Corps de l’article

En dépit des lois de décentralisation, le cadre politico-administratif français reste marqué par ses origines et par le rôle important joué par l’État dans la construction des politiques publiques. Cette situation explique que, pendant longtemps, le rôle des aidants familiaux, tout comme les spécificités territoriales, ont largement été occultés. Mais, compte tenu de l’enjeu que constitue le vieillissement de la population, les choses sont en train d’évoluer. La mise à l’agenda public de la « dépendance » des personnes âgées à partir de la fin des années quatre-vingt a conduit les pouvoirs publics et les chercheurs à mieux appréhender cette réalité sociale jusque-là en grande partie invisible. L’ouverture de ce que d’aucuns ont appelé « la boite noire » de l’aide familiale a permis de fournir une cartographie assez précise du profil des aidants – ou plutôt des aidantes – du volume et de la nature de l’aide, des arbitrages familiaux dans la production de l’aide et du soin, de l’épuisement d’un certain nombre d’aidants familiaux, etc.

Néanmoins, nous voudrions montrer que les politiques publiques ont toujours eu un temps de retard pour se saisir de cette somme de connaissances nouvelles. Selon un mode désormais bien connu de construction de l’État social en France (Lafore, 2010 ; Informations sociales, 2012), c’est surtout le milieu associatif qui a été le plus réactif pour apporter des réponses, notamment pour soutenir ceux qui ont longtemps été qualifiés d’aidants naturels ou d’aidants informels. Ce n’est que tardivement que les pouvoirs publics se sont engagés dans la voie de « l’aide aux aidants ». Et si les pouvoirs publics n’ont que modestement soutenu l’aide familiale, ils ont rencontré encore plus de difficultés à appréhender et soutenir les solidarités locales de proximité, qui, elles, dépassent le périmètre des seuls aidants familiaux.

La loi du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement constitue toutefois l’aboutissement du processus de reconnaissance de ces acteurs invisibles – ou en tout cas peu visibles – puisque, désormais, la loi confère une base réglementaire à l’aide apportée par les pouvoirs publics à ceux qu’elle définit comme des « proches aidants ». Dans cette contribution, nous souhaitons analyser comment le volontarisme de l’État – tardif, mais réel – s’est articulé avec les multiples innovations sociales mises en place par le secteur associatif pour soutenir les aidants. En effet, il nous semble que, même s’ils existent, les termes du débat en France sont moins marqués que dans d’autres pays par le soupçon à l’égard d’un État cherchant à professionnaliser les aidants profanes pour limiter le coût des dépenses publiques lié au vieillissement de la population. Les associations locales ayant été pionnières dans l’aide aux aidants, elles ont joué un rôle certain dans l’engagement de l’État en faveur d’une reconnaissance du rôle des aidants et de l’élaboration progressive d’une politique d’aide au répit.

Pour ce faire, nous proposons une analyse de type socio-historique prenant appui sur les différents documents relatifs aux politiques publiques et aux expérimentations associatives en France afin de retracer, d’une part, l’élaboration de la politique menée en direction des aidants et, d’autre part, le rôle joué par les associations dans les innovations locales. Enfin, nous tenterons d’analyser comment s’opère – ou non – l’articulation entre ces deux niveaux que sont « le haut » et « le bas » de l’action publique.

Une prise en compte tardive des « proches aidants » par les pouvoirs publics[1]

Les solidarités familiales ont longtemps relevé du secteur privé et informel, échappant à l’intervention croissante de l’État dans le champ social. Mais après que des travaux de recherche et des études ont permis d’identifier la réalité de ces solidarités et surtout leur importance, les pouvoirs publics se sont engagés dans une politique de soutien aux aidants. Un tel engagement est relativement récent car la priorité de l’action publique était centrée, jusqu’alors, sur le développement quantitatif du nombre d’établissements et de services pour personnes âgées. Mais une inflexion est constatée à partir des années 2000 suite à la mise en œuvre par l’État des plans Alzheimer, qui ont contribué à faire du répit des aidants une question centrale. Cette prise en compte des aidants informels par les pouvoirs publics est allée croissante, sous la pression, entre autres, des associations d’aidants elles-mêmes. Aujourd’hui, la catégorie des « proches aidants » bénéficie d’une existence réglementaire qui ouvre la voie à l’attribution d’un certain nombre de droits sociaux pour les personnes concernées, notamment la possibilité de bénéficier d’une indemnité journalière en cas d’interruption d’activité professionnelle. De fait, en moins de deux décennies, la problématique de l’aide aux aidants est passée d’une quasi-invisibilité à une prise en compte qui en fait aujourd’hui un axe incontournable de l’action publique dans le champ de la vieillesse et du handicap, même si ce processus n’est pas encore complètement abouti.

Les aidants, longtemps un angle mort de la politique publique

Ce n’est qu’à la fin des années quatre-vingt que des travaux d’économistes et de sociologues ont exploré le champ de l’aide familiale, au moment où la société prenait conscience de l’augmentation du nombre de personnes âgées en perte d’autonomie (Favrot, 1986 ; Frossard, 1988). Ces travaux sur la production de l’aide familiale s’inscrivent dans un contexte où les pouvoirs publics redoutent que le développement des établissements et services pour personnes âgées engendre une déresponsabilisation des familles vis-à-vis de leurs parents. En effet, les pouvoirs publics craignaient d’avoir à supporter une charge financière croissante liée à la professionnalisation des aides auprès des personnes âgées (Argoud, 1998). Dans cette perspective, cette dernière était considérée comme risquant de se substituer à la solidarité familiale qualifiée à l’époque de « naturelle » et inscrite dans les articles du Code civil[2].

Depuis, de nombreuses autres recherches qualitatives ont été publiées sur le sujet (par exemples : Weber et al., 2003 ; Clément et al., 2005). De même, des données statistiques, qui vont des premières enquêtes régionales de l’INSERM dans les années quatre-vingt aux enquêtes Handicap Santé Ménages, Handicap Santé Aidants, CARE-ménages, en passant à l’échelle européenne par l’enquête Survey of Health Ageing and Retirement in Europe (SHARE), ont fourni une cartographie détaillée de la réalité. Et de fait, toutes ces données n’ont fait que confirmer ce qui avait été identifié dès l’origine par les chercheurs : contrairement aux représentations sociales dominantes, les solidarités familiales à l’égard des aînés sont toujours aussi vivaces. En l’occurrence, la grande majorité des heures d’aide aux personnes âgées sont assurées par des membres de la famille, selon des configurations variables mais à dominante féminine. Par ailleurs, les recherches montrent que les phénomènes de substitution entre aide publique et aide familiale ne sont pas avérés, la complémentarité entre ces types d’aide étant plutôt la norme (Attias-Donfut, 1995).

