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En vertu de la Loi instituant l’union civile et établissant de nouvelles règles de filiation (Loi 84) promulguée en juin 2002, la filiation au Québec n’est plus tributaire du couple parental hétérosexuel, puisqu’un enfant peut dorénavant avoir deux parents légaux de même sexe (Ambert, 2005). L’État québécois accorde ainsi les mêmes droits et responsabilités juridiques aux familles homoparentales qu’aux familles hétéroparentales (Bureau, 2003). La Loi autorise également la concrétisation d’un projet parental par le recours aux forces génétiques d’autrui dans le cadre d’un processus de procréation assistée s’effectuant dans un contexte privé. Un couple lesbien peut procéder en dehors du système médical pour concevoir un enfant, et ce, en ayant recours au sperme d’un homme qui acceptera d’agir comme donneur (Côté, 2012b ; Leblond de Brumath et al., 2006). Ce dernier sera le géniteur de l’enfant, sans toutefois en être légalement reconnu comme le père. Il sera ainsi exempté de tout droit et devoir de paternité sauf dans le cas d’une conception par relation sexuelle. Le rôle que cet homme jouera ou non auprès de l’enfant sera négocié entre les mères et le donneur, car ce statut n’est régi par aucune obligation ou responsabilité légale (Malacket et Roy, 2008).

Depuis sa mise en oeuvre, cette loi a été à la fois applaudie et décriée[1]. Parmi l’ensemble des éléments soulevés à l’encontre de la loi, la question du donneur connu occupe une place importante[2]. Deux arguments dénonçant cette disposition ont été développés par des juristes et des sociologues. D’abord, le fait de ne pas reconnaître de liens de filiation entre le donneur connu et les enfants nés de ses dons banaliserait la paternité en cette ère de valorisation de l’engagement paternel, en plus de priver les enfants d’une relation avec leur géniteur (Joyal, 2002, 2006 ; Pineau et Pratte, 2006 ; Pratte, 2005). Cela conduirait à une certaine instrumentalisation des hommes au profit des couples lesbiens (Philips-Nootens et Lavallée, 2003 ; Tahon, 2006). Ensuite, le don de sperme par relation sexuelle, impliquant une année au cours de laquelle le géniteur peut revendiquer un lien de filiation avec l’enfant, serait particulièrement problématique (D.-Castelli et Goubeau, 2005 ; Lavallée, 2012 ; Tétrault, 2005), puisque cela pourrait notamment être propice à la marchandisation de la filiation de l’enfant par un donneur mal intentionné (Malacket et Roy, 2008 ; Roy, 2004, 2005). 

Cet article vise à formuler des éléments de réponse à ces préoccupations, à la lumière du point de vue et de l’expérience des hommes concernés. Notre démonstration s’appuie sur des données qualitatives tirées de deux corpus d’entrevues réalisées auprès d’hommes ayant offert leur sperme à des couples lesbiens, soit dans le cadre d’un rapport relationnel préexistant avec les femmes, soit par l’entremise d’une prise de contact initié en ligne sur des plateformes web dédiées exclusivement ou en partie aux dons de gamètes. L’article est divisé en quatre parties. Un bref survol des considérations légales entourant la reconnaissance de la lesboparenté au Québec est d’abord présenté, de même que les principaux arguments développés par des universitaires québécois à l’encontre du don de sperme entre particuliers. S’ensuit la stratégie de recherche utilisée pour recueillir le point de vue de donneurs, de même qu’un portrait des participants. La troisième partie fait état des résultats. À la lumière des récits des donneurs, nous suggérons une conception plus nuancée de la participation du tiers géniteur au projet parental d’autrui. Non seulement la conviction de poser un geste altruiste pour les couples lesbiens est perçue par ces hommes comme une source importante d’accomplissement, mais la méthode de procréation préconisée s’inscrit dans une démarche consensuelle et transparente, à la rencontre des besoins des personnes impliquées et de leurs motivations respectives.

1. L’institutionnalisation de la lesboparenté au Québec 

Au départ, cette loi se voulait la réponse législative québécoise en matière de reconnaissance des unions entre conjointes ou conjoints de même sexe de sorte qu’ils puissent bénéficier des mêmes droits et obligations que les conjoints hétérosexuels mariés. Le mariage étant de compétence fédérale et le gouvernement canadien tergiversant sur la question, les élus québécois proposèrent une structure parallèle reprenant les effets applicables en matière matrimoniale, à quelques exceptions près[3]. Lors des auditions de la commission parlementaire portant sur l’union civile, l’élargissement des règles de filiation a été proposé, puis finalement intégré au projet de loi (Bureau, 2009 ; Leckey, 2009, 2011). Ce faisant, le gouvernement québécois a permis aux couples de même sexe de fonder une famille sur la base du projet parental porté par le couple désirant avoir un enfant.  

Pour fonder une famille, un couple lesbien peut avoir recours aux services d’une clinique en vue d’une insémination artificielle. Il peut aussi faire appel aux forces génétiques d’autrui en contexte privé, par le don de gamètes d’un homme qui acceptera d’agir comme géniteur pour la réalisation de son projet parental. La filiation bimaternelle d’un enfant ainsi né dépendra du statut juridique du couple. L’enfant aura automatiquement un lien de filiation avec la mère qui lui a donné naissance. Quant à la mère n’ayant pas porté l’enfant, elle pourra soit le reconnaître devant le Directeur de l’état civil, soit elle sera reconnue de facto si le couple est uni civilement ou marié, grâce à une présomption de maternité calquée sur le modèle de présomption de paternité. L’enfant n’aura aucun lien de filiation avec le donneur. Ces règles font disparaître la paternité biologique au profit d’une maternité sociale et juridique, le donneur ne pouvant revendiquer ni être poursuivi en vue d’une reconnaissance de sa paternité sauf dans l’année suivant la naissance de l’enfant si celui-ci a été conçu par relation sexuelle.

Ainsi, l’article 538 du Code civil du Québec spécifie que « le projet parental avec assistance à la procréation existe dès lors qu’une personne seule ou des conjoints ont décidé, afin d’avoir un enfant, de recourir aux forces génétiques d’une personne qui n’est pas partie au projet parental ». En ce sens, l’article 538.2 précise que l’apport de forces génétiques au projet parental d’autrui :

[…] ne peut fonder aucun lien de filiation entre l’auteur de l’apport et l’enfant qui en est issu. Cependant, lorsque l’apport de forces génétiques se fait par relation sexuelle, un lien de filiation peut être établi, dans l’année qui suit la naissance, entre l’auteur de l’apport et l’enfant. Pendant cette période, le conjoint[4] de la femme qui a donné naissance à l’enfant ne peut, pour s’opposer à cette demande, invoquer une possession d’état conforme au titre. 

Ces nouvelles règles de filiation confèrent aux parents de même sexe les mêmes droits et obligations que ceux dévolus aux parents hétérosexuels. Elles attribuent au parent social le même degré d’engagement et de responsabilité auprès de l’enfant que la filiation par le sang. Elles relient l’enfant non seulement à ses parents, mais lui assurent également une place au sein de ses deux familles élargies. Cette considération assure la responsabilité parentale (notamment l’obligation alimentaire en cas de séparation), mais également la possibilité pour l’enfant de porter le patronyme de ses deux mères ou encore d’établir les droits successoraux de l’enfant même en l’absence de testament. Cette filiation entraîne également des obligations de l’enfant à l’égard de ses parents (Bureau, 2003 ; Moore, 2005 ; Roy, 2003, 2005). Ce faisant, le législateur reste fidèle à sa volonté de mettre tous les enfants sur un même pied d’égalité, peu importe l’origine ou le contexte de leur naissance.

