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A partir des années 1960 en France, la famille est considérée dans les textes, notamment dans l’ordonnance du 23 décembre 1958, comme « un partenaire important de l’intervention éducative » (Bourquin, 2007) au sein du système de protection de l’enfance. Il ne s’agit plus dès lors de protéger l’enfant sans ou contre les familles, mais au contraire de les inscrire à part entière dans la mesure de protection. Les modalités de ce partenariat se fondent en pratique sur l’exercice de l’autorité parentale concernant les actes importants et sur le maintien du lien familial.

Seulement, dans les faits, nombre de rapports (Bianco et Lamy, 1980 ; Naves et Cathala, 2000) pointent les difficultés à travailler ensemble, système de protection de l’enfance et famille, dans le cadre contraint de la mesure de placement qui déplace l’enfant de son milieu familial vers un lieu d’accueil[1]. La mise à l’abri de l’enfant désigné en danger mobilise l’essentiel de l’énergie des professionnels qui relèguent au second plan le travail avec les familles (parents et fratrie). Ainsi, en pratique, l’organisation du maintien du lien familial prend place dans des droits de visite, d’hébergement et de correspondance attribués aux parents et définis de manière unilatérale par l’institution du placement. L’autorité parentale peine à s’exercer, car elle repose sur un partage peu équitable des responsabilités quand les uns prennent en charge les tâches au quotidien et les autres sont dépendants des espaces qui leur sont laissés.

Le travail éducatif en partenariat clairement énoncé dans les textes prend dans la réalité des formes nuancées qui reposent sur la dialectique entre la disqualification des parents (Sellenet, 2011) et l’expertise des professionnels quand il s’agit de définir l’intérêt de l’enfant. Ce cadre traditionnel de régulation de l’espace familial se trouve aujourd’hui modifié par des possibilités de communication qui permettent aux acteurs familiaux de définir et de moduler par eux-mêmes les relations familiales. Qu’il s’agisse de l’obtention des équipements technologiques, de l’ouverture d’un espace socionumérique, des modalités de participation à cet espace, etc., enfants, parents, membres d’une fratrie se saisissent de manière autonome des potentialités qui leur sont offertes pour « faire famille ». Que font les médias socionumériques aux relations familiales d’un enfant placé ? Comment et autour de quels éléments se structurent ces liens ? À travers quelle dimension de l’univers familial (actes de la vie quotidienne, évènements, etc.) ?

Les médias socionumériques contribuent à diversifier les modalités concrètes d'expression des liens familiaux dans l’ordinaire des relations (Martin et Dagiral, 2016) et aussi lors des réaménagements, tels que le placement ou les changements de lieux de vie (Pharabod, 2004), en activant la relation mise à distance par l’éloignement géographique (Le Douarin, Caradec, 2009). Dans le cadre spécifique des situations de placement, cet article vise à rendre compte des modes d’organisation de la correspondance familiale numérique et de la manière dont ces échanges structurent les liens familiaux. Il s’agit de mettre en évidence les formes de négociation qui s’opèrent dans la gestion émotionnelle et morale des polymédias (Madianou, 2014) pour construire ou déplacer les espaces d’autonomie et les rôles familiaux. Les pratiques juvéniles et familiales regardées au prisme d’une sociologie des usages montrent comment les normes sociotechniques contribuent à renouveler les manières de faire collectif, de faire famille, de construire et de maintenir des relations à distance lors de recompositions qui impliquent de la mobilité (Boutet et Le Douarin, 2014 ; Madianou et Miller, 2013). Elles interrogent également la manière dont ces pratiques sont reçues par le droit et intégrées dans l’organisation matérielle et judiciaire des situations de placement.

La démonstration vise en premier lieu à rendre compte des pratiques familiales de correspondance numérique en montrant leur inscription dans l’expérience du placement, les logiques d’ajustement à la configuration relationnelle par le choix des outils et enfin, le contenu des échanges selon les relations interpersonnelles dans la famille. Dans un second temps, ces pratiques seront interrogées à partir du cadre juridique français : les principes régissant le droit de la famille et des mineurs seront mis en regard des pratiques des juges et des fondements des décisions en matière de correspondance numérique.

Terrain d’enquête

L’article s’appuie sur deux programmes de recherche conventionnés : Ticf@liens avec le soutien du GIS M@rsouin (2014-2015) et Pl@cement avec le soutien de l’Observatoire National de la Protection de l’Enfance et de la Mission de recherche Droit et Justice (2016-2018). Le travail d’enquête et de terrain s’est construit sur deux axes complémentaires :

- identifier les modalités de la correspondance familiale numérique par des entretiens menés auprès de 18 jeunes placés âgés de 14 à 18 ans (6 en famille d’accueil, 12 en accueil collectif), et de 6 parents. Ces récits permettent de rendre compte des pratiques de communication et du sens qu’elles recouvrent pour les acteurs familiaux. Par ailleurs, dans six situations, les entretiens ont permis de croiser le point de vue du jeune et d’un des parents. L’objectif étant de rendre compte de la dialectique dans laquelle s’inscrit la correspondance numérique entre aspiration relationnelle, manière de mobiliser les médias sociaux et rôle familial.

- saisir les logiques de régulation dans le cadre contraint de la mesure de protection par des entretiens réalisés auprès de 75 professionnels : assistants familiaux, référents ASE, éducateurs, cadres ASE et juges des enfants. Les entretiens avec les travailleurs sociaux ont été réalisés dans deux départements français ; ceux avec les juges des enfants ont eu lieu dans cinq juridictions différentes.

Cette double approche conduite par entretiens individuels et collectifs permet de rendre compte des pratiques de correspondance familiale et du sens qui leur est donné par les acteurs familiaux, ainsi que d’observer la manière dont elles sont encadrées par les professionnels dans le cadre spécifique du système de protection de l’enfance.

Les extraits d’entretien ou les récits de situation exposés dans l’article ont fait l’objet d’un travail d’anonymisation. Les prénoms utilisés sont fictifs et les lieux d’enquête ne sont pas nommés afin de garantir la confidentialité des situations enquêtées.

Les mesures de placement dans le système français de protection de l’enfance

Lorsque «la santé, la sécurité ou la moralité d'un mineur non émancipé sont en danger, ou si les conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises» (C. civ. art. 375) le juge des enfants peut prononcer une mesure d'assistance éducative. Elle peut prendre deux directions principales. L'Assistance Educative en Milieu Ouvert (AEMO) est l'une d'elles : l'enfant est alors maintenu dans sa famille d'origine et celle-ci est assistée par des personnes qualifiées chargées de suivre le développement de l'enfant, de lui apporter l'aide et l'assistance dont il a besoin. C'est la voie qui sera choisie «chaque fois qu'il est possible» de maintenir le mineur «dans son milieu actuel» (C. civ. art. 375-2). Le placement en est une autre. Il consiste à retirer l'enfant de son milieu de vie pour le confier à un tiers, que ce soit une personne ou un établissement spécialisé. Le placement doit rester exceptionnel et ne peut être prononcé que s'il y a nécessité constatée et que la mesure est justifiée. En effet, comme le rappelle inlassablement la Cour Européenne des Droits de l'Homme, «pour un parent et son enfant, être ensemble représente un élément fondamental de la vie familiale» comme le rappelle la Cour Européenne des Droits de l'Homme (v. notamment CEDH, 8 juillet 1987, R. c. Royaume-Uni, n° 10496/83 ; 24 mars 1988, Olsson c. Suède, n° 10465/83 ; 10 juillet 2002, n° 46544/99, Kutzner c. Allemagne ; 24 mai 2011, Saleck Bardi c. Espagne, n° 66167/09 ou plus récemment 22 juin 2017, n° 37931/15, Barnea et Caldararu c. Italie). Selon l'Observatoire National de la Protection de l'Enfance, au 31 décembre 2015 en France, le nombre de mineurs bénéficiant d’au moins une prestation ou mesure relevant du dispositif de protection de l’enfance est estimé à 300 000 environ (ONPE, «Estimation de la population des enfants suivis en protection de l’enfance au 31 déc. 2015» : Lettre d'actualité nov. 2017, www.onpe.gouv.fr/) avec 145 559 placements et 158 831 AEMO.