Pourtant, cette définition du portrait des aidants dits informels et la quantification de l’aide apportée n’ont pas permis l’émergence véritable des aidants sur l’agenda public. Or, les sociologues s’intéressant aux processus de construction sociale des problèmes publics considèrent le « naming », c’est-à-dire le fait d’identifier et de nommer le problème, comme étant une étape préalable et indispensable à la transformation de faits individuels en un phénomène collectif susceptible d’être pris en charge par les pouvoirs publics (Felstiner et al., 1981). Mais la question des aidants est restée un angle mort des politiques publiques pour au moins deux raisons. La première est que, si l’on suit Felstiner, Abel et Sarat, après avoir caractérisé le problème, il est nécessaire d’en identifier la cause (le « blaming ») afin de pouvoir imputer la responsabilité à un phénomène ou à un groupe. Or, dans le cas présent, les études ont démontré, au contraire, que les familles n’avaient pas abandonné leurs vieux parents et qu’elles étaient très investies dans la production d’aides et de soins. Ensuite, les familles constituent un groupe de pression peu mobilisé sur ces questions. Elles sont concernées à titre individuel par l’aide à leurs parents âgés, mais ne se reconnaissent pas – ou difficilement – en un groupe collectif et se définissent peu elles-mêmes comme « aidantes ». Le processus de montée en généralité, indispensable à l’accès à l’agenda public, s’en est trouvé freiné (Lafore, 2010).

Une mise sur l’agenda public accélérée par les plans Alzheimer

Ce n’est que dans un second temps que l’État a réellement pris en compte la nécessité de mener une action publique en direction des aidants familiaux. En l’occurrence, c’est essentiellement au cours des années 2000 que les pouvoirs publics intègrent le soutien aux aidants comme une dimension importante de l’action gérontologique, sous la pression du vieillissement de la population, y compris des personnes en situation de handicap, mais également de la redéfinition du rôle des acteurs du système de santé (l’hôpital recentrant son rôle sur les soins lourds et techniques) (Gimbert et Malochet, 2011). Cette reconnaissance se vérifie aussi bien au niveau national, à travers la présence de la problématique des aidants dans les différents rapports publics consacrés au vieillissement, qu’au niveau local dans les schémas gérontologiques départementaux. Cette « reconnaissance effective » (Bungener, 2006) s’est traduite également dans les multiples plans de santé et médico-sociaux qui ont été publiés à partir des années 2000 : plan Maladies chroniques (2007-2011), plan Autisme (2008-2010), plan Alzheimer (2008-2012), plan Cancer (2009-2013), etc. Ces divers plans apparaissent désormais comme une modalité d’action publique privilégiée dans le champ de la santé et du médico-social ; ils marquent un engagement sectoriel de l’État assorti de moyens généralement conséquents.

De ces divers plans, les trois plans Alzheimer successifs (2001-2021) ont constitué un vecteur important de l’impulsion étatique dans le domaine du soutien aux aidants. Avec l’accroissement du nombre de malades d’Alzheimer à la fin du vingtième siècle, les familles de malades, en lien étroit avec un certain nombre d’acteurs (chercheurs, professionnels, médias…), sont parvenues à faire reconnaître la maladie d’Alzheimer comme un nouveau « problème social » nécessitant l’intervention des pouvoirs publics (Ngatcha-Ribert, 2012). Alors que les aidants de personnes âgées sont peu organisés collectivement, la réalité est tout autre dans le champ de la santé publique, dont celui de la maladie d’Alzheimer. Ainsi, la maladie d’Alzheimer, qui a fait l’objet de trois plans publics successifs à partir de 2001, a mis en avant le rôle joué par les familles de malades et a incité les pouvoirs publics à apporter des réponses à ces aidants qui ont pu exprimer leur besoin d’aide et de répit à travers notamment l’association France Alzheimer.

Concrètement, le troisième plan Alzheimer (2008-2012) a fixé comme objectif premier d’apporter un soutien accru aux aidants à travers trois mesures principales : développer et diversifier les structures de répit, consolider les droits et la formation des aidants, améliorer le suivi sanitaire des aidants. Près de 200 millions d’euros ont été consacrés à la réalisation de cet objectif, principalement à l’aide à la mise en place de structures de répit. L’objectif des pouvoirs publics était d’« offrir sur chaque territoire une palette diversifiée de structures de répit correspondant aux besoins des patients et aux attentes des aidants » (ministère des solidarité et de la santé, 2007). En particulier, le plan Alzheimer fixait un objectif ambitieux de réalisation de 11 000 places d’accueil de jour et de 5 600 places d’hébergement temporaire d’ici la fin de la durée du plan. Par ailleurs, dans l’idée de proposer « plusieurs formules différentes et innovantes de répit », le plan Alzheimer a institué des plateformes d’accompagnement et de répit sur l’ensemble du territoire national. Ces plateformes ont vocation à conforter les aidants dans leur rôle en leur apportant informations, écoute et conseils, mais également en leur proposant des prestations variées de répit et de soutien. Cette politique s’est poursuivie dans le cadre du plan Maladies neurodégénératives qui lui a succédé en 2014-2019 et qui a permis une montée en puissance du dispositif avec un objectif de 215 plateformes d’ici fin 2019.

La politique dans le domaine de la maladie d’Alzheimer et des maladies apparentées s’est autonomisée au sein d’une politique publique visant plus largement « les personnes âgées dépendantes ». Mais, en réalité, les dispositifs mis en place dans ce cadre ont largement bénéficié à l’ensemble des aidants, car les actions d’aide au répit ne présentent guère de spécificités propres aux seuls aidants de malades d’Alzheimer. Surtout, ces dispositifs ont bénéficié du contexte d’une profonde reconfiguration de l’action publique dans le secteur sanitaire et social. Après deux décennies de décentralisation de l’action sociale au profit des collectivités territoriales, l’État a repris en main une partie des circuits décisionnels et budgétaires relatifs au « médico-social ». Ainsi, le législateur a créé, en 2005, une Caisse Nationale de Solidarité pour l’Autonomie (C.N.S.A.), qui est un nouvel établissement public, dont l’objet est de participer au financement de l’aide à l’autonomie des personnes ayant des incapacités et de jouer un rôle d’appui technique tant par rapport aux pouvoirs publics que par rapport aux opérateurs locaux. Puis, en 2010, ce sont les Agences régionales de santé qui ont été mises en place dans chaque région française pour mettre en œuvre la politique tant sanitaire que médico-sociale de l’État sur les territoires locaux. Une telle reconfiguration traduit certes une forme de recentralisation de la politique publique médico-sociale (Argoud, 2017), mais surtout elle contribue à reformater le jeu des acteurs et l’action publique dans un sens plus transversal, aussi bien entre populations cibles (notamment entre population âgée et population handicapée) qu’entre le secteur sanitaire et le secteur social. De fait, ces transformations de l’action publique ont donné les moyens à l’État d’intervenir, à travers les plans de santé publique, dans un domaine où il était absent. En effet, jusqu’alors, les actions menées en faveur des aidants se sont développées essentiellement au gré des initiatives des associations locales.