Dire que l’institutionnalisation de l’homoparenté, dans la foulée de la Loi 84, a soulevé les passions relève de l’euphémisme. Ces changements ont causé « stupeur et indignation » chez plusieurs spécialistes de la famille (Joyal, 2005 : 157), surpris par la mise en place rapide de tels changements adoptés dans une « surprenante clandestinité » (Moore, 2005 : 1667). Peu d’entre eux ont d’ailleurs été consultés lors des audiences sur l’avant-projet de loi dans le cadre de la Commission des institutions (Philips-Nootens et Lavallée, 2003). Qui plus est, dans l’esprit de plusieurs juristes québécois, le pouvoir citoyen a pris le pas sur une « préparation soigneuse de l’Office de révision du Code civil » comme ce fut le cas de toutes les modifications préalables ayant eu cours quant aux règles de filiation (Joyal, 2005 : 159). L’adoption de ces nouvelles règles, dans une « navrante unanimité » de l’Assemblée nationale (Philips-Nootens, 2005 : 188), allait démontrer, selon la sociologue Marie-Blanche Tahon (2004 : 13), la « cruelle incurie des élus du peuple » concernant un sujet aussi important que les règles de filiation. La confusion entre les concepts de « parenté » (place des parents et des enfants dans un système familial) et de « parentalité » (exercice des rôles parentaux auprès des enfants) relevée tant chez les décideurs que les représentants de la société civile lors des audiences a contribué, selon certains observateurs, à faire ombrage aux considérations associées à l’ordre symbolique de la parenté (Joyal, 2006 ; Pratte, 2005 ; Tahon, 2003, 2006). 

Force est de constater que cette loi opère une rupture importante avec les règles traditionnelles de la filiation et qu’à l’époque, le Québec faisait office de pionnier dans le domaine, aucune autre nation n’ayant été aussi loin dans la reconnaissance de la filiation homoparentale d’origine[5]. Outre son avant-gardisme sur le plan légal, la Loi rompt avec le modèle généalogique basé sur les liens de sang et la biologie[6], tout en maintenant le cadre biparental. Or selon la compréhension occidentale de la parenté, la procréation et la filiation sont réputées coïncider pour n’impliquer que le couple reproducteur (Belleau, 2004). L’exclusivité du système de filiation euroaméricain suppose qu’on ne puisse être relié qu’à deux parents ; la famille peut être monoparentale, mais ne peut être triparentale ou pluriparentale (Collard, 2011).

La lesboparenté, en impliquant nécessairement une personne extérieure au couple parental pour la conception de l’enfant, met en lumière les limites du système cognatique. Les familles lesboparentales dont les enfants sont nés d’un donneur connu s’inscrivent précisément dans cette « révolution silencieuse des recompositions familiales », puisqu’elles mettent en évidence une certaine rupture entre les aspects biologiques, sociaux et légaux dans le lien parent-enfant (Déchaux, 2007 : 69). En ce sens, Chamberland (2006 : 51) soutient qu[e] « en inscrivant dans loi une impossibilité biologique (avoir deux mères ou deux pères), la Loi 84 contribue à l’éclatement d’une vision naturaliste de la famille au profit d’une vision centrée sur l’intentionnalité d’un projet parental de même que sur l’exercice réel de la parentalité ». Par conséquent, les familles lesboparentales constituent un révélateur des questionnements contemporains concernant la place occupée par les adultes en ce qui a trait à la conception et à la prise en charge des enfants (Côté, 2009). 

Depuis l’adoption de la loi en 2002, plusieurs préoccupations ont été soulevées par les spécialistes de la filiation concernant la procréation assistée par autrui en dehors du système médical. Les compétences parentales des mères lesbiennes n’ont pas été remises en question par les détracteurs de la Loi, ce sont plutôt les dérives potentielles et appréhendées du don de sperme entre particuliers qui ont fait l’objet de réserves. En effet, le don de sperme en contexte privé sous-tend la présence d’un homme connu par les bénéficiaires et matérialise par le fait même le don, comparativement à celui en clinique de fertilité qui confine l’identité du donneur à l’anonymat. Outre l’inquiétude que cette pratique témoigne d’une banalisation de la paternité et d’une instrumentalisation des hommes de la part des lesbiennes, le risque de marchandisation de la filiation de l’enfant a fait l’objet de plusieurs écrits au cours de la dernière décennie.

1.1. Banalisation de la paternité et instrumentalisation des hommes

Le premier élément évoqué à l’encontre de la Loi 84 concerne l’apport de forces génétiques d’autrui pour la réalisation d’un projet parental porté par une femme seule ou un couple lesbien. De fait, la question du père est devenue un enjeu important de ce débat, puisque les lesbiennes peuvent devenir parents d’un enfant qui est biologiquement lié à l’une d’elles en ayant recours aux gamètes d’un donneur connu par insémination artisanale ou par relation sexuelle. Par contre, d’aucuns jugent ce donneur réduit à un rôle d’homme-objet, confiné à un statut de géniteur et non de père, puisque cette méthode « dilue la place de l’homme dans la procréation, la réduit à une éjaculation » (Tahon, 2003 : 4). Les professeurs de droit Jean Pineau et Marie Pratte (2006 : 708) parlent même d’une « indifférence à l’égard du rôle particulier que peut jouer un père » et soulignent au passage la dévalorisation de ce rôle dans la société. Tahon (2006 : 8) s’interroge pour sa part sur la place accordée à la paternité dans un projet lesboparental :

[…] en limitant immédiatement l’artificialité de la bi-parenté à la bi-maternité n’a-t-elle pas réactualisé le mythe de l’Immaculée Conception ? L’apport de « forces génétiques » devant rester extérieur aux corps pour que se réalise le « projet parental » de femme(s) dans la négation de toute référence à la paternité assimile le sperme fécondant à une eau de pluie printanière qui arroserait un ventre féminin. C’est cette extériorité qui permet la légalisation de la reproduction unisexuée et pas seulement bimaternelle, puisqu’est reconnu le droit individuel féminin à l’assistance non médicale à la procréation.

La juriste Renée Joyal (2006 : 69) abonde dans le même sens en estimant que « l’homoparenté, en raison de la rupture symbolique qu’elle implique et de l’incertitude qu’elle fait peser sur le développement des enfants, constitue sans doute une forme beaucoup plus problématique [que l’homoparentalité], surtout si elle a pour effet de priver un enfant de son ascendance paternelle et de la présence d’un père dans sa vie ». Pour Pratte, la réforme législative est paradoxale, puisque la volonté de voir les pères prendre plus de place auprès de leurs enfants, notamment lors d’un divorce ou d’une séparation, se situe en porte à faux avec la transformation du système de filiation pour les couples lesbiens. On assisterait à une certaine banalisation de la paternité « en consacrant la double maternité et en amputant l’enfant de la partie masculine de son identité » (Pratte, 2005 : 203).

1.2. Marchandisation de la filiation

Le deuxième élément de la Loi qui a semé la controverse concernant la question du donneur connu concerne les difficultés à faire la preuve du projet parental. En l’absence de formalisation de l’entente, il est en effet difficile d’en faire la démonstration pour établir la filiation de l’enfant, particulièrement dans le cas d’une procréation par relation sexuelle (Lavallée, 2012). Pourtant, le droit de la filiation est normalement fondé sur un registre étatique quasi incontestable. Paradoxalement, cela ferait en sorte qu’un enfant peut se voir privé de sa filiation bimaternelle du fait qu’un donneur pourrait vouloir modifier son statut de tiers géniteur pour celui de père.