Les mesures d'assistance éducative, même avec placement de l'enfant, n'entrainent pas en principe de modification de l'autorité parentale, les parents continuant «à exercer tous les attributs de l'autorité parentale qui ne sont pas inconciliables avec cette mesure» même si le juge peut procéder à certains aménagements «dans tous les cas où l'intérêt de l'enfant le justifie»(C. civ. art. 375-7). Toutefois, dans l'hypothèse d'un placement, la garde de l'enfant, qui est l'un des attributs de l'autorité parentale, se verra transférée au tiers ou au service, les parents ne conservant qu'un droit résiduel de correspondance, de visite et d'hébergement (C. civ. art. 375-7).

Les pratiques familiales de correspondance numérique

Trois configurations relationnelles peuvent être mises en exergue. Elles concernent des liens interpersonnels plutôt que l’ensemble des liens familiaux et traduisent la dimension élective de la relation ainsi que l’individualisation des trajectoires dans l’univers familial (De Singly, 2010).

La première configuration est celle du déplacement des liens. Les médias socionumériques offrent une scène qui accompagne la trajectoire résidentielle. Les liens socionumériques peuvent préexister ou s’activer lors de la séparation (avec l’obtention d’un smartphone au moment du départ). La polyvalence des outils de communication permet d’ajuster les outils mobilisés au type de relation allant de forme de co-présence continue à des échanges ponctuels.

La deuxième configuration relève de l’activation des liens. A dimension variable, les situations familiales offrent un canevas de liens qui se nourrit des trajectoires conjugales (celle du père et de la mère), des recompositions, des âges et des expériences afférentes dans la fratrie. Ainsi, certains membres de la famille se sont seulement « croisés » par le passé (quand l’arrivée des uns s’est faite après ou au moment du départ des autres) ou sont informés tardivement des existences mutuelles (quand les secrets de famille ou les conflits ont gommé une partie de l’arbre de famille). Alors, la mise en visibilité par les réseaux socionumériques des réseaux familiaux comporte une accessibilité que n’ont pas les livrets de famille ou les albums photo familiaux. Elle amène à activer ou ré-activer des liens avec un parent, qu’il soit père ou mère, beau-père ou belle-mère, frère ou sœur, demi-frère ou demi-sœur…

Enfin, la troisième configuration rend compte de la mémorisation des liens. Parce que les trajectoires individuelles sont inscrites sur des aspirations et des expériences singulières, faire partie de la même famille ne suffit pas pour construire des volontés réciproques à alimenter le lien familial. Dès lors, sans pour autant méconnaitre ou défaire ces liens, ils restent en mémoire sans être nourris, mais sont potentiellement mobilisables (Bidart et Kornig, 2017).

Pour rendre compte des pratiques familiales de correspondance numérique, nous aborderons d’abord la manière dont les modalités de correspondance s’inscrivent dans l’expérience du placement. Ensuite, nous nous intéresserons aux ajustements relationnels qui s’opèrent dans les choix et usages des outils. Et enfin, seront traitées les modalités du faire famille/fratrie à distance.

Des usages juvéniles ancrés dans l’expérience du placement

Les modalités de la correspondance familiale numérique sont inscrites dans l’histoire des liens familiaux et dans le parcours de protection. Deux éléments paraissent particulièrement centraux dans la participation des mineurs au canevas des liens : l’appropriation du sens de la mesure de protection et le moment où la correspondance prend place dans la trajectoire familiale et d’accueil.

La mesure de protection est rarement à l’initiative du mineur lui-même. Dès lors, ce dernier doit s’approprier les codes de cette protection : comprendre le risque ou le danger, accepter le changement de lieu d’accueil, partager son quotidien dans un nouvel environnement… Ce travail psychosocial (Giraud, 2005) qui revient aux enfants confiés est accompagné par des professionnels, mais le plus souvent leurs catégories et leur expertise pour penser l’environnement familial sont éloignées de celles du mineur qui a expérimenté cet environnement. S’amorce alors un travail de compréhension mutuelle qui vise pour le professionnel à faire une place et, pour le mineur, à prendre une place. Cette construction sensible peine parfois à s’activer avec des difficultés à accéder mutuellement au sens des expériences de l’autre.

Quand la relation éducative se crée, les mineurs vont pouvoir partager le sens de la protection et seront sensibles à respecter son cadre. En quelque sorte, ils font confiance aux adultes qui les entourent et si ceux-ci sont méfiants vis-à-vis de l’emprise familiale ou du contenu des échanges, ils reproduiront la même méfiance (Potin, 2009) et utiliseront avec parcimonie les échanges familio-numériques.

Si, au contraire, le placement est vécu comme une contrainte, une mesure qui se réalise malgré eux, que le sens de la protection n’est pas partagé avec l’environnement d’accueil, les mineurs chercheront à conserver une place à distance en multipliant les échanges. Ils montrent ainsi que même s’ils sont confiés à une communauté d’accueil, leurs affiliations sont ailleurs et que la place actuelle qu’ils occupent n’est que provisoire.

Dès lors, les médias socionumériques peuvent faciliter une certaine forme d’acceptation du placement. L’échange qui suit entre des éducateurs témoigne de la place du téléphone portable dans l’appropriation de la décision de placement :

« Et puis, ça se trouve, ça autorise même le placement. […] Il est arrivé que des jeunes demandent si ils pourront garder leur portable la nuit. Parce que ça peut conditionner leur adhésion ou pas au placement ». (Equipe éducative, foyer accueillant des mineurs de 14 à 17 ans, entretien collectif)

L’acceptation du déplacement est facilitée par la possibilité d’un maintien autonome des liens. Le téléphone participe ainsi à accompagner la transition d’un lieu à l’autre.

Le moment où la correspondance prend place dans la trajectoire familiale et dans le placement a également une importance significative. Deux configurations opposées se dessinent. La première concerne des parcours précoces en protection de l’enfance dans lesquels les liens familiaux peuvent être quasi-inexistants ou très routiniers dans leur forme (même fréquence, même durée, même lieu). L’environnement d’accueil est la référence principale du mineur même si les liens ont perduré : ils sont comme « en suspens ». Les médias socionumériques peuvent ainsi permettre des « retrouvailles » avec un système d’échange non balisé par les services de placement. Ces « retrouvailles » peuvent par exemple concerner la parentèle (un cousin, une tante, etc.) qui est peu mobilisée dans le cadre des visites traditionnelles.

La seconde configuration concerne des jeunes placés plus tardivement et déjà équipés (ou équipés très rapidement[2]) au moment du placement. S’offre à eux la possibilité de continuer à faire famille à distance via les réseaux socionumériques (RSN), les appels visiophoniques, les échanges de photos… Le placement aménage l’organisation de la vie familiale quotidienne et déplace les formes de participation familiale sans exclure le mineur. Ainsi, certains jeunes témoignent de leurs besoins de connaître les événements quotidiens de la vie familiale à la fois pour continuer à en faire partie, mais aussi pour ne pas se détourner des difficultés que peuvent connaître les proches et montrer que même s’ils sont absents, il est possible de compter sur eux.

« Et là je, de toute façon je ne pourrais pas me passer de téléphone, puisque ma maman est à l’hôpital, du coup… Je suis obligée d’avoir au moins un téléphone sur moi, on sait jamais, si on m’appelle. » (Jeune placée, 17 ans, Foyer de jeunes travailleurs, entretien individuel)

L’ajustement se réalise donc différemment en fonction de la nature des liens (retrouvailles ou continuité des liens familiaux), des personnes (père, mère, sœur, frère…), de l’expérience familiale (liens inscrits dans une expérience familiale commune ou liens qui relèvent de la parenté sans partage précédemment d’une vie en commun).