Vers la définition d’une action publique reconnaissant le rôle des aidants

Parallèlement aux plans sectoriels de santé publique, la question des aidants s’est imposée sur l’agenda public dans le cadre plus général de la politique du handicap, puis de la politique vieillesse. Ainsi, la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées a donné, la première, un statut juridique aux aidants. Ce faisant, elle a introduit un clivage entre les aidants, en fonction du profil des personnes aidées puisque cette loi visait les personnes en situation de handicap. Dès l’année 2006, la conférence nationale de la famille, placée sous la présidence du premier ministre, a acté la nécessité d’une reconnaissance du statut d’aidant familial pour les personnes aidant une personne âgée. Il en a résulté un droit de soutien familial rendu effectif par la loi du 21 décembre 2006, puis par le décret du 18 avril 2007. Mais c’est la loi du 28 décembre 2015 d’adaptation de la société au vieillissement qui a complété le dispositif en l’élargissant aux aidants de personnes âgées et en donnant, pour la première fois, une définition juridique du « proche aidant », qui concerne aussi bien les personnes âgées que handicapées. Désormais, c’est donc la notion de « proches aidants » qui est retenue pour désigner le public bénéficiaire des différents dispositifs le concernant. Et c’est la C.N.S.A. qui est définie par le législateur pour jouer un rôle central dans le (co)financement d’actions d’information et de formation des aidants familiaux qui participent à l’accompagnement d’un proche en situation de handicap ou de perte d’autonomie. Il est vrai que la C.N.S.A. est un établissement public qui présente l’avantage de mettre en œuvre depuis la loi du 30 juin 2004 la politique dite de l’autonomie, aussi bien en direction des personnes handicapées que des personnes âgées.

Cette reconnaissance législative des « proches aidants » est le résultat d’un processus de co-construction de la politique publique entre l’État et les principaux représentants associatifs des aidants. En effet, la C.N.S.A. s’est vu reconnaître par le législateur un rôle structurant dans la politique menée en direction des aidants grâce à sa capacité à produire des outils et des référentiels, mais aussi par son pouvoir de contractualisation avec les opérateurs. Cela a incité les acteurs associatifs représentant les aidants familiaux à se structurer pour pouvoir peser sur les pouvoirs publics. Ainsi, en 2003, l’Association Française des Aidants a été créée pour promouvoir la place et le rôle des aidants dans la société, pour les soutenir à travers diverses actions notamment d’information et de formation et pour mener des actions de lobbying vis-à-vis de l’État. L’Association Française des Aidants[3], même si elle n’entend pas faire de distinction selon l’âge ou la pathologie des personnes accompagnées, ne se substitue pas aux multiples associations sectorielles d’aidants (France Alzheimer, APF France Handicap, Union nationale de familles de malades et amis de personnes malades ou handicapées psychiques…) qui, elles, se sont regroupées en un Collectif Inter-Associatif des Aidants Familiaux[4] pour, entre autres, parler d’une même voix auprès de la C.N.S.A. Une centralisation et une unification du jeu des acteurs se sont ainsi opérées au fur et à mesure que la question des aidants arrivait sur l’agenda public. Après de nombreuses décennies d’invisibilité, cette question fait désormais l’objet d’une approche relativement consensuelle quant à la nécessité « d’aider les aidants », même s’il existe des revendications propres à chacune des associations.

Progressivement, la politique nationale menée en faveur du soutien des proches aidants traduit ce processus de co-construction à l’œuvre avec le secteur associatif en reprenant l’essentiel des préconisations émises par les différents acteurs. Après s’être centré sur l’information, sur les droits sociaux des aidants et sur les dispositifs de conciliation entre vie professionnelle, vie personnelle et travail de l’aidant, à travers notamment la mise en place du congé de proche aidant[5], le périmètre de la politique publique en la matière s’est élargi. D’une situation d’invisibilité sur l’agenda public, la problématique du soutien aux aidants est donc rapidement montée en puissance et s’est autonomisée au sein de la politique vieillesse, au point de faire l’objet d’une attention particulière de la part des pouvoirs publics (Barbe et Gimbert, 2010).

Récemment, le Rapport Libault, qui devait définir les orientations possibles en prévision de la loi « Grand âge et autonomie » prévue initialement en 2020, envisageait des « propositions clés pour soutenir les proches aidants et développer les liens intergénérationnels » (Libault, 2019). Le gouvernement a toutefois fait le choix de ne pas attendre le vote de cette future loi. Dès 2019, le Premier ministre a lancé une « Stratégie de mobilisation et de soutien en faveur des aidants » qui prévoit des mesures tous azimuts visant à agir globalement pour renforcer l’aide aux aidants, allant de la mise en place du numéro téléphonique unique à l’indemnisation des droits à retraite des proches aidants, en passant par des mesures de préservation de leur santé (Gouvernement de la France, 2019). Au-delà des effets d’annonce, l’impulsion politique est réelle puisque l’État a débloqué 400 millions d’euros sur trois ans, dont un quart consacré à la diversification des formules d’aide au répit. Une loi visant à favoriser la reconnaissance des proches aidants a même été adoptée le 22 mai 2019. Si, à l’origine, cette dernière visait à doter les aidants familiaux d’un véritable statut avec l’instauration d’une indemnité journalière, la loi intègre surtout l’obligation pour les partenaires sociaux de négocier des mesures visant à faciliter la conciliation entre la vie professionnelle et la vie personnelle des salariés proches aidants. Pour l’instant, la dernière étape de ce processus de prise en compte par l’État des proches aidants réside dans le décret du 2 octobre 2020 qui définit les contours de l’allocation journalière qu’est susceptible de toucher un aidant durant trois mois renouvelables, dans la limite d’une année, en cas d’arrêt de son activité professionnelle.