Ainsi, dans l’éventualité où l’apport des forces génétiques d’un tiers se fait par relation sexuelle, il sera hasardeux, devant l’absence de preuve, de démontrer que la relation sexuelle ne vise que l’aide à la procréation (D.-Castelli et Goubeau, 2005 ; Tahon, 2006 ; Tétrault, 2005). En cas de désaccord entre le donneur et les mères, l’établissement de la filiation de l’enfant repose alors sur les épaules de la mère l’ayant porté. Lavallée (2012 : 24) rappelle que le « législateur a choisi de laisser les tribunaux trancher la question en se fondant sur les seuls témoignages en cas de conflits sur l’existence, les conditions et les modalités de la réalisation d’un projet parental ». Le législateur aurait pu prévoir « une quelconque forme de solennité du consentement, sous seing privé, en encore mieux, devant un notaire, chargé alors d’informer les parties sur toutes les conséquences de leurs décisions, comme le prévoit le droit français » (Philips-Nootens et Lavallée, 2003 : 347). Selon un jugement rendu par la Cour supérieure du Québec[7], certaines conditions doivent néanmoins être réunies pour qu’il y ait projet parental issu d’une relation sexuelle :

1) qu’il existe un projet parental formé par une ou deux personnes ; 2) que le donneur de sperme ne soit pas partie à ce projet ; 3) qu’il agisse de façon consciente à titre d’« assistant » au projet qui n’est pas le sien, ce qui implique qu’il accepte de n’avoir que ce titre de même que les droits limités qui y sont rattachés. Autrement, il n’y a pas procréation « assistée » mais simple relation sexuelle entre un homme et une femme

Code civil du Québec, art. 538

Cette disposition du tiers donneur conduit inévitablement à « l’épineuse question du père » (Bureau, 2009 : 186). Ce dernier pourrait se voir refuser une paternité désirée ou encore se dégager d’une paternité non désirée en arguant la présence ou l’absence de projet parental entre lui et la mère de l’enfant. Également, la contribution par relation sexuelle implique une année de réflexion pour le donneur de façon à ce qu’il puisse revendiquer un lien de filiation avec l’enfant[8], malgré qu’il n’ait jamais pris part au projet parental. Cela introduit une inégalité entre la mère biologique qui sera de facto reconnue et la mère sociale qui sera tributaire de la volonté du donneur (Malacket et Roy, 2008).

Cette année de flottement ouvrirait également la porte à ce que Roy (2005) considère comme du « marchandage » de la filiation de l’enfant alors que celle-ci est normalement indisponible à la négociation. Un donneur de mauvaise foi pourrait menacer de faire établir sa filiation et « exiger une contrepartie monétaire en vue de ne pas se prévaloir de son “droit à la paternité” tout en se moquant pertinemment de l’enfant » (Malacket et Roy, 2008 : 398). Cette réclamation en paternité à l’issue de cette année de délai pourrait faire en sorte que la filiation de l’enfant avec sa mère sociale, en principe irréfragable, soit contestée devant les tribunaux, et ce, malgré son inscription comme telle auprès de l’état civil et une possession d’état conforme.  

2. Stratégie de recherche et précisions conceptuelles 

Le présent article s’appuie sur des données tirées de deux études sur le don de sperme entre particuliers en contexte québécois. La première étude s’intéresse aux familles lesboparentales dont les enfants sont nés grâce à un donneur connu[9], tandis que la deuxième se penche sur les expériences d’hommes qui ont offert leur sperme par l’entremise de sites Internet[10]. Ces recherches partagent deux objectifs communs, soit a) de comprendre les motivations des donneurs à offrir leurs gamètes et à participer au projet parental d’autrui, et b) de documenter la mise en pratique de leur rôle au sein de ces familles.

Notre cadre conceptuel repose sur la représentation qu’ont les actrices et acteurs concernés des concepts-clés que sont la parenté, la parentalité et la paternité (Côté, 2014). Selon une certaine conception occidentale, la parenté est liée à l’identité biogénétique faisant du géniteur et de la génitrice des parents ayant la responsabilité d’un autre être humain (Ouellette et Dandurand, 2000). La filiation correspond aux rappels objectivants de la parenté en permettant la légitimation publique du lien existant entre une personne et ses ascendants (Bureau, 2009). Or pour plusieurs configurations familiales émergentes, les adultes qui ont un ou plusieurs enfants à charge n’en sont pas toujours les parents légaux. De fait, les familles non liées par le sang telles les familles recomposées revendiquent une plus grande reconnaissance sociale (Saint-Jacques et al., 2009). Parallèlement à cette conception biologisante de la parenté, la parentalité évoque quant à elle une parenté du quotidien faite de symboles construits donnant un sens à ce que les gens vivent (Weber, 2005). Éléments phares de la parentalité, l’électivité, le quotidien partagé et la prise en charge des enfants au sein de l’unité familiale agissent comme éléments médiateurs de la parenté (Carsten, 2004 ; Lévy-Soussan, 2002). La parentalité apparaît alors comme un des piliers sur lequel se construit l’identité parentale (Pagé, 2012 ; Parent et Brousseau, 2008). Enfin, la diversification croissante et la complexification des modèles familiaux ont une influence sur les représentations sociales de la paternité (Dubeau, Clément et Chamberland, 2005). La paternité se veut relationnelle et sociale et non plus strictement institutionnelle et biologique (Castelain-Meunier, 2005 ; Marsiglio et al., 2000 ; Ouellette, 1999). Les mères lesbiennes et les hommes qui agissent comme donneurs dans le cadre d’un projet parental d’autrui proposent donc des schèmes référentiels de la parenté qui sont une hybridation entre un modèle strictement fondé sur les liens du sang et un modèle alternatif électif se situant dans le champ de la parentalité qui conceptualise la paternité d’une façon éclectique et innovante.

Étant donné la complexité du sujet et sa nature exploratoire de même que le matériau constitué des expériences et perspectives subjectives des donneurs, une démarche qualitative a été privilégiée. Ce choix se justifie par le désir de comprendre et d’appréhender la perspective des participants considérés comme des informateurs privilégiés pour décrire la pratique du don de sperme entre particuliers (Paillé, 2007). Les données recueillies ont été mises en relation dialogique entre la compréhension et l’interprétation qu’en fait l’équipe de recherche et leur confrontation à la documentation scientifique reliée à l’objet d’étude. Cette façon circulaire d’analyser les données reflète la posture épistémologique interprétative et compréhensive de ces recherches. Cette stratégie nous paraît conséquente avec notre objectif de confronter les inquiétudes soulevées par le don de sperme entre particuliers aux récits d’hommes qui en font l’expérience personnelle en tant que donneurs.

L’échantillon est constitué de dix-huit hommes (n = 18) qui ont offert leurs gamètes à des couples lesbiens. Deux stratégies de recrutement ont été déployées. D’une part, l’aide de la Coalition des familles LGBT et d’autres organisations québécoises offrant des services à la communauté gaie et lesbienne a été sollicitée pour rejoindre leurs membres correspondant aux profils recherchés. D’autre part, les médias sociaux et les sites spécialisés en offre de gamètes sur le web ont été utilisés pour diffuser nos appels à participation. L’échantillon a été complété par le recours à la technique dite « boule de neige » (Pires, 1997). Précisons d’emblée que le don de sperme entre particuliers est une pratique qui reste très peu documentée. Il est donc difficile, avec les données actuelles, de savoir quel est le pourcentage de familles lesboparentales qui concrétisent leur projet parental avec un donneur connu plutôt que de se tourner vers l’assistance médicale à la procréation. En outre, si l’Institut de la statistique du Québec possède des statistiques sur les enfants nés de familles lesboparentales, ces données ne nous renseignent pas sur le mode de conception retenu par leurs mères. Cela fait en sorte que notre échantillon ne peut en aucun cas être considéré comme représentatif. 