Ajuster le choix des outils à la relation familiale

La diversité des outils de communication sur un même objet technologique offre des choix dans la gestion des échanges familiaux. Dans les situations de placement, sont désignées dans l’environnement d’origine, et principalement chez les parents, des carences, des défaillances qui invitent la collectivité à intervenir pour contenir les risques et les dangers auxquels sont confrontés les mineurs. L’éloignement contient les risques physiques, mais le risque relationnel (celui qui est décrit dans des échanges inadaptés, dans des injonctions contradictoires, dans des communications qui ne relèvent pas du cadre ordinaire du rapport parent/enfant) se déplace, se reproduit via les médias socionumériques. La mesure du risque associé au lien parent/enfant est à la fois appréciée par les professionnels qui statuent sur les outils à leur disposition concernant le maintien des liens, mais également par les acteurs familiaux eux-mêmes quand ils disposent d’outils de communication autonome. Le mode de gestion de cette relation est particulier (parce que leur prise en charge relève de la collectivité, ce qui les inscrit de fait dans une forme d’indépendance familiale contrairement aux autres mineurs du même âge), mais comporte également des traits communs avec une correspondance familiale plus ordinaire au moment de l’adolescence où chacun cherche des espaces d’autonomie malgré la dépendance familiale. Madianou et Miller montrent des luttes de pouvoir pour contrôler la façon dont les uns à une extrémité numérisée apparaissent aux autres (Madianou et Miller, 2013) : par exemple, les stratégies mises en place par les enfants pour faire reconnaître leur maturité et garder les parents à distance (le temps de réponse à des courriers électroniques, le choix du média…).

Pour construire une juste distance dans les échanges familio-numériques du point de vue des professionnels, il est important que chacun reste à sa place ou incarne son rôle social. Dès lors, quand les statuts de l’identité numérique offrent de pouvoir faire de son parent ou de son enfant un « ami » (appellation retenue par un RSN[3] fréquemment cité), les professionnels sont réticents en argumentant sur la confusion des rôles. Pour les jeunes rencontrés, l’enjeu est plutôt de mesurer le risque d’une mise en lien avec les membres de sa famille sur les RSN et les droits d’échanges / de publication qui y sont associés. « Être ami » avec son parent sur les RSN ne peut faire l’objet d’une position de principe :

« Du coup elle (mère) a un peu un langage de jeunes, du coup, ça va, elle ne m’embête pas sur (RSN), genre à part quand elle commente mes photos en disant t’es belle ma puce, mais ça va, sinon je l’aurais déjà supprimée ou bloquée. (…) le principal problème pour être ami avec ses parents sur (RSN), c’est qu’ils sont susceptibles de mettre un peu la honte. (…) genre par exemple mettre une photo de toi quand on est bébé, ma mère elle a déjà fait ça. Elle a mis une photo quand j’étais bébé sur (un RSN) et j’ai trop eu la honte. » (Jeune placée, 15 ans, foyer accueillant des mineurs de 14 à 17 ans, entretien collectif).

«Mettre la honte» ne traduit pas tant les écarts entre parent et enfant en lien avec l’expérience du placement, mais plutôt des écarts d’expériences liées aux rôles sociaux et aux générations. L’ouverture du compte socionumérique aux parents repose donc sur l’évaluation par les enfants des capacités de leurs parents à s’adapter aux codes qui régissent le groupe en ligne.

Si l’expérience s’avère regrettable, plusieurs options sont possibles pour y mettre un terme : bloquer certains comptes, changer de comptes… Au-delà de ce qu’ils peuvent donner à voir sur les RSN et à quels destinataires, les jeunes développent des stratégies pour faire valoir leur autonomie dans la communication familiale en choisissant les outils et les moments où ils répondent aux sollicitations. Les usages en mobilité n’impliquent pas une disponibilité permanente et la gestion de cette disponibilité témoigne de l’autonomie des espaces sociaux.

« Moi, elle m’appelle je réponds pas, je fais genre je suis absent » (Jeune placé, foyer accueillant des mineurs de 14 à 17 ans, entretien collectif)

« Moi, je réponds, mais quand j’en ai marre, je fais genre mon téléphone il bug » (Jeune placé, foyer accueillant des mineurs de 14 à 17 ans, entretien collectif).

Le plus souvent, le fait de changer de compte, de le bloquer, de ne pas répondre, etc. n’est pas négocié avec les destinataires, notamment les parents. Ceux-ci ajustent leurs comportements à ce qu’ils perçoivent des volontés de leurs enfants. Ainsi, l’ajustement relationnel se réalise aussi du côté des parents.

« Si je m’écoutais, je lui enverrais des messages tous les jours. Je l’appellerais tous les jours, si je m’écoutais. Mais je n’ai pas envie. Parce que je me dis, si je fais ça, il va s’agacer de moi, et puis, il va plus vouloir me répondre. (…) Peut-être que c’est moi aussi, qui me fais des cinémas dans ma tête, j’ai l’impression que si j’envoie trop de messages, j’ai l’impression que je l’emmerde. (…) je vais aussi regarder les trucs qu’il tourne sur internet, et des fois, il fait des clips (…) » (Mère d’un jeune placé de 17 ans, foyer accueillant des mineurs de 14 à 17 ans, entretien individuel).

Trouver la juste temporalité sans suivre uniquement ses élans personnels, regarder les publications sans s’annoncer équivaut à des compromis pour rester en lien. La mesure de la justesse s’opère au regard de la mesure des agacements dans un processus continu de tests et d’ajustements.

La juste distance ne s’énonce pas de manière explicite. Elle se construit de manière sensible par des temps de réponse, des invitations à voir, des messages laissés sur le répondeur, etc. Dans l’interaction des interfaces numériques, certains outils offrent la possibilité de suivre les évènements d’un côté ou de l’autre sans alerter sur sa présence et sans être vu. Cette ouverture discrète par les murs des RSN, les blogues, permet de s’informer afin de nourrir sa connaissance de l’autre, de son état, de son actualité sans forcément mobiliser ces informations dans le cadre d’un échange.

Quand la communication est difficile entre parents et enfant, ce n’est pas tant ce qui est dit qui est important, mais il s’agit plutôt de montrer une présence, de la matérialiser par un appel, par une trace numérique.

« On s’appelait [des appels vidéos], c’était, c’était vraiment du basique […] Pendant un moment c’était même clairement juste pour, enfin, pour qu’elle se rende compte que j’étais là ». (Père d’une jeune placée, entretien individuel)

L’information et la correspondance via les outils numériques n’évincent pas les autres supports relationnels. Ainsi dans la situation décrite ci-dessous, la correspondance épistolaire est un outil important pour nourrir la relation avec sa sœur. Dans la diversité des moyens de communication, la relation se nourrit de messages singuliers dans leurs formes et dans leurs contenus.

« Skype c’est bien, parce qu’au moins on peut se voir, peut-être juste un écran, mais on peut se voir. Et puis on peut se parler, on peut s’entendre, rigoler. Et puis je peux savoir, aussi, à sa tête, si elle va bien, quoi. Ou si y a pas un truc qui la tracasse. (…) Je lui envoie des lettres, des fois. (…) C’est mieux parce que, au moins, elle peut garder la lettre. Elle peut en avoir le souvenir, et elle peut la relire plusieurs fois. C’est pas comme si c’était dans un message, qu’elle est obligée de rechercher le message. (…) Là, au moins, elle peut garder la lettre, elle peut l’accrocher où elle veut. (…) je prends mon temps pour écrire la lettre. (La dernière) C’était pour lui dire qu’elle me manquait. Que je l’aime, que j’espère que ça se passe bien. » (jeune placée, 18 ans, foyer accueillant des mineurs de 14 à 17 ans[4], entretien individuel)

La nature du message à faire passer va influer sur le type de correspondance. L’appel vidéo permet de se voir, se parler, capter les expressions de l’autre. Il offre un point de vue plus total pour l’échange que l’appel ou la correspondance écrite. D’un autre côté, la correspondance épistolaire est mobilisée quant à elle pour transmettre un message durable, celui que l’on peut garder et qui doit rester en mémoire.