De multiples initiatives locales en faveur des solidarités familiales et de proximité

Alors que la France s’était engagée, à partir du début des années quatre-vingt, dans une décentralisation de son action sociale et médico-sociale au profit des Départements, une inflexion recentralisatrice se dessine vingt ans plus tard pour ce qui concerne le secteur médico-social. Cette inflexion est sans doute ce qui a permis aux aidants et à leurs associations d’être reconnus par l’État et d’avoir bénéficié de dispositifs financés sur fonds publics destinés à les soutenir dans leur quotidien d’aidant. Mais cette reconnaissance ne doit pas occulter le fait que cette politique définie « par le haut » n’embrasse pas toutes les initiatives prises « par le bas » pour renforcer les solidarités familiales et locales. En l’occurrence, les diverses initiatives communautaires peuvent être regroupées selon deux axes : d’une part, il y a les actions entreprises pour soutenir et offrir un temps de répit aux aidants familiaux ; et d’autre part, il y a les actions à visée plus large, qui ont été en partie induites par la canicule de l’été 2003, et qui concernent l’ensemble des solidarités informelles susceptibles d’étayer l’entourage des personnes âgées au fil de l’avancée en âge. Ce ne sont pas nécessairement les mêmes acteurs à l’origine de ces actions, mais ces dernières ont pour point commun d’être initiées au niveau local par des associations ou des collectivités qui sont en contact direct avec les besoins de la population âgée.

Des actions d’aide aux aidants pionnières et éparpillées

Les premières initiatives visant à soutenir l’aide familiale ont relevé essentiellement du milieu associatif. Ainsi, se sont développées, de manière non coordonnée, des formules d’aide au répit qui ont pris la forme de structures d’accueil de jour et d’accueil temporaire de façon à permettre aux familles de « souffler » pendant quelques heures ou quelques jours (Argoud et al., 1994). D’autres acteurs ont mis localement en place des sessions dites d’aide aux aidants, qui sont des lieux de parole et/ou de formation pour permettre aux aidants de se sentir moins seuls face à l’aide qu’ils apportent à leurs parents âgés (Guisset, 1994). La caractéristique commune de ces initiatives est qu’elles se développent localement, à partir des années quatre-vingt-dix, en dehors de tout cadre d’action publique. En ce sens, elles peuvent être considérées comme des innovations sociales, c’est-à-dire des interventions initiées « par des acteurs sociaux (un individu ou un groupe d’individus) pour répondre à un besoin (social, culturel, territorial) ou une aspiration, apporter une solution, profiter d’une opportunité d’action afin de modifier des relations sociales, de transformer un cadre d’action ou de proposer de nouvelles orientations afin d’améliorer la qualité et les conditions de vie d’une collectivité » (Bouchard, 2011 : 7).

La difficulté pour le chercheur est alors de parvenir à identifier ces innovations car, tout au moins dans un premier temps, elles n’ont pas de liens entre elles et sont relativement dispersées sur le territoire national. Nous pouvons toutefois nous appuyer sur le rôle d’observatoire qu’a joué la Fondation de France à cette époque. La Fondation de France est un organisme national privé et indépendant – bien que créé par l’État lui-même en 1969 – qui vise à capter des dons à caractère philanthropique pour soutenir des actions d’intérêt général, notamment des innovations sociales dans des domaines très variés. En l’occurrence, la Fondation de France a joué un rôle d’identification et de soutien aux premières initiatives qualifiées d’« aide aux aidants » ou d’« aide au répit » (Guisset, 1994). Si l’on considère les 13 actions repérées à ce titre-là en France au début des années quatre-vingt-dix, 5 étaient portées par des associations généralistes, 2 par des associations familiales, 2 par des associations de professionnels de l’aide à domicile, 2 par des associations de retraités, 3 par des offices de retraités[6], 2 par des organismes de protection sociale, et seulement 1 émanait du service d’action sociale d’une collectivité publique territoriale (le Département de Meurthe-et-Moselle). Cette grande diversité des promoteurs et la faible présence du secteur public illustrent le fait que l’émergence de ce type de réponses s’est effectuée sur la base de constats très localisés et sur le volontarisme d’un certain nombre d’acteurs disposant de marges de manœuvre pour prendre des initiatives. Ce n’est donc pas un hasard si les objectifs de chacune des réalisations s’avèrent très divers : actions de soutien psychologique individuel ou collectif, cycles d’informations, organisation de stages conjuguant soutien et formation, etc.

Les séjours de vacances aidants-aidés correspondent à des initiatives alternatives à l’accueil de jour ou temporaire « traditionnel ». Autrement dit, ils consistent en des séjours encadrés par des professionnels et des bénévoles qui permettent de partir en vacances en « binôme » et de se voir proposer des activités de loisirs à pratiquer ensemble ou séparément. Dès 1988, l’association France Alzheimer a été l’une des premières à le proposer à ses adhérents. Depuis, d’autres acteurs se sont engagés dans cette voie. Signalons en particulier le dispositif relativement similaire intitulé « Vacances Répit Familles » qu’ont initié en 2013 un groupe de protection sociale (Groupe PROBTP) et une association (AFM Téléthon)[7]. Ce dispositif vise à favoriser le répit d’une population plus large constituée des aidants de personnes âgées, handicapées ou malades vivant à domicile. Il présente la particularité d’associer deux compétences sur un même lieu de villégiature : le médico-social et le tourisme social. L’association gestionnaire agit comme une tête de réseau et a vocation à démultiplier les lieux en France par le biais d’un système de franchise sociale.

Sur un autre registre, se sont développés, à l’initiative de l’Association Française des Aidants, des « Cafés des aidants » (Gouvernement de la France et Caisse Nationale de Solidarité Pour l’Autonomie, 2020). Il s’agit de rencontres qui ont lieu une fois par mois dans un lieu dédié mais banalisé (un café associatif, un bar, un restaurant, etc.). Ils sont co-animés par un travailleur social et un psychologue ayant une expertise sur la question des aidants. À chaque rencontre une thématique est proposée pour amorcer des échanges autour du vécu d’aidant (Kimso, 2017). Alors qu’il n’existait qu’une dizaine de Cafés des aidants dans les années 2000, il y en aurait aujourd’hui près de 200. Mais au-delà du concept lui-même, de nombreux groupes de parole et de sessions de formation/information à l’intention des aidants existent sur le territoire national, portés par des acteurs très divers.

