residential normalcy » (Golant 2015b). La réflexion sur les facteurs de déprise ou sur la possibilité de développer de nouvelles emprises pour les habitants des résidences pour personnes âgées, dans l’espace du quartier en transformation, constitue l’objet de cette dernière section qui tente de mettre en perspective nos résultats exploratoires.

Des aménagements urbains adaptés à la mobilité des aînés représentent un des éléments les plus importants mis en évidence dans les trois groupes de discussion : « Ça prendrait un banc parce qu’il y a des personnes âgées qui ont besoin de se reposer à un moment donné » (groupe de la résidence Rosalie-Cadron). Il ne s’agit pas seulement d’assurer le confort de leurs déplacements, mais bel et bien de veiller à leur sécurité et à leur sentiment de sécurité : « Nous sortons quand nous nous sentons en sécurité. Nous prenons en compte la météo, la distance jusqu’à destination et ce qu’on veut faire » (groupe de la résidence Les Jardins d’Italie). Le milieu d’insertion de la résidence doit ainsi être en mesure d’encourager l’utilisation de l’espace et son appropriation. Au-delà des interventions urbanistiques visant la création d’environnements favorables aux déplacements des aînés, la prise en compte de l’offre de services dans le secteur de la résidence semble incontournable, tout autant que différentes caractéristiques et étiquettes perçues par les résidents. Les participants de Cartierville sont particulièrement explicites à ce sujet : « On n’irait pas [habiter] dans une place où aux alentours il n’y a rien ! » (groupe de la résidence Rosalie-Cadron) ; « S’il y a des services, il n’y a pas de problème… autant qu’on est autonome ! » (groupe de la résidence Rosalie-Cadron.)

Les commerces d’alimentation et les cliniques médicales sont les services sur lesquels reposent plusieurs possibilités :

« Moi l’important c’est d’avoir une épicerie proche, d’avoir ma nourriture. Le centre d’achat… vous n’avez pas besoin de bas et de vêtements tous les jours ! » (groupe de la résidence Rosalie-Cadron) ; « Puis ici vous avez le docteur, l’infirmière, la pharmacie… ça c’est important pour nous ici, pas le magasinage ! » (groupe de la résidence Rosalie-Cadron).

Les sorties à l’épicerie signifient donc des moments de plaisirs partagés : « Moi j’adore marcher à l’extérieur. Même si c’est juste pour aller à la pharmacie. J’achète du pain, puis du lait. Je regarde tout, tu sais. Ça me fait du bien là de sortir, de voir du monde » (groupe de la résidence Rosalie-Cadron). À Saint-Léonard en revanche, les sorties sont des activités à forte déprises, elles dépendent souvent de la famille et de la voiture pour rejoindre le centre d’achat des Galeries d’Anjou. Leur repli à l’intérieur de la résidence se manifeste à travers différents propos : « Ici (dans la résidence) nous avons tout ce qu’on veut. Nous n’avons pas besoin de sortir pour rencontrer des personnes » (groupe de la résidence Les Jardins d’Italie). Bien que chez soi, dans l’espace symbolique du quartier, ce quartier occupe très peu de place dans leur vie quotidienne, notamment parce qu’il ne répond plus à leurs préférences en ce qui concerne l’offre commerciale et les aménagements urbains. Même pour profiter de l’espace extérieur, pourtant très apprécié, on préfère utiliser l’espace privé de la résidence où l’on trouve plusieurs aménagements :

« Nous ici nous avons nos jardins à nous, nos terrains de pétanque à nous, comme nous les voulons » (groupe de la résidence Les Jardins d’Italie) ; « C’est beau de voir de la nature ! Les fleurs, les jardins [de la résidence]… ça nous rappelle nos belles maisons à nous » (groupe de la résidence Les Jardins d’Italie).

Vieillir chez soi dans cette configuration est alors une expérience résidentielle ambiguë au regard du quartier.