La mère de Marie raconte qu’elle termine toujours ses SMS par : « Gros bisous de maman ». Marie écrit également « bisous » à sa mère. La mère de Marie met en avant les messages d’amour de sa fille, par SMS, mais aussi sur de petits papiers. Elle conserve ces mots. Marie et sa mère se rencontrent uniquement lors de visites médiatisées, les outils numériques donnent la possibilité d’exprimer des sentiments en dehors du regard des professionnels. S’extraire de la surveillance des professionnels par l’échange de textos ou par de petits mots laissés sur des papiers échangés de la main à la main permet de privatiser la relation et de garder le contrôle sur les formes d’expressions des sentiments privés.

L’outil s’adapte au message à transmettre. Passer du temps ensemble ou dire à l’autre qu’il compte pour soi n’implique pas le même outil. La relation repose sur différents supports de communication : des supports qui restent, d’autres qui sont éphémères ; des échanges synchrones ou asynchrones ; des messages ou des rendez-vous… Le contexte relationnel crée des configurations d’usage dans la palette étendue des outils :

« Polymedia signifie non seulement que certains types de médias sont perçus comme plus ou moins appropriés à certains types de relations. Mais aussi que la plupart des relations créent une configuration particulière de média qui s’adapte à des besoins communicatifs particuliers. » (Madianou et Miller, 2013, p. 179)

La bonne distance ou la juste proximité se construisent dans des négociations continues qui tiennent compte des étapes sociales que chacun franchit, parent et enfant, membres de la fratrie. Ainsi la palette des outils, dans l’espace socionumérique et en dehors, offre à chaque relation sur une temporalité donnée des possibles pour faire famille/fratrie à distance.

Faire famille malgré la séparation des lieux de vie

Dans l’Etude Longitudinale sur l'accès à l'Autonomie des jeunes en Protection de l'enfance (ELAP), Isabelle Fréchon et al. recensent un différentiel important sur la taille des fratries entre les jeunes placés et la population générale. Ainsi les trois quarts des jeunes placés ont au moins 3 frères et sœurs (contre 24 % en population générale) et un jeune sur 4 est issu d'une fratrie très nombreuse[5] (contre 3 % en population générale) (Frechon et al., 2016, p. 52). Ce constat est à mettre en perspective avec les séparations et les recompositions familiales importantes chez les parents d’enfants placés (Potin, 2012).

Par conséquent, dans beaucoup de situations de placement, les frères et sœurs connaissent des expériences familiales éloignées. Tantôt avec la mère, tantôt avec le père, ou éventuellement pris en charge au sein de la famille élargie (grands-parents, oncle ou tante). Dans la trajectoire familiale, ces modes de vie très différents au sein de la fratrie sont alimentés par des ruptures conjugales, des recompositions familiales pour l’un et/ou l’autre parent, des difficultés parentales dans la prise en charge des enfants. Ces différents éléments créent des aménagements qui peuvent être source de tension ou de distance dans les relations familiales et fraternelles. La mesure de placement accentue ce phénomène, car les décisions de placement sont rarement synchronisées pour l’ensemble de la fratrie et les lieux d’accueil diffèrent d’un enfant à l’autre. Dès lors, faire fratrie est une gageure quand ni les adultes référents (parents et professionnels) ni les lieux de vie ne sont partagés.

À titre d’exemple, Teddy a huit frères et sœurs et il est le seul enfant de la fratrie à être placé. Ses parents ont eu deux enfants en commun, mais sa sœur réside avec son père à l’étranger et il n’a jamais vécu avec elle. Son père a par ailleurs trois enfants issus de deux unions différentes que Teddy n’a jamais rencontrés. Sa mère a cinq enfants, dont trois avec des compagnons autres que son père, et il a vécu quelques années avec son demi-frère qui est à la charge aujourd’hui de son beau-père.

Dans certaines situations, les liens peuvent être inexistants, car les expériences de vie sont très différentes (lieux de vie distincts, écarts d’âge importants liés aux recompositions familiales, etc.). Cependant, les médias socionumériques permettent d’activer des liens à distance, de se trouver ou de se retrouver, de se connaître ou de se reconnaître. Cette démarche d’activation des liens dans la fratrie n’est pas forcément synonyme de construction de nouvelles affiliations. Elle s’inscrit avant tout dans une logique de rencontre, de retrouvailles ou de découverte familiale.

« (avec) Mon grand frère, (on échange) souvent. Mon grand frère à (800 km), maintenant, en fait, on est un peu loin. Du coup, je le laisse un peu …Vivre sa vie. Mais il sait que, enfin il est conscient que, voilà, je suis là. Que je suis toujours là. Mais on se laisse un peu vivre. Ma petite sœur, c’est à peu près pareil. C’est ma vraie petite sœur. Mais, vu qu’on a été séparés, et on a grandi tous les deux, chacun de notre côté. Maintenant, c’est un peu difficile de lui parler. (…) Et, mon autre frère, on peut s’appeler quasiment une fois tous les deux jours, une fois tous les trois jours. (…) Enfin, je l’ai rencontré, on s’était retrouvés (6 mois avant l’entretien de recherche) (…). Et on a commencé à se parler. Et du coup, c’est comme ça, on a gardé le contact. J’ai été chez lui plusieurs fois. (…) Parce que je pense que si j’avais pas ça (les RSN), j’aurais attendu peut-être encore 10 ans avant de les retrouver, quoi. Parce que, déjà, mon frère, mon grand frère et, ma petite sœur, mon autre grand frère, mes petits frères. Je pense que je ne les aurais jamais rencontrés… En fait, sans internet, j’aurais pas pu les retrouver. » (Jeune homme, 17 ans foyer accueillant des mineurs de 14 à 17 ans, entretien individuel).

Dans cette situation, tous les frères et soeurs équipés sont en lien, mais la nature de ces liens s’exprime différemment. Les liens décrits comme les plus importants au moment de l’enquête sont ceux entretenus avec un frère «retrouvé» via un réseau social numérique moins de six mois avant l’entretien. Cette relation a donné à des rencontres hors ligne qui viennent soutenir directement les échanges en ligne.

Parce que chacun-e est une partie d’une même « communauté », celle de la famille, retrouver des membres de sa fratrie est une quête qui permet de rendre visibles ses appartenances (le même nom de famille, la même mère, le même père). Celle-ci ne suppose pas de partager une même expérience familiale en vivant « au même pot et au même feu », mais de s’inscrire dans une histoire qui permet de se situer. Ces liens de la mémoire (Delon, 2017), sorte de mémoire de la vie privée, sont potentiellement activables même s’ils ne sont pas actifs et pour certains, ne l’ont jamais été.

Contrairement au livret de famille, aux albums photo qui s’archivent dans un placard, une armoire, un tiroir de la maisonnée (ou de plusieurs des maisonnées traversées) avec une accessibilité limitée, les réseaux socionumériques mettent en lien des membres avec qui se partage un parent proche ou éloigné. Comme un arbre de famille interactif, un album photo alimenté par les comptes des uns et des autres, les liens familiaux se mémorisent et les jeunes peuvent suivre les évènements et actualités en les observant à distance.