Dans la même perspective, sont apparus à la même période des « Bistrots mémoires »[8]. Les Bistrots mémoire se veulent être des espaces ressources, dans un lieu public (café, restaurant, médiathèque…), pour échanger avec les personnes vivant avec la maladie d’Alzheimer ou une maladie apparentée et leurs aidants. Une psychologue et une équipe de bénévoles animent les séances. Le premier Bistrot mémoire a été créé à Rennes en 2004 et, après avoir essaimé notamment dans l’ouest de la France, une Union des bistrots mémoire a vu le jour en 2009 pour promouvoir le concept et mutualiser des actions communes. Une cinquantaine de Bistrots mémoire existeraient aujourd’hui en France. Un de leurs fils conducteurs est de viser l’inclusion dans la cité des personnes ayant des troubles de la mémoire (Kimso, 2018).

Enfin, dernier registre d’innovations sociales en la matière : le relayage à domicile. Le relayage s’inspire directement de l’initiative « Baluchon Alzheimer » qui a été introduite au Québec en 1999. Cette pratique de baluchonnage ou relayage correspond à un dispositif qui vise à pallier l’absence temporaire d’un aidant auprès de personnes en perte d’autonomie pour lesquelles un changement d’environnement engendrerait une perte de repères (Huillier, 2017). S’il s’en inspire, il s’en différencie également par certains aspects car le contexte culturel en France – et en particulier le droit du travail – est distinct. Or, le Baluchon Alzheimer étant une marque déposée depuis 2014, dont l’utilisation suppose l’adhésion à une convention d’affiliation, le législateur français a fait le choix de promouvoir un terme alternatif : le relayage à domicile.

À l’origine, une dizaine de démarches de relayage à domicile ont vu le jour en France, à partir de 2012, à l’initiative d’acteurs du secteur social et médico-social. Comme au Québec, l’origine du baluchonnage résulte du constat effectué par les acteurs proches du terrain de besoins non satisfaits, à savoir le besoin de permettre un répit à domicile qui ne passe pas par l’accueil dans une structure extérieure comme c’était le cas majoritairement des dispositifs d’aide au répit jusque-là. Comme toute innovation sociale, dans un premier temps, elle est portée par des acteurs très divers, majoritairement des associations d’aide à domicile et des établissements d’hébergement pour personnes âgées ou pour personnes handicapées[9] (Huillier, 2017). Ces acteurs locaux, en lien avec les Agences régionales de santé, les collectivités locales (en particulier les Départements) et les organismes de protection sociale, ont ainsi construit une réponse adaptée aux caractéristiques de leur territoire, contribuant à ce que les expériences de relayage revêtent des formes et des modalités différentes d’un endroit à l’autre.

Une redécouverte des solidarités de proximité après la canicule de 2003

Parallèlement aux innovations sociales mentionnées précédemment, les années 2000 ont connu un autre phénomène qui a contribué à mettre en lumière le rôle des aidants familiaux et plus globalement des aidants profanes. Il s’agit de la canicule qui a sévi au cours de l’été 2003 en France et qui a été à l’origine d’une surmortalité estimée à 15 000 personnes âgées. Il résulta de cet épisode une prise de conscience des limites des solidarités familiales et locales et donc de la nécessité de les soutenir. Dans cette perspective, le président de la République – Jacques Chirac – fit une allocution télévisée le 21 août 2003 qui marqua le début d’une mise en visibilité sur l’agenda public d’une problématique relativement méconnue, à savoir la lutte contre l’isolement social, plus que l’aide aux aidants stricto sensu. La question du lien social et de l’entourage des personnes âgées est clairement mise en exergue :

« De nombreuses personnes fragiles sont mortes seules à leur domicile. Ces drames ont de nouveau mis en lumière la solitude de beaucoup de nos citoyens âgés ou handicapés. La solidarité familiale bien sûr, le respect dû aux personnes âgées ou handicapées, les relations de voisinage, l’action des communes, à cet égard, sont indispensables à la vie en société. » (République française, 2003).

Cette déclaration marqua le point de départ d’une série de consultations des acteurs institutionnels et professionnels du secteur sanitaire et social, puis de la publication en novembre 2003 d’un plan interministériel baptisé « Vieillissement et solidarités ». Ce plan donna lieu, presque un an plus tard, le 30 juin 2004, à une loi relative à la solidarité pour l’autonomie des personnes âgées et des personnes handicapées. Le plan « Vieillissement et solidarités » fut par ailleurs suivi d’un autre plan en 2006 intitulé « Solidarité – Grand âge » qui se situe dans le prolongement du précédent en préconisant, entre autres, la création d’un « droit au répit » pour les aidants familiaux entendu comme la possibilité pour ces derniers de« souffler » en recourant temporairement à des services d’aide.

Même s’ils menaient déjà des actions avant 2003, un certain nombre d’organismes communautaires et caritatifs ont profité de cette soudaine mise en visibilité pour se mobiliser et faire reconnaître l’existence de situations d’isolement et de solitude chez les personnes âgées. Un collectif intitulé « Combattre la solitude », né au lendemain de l’épisode caniculaire, a ainsi regroupé de grandes fédérations associatives : l’Association des Cités du Secours Catholique, la Croix-Rouge Française, la Fédération de l’Entraide Protestante, le Fonds Social Juif Unifié, les Religieuses dans les Professions de Santé, le Secours Catholique, la Société Saint-Vincent de Paul, les Petits Frères des Pauvres. Il s’est structuré autour d’une charte en 2008 définissant ses missions autour de l’analyse et la recherche de « réponses concrètes et adaptées aux besoins et aux attentes des personnes âgées ». Le collectif interassociatif a donné naissance en janvier 2014 à une association ad hoc baptisée MONALISA (MObilisation NAtionale contre L’ISolement des Âgés) dont le rôle consiste à faciliter l’émergence d’équipes bénévoles locales et à les mettre en réseau[10].

Parallèlement à cette « mobilisation » associative largement initiée par les Petits Frères des Pauvres, un grand nombre de villes françaises se sont également engagées dans une réflexion pour mieux accompagner l’avancée en âge dans la cité. Dans la foulée de la création par l’Organisation mondiale de la Santé en 2009 d’un réseau mondial des villes et communautés amies des aînés (Age-friendly cities and communities), un Réseau Francophone des Villes Amies des Aînés (R.F.V.A.A.) s’est constitué à part entière quatre ans plus tard. Ce réseau, qui rassemble aujourd’hui plus de 130 municipalités, se veut un relais du programme Villes Amies Des Aînés (V.A.D.A.) au niveau francophone[11]. Au-delà de la thématique « lien social et solidarité », le Réseau se donne pour objectif de parvenir à une transformation des politiques publiques locales en abordant, selon une méthodologie prédéfinie, d’autres thèmes transversaux qui sont la participation citoyenne et l’emploi, l’autonomie et les services, l’information et la communication, le transport et la mobilité, les espaces extérieurs et les bâtiments, l’habitat, la culture et les loisirs (Giacomini et Lefebvre, 2019).