Chaque homme a été rencontré individuellement. Les entrevues semi-dirigées ont permis d’orienter les échanges autour des représentations de la parenté, de la parentalité et de la paternité de sorte à dégager les motivations de ces hommes à participer au projet parental d’autrui ou à offrir leur sperme, la relation qu’ils entretiennent avec les bénéficiaires, et les rapports réels ou projetés avec les enfants issus de leurs dons. Le cadre est demeuré souple afin de permettre l’émergence d’autres éléments liés aux trajectoires individuelles et aux expériences des participants (Alami et al., 2009 ; Savoie-Zajc, 2009). Les entretiens d’une heure et demie en moyenne ont été codifiés à l’aide du logiciel N’Vivo, puis interprétés selon les méthodes habituelles d’analyse de contenu (Bardin, 2007).   

2.1. Portrait des hommes rencontrés 

Les hommes du premier groupe (n = 9) entretenaient un rapport relationnel avec les femmes avant le don de gamètes. Sept sont des amis de longue date du couple et deux sont des frères de la mère n’ayant pas porté l’enfant. Ils sont âgés de 25 à 59 ans (M = 40,9 ; É.T. = 8,7). Cinq d’entre eux s’identifient comme homosexuels, tandis que les autres sont d’orientation hétérosexuelle. Cinq étaient en couple au moment de l’entretien, les autres étaient célibataires. Trois hommes étaient pères légaux d’un moins un enfant âgé de 5 à 9 ans, alors que deux autres enfants n’étaient pas encore nés au moment des entrevues. En 2013, lors de la deuxième collecte de données, les dix-sept enfants conçus par ces donneurs étaient âgés de 9 mois à 13 ans.

Le deuxième groupe de participants (n = 8) ont offert leurs gamètes par l’entremise d’une plateforme web. Les dons sont issus d’un contact créé en ligne entre eux et les bénéficiaires. Les donneurs sont âgés de 20 à 48 ans (M = 34,6 ; É.T. = 9,7) et s’identifient tous comme hétérosexuels. Trois hommes sont reconnus légalement comme le père d’un ou plusieurs enfants âgés de 2 à 27 ans. Au moment de l’entrevue, cinq donneurs étaient célibataires et trois en union libre, dont un avec la mère de son enfant. Ils ont tous publié leur première offre il y a moins de dix ans, le premier en 2006 et le dernier plus récemment, en 2013. La fréquence et le nombre de dons varient considérablement d’un donneur à l’autre. Au moment des entrevues, deux d’entre eux avaient été sollicités sur le web par des bénéficiaires potentielles, mais n’avaient pas encore effectué de don. Selon les estimations des donneurs rencontrés, les enfants nés de ces dons sont âgés de quelques mois à 6 ans.

Un traitement global des données a été privilégié lors de la présentation des résultats. Ce faisant, aucun extrait d’entrevue cité dans cet article n’est rattaché à un donneur en particulier ni croisé avec des données permettant de préciser l’identité du participant (par exemple, en associant l’orientation sexuelle, le statut conjugal et le fait qu’un donneur soit ou non père). La seule information qui sera dévoilée se trouve reliée à la provenance des extraits, soit de donneurs partageant un rapport relationnel (DR) avec le couple, soit de donneurs sollicités sur Internet (DI) par les bénéficiaires des dons. Ce choix s’appuie sur des considérations éthiques entourant le contexte de l’étude, dont le caractère sensible du sujet, le fait que certains donneurs n’aient pas informé leur entourage de leur pratique de don ainsi que la taille relativement petite de la communauté lesbienne dont font partie une grande majorité des femmes qui choisissent de fonder leur famille au Québec grâce à un donneur connu.

3. Résultats

Les expériences entourant les dons de sperme entre particuliers sont diversifiées et illustrent la multiplicité des parcours ayant mené les donneurs à participer au projet parental de femmes lesbiennes. Les hommes rencontrés partagent tout de même certaines facettes de cette expérience en commun, qu’ils aient ou non entretenu un rapport relationnel avec les bénéficiaires préalablement à leur don. La troisième partie vise précisément à faire état de ces différents aspects, et propose par le fait même une vision nuancée de la participation des donneurs au projet parental d’autrui.

3.1. Réflexions sur le don 

Offrir ses gamètes, que ce soit pour un couple d’amies ou par l’intermédiaire d’une plateforme web n’est pas considéré comme un geste banal ni anodin par les hommes rencontrés. La plupart d’entre eux ont vécu une période de réflexion plus ou moins longue avant de commencer les dons. Cette réflexion implique plusieurs considérations, notamment une introspection quant à leurs motivations personnelles, aux impacts éventuels que pourraient avoir les dons sur leur avenir, sur l’enfant à naître et parfois, sur leur entourage, leur couple ou leurs propres enfants. À ce propos, deux donneurs expliquent l’importance qu’ils accordent à ce moment de réflexion afin que leur décision soit la plus éthique possible : 

Ma première réaction a été que ça me prenait une période de réflexion avant de le faire. J’étais porté à dire oui, mais j’avais quand même besoin d’une période de réflexion. Retourner un peu la question dans tous les sens parce que […] je voulais analyser jusqu’à quel point j’étais à l’aise avec cette situation-là.

DR

Pour moi, c’est un don de vie. C’est quand même précieux comme don. Je ne le donnerais pas à n’importe qui. […] Ce n’est quand même pas un don fait à la légère. Pour moi, c’est un don qui a été mûri, réfléchi, qui m’a quand même amené à me poser des questions sur ce qu’il [le don] signifiait pour moi. Je ne le donnerais pas comme ça à la légère. « Il n’y a rien là, ce n’est que du sperme ». Non, non, pas nécessairement. À qui je le donne a une importance particulière pour moi.

DR

Pour les hommes entretenant un rapport relationnel avec les femmes bénéficiaires de leur don, cette période de réflexion a en outre eu le mérite de les assurer du sérieux avec lequel est considérée la demande de don.

Je ne voulais pas me précipiter, montrer aux filles que c’était une réponse nonchalante. J’aurais pu dire oui dès le début, mais je voulais prendre le temps de m’assurer que ma conscience était libre avec tout ça. Je voulais démontrer que c’était bien réfléchi de mon côté.

DR

Je me suis demandé : « Si moi j’étais dans la position de donner du sperme, est-ce que j’aurais justement la maturité de gérer sainement ce lien-là ? Est-ce que je me sentirais attaché à un enfant qui n’est pas le mien ? Est-ce que je serais en mesure de faire ce travail-là pour ne pas créer quelque chose qui menacerait par exemple notre amitié [avec les mères] ou qui menacerait peut-être ma relation de couple ? » J’avais toutes ces préoccupations. C’est pour ça que, spontanément, je n’en ai pas parlé tout de suite, je ne me suis pas offert comme ça. Après, je me sentais plus prêt à vivre les changements que ça pouvait impliquer en termes de relations et d’émotions. […] Elles [les mères] étaient au courant de mes préoccupations. Les cartes étaient sur la table à ce moment-là.

DR

Dans d’autres situations, c’est plutôt le donneur qui s’est offert au détour d’une conversation sur le désir d’enfant du couple, surprenant du coup les femmes par cette offre. Même si les offres venaient du donneur, il n’en reste pas moins qu’elles avaient été mûries, puisque les hommes concernés avaient été témoins, souvent depuis plusieurs mois, des démarches et des questionnements vécus par les couples quant à leur désir de concrétiser leur projet parental avec un donneur connu.