Cette activation des liens à l’initiative des jeunes eux-mêmes prolonge les outils des travailleurs sociaux, mais montre également leurs limites. En effet si dès l’entrée dans la mesure de placement, il est d’usage de situer l’environnement familial notamment au travers d’outils tels que le génogramme, la mesure s’intéresse le plus souvent aux liens actifs (Scelles, Picon et Dayan, 2011), à l’environnement de référence au moment du placement, et les prises de contact avec les acteurs concernés passent par les coordonnées postales et téléphoniques (ces éléments étant consignés dans le dossier du jeune placé). Le travail social sur la toile à partir des avatars et des coordonnées de l’identité numérique n’est pas reconnu dans les outils institués. Certains professionnels témoignent par ailleurs de l’interdiction qui leur est faite d’utiliser les RSN dans un cadre professionnel. Dès lors, pour retrouver des proches, des membres de la famille, jeunes et professionnels n’agissent pas à armes égales et cela renforce le sentiment d’isolement des jeunes dans leur démarche contre ou sans le soutien des services de placement.

« On s’est tous les deux cherchés mutuellement, en demandant l’aide du Conseil Général, aux assistants sociaux. Enfin tout, tout le tralala, quoi. Aucune personne n’avait cherché, en fait. Pendant toutes ces années, j’avais demandé au Conseil Général, etc., à retrouver mon petit frère, et à le recontacter. Et ils n’avaient jamais bougé. (…) Et pareil, mon beau-père c’était pareil. Il a fait la même chose. Et jamais ils ont bougé. (…) En fait, le seul truc qu’il fallait faire, le seul truc qui nous a retrouvés, en fait, c’était Messenger. C’est tout, quoi. Et du coup, là, par exemple, ma référente ASE, pendant longtemps je lui ai demandé de rechercher aussi, elle a rien fait. Et elle va changer, je vais changer encore de référente ASE. » (Jeune homme, 17 ans, foyer accueillant des mineurs de 14 à 17 ans, entretien individuel)

Dans les pratiques professionnelles, les réseaux socionumériques sont peu mobilisés pour identifier les membres de la famille. De plus, le turn-over lié à la fonction de référent responsable du parcours des mineurs confiés ainsi que la charge liée au nombre de situations suivies (en moyenne 30-35 mineurs pour un emploi à 100 %) oriente le travail des professionnels sur les liens actifs au moment de la prise en charge plutôt que sur les liens qui comptent ou ont compté. Quand ces conditions d’exercice professionnel sont doublées du côté des mineurs de changement de lieux d’accueil et souvent conséquemment, de changement de professionnels, les liens construits dans le cadre du placement ne sont pas perçus comme durables et dès lors, les liens familiaux, même s’ils sont faibles, recouvrent pour les jeunes une importance symbolique.

Dans le cadre de relations fraternelles soutenues, certaines fratries se servent des médias socionumériques pour prolonger la relation à distance malgré l’éloignement des lieux de vie et la faiblesse des rencontres physiques. Les échanges sont des récits du quotidien qui s’alimentent par des photos, des textos, des appels téléphoniques ou visiophoniques. Les plus jeunes cherchent des conseils auprès des aînés. Les plus grands cherchent à contrôler ce qui se passe en leur absence, à avoir un œil sur la vie familiale, les activités sociales et le travail scolaire.

« Par SMS. (…) Je demande (à ma soeur) si ça va. (…) Si l’école, ça se passe bien, si ses notes remontent. (…) Si le foot ça se passe bien, parce qu’elle fait du foot. (…) Ce n’est pas trop son truc, l’école. Après, moi je lui dis qu’il faut continuer (…) J’essaie de suivre un peu. Mais je n’arrive pas à me connecter sur son truc (ENT). Du coup, je lui demande. (…) Et, je sais si elle ment. Si elle ment, c’est que, elle ne veut pas me donner toutes les notes qu’elle a eues. (…) quand elle ne ment pas, elle me dit : « si tu veux, je te montre une photo. » (…) Elle me montre, quoi. (…) Elle me demande, quand elle a des disputes avec ses amis. (…) quand elle veut acheter des vêtements et tout, je la conseille un peu. (…) quand on est sur Skype, elle me montre des tenues aussi. Je lui dis : « non, pas ça. Prends un peu plus, pour fille, quoi. Pas comme un garçon, parce que t’es pas un garçon, t’es une fille. » (…) Elle sait très bien qu’elle peut m’appeler quand elle veut, n’importe quand. Elle sait très bien que je lui répondrai, quoi. Parce que, elle-même, c’est ma priorité. » (jeune placée, 18 ans, foyer accueillant des mineurs de 14 à 17 ans, entretien individuel)

Les outils technologiques offrent aux fratries bénéficiant d’équipements individualisés des possibilités pour créer ou faire perdurer des liens et /ou des échanges spontanés malgré le placement. « Il faut donc réfléchir non seulement à la manière de préparer les jeunes à ces retrouvailles qui surviennent souvent après la fin du placement, mais aussi à la manière d’utiliser Internet dans un processus d’intervention pour favoriser le maintien de liens de fratrie lorsque le placement dans une même famille est impossible. » (Parent et al., 2016, p. 16) .

Dans l’écheveau des expériences familiales et des tensions relationnelles, les RSN permettent de créer des « sous-communautés familiales », à l’instar de ces fratries à dimension variable.

Les entretiens donnent également à voir des relations entre frères et sœurs qui évoluent à mesure que la situation familiale change et que certains prennent parti pour ou contre l’un ou l’autre des parents. Certains jeunes prennent alors le rôle d’entrepreneur de liens, d’intermédiaire. Les adultes ne sont pas les seuls garants de la cohésion familiale, les enfants eux-mêmes s’organisent pour créer ou recréer des liens.

Elsa a 17 ans. Elle est placée depuis l’âge de 15 ans. Du côté maternel, elle a un frère de 28 ans avec qui elle n’a plus de contact et une sœur de 24 ans qui vit à plus de 500 kilomètres. Les deux sœurs communiquent régulièrement par téléphone et sur les RSN. Elsa explique qu’elle a « bloqué » certains membres de sa famille sur les RSN, mais ce n’est pas le cas pour sa sœur : « ma sœur voit toutes mes photos ». La mère d’Elsa n’a plus de contact avec son fils, et relativement peu avec sa fille ainée même si les relations semblent se stabiliser. Elsa faisait et fait toujours le lien entre sa sœur et sa mère. Elle l’a également fait auparavant entre son frère et sa mère. Elle échange aussi avec son grand frère et sa sœur de 11 ans côté paternel. Concernant ses relations familiales, Elsa dit du téléphone : « c’est utile, s’il n’y avait pas mon téléphone, je ne pourrai pas leur parler ». Les moments où elle n’avait pas de téléphone (téléphone perdu ou cassé), elle utilisait les RSN pour rester en contact avec ses frères et sœurs. Ils vivent tous dans un lieu différent. Les technologies numériques permettent à la fratrie de communiquer au-delà des conflits que les uns et les autres peuvent avoir avec leurs parents.

Si les modalités d’entrée dans le placement et la trajectoire familiale participent à construire des parcours singuliers au sein des fratries, des réaménagements existent aussi en cours de placement. Et, ici encore, les outils technologiques peuvent soutenir les nouvelles modalités de la relation fraternelle.

Yann a 16 ans. Il a une sœur de 15 ans. Son père a une nouvelle compagne avec qui il a deux enfants de 2 et 4 ans. Yann les voit un week-end sur deux quand il va chez son père (droit d’hébergement). Il a un téléphone portable depuis 2 ans, des comptes sur trois réseaux socionumériques. Sa sœur a également un téléphone portable. Cela faisait 12 ans qu’ils étaient dans la même famille d’accueil, « pour moi c’était trop » (Yann). Le week-end suivant notre entretien, Yann déménage pour aller vivre chez une autre famille d’accueil. Il va donc être séparé de sa sœur, et souhaite rester en contact avec elle par les RSN. Il lui a installé une application permettant d’échanger des photos : « Comme maintenant je la verrai beaucoup moins, car je change de famille d’accueil, comme ça on pourra parler un peu, s’envoyer des photos ».