De fait, l’ensemble des expériences menées localement en faveur du soutien aux aînés, qu’elles soient d’origine associative et citoyenne ou impulsées par des collectivités locales, a permis de définir une orientation sensiblement distincte de celle qui a prévalu lors des plans Alzheimer. Ainsi, il s’agit moins d’offrir un répit aux aidants familiaux que d’ouvrir la voie à une action beaucoup plus large et transversale que le seul soutien aux solidarités familiales. C’est en effet « par le bas » qu’une telle voie s’est dessinée en faveur d’une approche globale et préventive de l’avancée en âge. Pourtant, ces différentes initiatives, bien qu’elles soient nées hors du cadre de toute politique publique, ne sont pas complètement déconnectées de l’activité du législateur. Elles ont servi d’aiguillon à la loi du 28 décembre 2015 d’adaptation de la société au vieillissement, qui met en exergue la nécessité d’appréhender globalement l’avancée en âge de la population dans une perspective préventive. Alors que la politique vieillesse était jusqu’alors plutôt centrée sur la gestion de la dépendance des personnes âgées (Ennuyer, 2002), le législateur a entériné une orientation en grande partie impulsée par les acteurs associatifs et les collectivités locales.

Un État interventionniste mais une faible pérennisation des innovations locales

Après avoir identifié le processus qui a conduit l’État à formaliser une politique publique spécifique en direction des « proches aidants », nous voudrions analyser la manière dont se jouent les interactions entre les multiples actions associatives et communautaires et les politiques publiques de soutien aux solidarités familiales et locales. Ainsi, il apparaît que le volontarisme des pouvoirs publics ne se traduit pas par un soutien tous azimuts aux innovations locales. Il s’agit certes d’une politique publique coproduite avec les associations et collectifs associatifs nationaux, mais centrée sur le registre limité des droits sociaux et la formation des aidants, ainsi que de la création d’établissements et services médico-sociaux. Dès lors où les innovations s’éloignent du champ du médico-social stricto sensu, l’engagement de l’État est beaucoup plus modeste, laissant les associations se débrouiller pour tenter de pérenniser leurs actions.

Un législateur volontariste mais sur un registre d’actions restreint

Au fur et à mesure de la reconnaissance sociale du rôle joué par les aidants familiaux dans l’aide aux personnes âgées, l’État n’a cessé d’élargir son périmètre d’action. Cela se vérifie au niveau du public cible. Selon la loi du 28 décembre 2015 d’adaptation de la société au vieillissement, le proche aidant d’une personne âgée est désormais défini comme le « conjoint, le partenaire avec qui elle a conclu un pacte civil de solidarité ou son concubin, un parent ou un allié, définis comme aidants familiaux, ou une personne résidant avec elle ou entretenant avec elle des liens étroits et stables, qui lui vient en aide, de manière régulière et fréquente, à titre non professionnel, pour accomplir tout ou partie des actes ou des activités de la vie quotidienne » (article L. 113-1-3 du Code de l’action sociale et des familles). Autrement dit, le législateur a fait le choix d’une définition qui peut être considérée comme extensive dans la mesure où elle dépasse le strict cadre de la parenté. Par ailleurs, conformément à la réorganisation du champ de l’« autonomie » et à la création de la C.N.S.A., le public visé concerne tant les aidants des personnes âgées que des personnes handicapées.

Ensuite, les politiques publiques récentes en ce domaine témoignent d’une volonté de l’État d’agir sur plusieurs registres. Ainsi, après avoir centré son intervention sur le développement et la diversification des formules d’aide au répit, la loi d’adaptation de la société au vieillissement du 28 décembre 2015 institue des possibilités de temps de repos et de répit pour les proches aidants, moyennant une enveloppe forfaitaire intégrée à l’allocation personnalisée d’autonomie en cas de besoin de remplacement du proche aidant. Plus récemment, le rapport Libault, préfigurateur de la future loi Grand âge et Autonomie, se veut encore plus ambitieux en préconisant d’« aider les proches aidants et (de) lutter contre l’isolement de la personne âgée » (Libault, 2019 : 69). À travers la définition de cinq objectifs, le rapport Libault effectue une synthèse des diverses revendications et expérimentations associatives : simplifier la vie des proches aidants, faciliter leurs démarches et rendre leurs droits plus effectifs ; améliorer l’accompagnement financier des proches aidants ; mieux concilier le rôle de proche aidant et la vie professionnelle ; innover sur les territoires en faveur des proches aidants ; lutter contre l’isolement de la personne âgée en mobilisant les bénévoles de tous les âges.

Pourtant, au-delà des principes généraux, force est de constater que l’action concrète de l’État n’est pas aussi large. L’émergence, puis le traitement d’un problème social, dépendent en effet des acteurs capables de le faire connaître, puis d’influer sur la manière de le problématiser et de guider le type de réponse socialement acceptable. Par ailleurs, le processus de traitement des problèmes sociaux aboutit à transformer le problème en des catégories d’action compatibles avec la structuration du dispositif politico-administratif existant. En l’occurrence, dans le domaine de la vieillesse et du handicap, l’État prend moins appui sur les organismes communautaires locaux ou les organismes d’action sociale que sur ses interlocuteurs traditionnels, à savoir les grandes associations gestionnaires d’établissements et de services.

Ainsi, la réponse des pouvoirs publics s’articule principalement autour de deux axes qui correspondent à des domaines de compétences sur lesquels l’État a les moyens d’agir. Le premier axe est celui des établissements et services sociaux et médico-sociaux. Toutes les mesures prises pour soutenir le rôle des aidants consacrent une part non négligeable du financement à la mise en place de structures de répit (notamment des accueils de jour et des accueils temporaires). Dès le premier plan Alzheimer (2001-2005), le développement des accueils de jour est défini comme étant une priorité. Cet objectif fut poursuivi avec constance dans les plans successifs de façon à offrir aux aidants et aux personnes aidées une palette diversifiée de structures de répit. Même suite à la canicule de l’été 2003, alors qu’il s’agissait à l’origine de soutenir les solidarités locales jugées défaillantes, le législateur a orienté l’effort budgétaire essentiellement en faveur de la médicalisation des établissements d’hébergement et des services infirmiers à domicile, ainsi que du financement de l’allocation personnalisée d’autonomie (Argoud, 2016). Il s’agit là de répertoires d’action routinisés pour lesquels l’État dispose d’une capacité à apporter des réponses concrètes, surtout depuis qu’il a réorganisé les circuits décisionnels dans le champ médico-social avec la création de la C.N.S.A. et des Agences régionales de santé.