Pour les habitants de la résidence Père-Nicholas-Salamis, vieillir en résidence à Parc-Extension se présente comme une épée à double tranchant. D’un côté, ils apprécient la proximité des différents services, tel que cela a été mentionné plus haut, ainsi que l’accessibilité du transport en commun : « Nous sommes dans le meilleur endroit ici. Nous avons le métro, nous avons tous les autobus, le 80, le 179. Des quatre côtés de l'horizon, nous avons des déplacements partout » (groupe de la résidence Père-Nicholas-Salamis). On mentionne l’importance d’avoir le plus grand nombre de services à proximité. D’un autre côté, vieillir en résidence pour aînés signifie une vie solitaire pour ces personnes d’origine grecque, sans pour autant constituer un repli sur la résidence (une déprise spatiale), comme à Saint-Léonard :

« Je veux aller au Parc Jarry, je veux aller dans les parcs, mais nous n'avons pas la compagnie [accompagnement]. Avec quelle compagnie [accompagnement] irons-nous ? Comment irons-nous ? Quand tu grandis, ce n'est pas pareil. Quand tu ne travailles pas, ce n'est pas pareil. Tu ne peux pas trouver des amis avec qui vous pouvez aller ensemble. L'un va ici, l'autre va là. L'autre vous dit « On y va ! », l'autre dit que vous « On n’y va pas ! ». C'est difficile » (groupe de la résidence Père-Nicholas-Salamis).

Ce n’est pas qu’ils ne veulent pas sortir, mais ils n’ont souvent personne avec qui sortir. Ce sentiment de solitude est encore aggravé par le fait que la communauté s'est dispersée et n'est plus centralisée comme elle l'était dans le passé. Cela crée un chez-soi vidé de ses ressources et de ses richesses communautaires :

« Maintenant de la façon dont nous allons, nous nous éloignons tous. Nous ne sommes plus comme nous étions au début ici... tous les Grecs ensemble, unis […]. Maintenant, tout le monde a déménagé et nous nous éloignons. Avant, j’allais à l’association messénienne et le club était plein. Maintenant j’y vais et il n'y a plus personne » (groupe de la résidence Père-Nicholas-Salamis).

Si la dimension sociale du chez-soi est primordial dans le désir de vieillir sur place, une transformation des réseaux sociaux dans le quartier apparaît cruciale dans les logiques de déprise, du moins dans cet exemple des Grecs habitant un environnement fonctionnellement favorable au vieillissement.

De plus, ce sentiment de solitude est aggravé par le fait que leurs propres enfants ont quitté pour la banlieue. Comme cela a été mentionné plus haut, les enfants et les petits-enfants de ces aînés grecs ont, depuis des années, déménagé en banlieue, tout en laissant leurs parents dans un quartier en plein renouvellement démographique. Le fait de se rapprocher des enfants pourrait leur donner un sentiment de confort, de sécurité et de soutien qu’ils n’ont plus à Parc-Extension :

« Si je déménageais d'ici, j'essaierais d'aller plus proche d’où sont mes enfants parce que je reçois plus de soutien. […] Pas au même endroit [que les enfants], mais quelque part plus près afin de sentir plus de soutien. C'est mon idée. [Ils sont] ici à Montréal, mais pas à côté de moi. […] Ce qui me manque c’est mes enfants. […] Je n'ai plus mon mari, car il est mort et mes deux enfants sont mon soutien, mais ils sont loin » (groupe de la résidence Père-Nicholas-Salamis).

Sans mari et avec les enfants habitant en banlieue, ce témoignage reflète une réalité pour beaucoup d’aînés québécois se retrouvant en résidence, mais peut prendre ici une signification différente pour ces aînés d’origine étrangère.

Discussion conclusive

Quelles conclusions pouvons-nous tirer de ces trois cas et de notre travail encore exploratoire ? Si nous sommes évidemment limités par des discussions de trois groupes, nous pouvons néanmoins énoncer deux perspectives : l’une sur les modèles théoriques dominants du vieillissement chez soi, l’autre sur les implications pour l’aménagement et les politiques de la ville adaptées aux personnes âgées.