Elles ont parlé de ça, comme quoi elles cherchaient désespérément un donneur qui soit idéalement dans la vie des enfants, quelqu’un près d’eux […] et j’ai dit : « Pourquoi pas moi ? » […] Parce que j’avais déjà eu une demande [qui ne s’est pas concrétisée] et j’avais déjà fait la réflexion, j’avais déjà un bout de fait dans ma tête.

DR

Les donneurs qui offrent leurs gamètes en ligne ont, quant à eux, planifié soigneusement leur projet d’offrir leurs services aux femmes en quête d’un géniteur. Outre l’exploration des plateformes web dédiées à la procréation assistée, les hommes doivent préparer et diffuser leur profil de donneur en spécifiant dès le départ leurs motivations personnelles et leurs attentes. Cette démarche réflexive se poursuit par l’entremise des correspondances virtuelles qu’ils entretiennent parfois pendant plusieurs mois avec les personnes qui sollicitent leurs dons de même qu’à travers les informations tirées de la veille documentaire sur le don de sperme que plusieurs d’entre eux mettent en place sur le web pour accroître leurs connaissances sur le sujet.

Les donneurs des deux groupes ont discuté, avec les femmes bénéficiaires de leur don, de leurs attentes et de leur vision respectives quant à l’implication appréhendée auprès de l’enfant à naître et aux mots qui seraient utilisés pour le désigner. Aussi, les droits et responsabilités de chacun et de chacune ont été entendus dès le départ. C’est également à ce moment que certains couples ont demandé au donneur de faire des dons pour plus d’un enfant, ce qu’il a accepté dans la majorité des cas.

Une fois qu’on a fait un don, il faut aussi être présent. Par exemple, s’il y a un projet familial, moi je considère ça comme quelque chose de sérieux. Si les mères veulent d’autres enfants, je ne veux pas dire : « Finalement, j’ai changé d’idées. » Je ne veux pas que ce soit mes changements de philosophie qui affectent les familles des autres. Puis, c’est pour ça aussi que je dis que je m’engage dans un contrat. Je m’engage à être présent pour les prochains dons s’ils veulent avoir une famille nombreuse.

DI

3.2. Formalisation de l’entente de procréation 

La plupart des participants ont officialisé leurs discussions à l’aide d’une entente plus ou moins formelle. Une entente formalisée par une convention notariée ou légale a été mise en place dans deux situations, alors qu’elle l’a été par un contrat proposé par le donneur dans onze autres. Le contrat émis précise non seulement l’absence de relation sexuelle, mais prévoit les responsabilités de chacun advenant d’éventuels problèmes chez l’enfant. À cet effet, un participant (DI) nous a remis un exemplaire d’un contrat qu’il utilise pour les dons. Ce document de deux pages, signé devant témoins, stipule dans le préambule :

Le présent contrat a pour but de définir les conditions d’un don de sperme, de protéger le donneur de tout recours subséquent à l’égard de responsabilités parentales ou financières et de protéger la receveuse de tout recours émanant du donneur. Aucuns frais ou compensation financière n’ont été ni ne seront versés au donneur. Il s’agit d’un service d’aide totalement désintéressé rendu en toute bonne foi en tant que don. 

Dans d’autres cas, s’il n’y a pas eu d’entente légale, il y a eu mise par écrit des discussions entre les parties. Pour les hommes concernés, cette discussion suivie d’une mise par écrit des ententes relatives au don est d’autant plus importante qu’il s’agit là d’un mode de procréation assistée émergeant et peu connu. 

Il y avait une question un peu légaliste que j’avais posée [aux mères]. J’avais dit : « Pour moi, c’est très clair que je n’ai aucun droit sur cet enfant-là. Est-ce que légalement c’est reconnu dans le sens inverse aussi ? » […] Parce qu’on pourrait très bien penser que c’est clair pour nous, mais que la société n’est pas rendue là. Elle nous force dans un rôle qui n’est pas celui qu’on veut.

DR

Je pense que pour le côté légal, le fait que le don de sperme ne se fasse pas dans une relation sexuelle comptait. Donc, ça a son importance. De toute façon, on a même signé une feuille comme quoi on reconnaissait qu’il n’y avait pas eu d’acte sexuel entre nous, que ça a été un don artisanal. Une reconnaissance mutuelle d’une espèce d’exclusion de droits.

DI

Quoi qu’il en soit, certains donneurs rencontrés minimisent la portée d’un tel contrat en précisant que la bonne entente entre les mères et eux est la meilleure garantie que les attentes de chacun et de chacune soient respectées. Selon eux, si un conflit se déclarait éventuellement, ce n’est pas un contrat qui éviterait les déchirements. Ces hommes insistent davantage sur la souplesse de chacune des parties pour éviter les conflits que sur des considérations légales. C’est la raison qui explique que seule une entente verbale est venue encadrer les discussions dans cinq circonstances. Cette entente verbale repose sur les mêmes éléments que ceux discutés dans les documents écrits.  

3.3. Engagement des donneurs dans la démarche menant au don 

Avant même que ne débutent les dons, quinze donneurs ont passé une batterie de tests pour attester de leur santé sexuelle et de l’absence de pathologies génétiques plus spécifiques. En outre, trois d’entre eux ont accepté de subir un spermogramme. Ces procédures visant à s’assurer de l’innocuité du sperme témoignent de l’engagement des donneurs dans les démarches menant au don, puisqu’elles impliquent de leur part de réitérer leur volonté de s’impliquer dans le projet parental d’autrui en s’astreignant à ces examens médicaux. 

La période pendant laquelle s’échelonnent les dons en est une particulière pour certains d’entre eux. En effet, six participants ont témoigné avoir trouvé cette période spécialement intense, astreignante et temporellement énergivore du fait qu’il leur fallait être disponibles au moment de l’ovulation de la future mère. Cela impliquait de quitter le travail plus tôt, de s’y rendre plus tard, de parcourir une certaine distance pour aller à la rencontre du couple, sans compter le stress de « ne pas y arriver ».

Par ailleurs, l’un d’eux a abordé le sujet de l’impact des dons sur sa vie affective et sexuelle. Ce donneur s’était dès le départ engagé auprès du couple à faire des dons pour plus d’un enfant, chacune des mères voulant avoir l’opportunité de vivre la maternité biologique. Or comme il était célibataire au début du processus, il a préféré mettre sa vie affective en veilleuse afin d’éviter d’être pris entre l’arbre et l’écorce advenant le désaccord d’un éventuel conjoint à le voir participer au projet parental de son couple d’amies. Qui plus est, afin de préserver la santé sexuelle des femmes, il a également choisi de s’astreindre à la chasteté durant cette période. Ainsi, explique-t-il lors de l’entrevue, avait-il hâte que chacune des mères ait réalisé son désir de maternité biologique :

Depuis deux ans [c.-à-d. depuis le début du processus], je n’ai pas eu de date car, étrangement, j’ai un recul psychologique à l’idée de rencontrer quelqu’un. Ça ne m’intéresse pas nécessairement de fréquenter quelqu’un en ce moment, car je préfère le mettre devant le fait accompli. Aussi, comme il faut que je sois clean si je donne mon sperme, c’est important pour moi d’être chaste ou d’éviter tout contact sexuel.

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3.4. Un don à la rencontre des besoins des personnes impliquées et de leurs motivations respectives 

Les motivations des donneurs à participer au projet parental d’autrui sont très variées et dépendent grandement non seulement du lien de proximité avec les femmes bénéficiaires de leurs dons, mais également de leurs projections personnelles. Ainsi, si quelques-uns avaient un désir de paternité plus ou moins affirmé, certains y voyaient l’occasion d’être une personne particulière et significative dans la vie d’un enfant.   