Au-delà de la parenté verticale, la parenté horizontale participe pleinement à construire l’identité sociale et l’identité intime (Poittevin, 2006). Cette intimité peut comporter plusieurs dimensions (Favart, 2003) : celle du statut (proximité morale liée à l’appartenance collective), celle du sentiment (proximité relationnelle dans une logique affinitaire) et celle de la mémoire (proximité liée à une origine commune, un fond commun). Dès lors, les outils numériques vont aider à développer ces dimensions en permettant de rendre visibles des fratries, de travailler les liens et, en les gardant en mémoire, de construire une mémoire familiale collective. Les interdépendances familiales perdurent malgré l’éloignement des lieux de vie. Elles ne sont pas construites de manière équivalente entre tous les acteurs familiaux, mais reposent sur un mode électif où chacun fait valoir l’intensité de ses affinités dans l’univers familial. « Les acteurs individuels ont maintenant un plus grand poids qu’auparavant dans la balance des pouvoirs qui peuvent influencer la construction sociale de la famille. Ils bénéficient d’une reconnaissance plus grande de leurs droits égaux et de leur capacité de choisir (…) le type de « famille » dans laquelle ils voudraient vivre » (Ouellette, 2011, p. 8).

Dans un continuum de positions allant de la continuité à la rupture, du partage du quotidien aux récits a posteriori, de l’échange à la veille, les relations familiales par la correspondance numérique s’ajustent aux conjonctures individuelles plus qu’à la manière dont le maintien des liens est pensé par le système de protection de l’enfance en dépassant notamment les catégories des droits de visite, d’hébergement et de correspondance (Potin, Henaff et Trellu, 2018). Ainsi les liens familio-numériques peuvent s’étendre à la famille élargie et les fréquences, les outils et les destinataires se gèrent en fonction des volontés réciproques, de manière autonome, ou du moins en dehors de l’imposition des services de placement.

Appréhension juridique de la correspondance numérique

Ces pratiques de correspondance familiale s’invitent au sein des mesures de placement et demandent à être situées dans le cadre juridique régissant le système de protection de l’enfance en interrogeant le droit de correspondance dans l’économie générale de la mesure de placement ainsi que l’organisation et la mise en œuvre de l’exercice de l’autorité parentale.

Le droit de correspondance dans l’économie générale du placement

Les développements précédents sur la correspondance numérique montrent toute l’intensité et la diversité des usages des outils de correspondance numérique dans les relations intrafamiliales. Pour autant, ces usages ne semblent pas avoir encore percé la sphère de l’organisation même du placement.

Dans les familles partageant une vie commune, les décisions relatives à l’équipement ou à l’usage d’outils numériques relèvent de choix individuels ou de négociations plus ou moins pacifiées qui ne supposent pas une organisation a priori et soulèvent en fin de compte fort peu de contentieux. Les parents peuvent légitimement fonder leurs décisions sur leur autorité parentale en associant leur enfant, selon son âge et son degré de maturité, ou lui reconnaissant une part d’autonomie. Même s’il est possible d’observer des pratiques que l’on retrouve d’une famille à l’autre, à quel âge l’enfant est-il équipé d’un portable, quelle autonomie à l’enfant dans l’usage d’internet et des réseaux sociaux… aucune règle juridique spéciale ne vient donc fixer le régime de l’usage des outils de correspondance numérique par un mineur, il relève essentiellement des pratiques familiales.

Dans les situations de placement, cette régulation informelle des usages devient plus problématique, et ce, pour deux raisons principales qui tiennent d’une part à l’économie générale du placement et d’autre part à l’exercice effectif de l’autorité parentale dans le cadre d’une telle mesure.

L’économie générale du placement, qui s'intègre dans les dispositifs de protection de l'enfance, est « de prévenir les difficultés auxquelles les parents peuvent être confrontés dans l'exercice de leurs responsabilités éducatives, d'accompagner les familles et d'assurer, le cas échéant, selon des modalités adaptées à leurs besoins, une prise en charge partielle ou totale des mineurs. » (CASF art. L. 112-3) La mesure de placement conduit le plus souvent à un desserrement des liens familiaux, à l’interposition d’un tiers et à la séparation géographique, mais elle doit en principe « concorder avec un but ultime : unir à nouveau le parent naturel et l'enfant » (CourEDH[6], 7 août 1996, Johansen c. Norvège, paragraphe.78).

Tout comme pour la famille unie, mais avec des adaptations nécessaires, le droit au maintien des relations familiales, droit interpersonnel, reste un droit fondamental pour la famille séparée dont l’enfant est placé (CIDE, art.8 et 9, CEDH[7], art. 8). Il est inscrit dans plusieurs dispositions du droit interne français, notamment à travers le droit de l'enfant d'entretenir des relations personnelles avec ses ascendants ou des tiers avec lesquels il aurait noué avec lui « des liens affectifs durables » (C. civ. art. 371-4) ou avec ses frères et sœurs éventuels (C. civ. art. 375-1).

Le droit à la correspondance numérique devient dans ce cadre une composante essentielle du droit au maintien des relations familiales tant sa généralisation et la diversité de ses usages contribuent à en renforcer l’effectivité. Toute la difficulté dans le placement porte sur le juste équilibre entre une certaine mise à distance de l’enfant vis-à-vis de ses parents et le maintien de relations familiales, condition nécessaire au maintien de ces relations et peut-être à la réunion des parents et des enfants. Les conditions effectives de maintien de ces relations parents enfants dans les situations de placement posent de nombreuses difficultés qui ont conduit le législateur à intervenir à de nombreuses reprises depuis la réforme du 4 juin 1970[8]. Après avoir précisé que les parents conservaient un droit de correspondance et de visite dont les modalités devaient être précisées dans le jugement de placement, le législateur a ajouté expressément le droit d’hébergement en 2007[9]. Il encadre tout en la consacrant la pratique de la médiatisation des droits de visite, c’est-à-dire de la visite en présence d’un tiers[10]. La fréquence et la nature des droits de visite et d’hébergement sont fixées par le juge dans la décision, les conditions d’exercice pouvant être déterminées conjointement par « les titulaires de l'autorité parentale et la personne, le service ou l'établissement à qui l'enfant est confié ». Cette construction juridique en deux temps du droit de visite et d’hébergement, d’abord judiciaire et ensuite conventionnelle, vise à garantir le maintien d’un minimum de relations familiales, sans prétendre saisir toute la réalité vécue par les familles. Les équipes éducatives doivent se positionner dans le cadre juridique fixé par la mesure de placement. Les jugements rendus tracent les contours de l'action éducative, bornent ou garantissent les droits essentiels de l'enfant et de sa famille.

Quant au droit de correspondance, on notera que la loi n’exige pas que le juge statue sur ce droit, ce qui ne lui interdit pas d’ailleurs de le restreindre si « l'intérêt de l'enfant l'exige ».[11] Les juges ne se prononcent donc pas, en général, sur les droits de correspondance, numériques ou non.

« C’est rare que je sois intervenue dans ce domaine-là. Un monsieur qui est paranoïaque, j’ai placé les enfants, le lieu de placement anonyme, etc. Il continue à téléphoner, etc. Donc après j’ai fait preuve de créativité, j’ai suspendu le droit de communication, par quelque moyen que ce soit, j’ai dit y compris la confiscation des portables des enfants. Bon, après ça passe. Alors on voit si ça passe ou ça casse. » (Juge des enfants, femme, juridiction 4, entretien individuel).