Premièrement, la question du vieillissement dans un contexte d’immigration appelle aux plus grandes réserves quant à la tentation de considérer les immigrants âgés comme un groupe homogène, voire même à l’intérieur d’un même groupe d’origine étrangère. La diversité des trajectoires migratoires et des origines, des statuts au sein de la famille et de la communauté, de la durée de résidence, de l’âge au moment de l’immigration ou encore des parcours de vie, illustre la complexité des situations et appelle, peut-être, à des études spécifiques à certains groupes ou encore sur certains contextes urbains, comme nous l’avons fait dans le cadre de cet article.

Nos résultats appellent aussi à interroger de manière plus complexe l’environnement résidentiel à l’échelle du quartier, tout particulièrement la notion de vieillissement sur place. En effet, à l’instar de Clément et ses collègues (2018), les modèles théoriques s’intéressent à proposer un milieu résidentiel où l’aîné peut éviter certaines déprises ou minimiser les contraintes au développement de nouvelles emprises. Ils considèrent alors le logement et son environnement immédiat comme un espace relativement stable. De la sorte, le chez-soi correspond à un milieu choisi, un espace d’intimité, familier, constitué de multiples attachements. Lorsqu’il est question de l’échelle du quartier dans l’expérience résidentielle, les principales questions abordées sont celles de l’accessibilité et de la mobilité, de manière également à préserver la relation développée par la personne vieillissante à son environnement résidentiel. Cependant, nos travaux montrent que le quartier est une réalité physique et sociale qui se transforme, et parfois à une vitesse et dans une dynamique où les aînés d’ici comme d’ailleurs peuvent perdre prise. À notre connaissance, les modèles théoriques actuels en gérontologie environnementale, portant sur le vieillissement sur place, ne prêtent pas une attention particulière à la complexité et au caractère dynamique de cette échelle et de cette dimension du chez-soi.

En milieu central métropolitain, mais également dans le contexte de plusieurs banlieues de premières couronnes nord-américaines, le quartier peut se transformer de manière rapide et assez radicale au regard de la démographie ou des dimensions économiques et fonctionnelles. En ce sens, des recherches montrent par exemple que, même en ayant un sentiment de sécurité dans leur logement, les aînés portoricains à Chicago (Rúa, 2017) se perçoivent comme de plus en plus exclus de leur quartier, en ce qui concerne l’offre de commerces et de services. Cette offre est à leurs yeux destinée à une population plus jeune et plus riche, comme nous avons pu l’observer pour les Italiens de Saint-Léonard, et dans une moindre mesure pour les Grecs à Parc-Extension. De manière similaire, toujours à Montréal (Petite-Patrie, Notre-Dame-de-Grâce, Parc-Extension), Burns et ses collègues (2012) constataient, dans des quartiers centraux en processus d’embourgeoisement, que les aînés devaient faire face à une perte des institutions qui répondaient à leurs besoins, à l’image également des Grecs et des Italiens de notre étude exploratoire.

L’une des pistes de recherche à explorer, en plus du caractère dynamique dans lequel se matérialise spécifiquement le vieillissement sur place dans des milieux multi et inter ethniques, est celle du lien social et des cohabitations et échanges intergénérationnels. Des immigrants âgés de certaines communautés de Montréal réussissent peut-être mieux à préserver leurs institutions que ceux des communautés françaises et anglaises des mêmes secteurs, entre autres, grâce au fort attachement qu’ils entretiennent avec leur quartier. Ce qui pourrait, peut-être, expliquer l’intensité des emprises observées à Saint-Léonard et Parc-Extension. Les résidents âgés d’origines françaises et anglaises seraient-ils plus sensibles à l’augmentation de la diversité ethnique de leur quartier, pourtant faible, qu’à l’arrivée d’une population jeune et plus éduquée ? Le cas de Cartierville suggère en partie le contraire, avec des cohabitations et des interactions plutôt positives dans l’environnement résidentiel. Mais ce même cas peut également montrer l’importance du contexte morphologique et fonctionnel favorable au vieillissement, où les emprises sociales peuvent se préserver ou se transformer, même à un âge avancé, et ce, dans un contexte de changement.