Ce sont mes grands frères, ce sont mes oncles, ce sont d’autres hommes autour de moi qui m’ont servi de modèle dans la vie. Alors, je pense que les enfants peuvent trouver d’autres modèles à l’extérieur de leurs deux parents. Moi, je suis là pour jouer ce rôle-là.

DR

Pour les donneurs présents sur les plateformes web, l’élément motivationnel était plutôt de laisser derrière eux une descendance génétique, ou encore tout simplement de venir en aide à des femmes afin qu’elles puissent concrétiser leur rêve de fonder une famille sans que cela ne vienne avec quelques aprioris ou attentes que ce soit. Leur don leur procure alors un sentiment de satisfaction, en plus d’être une source de fierté et d’accomplissement.  

Ce n’est pas quelque chose qui est rationnel. Je n’ai rien à gagner concrètement à faire ça. Ça me prend du temps. C’est un truc que j’ai envie de faire et je suis content de le faire. C’est quelque chose dont je suis assez content dans ma vie. Je suis heureux quand ça marche. Je pense que la satisfaction à la base, c’est celle de faire un enfant. Quand je reçois un e-mail pour me dire que ça a marché, moi je suis super heureux. Je trouve que c’est un truc qui vaut la peine de faire dans la vie.

DI

Elles [les mères] m’envoient des photos en me disant qu’elles sont très heureuses d’avoir leurs enfants, et qu’elles me remercient. Quand je les vois, je suis fier d’avoir fait ces dons. Ma motivation, c’est de faire des enfants dans le sens que je trouve que c’est sympa et ça m’apporte à moi. Je vois aussi qu’il y a d’autres personnes que ça rend heureuses, que ça permet de faire une famille. Dans ce sens-là, je suis content de le faire et je n’ai pas honte. Je n’ai pas de problème à en parler.

DI

Les motivations exprimées par les donneurs croisent le désir d’implication souhaitée par les femmes bénéficiaires de leurs dons dans la vie de leurs enfants. Ainsi, deux d’entre eux ont été approchés pour être socialement connus comme les pères des enfants, et ce, même s’ils ne sont pas légalement reconnus comme tels, la filiation des enfants étant liée aux mères. Ces hommes décrivent toutefois leur paternité comme étant différente de celle des pères traditionnels, puisque dans leur esprit, elle relève davantage du mentorat que d’une paternité axée sur les soins et les responsabilités. C’est pourquoi l’un d’entre eux qualifie sa paternité de « spirituelle » :

Je suis conscient que je n’ai aucune responsabilité financière, mais je suis conscient que j’ai la responsabilité spirituelle d’être le père. Je suis plus important qu’un oncle, parce que je vais toujours demeurer leur papa.

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Néanmoins, s’ils endossent une forte identité paternelle, ils déclinent toute responsabilité parentale. D’ailleurs, c’est précisément parce qu’ils n’avaient aucune responsabilité parentale à assumer qu’ils ont accepté de jouer ce rôle.

C’était la façon que je voulais avoir des enfants. Je suis célibataire, alors si tu me demandes : « Est-ce que tu veux des enfants ? », je te répondrai : « À quel niveau ? »Qu’est-ce que tu veux dire par vouloir des enfants ? Est-ce que je veux des enfants à l’heure actuelle ? Non, je n’en veux pas d’enfants. C’est aussi simple que ça. Je ne veux pas élever des enfants. Le fait que mon travail, ma vie professionnelle, prenne trop… elle a toujours été une trop grande partie de ma vie pour que je pense avoir des enfants. Je veux des enfants oui, mais…

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Dans le cas de sept autres, il s’agissait plutôt pour les mères que les donneurs soient impliqués dans la vie de l’enfant, mais dans un réseau plus large. Dans ces cas-là, le donneur est conceptualisé comme un ami spécial, un « parrain » ou encore, pour les deux donneurs qui sont les frères de la mère qui n’a pas porté l’enfant, comme un oncle.  

Une des choses qu’on a décidées, c’est que je serais le parrain. Dans notre famille, il y a toujours eu une structure un peu établie, c’est-à-dire que chaque enfant a un parrain / marraine. Ça vient de la religion, mais il a aussi l’aspect que ce sont des gens qui sont plus proches de l’enfant en quelque sorte que simplement les oncles. On se donne des cadeaux pendant le temps des fêtes et ainsi de suite. On a toujours su que si on avait un problème avec nos parents, que si on décidait de fuguer, on pouvait aller là sans problème. Donc, cela crée un rapport qui est un peu différent d’avec mes autres nièces. Le fait que ce soit ma filleule, ça me permet d’avoir ce rapport-là, c’est-à-dire d’être un peu plus préoccupé par elle que pour mes autres nièces.

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3.5. Projection dans l’avenir 

Peu importe le niveau d’implication des donneurs dans la vie des enfants, ces hommes expriment tous un fort sentiment de responsabilité morale envers les enfants nés de leurs dons. Cela se manifeste de plusieurs façons. Ainsi, cinq donneurs se sont engagés à prendre en charge les enfants advenant le décès des mères. Cela leur importait au point où trois d’entre eux ont insisté pour que cela soit inscrit dans le testament des mères. Pour ces participants, il était tout à fait naturel que l’enfant devienne leur responsabilité si jamais il devait arriver malheur aux mères. Il leur était même inenvisageable que l’enfant soit alors élevé par quelqu’un d’autre qu’eux : 

C’était important pour moi que si par hasard, dans le pire scénario, il se passait quelque chose et que toutes les deux périssent dans un accident de voiture, par exemple, qu’à ce moment-là l’enfant devienne ma responsabilité.

DR

Lorsqu’ils se projettent dans l’avenir, les donneurs font preuve d’une réelle préoccupation pour le bien-être de l’enfant. Ainsi, ceux qui entretiennent un rapport relationnel avec les mères ouvriraient leur porte à l’enfant si ce dernier en manifestait le besoin, et ce, même si cela leur demandait une certaine adaptation. Quatre en avaient déjà discuté avec leur partenaire de vie et presque tous s’étaient déjà posé la question avant qu’elle ne soit abordée lors des entrevues : « Ma conjointe et moi on se disait si jamais elle se rebelle et qu’elle se sauve [de son milieu familial], j’ose espérer que c’est chez nous qu’elle va débarquer » (DR).

Pour les donneurs qui sont très peu – voire pas du tout – impliqués, le sentiment de responsabilité morale se traduit par l’acceptation d’aider éventuellement l’enfant à intégrer la question identitaire liée à la connaissance de ses origines. En cela, ils démontrent que leur don n’est pas un geste temporellement isolé ou qui a été effectué sans réflexion préalable concernant l’avenir. L’un d’eux explique : « Nous devenons liés pour la vie d’une certaine façon. […] Je me rends disponible pour répondre aux questions que les enfants auront peut-être plus tard lorsqu’ils seront adolescents » (DI). Cet autre raconte :

Je savais, quand j’ai pris cette décision, qu’un jour il pourrait davantage solliciter ma présence. Si les mères sont ouvertes, pourquoi pas ? Je n’ai pas d’objection à ce qu’on se rapproche lui et moi, surtout si cela vient de lui. S’il a besoin de moi pour des raisons affectives ou de sécurité.

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Pour un autre donneur, ce sentiment de responsabilité l’a amené à changer radicalement sa vie afin que l’enfant puisse être fier de lui lorsqu’éventuellement, ils se rencontreront. Lors des entrevues, il souligne à quel point la naissance de l’enfant a été cruciale pour lui. Elle fut une source de motivation importante à retourner aux études et à apprendre un métier ; lui qui vivotait, allant d’un travail précaire à un autre. De fait, il dira de l’enfant que celle-ci a « changé sa vie ».  