Une première réflexion, plutôt pessimiste, nous incite à penser que le droit de correspondance n’est finalement perçu qu’à travers ses manifestations négatives puisque quand il est mentionné dans une décision de justice, c’est pour le restreindre même s’il s’agit avant tout de protéger l’enfant.

Considérant la dégradation des relations entre le fils et la mère, le juge interdit « à l'un et à l'autre de communiquer directement par téléphone, SMS ou via les réseaux sociaux. Leurs relations devront s'établir par l'intermédiaire des éducateurs » tout en maintenant un droit de visite de quelques heures hors du domicile de la mère. (Tribunal pour enfants, Nantes, 13 avril 2017, inédit)

Compte tenu de la dégradation des relations mère-fille, la décision n'accorde « aucun droit de visite et d'hébergement entre elles, pas davantage que des relations téléphoniques ou par les réseaux sociaux, les éducateurs étant là pour établir les liens nécessaires » (Tribunal pour enfants, Nantes, 29 mars 2017, inédit).

Mais ce droit est parfois contrôlé. Ainsi, la pratique des visites médiatisées, ou droit de visite effectuée en présence d'un tiers, limitée pourtant par la loi du 14 mars 2016 en raison de l’atteinte qu’elle fait porter sur la vie privée et familiale et la spontanéité des échanges, est étendue à la correspondance en dehors de toute prévision légale puisque la loi n’a pas prévu expressément un tel contrôle comme elle l’a fait pour le droit de visite.

« Moi je statue, de façon générale, sur les droits de visite, les droits de visite et d’hébergement, des droits de visite médiatisés. J’ai déjà statué sur de la médiatisation de contacts téléphoniques, et sur de la médiatisation de correspondance écrite. » (Juge des enfants, femme, juridiction 1, entretien individuel).

« Par décision non contestée du 10 septembre 2014, le juge des enfants a accordé à monsieur D... à l'égard de son fils F... :

- un droit de visite médiatisée au CARIC (Centre Accueil Rencontre Investigation Consultation) dont la fréquence a été réduite de moitié (soit deux fois par mois), droit dont les modalités d'exercice sont fixées en concertation entre lui et le service gardien,

- un droit de correspondance téléphonique réduit à un appel par semaine, et ce, de façon médiatisée ;

- un droit de correspondance épistolaire, correspondance qui pourra faire l'objet d'un contrôle par le service et l'établissement gardiens. » (CA Lyon, chambre spéciale des mineurs, 18 novembre 2014, RG 14/00155 - 14/00222 - 14/00252, inédit)

La médiatisation, qu’elle touche le droit de visite ou la correspondance épistolaire ou encore un appel téléphonique spécifique passé à telle heure, est une pratique ambiguë (Neirinck, 2011) qui met à mal la spontanéité des échanges et leur confidentialité. Mais cette médiatisation est impossible à temps plein et pour tous les usages des outils de correspondance numérique, sauf à mettre le mineur sous contrôle permanent, a priori en lui retirant tout moyen de communication externe, ou a postériori en surveillant tous les usages qu’il en aurait faits. Cette considération explique en partie l’absence de mention des outils de correspondance numérique dans les jugements de placement. Mais quel sens recouvre le maintien de la médiation sur la correspondance épistolaire ou téléphonique alors qu’un contrôle plus large semble impossible à certains juges ?

« C’est vrai qu’on pourrait imaginer, par exemple, d’interdire toute correspondance par les réseaux sociaux, pour s’enlever toute difficulté. Bon, pour moi c’est assez illusoire … C’est aussi pour ça, moi je le mets pas trop dans mes décisions, très franchement. C’est-à-dire que je me dis que de toute façon, autant un droit de visite et d’hébergement c’est facile à borner, autant un droit de correspondance, il n’y a pas de sanction. » (Juge des enfants, femme, juridiction 5, entretien individuel).

On pourrait aussi adopter une vision plus positive en affirmant que si le droit de correspondance n’est pas mentionné dans la décision judiciaire de placement, c’est qu’il ne pose en fin de compte aucun problème particulier signalé à l’attention du juge. Il n’y a donc pas lieu de le limiter.

« Je ne statue que sur les droits de correspondance et les rendez-vous téléphoniques que si j’ai lieu de les encadrer. Sinon, ils sont acquis d’avance, c’est un droit. » (Juge des enfants, femme, juridiction 3, entretien individuel).

« Là, pour le coup, bon peut-être à tort, mais c’est vrai que je me suis jamais vraiment bien posé cette question-là, j’estime que je n’ai pas vraiment de limites à apporter à ce droit de correspondance, qui est déjà, par la force des choses, toujours un petit peu médiatisé. » (Juge des enfants, femme, juridiction 5, entretien individuel).

Mais l’absence de limitation d’un droit ne veut pas dire qu’il n’est pas nécessaire d’en assurer le respect et d’en cadrer l’exercice. La correspondance est aussi un droit comme nous l’avons souligné plus haut. D’ailleurs, la loi est bien en sens contraire à cette pratique puisque les dispositions applicables prévoient que « S'il a été nécessaire de confier l'enfant à une personne ou un établissement, ses parents conservent un droit de correspondance ainsi qu'un droit de visite et d'hébergement. Le juge en fixe les modalités et peut, si l'intérêt de l'enfant l'exige, décider que l'exercice de ces droits, ou de l'un d'eux, est provisoirement suspendu. » (C. civ. art. 375-7 al.4). Le juge devrait donc statuer sur la correspondance comme il le fait sur les visites et l’hébergement. Et si la souplesse est indispensable à la mise en œuvre de la mesure de protection, rien ne lui interdit de renvoyer le règlement des conditions concrètes des mesures à un accord entre les parents et la personne ou le service à qui a été confié l’enfant. Car autant la correspondance épistolaire et même téléphonique classique ne pose pas de problèmes d’organisation ou même de contrôle, autant la correspondance numérique soulève de très nombreuses questions : celles de l’équipement, celle du contrôle des usages ou, pour reprendre un terme issu de la pratique, de leur « médiatisation ». Mais étant donné l’importance que prennent les outils numériques dans les relations familiales, ascendantes et descendantes comme collatérales, il nous apparait difficile de les passer sous silence et de ne pas en fixer les règles essentielles de mise en œuvre dans les familles concernées par une situation de placement, comme cela est fait pour le droit de visite et d’hébergement.

La correspondance numérique entre l’exercice de l’autorité parentale et l’assistance éducative

Une seconde difficulté tient à l’organisation et la mise en œuvre de l’exercice de l’autorité parentale dans le cadre d’une mesure de placement. En effet, sauf décision judiciaire contraire, les parents conservent leur autorité parentale malgré le placement de l’enfant (C. civ. art. 375-7). Cette autorité, ils la partagent en partie avec les tiers à qui l’enfant est confié puisque ceux-ci exercent les actes usuels de l’autorité parentale relatifs à la surveillance et à son éducation (C. civ. art. 373-4). Pour simplifier, et sauf décision judiciaire contraire, les actes essentiels relatifs à l’enfant continuent donc en principe de relever de la seule décision des parents tandis que les actes usuels sont exercés en concurrence par les parents et par les tiers.

« Sauf acte usuel, le juge des enfants ne peut autoriser la personne, le service ou l’établissement à qui est confié l’enfant à accomplir un acte relevant de l’autorité parentale qu’à titre exceptionnel, lorsque l’intérêt de l’enfant le justifie, et en cas de refus abusif ou injustifié ou en cas de négligence des détenteurs de l’autorité parentale. » C Cass. 1re chambre civile, 4 janv. 2017, n° 15-28935.

Il faut alors déterminer si tel ou tel acte relève de la catégorie des actes usuels ou non. Si la jurisprudence et la doctrine s’accordent à considérer que la notion d'acte usuel renvoie à « des actes de la vie quotidienne, sans gravité, qui n’engagent pas l’avenir de l’enfant » (CA Aix-en-Provence, ci-dessous), un auteur a proposé de compléter cette approche fondée sur l’importance de l’acte en tenant compte également des conditions dans lequel il pourrait rompre avec le passé ou engager l'avenir de l'enfant (Gouttenoire et Bonfils, 2008, p. 269).