Deuxièmement, dans une perspective plus appliquée, les multiples vieillissements et les stratégies d’adaptation individuelles ou collectives des populations migrantes âgées posent la question du vieillissement différencié et de l’adaptation culturelle dans l’adéquation des réponses aux besoins de logement, de services de proximité et de services s’adressant à certaines communautés ou de soins en général. C’est ce que tentent de mettre en place les approches MADA avec toutes les limites de la démarche. S’il ressort que les populations les plus vulnérables sont effectivement celles arrivées à un grand âge dans le pays d’accueil, il demeure cependant que les aînés migrants ayant vécu la plus grande partie de leur vie dans la société d’accueil ressentent, selon les cycles de vie, le besoin de se réunir, de conserver l’espace dans lequel ils ont vécu leur intégration, avec plus ou moins de contacts avec leur pays d’origine. En ce sens, cet attachement et cette identification au chez-soi ne diffèrent pas de ce que nous avons pu observer chez des aînés nationaux (Després et Lord, 2005 ; Lord, 2009). Par contre, les résultats impliquant des immigrants appellent à mieux connaître ces mécanismes et notamment à mieux comprendre comment les implémenter dans les politiques urbaines comme MADA. Les municipalités et arrondissements présentant de fortes concentrations d’immigrants deviennent une réalité de plus en plus visible au Québec.

Hormis les questions liées au vieillissement de la population et à la volonté politique affichée de maintenir le plus longtemps possible les aînés à domicile, la question ethnique et culturelle ne saurait être éludée. Le débat sur les inconvénients d’une approche dichotomique du vieillissement basée sur l’ethnie et les réponses différenciées à y apporter (logements adaptés culturellement, commerces et services s’adressant à des communautés spécifiques, intermédiaires culturels, accès généralisé à des soins adaptés, par exemple) devrait probablement être dépassé. En effet, nationaux, immigrants devenus canadiens il y a plusieurs décennies et nouveaux arrivants cohabitent désormais dans des espaces communs et tous construisent et maintiennent différentes emprises sur leur chez-soi. Mieux comprendre les rouages et mécanismes à l’œuvre dans ces expériences résidentielles permettrait en outre d’améliorer les approches MADA et, au final, de contribuer à une expérience positive du vieillissement. Cela ne devrait toutefois pas remplacer le financement municipal et gouvernemental menacé par un désinvestissement de l’État. Au contraire, les approches de type MADA ont besoin de plusieurs sources d’appui, d’aide et de financement.

Ramenée à une perspective urbanistique, la question qui se pose est celle de savoir comment penser et planifier des villes suffisamment inclusives pour les aînés, quelles que soient leurs origines ethniques et culturelles. Comment alors penser l’urbanisme en tenant compte des particularités, mais en favorisant un « chez-soi » qui fédère au-delà des particularismes ? Le rôle de la communauté, avec ou sans MADA, est essentiel pour nombre de migrants aînés, car celle-ci constitue un cadre familier qui rassure, crée du sens et des repères, sécurise et permet à chacun de ses membres de reconstruire un chez-soi, un sentiment d’appartenance. En dépit d’une promotion du multiculturalisme ou de l’interculturalisme, débat que nous évitons d’ouvrir dans le cadre de cet article, l’approche canadienne comme québécoise en matière d’aménagement urbain n’apporte pas réellement de réponses ciblées aux besoins culturels spécifiques des communautés ethniques (qu’il soit question de logements ou de services adaptés). Il ne s’agit évidemment pas de remplacer un acteur (la communauté) par un autre (l’État), mais plutôt d’élargir la diversité des ressources mobilisables par les aînés migrants.

En conclusion, un des résultats que nous relevons de nos travaux, sur l’immigration et le vieillissement dans certains contextes, est que les immigrants sont les acteurs de leurs changements. En d’autres termes, ils démontrent une capacité considérable à s’adapter aux nombreuses perturbations induites par l’immigration de même que par leur milieu de vie en transformation. Ce constat renseigne sur le potentiel de ces aînés, à la fois d’ici et d’ailleurs, de composer avec un espace social, culturel et physique parfois très éloigné de leurs repères identitaires. Cette capacité de résilience montre peut-être l’une des voies à suivre dans leur compréhension des espaces et des lieux à concevoir et à planifier pour les prochaines années, y compris avec des approches du type MADA.