En fait, c’est [prénom de l’enfant] qui a fait que j’ai décidé de prendre ma vie en main. Avant, je faisais du télémarketing, je faisais toutes sortes de petites jobines, puis je me tannais et je m’en allais. Ou je me faisais congédier. Je me disais : « Je vais bien finir par percer dans le dessin un jour. » Mais je ne faisais rien pour que cela arrive. Et puis, un jour, je me suis vu dans le futur : il y a une fille de 16 ans qui sonne à la porte, qui veut apprendre à me connaître, mais je ne suis qu’un nobody. Je ne voulais pas ça. Alors, je me suis pris en main, je suis retourné aux études et je suis entré chez mon employeur actuel environ un an après qu’elle soit née. C’est elle, l’élément déclencheur de tout ça. On peut dire que cela a vraiment bouleversé ma vie, car sans cela, ma vie n’aurait pas pris le même tournant.

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4. Discussion

Plus de dix ans après la mise en oeuvre de la Loi instituant l’union civile et établissant de nouvelles règles de filiation, les résultats de nos recherches permettent d’apporter des éléments de réponse à certaines préoccupations soulevées lors de son adoption en 2002. Deux éléments ressortent avec plus d’acuité. D’abord, l’importance de la négociation qui sous-tend le processus de procréation assistée à l’aide d’un tiers met en exergue les sentiments d’accomplissement et de fierté éprouvés par les hommes qui ont accepté d’aider des femmes à fonder leur famille. Ensuite, les aspirations conjuguées des adultes formant la triade et leurs préoccupations respectives à l’égard des enfants permettent de cerner la variabilité des rôles endossés par les donneurs au regard des systèmes de parenté informel et formel.

4.1. De la procréation assistée par autrui à la procréation négociée avec autrui

Si les craintes soulevées au regard d’une éventuelle marchandisation de la filiation de l’enfant (Roy, 2005) sont pertinentes, les résultats issus des deux recherches sur lesquelles s’appuie cet article laissent penser que ces craintes ont peu de chance de se matérialiser. D’une part, les mères lesbiennes qui choisissent de faire appel à un donneur connu ont en général réfléchi à la paternité et à ce qu’elles souhaitent comme engagement de la part du donneur (Côté, 2012b ; Svab, 2007 ; Touroni et Coyle, 2002). D’autre part, ce dernier nourrit également des attentes singulières qui le motivent à participer de façon consentante au projet parental d’autrui. De ce fait, les donneurs investissent un rôle au sein du système familial lesboparental, alors que leur contribution s’inscrit dans l’histoire familiale et n’est généralement pas sollicitée sous le couvert du secret. Leur don témoigne en outre d’un processus de réflexion ancré dans un désir d’aider des femmes à réaliser leur rêve. 

Ce processus réflexif est au coeur de la procréation assistée à l’aide d’un tiers et est le garant de la cohésion entre les personnes concernées. Le dialogue favorise l’émergence chez le donneur d’une identité au regard de l’enfant qui soit conforme aux attentes des bénéficiaires. Cela est d’autant plus important que les divergences de points de vue, nous le savons, exacerbent l’apparition de conflits entre les protagonistes (Dempsey, 2012), ou encore peuvent être à la source d’une certaine détresse psychologique chez un donneur dont le rôle auprès des enfants ne convient pas à ses aspirations de départ (Riggs, 2008). Conformément à l’entente de départ et au regard de la trajectoire familiale, la propension des donneurs à se référer à l’unité parentale des mères pour la prise de décision concernant les enfants inhibe l’émergence de tensions ou de conflits entre les adultes.

Les hommes rencontrés témoignent de l’importance accordée à ce processus réflexif leur ayant permis de circonscrire les effets de leur don sur leur vie, mais également sur celles de leur entourage, des bénéficiaires et des enfants à naître. Cette réflexion tient compte des impacts émotifs que pourrait éventuellement susciter la naissance de l’enfant tout comme elle envisage le rôle que le donneur souhaite – ou non – jouer dans la vie de cet enfant. C’est suite à cela que s’enclenchent les discussions entre les différents protagonistes. Ces discussions, plus ou moins soutenues et formalisées, ont le mérite de mettre chacun et chacune en confiance afin de traiter de sujets particulièrement délicats, par exemple la méthode de procréation qui sera retenue ou encore la désignation du donneur et ce qui est attendu de lui par rapport à l’enfant.

Certaines ententes sont en outre formalisées à l’aide de contrats proposés par les donneurs, d’actes notariés ou de discussions mises par écrit, ce qui contrecarre l’idée reçue selon laquelle les donneurs acceptent de façon naïve ou inconsciente d’offrir leur sperme. En ce sens, il nous semble plus judicieux de parler, au regard de ces situations particulières, d’une procréation négociée avec autrui plutôt que d’une procréation assistée par autrui qui, contrairement à la première formulation, laisse entendre un rôle passif quant à la personne qui offre ses gamètes. Nos résultats démontrent plutôt que les donneurs sont des acteurs importants dans ce processus et font preuve d’une réelle agentivité.

4.2. Une implication dans le projet parental d’autrui à la jonction des aspirations des adultes et d’une préoccupation à l’endroit des enfants

Les données recueillies apportent un éclairage intéressant quant au regard que posent les donneurs sur les enfants issus de leurs dons et les projections qu’ils se font des relations qui pourraient être entreprises ou, dans le cas des donneurs plus impliqués dans la vie des enfants, maintenues au fur et à mesure que ceux-ci grandiront. Comme d’autres donneurs l’ont dit avant eux (Dempsey, 2012), ceux rencontrés dans le cadre de nos recherches confient ne pas rester indifférents envers les enfants issus de leurs dons, étant donné leurs liens biologiques. Il ne s’agit toutefois pas d’une reconnaissance quelconque d’un lien de paternité, encore moins d’un lien parental, mais d’un lien de parenté, dans sa dimension éthérée. Cette dimension de la parenté telle que développée d’abord par Mason (2008), puis reprise par Nordqvist (2014) reconnaît le fait que l’on puisse se sentir lié à quelqu’un, même si cette relation ne s’appuie sur aucune reconnaissance légale ou sociale. À cet effet, il est juste de penser que la projection dans l’avenir de nos participants témoigne de cette dimension éthérée de la parenté, puisque tous sont prêts à accueillir éventuellement les sollicitations de l’enfant, si ce n’est pour entretenir une relation plus continue avec lui, du moins pour l’aider à répondre aux questions qu’il se pose concernant ses origines. En cela, puisque ce don s’inscrit dans la durée, on ne peut prétendre qu’il s’agisse d’un geste temporellement isolé effectué par les donneurs sans réflexion préalable sur son impact dans leur vie. 

Cette dimension éthérée s’actualise également dans la conception fluide et complexe de la paternité endossée par les participants. Si, pour eux, la biologie ne suffit pas pour faire le père et s’ils refusent également d’endosser quelques responsabilités que ce soit au regard de ce rôle plus spécifique, ils conviennent que les enfants pourraient vouloir apprendre à les connaître, ou du moins à comprendre les motivations ayant guidé leur don. Les aspirations des donneurs se conjuguent avec celles des bénéficiaires tout en croisant les préoccupations qu’ont ces adultes à l’égard des besoins appréhendés des enfants pour former une toile complexe de relations interpersonnelles entre les donneurs et les enfants. C’est dans cette mise en pratique du rôle du donneur que le concept de procréation négociée avec autrui prend tout son sens. La figure suivante illustre la mise en pratique du rôle de donneur selon son ancrage dans un système de parenté informel ou formel.