« Les actes usuels peuvent être définis comme des actes de la vie quotidienne, sans gravité, qui n’engagent pas l’avenir de l’enfant, qui ne donnent pas lieu à une appréciation de principe essentielle et ne présentent aucun risque grave apparent pour l’enfant, ou encore, même s’ils revêtent un caractère important, des actes s’inscrivant dans une pratique antérieure non contestée. (...) A contrario, relèvent de l’autorisation des parents titulaires de l’autorité parentale, et en cas de désaccord, d’une éventuelle autorisation judiciaire, les décisions qui supposeraient en l’absence de mesure de garde, l’accord des deux parents, ou qui encore, en raison de leur caractère inhabituel ou de leur incidence particulière dans l’éducation et la santé de l’enfant, supposent une réflexion préalable sur leur bien-fondé ». (CA Aix-en-Provence, 28 oct. 2011, RG n° 11/00127, Recueil Dalloz. 2012, p. 2267, obs. P. Bonfils et A. Gouttenoire).

On mesure toute la difficulté de classer les pratiques portant sur l’équipement ou l’usage des outils de correspondance numérique dans les catégories canoniques des actes usuels ou des actes importants. L’achat d’un téléphone portable avec carte prépayée relève-t-il de la catégorie des actes usuels de l’autorité parentale, l’abonnement pourra-t-il être pris par la famille d’accueil ou par les parents de l’enfant ? Que décider si la famille d’accueil et le ou les parents s’opposent sur cet acte ? Quelle est d’ailleurs l’autonomie reconnue au mineur dans l’accomplissement de l’acte (C. civ. art. 388-1-1 et ancien art. 389-3)[12] ? La catégorie des actes usuels parait familière à tous ceux qui travaillent autour des questions relatives à l’exercice de l’autorité parentale, elle est cependant loin de faire l’objet d’un accord commun. L’ouverture d’un compte sur un réseau social est-il un acte usuel ou non de l’autorité parentale ? Une cour d’appel a pu juger en 2014 qu’un compte sur un RSN au nom d’un enfant de 9 ans ne pouvait être ouvert par la mère sans l’accord du père (CA Aix-en-Provence, 2 sept. 2014, RG n° 13/19371). Sans le dire explicitement, cette décision se fonde sur l’importance de l’acte qui sort de la catégorie des actes usuels.

L’enjeu est fort, car si les actes importants relèvent de la seule décision des parents, les actes usuels peuvent être accomplis aussi bien par les parents que par les tiers à qui l’enfant est confié et, dans ce dernier cas, la contrariété des décisions peut être envisagée. Il n'est pas étonnant alors que les professionnels continuent de solliciter les parents, même pour les actes usuels (Permingeat, 2013). Il faut également insister sur le rôle du juge à qui la loi confie le soin d’apprécier et de déterminer le contenu de notions-cadres, et l’acte usuel en est une.

Pour faciliter le quotidien de la personne à qui l’enfant est confié par l’ASE, la loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfant[13] a prévu l’établissement d’une liste des actes usuels de l’autorité parentale que cette personne ne peut pas accomplir au nom du service sans lui en référer préalablement (CASF, art. L. 223-1-2). Cette liste est annexée au projet pour l’enfant (PPE) qui doit définir par ailleurs les conditions dans lesquelles les titulaires de l’autorité parentale sont informés de l’exercice des actes usuels de l’autorité parentale. Mais le projet pour l’enfant dans sa forme récente n’a pas été mis place dans de nombreux départements (ONPE, 2016). Et pour ceux qui l’appliquent, ou qui ont dressé un état récapitulatif des actes usuels ou non usuels, il n’est pas fait mention de l’équipement et de l’usage des outils de correspondance numérique.

« On a fait une liste actes usuels, non usuels avec l’ASE d’ici. Essayé de faire un petit peu un canevas pour… Et ce n’est pas dedans. » (Juge des enfants, femme, juridiction 4, entretien individuel)

La question de la reconnaissance des usages des outils de correspondance numérique comme expression du droit au maintien des relations familiales, mais également comme condition de l’effectivité de cette relation et de l’exercice de l’autorité parentale, quand elle n’a pas été retirée ou suspendue, est essentielle et ne relève pas seulement de la gestion du quotidien de l’enfant placé et des questions éducatives pour ne pas dire de l’infra droit. En prévoir le principe et en garantir l’effectivité ne remet pas en cause les pratiques professionnelles, elle pourrait tout au contraire en clarifier les conditions d’exercice comme nous venons de le montrer.

Conclusion

Il ne fait aucun doute que la correspondance numérique s’invitera de plus en plus dans les réflexions pratiques et juridiques concernant le placement. On en voit déjà des signes dans le contentieux des séparations de couples avec enfant, l’outil numérique, usage comme équipement, devenant l’une des revendications de l’un ou de l’autre des parents (Neirinck, 2015 ; Réglier, 2016). Il doit également être considéré comme un « moyen d’entretenir l’effectivité de la relation parent-enfant dans les familles séparées et comme soutien à la coparentalité » (Réglier, 2016) .

Sans attendre que la correspondance numérique soit organisée dans le cadre du système de la protection de l’enfance, parents et enfants se saisissent des médias socionumériques pour rester « connectés ». Les modalités de cette connexion à distance et les manières de faire famille sont à la fois fonction des expériences passées ensemble, du parcours de placement et des étapes afférentes, mais également des choix négociés pour tenir la relation ou, au contraire, la relâcher.

Ici, les enfants initient leurs parents à de nouvelles fonctionnalités ou applications en tant que porteurs des innovations technologiques qui se partagent dans l’univers juvénile. Là, une sœur ou un frère ainé équipe son cadet d’un outil, d’un compte, etc. Dans la toile des liens, les tisserands ne sont plus uniquement les mères (Déchaux, 2007). L’attrait pour l’outil technologique amène les enfants eux-mêmes à alimenter leur « profil », à publier leur « story », à regarder ou à lire les publications d’autres membres de la famille, à donner et à prendre des nouvelles, à mettre en lien. Les rôles familiaux s’en trouvent modifiés quand l’initiative des échanges, la dimension des groupes et les outils sont détenus par tous les acteurs familiaux. Reste cependant que même si les enfants sont équipés d’outils numériques de plus en plus précocement, l’acquisition de l’écriture, du langage et des codes socionumériques contribue à écarter les plus jeunes d'entre eux. A moins qu’ils ne soient accompagnés pour le faire au même titre qu’ils peuvent l’être dans la composition d’un numéro de téléphone ou pour les conduire à une visite. Cette condition demande de prendre en compte les médias socionumériques dans l’organisation du maintien du lien familial et de former les professionnels à cet accompagnement. Elle fera probablement dans les années à venir l’objet d’ajustements professionnels (Potin et Trellu, 2016) afin de garantir à tous l’effectivité des droits dans un espace social où les outils offrent de nouvelles possibilités pour le maintien des liens familiaux.

La ligne de clivage dans les usages de la correspondance numérique dans le cadre des placements suit inexorablement celle de l’expérience du parcours où le maintien des liens familiaux est une gageure quand ni les souvenirs ni l’expérience collective ne cimentent le faire famille pour des enfants confiés précocement et ne pouvant situer leur parenté d’origine que de manière abstraite. Mais pour tous les autres ou pour plus tard, les médias socionumériques ont la force de relier sans forcément présager de l’intensité des liens et il demeure certain qu’ils permettent de construire a minima une mémoire familiale qui ne soit pas celle conservée dans les dossiers de l’aide sociale à l’enfance.