Le second axe est celui des droits sociaux. Au fur et à mesure que la politique de soutien aux aidants s’affirme, l’État a introduit un certain nombre de droits sociaux pour que les aidants puissent réellement être aidés dans leur tâche d’accompagnement d’un parent âgé et que leur qualité de vie et de santé n’en soit pas affectée. Ainsi en va-t-il, par exemple, du congé de proche aidant, du congé de soutien familial, du retour à l’emploi de l’aidant après une période d’interruption de travail, du mode de calcul des droits à retraite, de la possibilité de don de jours de repos, du droit à l’information et à la formation, etc. Ces différents droits sociaux ont été introduits et aménagés au gré des textes réglementaires parus sur le sujet. Dans la même perspective et en complément des droits, le législateur a confié la mission à la C.N.S.A., depuis 2009, de soutenir financièrement les actions d’information, de soutien et de formation des proches aidants. Une politique active de contractualisation entre cette Caisse nationale et les conseils départementaux, ainsi qu’avec les fédérations associatives, a ainsi permis de financer beaucoup d’initiatives locales s’inscrivant sur ce registre. Ce dernier est le résultat du processus de co-construction de la politique de soutien aux aidants profanes. En effet, les principaux collectifs et associations d’aidants familiaux font explicitement du lobbying pour que l’État reconnaisse mieux le statut de l’aidant en le protégeant par un certain nombre de droits. Même si certains de ces droits ne sont pas à la hauteur de ce qui serait souhaité par les associations – comme le montant du forfait alloué pour le droit au répit ou de l’indemnisation du congé de proche aidant –, les avancées réglementaires en ce domaine correspondent aux principales revendications des représentants d’aidants.

Un soutien timide aux innovations sociales

L’implication étatique dans la définition d’une politique publique en direction des aidants n’a donc pas contribué à évincer les acteurs associatifs. Autrement dit, leur présence pionnière à un moment où les aidants étaient invisibles sur l’agenda public n’a pas disparu au fil du temps. Dans le droit fil de la construction de l’État social en France, les associations et, plus globalement, les acteurs à but non lucratif ont continué à jouer un rôle d’aiguillon de l’action publique (Mission Recherche, 1997). Comme cela a été développé dans la deuxième partie de cet article, les associations sont nombreuses à s’être impliquées pour soutenir les solidarités familiales et locales. Pourtant, beaucoup d’innovations en ce domaine n’ont pas fait l’objet d’un soutien, voire d’une institutionnalisation et d’une pérennisation de la part des pouvoirs publics. Certes, les associations gestionnaires de Cafés des aidants, de Bistrots mémoire, de séjours vacances… ont pu bénéficier de financements ponctuels pour mettre en place des actions d’information ou de formation des aidants, que ce soit directement par le biais de la C.N.S.A. ou par celui des conférences départementales des financeurs. Ces dernières ont été instituées par la loi d’adaptation de la société au vieillissement du 28 décembre 2015 dans chaque département pour financer des actions de prévention de la perte d'autonomie des personnes âgées de 60 ans et plus[12]. Mais globalement, il s’agit d’innovations qui rencontrent aujourd’hui des difficultés pour pérenniser leurs actions. Elles doivent leur survie économique à l’aide financière qu’apportent des financeurs variés, en particulier les fondations privées ou les groupes de protection sociale qui, sur leurs fonds d’action sociale, s’engagent dans le soutien à de telles initiatives.

Même le relayage à domicile, qui a pourtant fait l’objet d’une reconnaissance législative[13], ne bénéficie pas d’un soutien financier de l’État. Alors que des expériences de relayage existent depuis plusieurs années, le législateur s’est contenté d’introduire une expérimentation de dérogations au droit du travail jusqu’au 30 décembre 2021 dans le cadre de la mise en œuvre de prestations de suppléance à domicile du proche aidant et de séjours de répit aidants-aidés. Par le biais d’un appel à candidatures, 51 établissements et services se sont portés candidats. À l’issue de cette période, un bilan sera effectué sur la base duquel l’État pérennisera ou abandonnera le dispositif[14]. Mais en attendant, aucun financement ad hoc n’a été alloué aux expériences de relayage à domicile. Dans le même ordre d’idées, des démarches telles que MONALISA ou le Réseau Francophone des Villes Amies Des Aînés, qui s’inscrivent dans une des orientations fortes de la loi de 2015 d’adaptation de la société au vieillissement, restent relativement fragiles car dépendantes de l’implication de financements non garantis sur le long terme. Quant aux plateformes d’accompagnement et de répit, instituées par le troisième plan Alzheimer, leur développement a bien été favorisé par l’attribution d’une dotation forfaitaire allouée par la C.N.S.A. Mais elles constituent cependant un dispositif encore instable sur le plan juridique, car il ne repose que sur une circulaire qui ne permet pas un financement pluriannuel. Développées par des porteurs associatifs, des mutuelles, des collectivités, etc., majoritairement financées par des subventions ou des fonds d’action sociale facultative, les actions développées par ces plateformes ne sont que partiellement solvabilisées.

En réalité, la grande majorité des innovations sociales locales se situent à la périphérie du champ médico-social. Si elles s’inscrivent bien dans les objectifs définis par la politique publique de soutien aux proches aidants, elles illustrent les ambiguïtés du dualisme existant entre le sanitaire, que pilotent et financent l’État et l’assurance maladie, et le social qui relève de la responsabilité des Départements. Le secteur médico-social se situant dans un entre-deux, le financement des actions est toujours sujet à une relative fragilité. Il est écartelé entre, d’un côté, un État plus enclin à envisager le traitement uniforme des problèmes en fonction de réponses codifiées et connues à l’avance, comme il le pratique dans le secteur sanitaire, et de l’autre, un Département peu désireux de s’engager trop activement dans la mise en œuvre d’une politique dont il n’est pas à l’origine, dans un contexte où il cherche à maîtriser ses dépenses sociales.