Fig. 1

Mise en pratique du rôle de donneur selon l’ancrage dans un système de parenté informel ou formel

Mise en pratique du rôle de donneur selon l’ancrage dans un système de parenté informel ou formel

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Cette typologie met en lumière la variabilité des positions des donneurs auprès des enfants nés de leurs dons. La mise en pratique de leur rôle s’échelonne sur un continuum allant du donneur-géniteur au donneur-père en passant par le donneur-périphérique ; chacune de ces positions allant de pair avec un niveau d’implication différencié. En réunissant les données tirées des deux projets de recherche réalisés auprès de donneurs, nous proposons d’affiner le modèle développé par Côté (2014) en précisant l’ancrage du rôle de donneur dans un système de parenté formel ou informel, où s’entrecroisent les liens biologiques et sociaux.

Le donneur-géniteur est un homme ayant servi de relais pour permettre la conception d’un enfant. Ces donneurs conçoivent leur don comme une assistance à la procréation et réfutent toute association entre leur don et une éventuelle paternité légale et affective. Toutefois, ils ne sont pas totalement absents de la vie des enfants, puisque certains acceptent l’idée d’avoir éventuellement à endosser un rôle de « mentor » auprès des enfants qui solliciteront peut-être un jour leur aide pour intégrer la question identitaire liée à leurs origines génétiques. D’autres demeurent présents en tant qu’amis de la famille. Ces derniers voient les enfants dans des contextes sociaux habituellement associés aux relations entre adultes, mais sont mis au courant des grands et petits accomplissements qui jalonnent le développement des enfants et en tirent une certaine fierté. 

La deuxième catégorie regroupe les donneurs-périphériques. Ces derniers sont impliqués dans la vie de l’enfant, mais sans se considérer comme des pères. Certains d’entre eux voient les enfants régulièrement en tant que « tontons spéciaux », s’inscrivant ainsi dans un système de parenté informel. D’autres, tels les frères des mères n’ayant pas porté les enfants, investiront plutôt un rôle d’oncle ou de parrain, en référence à une structure formelle de parenté. Dans tous les cas, ces hommes sont impliqués dans les évènements rituels qui ponctuent la vie familiale tels que les anniversaires des enfants, Noël ou encore les activités particulières qui mettent en scène les enfants, par exemple un récital ou une activité sportive.

Le donneur-père est quant à lui impliqué dans la vie de l’enfant, mais sans être légalement reconnu comme le père, la pluriparenté n’étant pas reconnue au Québec. Les donneurs de la première sous-catégorie « présence et référence », bien qu’impliqués dans la vie des enfants, ne sont pas consultés quant aux décisions reliées au parentage. Ils sont une présence régulière auprès des enfants, qui les considèrent néanmoins comme leur papa. Ceux de la deuxième sous-catégorie, « coparentalité planifiée », font partie d’un projet coparental planifié au sein duquel le donneur est impliqué comme père et prend soin à l’occasion des enfants. Il participe dans une certaine mesure à la prise de décision les concernant de même qu’à leur éducation.

Conclusion

Près de quinze ans après l’adoption de la loi instituant de nouvelles règles de filiation, les familles lesboparentales font de plus en plus partie du paysage social et médiatique au Québec. À l’époque de l’adoption de cette loi, l’institutionnalisation de la lesboparenté a soulevé les passions chez de nombreux spécialistes du droit et de la sociologie de la famille, plusieurs d’entre eux dénonçant certaines considérations associées au don de sperme entre particuliers, notamment l’instrumentalisation des donneurs et la marchandisation de la filiation. Au regard des récits d’hommes ayant contribué au projet parental d’autrui, force est de constater que leur implication témoigne d’un engagement réfléchi, en cohérence avec leurs aspirations personnelles, leurs attentes et leurs motivations.  

Nos recherches présentent évidemment des limites qui empêchent une généralisation des résultats. Tout d’abord, elles sont ancrées dans un contexte social et législatif très spécifique. En effet, la démocratisation de la procréation assistée permettant d’avoir recours aux forces génétiques d’autrui sans faire appel à une clinique pour baliser la procédure est unique au Québec. En outre, l’effet d’autosélection lié au fait que ces recherches ont été conduites auprès de volontaires a pu orienter la composition de l’échantillon. Il est possible que certains hommes aient souhaité participer afin de contrer les idées reçues entourant la concrétisation d’un projet parental à l’aide d’un tiers. La question de la désirabilité sociale ne peut donc être évacuée. Enfin, aucun homme n’a rapporté avoir vécu de désaccord avec les femmes bénéficiaires de leur don. Peut-être est-ce dû à l’importance accordée à la négociation, qui a permis d’assurer une forte cohésion entre les parties concernées. Peut-être serions-nous arrivés à des résultats différents si nous avions rencontré des hommes ayant vécu des conflits importants, quoique ces conflits auraient également pu confirmer nos résultats sur l’importance de la négociation des attentes de part et d’autre.  

Néanmoins, ces recherches apportent un éclairage important sur la conception assistée à l’aide d’un tiers alors que très peu de recherches ont documenté le point de vue d’hommes qui agissent comme donneurs de sperme (Dempsey, 2012 ; Riggs, 2008), la plupart se centrant plutôt sur les représentations qu’en ont les personnes bénéficiaires de leurs dons (Goldberg et Allen, 2009 ; Kelly, 2009 ; Ryan-Flood, 2005 ; Svab, 2007). Malgré le contexte spécifique relié aux dons entre particuliers qu’autorise la Loi instituant l’union civile et établissant de nouvelles règles de filiation, ces deux recherches sont, à notre connaissance, les seules qui se soient penchées sur le sujet au Québec.  

Sur le plan des prospectives de recherches, il serait intéressant de croiser ces données avec l’offre féminine de gamètes. À l’instar des hommes qui offrent leur sperme à des personnes de leur entourage ou par l’entremise d’un site web, certaines femmes se proposent également pour aider à concrétiser le désir d’enfant de femmes infertiles ou des couples d’hommes gais, soit en tant que gestatrices ou donneuses d’ovules. Bien que l’ampleur du phénomène soit difficile à mesurer, il s’avère nécessaire de documenter le point de vue des femmes afin de connaître la variabilité de leurs expériences à l’aune des enjeux légaux, éthiques et sociaux associés à la gestation pour autrui (Commission de l’éthique de la science et de la technologie, 2009). Par ailleurs, le point de vue des partenaires des tiers procréateurs mériterait d’être documenté afin de pouvoir brosser un portrait exhaustif des dynamiques relationnelles et des facteurs d’influence qui concourent au don de gamètes et de gestation en contexte privé.

Enfin, il nous semble important de prendre en compte aussi le point de vue des enfants nés grâce à l’apport génétique d’autrui, puisque les écrits sur la généalogie des enfants tendent à se centrer principalement – sinon exclusivement – sur celui des adultes (Edwards et al., 2006 ; Mason et Tipper, 2008). Ceci est également le cas des recherches portant sur les familles dont les parents sont de même sexe. La notion de « meilleur intérêt de l’enfant » est pourtant mise de l’avant dans l’élaboration des législations et des politiques familiales qui les affectent (L’Espérance, 2012). Bien que les familles homoparentales suscitent l’attention des chercheurs depuis déjà plusieurs décennies, la plupart des études se sont penchées sur l’adaptation psychosociale et le développement des enfants ainsi que sur les dynamiques inhérentes au fonctionnement de ces familles (Vyncke et al., 2008). Le regard que posent les enfants sur leur système familial demeure toutefois peu exploré (Tasker et Granville, 2011). À cet effet, croiser la perception des enfants avec celle de leurs mères et de leur donneur permettrait d’avoir un portrait global de ces familles.