De l’impulsion étatique à la réalité locale

Si l’État s’est donné les moyens d’intervenir dans le champ médico-social depuis le début des années 2000, il n’en reste pas moins dépendant des acteurs associatifs qui, outre leur capacité d’innovation, constituent des opérateurs bien implantés localement et capables d’agir au plus près des besoins. En effet, le processus d’allocation de ressources, malgré sa déconcentration dans les mains des Agences régionales de santé, reste tributaire de l’existence d’opérateurs locaux prêts à se saisir d’opportunités de développement. Il l’est d’autant plus que, selon les principes du nouveau management public, la mise en œuvre de la politique publique transite de plus en plus par des procédures d’appel à projets sur la base d’un cahier des charges prédéfini. Ce nouveau mode de gouvernance basé sur des expérimentations présélectionnées destinées, le cas échéant, à être ensuite généralisées fait la part belle aux opérateurs locaux capables de se mobiliser pour apporter des réponses jugées convaincantes par les pouvoirs publics. Autrement dit, la politique publique nationale est dépendante de l’existence de structures porteuses qui relèvent, pour une grande part, du secteur associatif. Ce n’est donc pas un hasard si certains territoires locaux apparaissent comme plus aptes que d’autres à se saisir d’opportunités lancées au niveau national, dans la perspective notamment de capter de nouveaux financements ; ce qui ne conduit guère à une atténuation des disparités locales. En effet, d’une manière générale, ce sont plutôt les territoires où sont implantés des acteurs gérontologiques bien ancrés localement qui s’avèrent les plus réactifs[15].

Une autre conséquence du mode de gestion vertical de l’action publique dans le champ médico-social, qui est calqué sur le sanitaire, est le désajustement constaté entre les réponses apportées par les pouvoirs publics et les besoins des territoires. Un indicateur de ce désajustement est identifiable dans la sous-réalisation des objectifs initiaux des plans Alzheimer et donc la sous-consommation des crédits affectés. Ainsi, au 31 décembre 2012, c’est-à-dire à l’issue du troisième plan, la consommation des crédits ne s’élevait, pour les dépenses relatives au médico-social, qu’à 55% (Ankri et al., 2013). Le rapport d’évaluation du plan Alzheimer identifie de nombreuses explications à cette situation. Par exemple, pour ce qui concerne les sessions d’information et de formation des aidants, il est noté une surévaluation des objectifs au regard des besoins réels des aidants et une inadaptation des modèles de formation. Concernant les structures de répit, pour lesquelles le taux de réalisation s’est avéré deux fois moindre que celui qui était prévu, l’explication est de même nature. Par ailleurs, indépendamment des faibles taux de réalisation, les évaluations des différents dispositifs ont en commun de constater une très grande diversité des pratiques par rapport à une norme ou un cahier des charges national (C.N.S.A. et D.G.C.S., 2014 ; Ipso Facto et BVMS Conseil, 2017) ; ce qui témoigne de la forte prégnance des contingences locales. Ce constat fait dire aux évaluateurs :

« Par ailleurs, certains objectifs quantitatifs du volet médico-social du plan ont été révisés à la baisse et non complètement atteints, ceci étant lié entre autres à des cahiers des charges trop contraignants, des objectifs mal estimés par rapport à certaines réalités du terrain. En termes d’innovation médico-sociale, dont la mission a parfois interrogé la pertinence, les acteurs, fort nombreux sur le terrain, ont besoin d’un temps d’appropriation qui s’accommode parfois mal d’un pilotage trop contraignant. » (Ankri et al., 2013 : 4).

Autrement dit, les porteurs de projet éprouvent des difficultés pour rentrer dans les cases définies par l’État. Le recours à la technique de l’appel à projets ou à candidatures n’a pas réussi à inverser le circuit descendant de définition et de mise en œuvre de l’action publique. Même s’il prend appui sur la capacité d’innovation des associations, le volontarisme étatique dans le champ médico-social s’inscrit dans un schéma dominé par une logique de mise en œuvre, plus que de soutien à l’innovation.

Conclusion

En s’engageant dans une politique active de reconnaissance du rôle des « proches aidants » et de la nécessité de les soutenir dans cette tâche, l’État a donné l’illusion de réinvestir une fonction qui a longtemps prévalu dans le champ social : des associations qui innovent localement en inventant des réponses au plus près des besoins, puis un État qui reconnait dans un second temps leur pertinence et qui contribue à leur institutionnalisation et leur pérennisation. Cette illusion est d’autant plus forte que, par la recentralisation de sa politique médico-sociale menée dans le domaine du handicap et de la vieillesse, l’État s’est donné les moyens d’agir localement par le biais notamment de ses Agences régionales de la santé. Mais, en réalité, la connexion entre la sphère publique et la sphère associative s’établit difficilement, car l’action publique de l’État reste centrée sur un registre d’actions pour lequel il dispose de moyens réglementaires lui permettant d’agir avec efficacité, comme l’amélioration des dispositifs de protection sociale en faveur des aidants ou la création d’établissements et de services de répit. En revanche, dès lors que les innovations associatives s’éloignent de ce registre pour aller vers des domaines plus transversaux de consolidation du lien social ou d’inclusion des aidants et de leurs parents âgés dans la cité, le soutien de l’État s’avère plus timoré, dans la mesure où il se contente de fixer des orientations sans se doter des moyens – administratifs et financiers – de sa politique. Il est vrai que les pouvoirs publics bénéficient aujourd’hui d’une évolution du paysage de l’aide aux aidants du fait de la multiplication et de la diversification des acteurs engagés sur cette question. Ainsi, à côté des acteurs associatifs traditionnels, de grandes entreprises et de grands groupes de protection sociale proposent désormais des dispositifs ad hoc pour leurs salariés ou leurs adhérents. Même un service public comme La Poste est à l’initiative d’un dispositif marchand intitulé « Veiller sur mes parents ».

Ce hiatus entre la manière dont l’action publique se construit « par le haut » et les pratiques associatives – encore majoritaires à ce jour – qui s’élaborent « par le bas » se retrouve à propos d’un des rares sujets faisant controverse dans le cadre de la politique actuelle d’aide aux aidants. Il s’agit de la possibilité ouverte par l’État de salarier un aidant familial, à l’exception du conjoint, tant dans le cadre de l’allocation personnalisée d’autonomie que de la prestation de compensation du handicap. La question d’une rémunération ou d’une indemnisation des aidants ne fait en effet pas consensus, compte tenu des risques d’enfermement des aidants (majoritairement des femmes) dans un rôle qu’ils/elles ont rarement choisi, au risque de les éloigner durablement du marché du travail (Giraud et al., 2019). Mais dans les faits, une recherche récente montre que ces critiques à l’égard des risques induits par la monétarisation de l’activité des aidants profanes sont plus l’apanage des acteurs qui interviennent au niveau national ou sectoriel, que des acteurs associatifs et publics qui sont, localement, directement en contact avec les familles (Touahria-Gaillard et al., 2019). Ce qui tend à corroborer l’intérêt, pour toute analyse d’une action publique, de ne pas se limiter à prendre en compte uniquement ce qui se passe en haut du cadre d’action au détriment du bas, ou inversement.