Corps de l’article

Dans les sociétés occidentales, en Europe et en Amérique du Nord, le développement des nouvelles techniques de reproduction (NTR) interroge l’ordre social de la procréation à travers deux de ses composantes : le système de genre et le modèle de parenté dominant. Le système de genre est un système de catégorisation binaire et hiérarchisé entre les sexes et, par extension, entre les valeurs et les représentations qui leur sont associées. Le modèle de parenté recouvre quant à lui les principes et croyances qui définissent pour les membres d’une société donnée ce qu’est la parenté. Genre et modèle de parenté sont des systèmes de croyances, l’expression de choix fondamentaux rarement interrogés concernant la perpétuation d’un ordre social.

Dans cet article, on s’intéressera au modèle de parenté bien qu’il soit délicat de ne rien dire du système de genre dans la mesure où la parenté peut toujours s’interpréter comme une manière d’ordonner rapports de générations et rapports de genre. La place manque toutefois pour traiter des rapports de genre en tant que tels. Le modèle de parenté « euraméricain », si par ce qualificatif on entend l’espace social et culturel des sociétés d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord, est-il condamné à péricliter? L’idée qui le sous-tend – la parenté doit être au plus près de la nature, quitte à l’incarner fictivement lorsque parents et géniteurs sont dissociés – est-elle réfutée par l’essor des NTR et les nouvelles possibilités en matière d’apparentement qu’elles pourraient offrir?

On montrera le caractère ambivalent des effets que les NTR ont et sont susceptibles d’avoir sur le modèle de parenté euraméricain en se fondant à la fois sur l’état actuel de ces techniques de procréation assistée et en se livrant à un exercice de « sociologie fiction » imaginant qu’il existe un utérus artificiel. Contre les visions idéologiques univoques, catastrophistes ou progressistes, on verra que les avancées techniques en matière de procréation assistée ne sont porteuses d’aucune transformation normative en elles-mêmes et que les questions posées sont de nature fondamentalement politique.

Le modèle de parenté euraméricain

L’analyse de la parenté exige de distinguer deux notions, parfois confondues, qui permettront de mieux cerner les questions et défis que soulèvent les NTR. L’anthropologie a montré la double facette de la parenté : système de relations et d’échanges, d’un côté; ensemble de représentations et d’idées, de l’autre. En d’autres termes, la parenté est à la fois actions et cognitions. Réservons l’expression « système de parenté » pour qualifier la configuration des relations et échanges entre parents et appelons « modèle de parenté » l’ensemble des croyances, principes et lois qui énoncent ce qu’est la parenté dans une société ou un groupe donné. La distinction est analytique. Dans les faits, les deux composantes – système et modèle; action et cognitions – sont évidemment liées. Lorsque les individus agissent, ils le font en fonction de croyances (au sens générique) et de catégories cognitives qui sont les leurs. Par exemple, j’aide ma fille en gardant son enfant malade parce que j’estime qu’il est de mon devoir de mère de le faire. On peut alors reformuler la question qui nous intéresse comme suit : de quelles manières les croyances relatives à la parenté dans les sociétés euraméricaines sont-elles ou non bousculées par ce qu’implique le recours aux NTR?

Deux préalables doivent être précisés avant de cerner le contenu du modèle de parenté euraméricain. Tout abord, énoncer ce qu’est la parenté, c’est répondre à la question « qui est parent de qui? ». Le modèle de parenté recouvre des modalités de raisonnement, des opérations cognitives, qui ont pour effet d’attribuer des enfants à des adultes désignés comme parents. Le modèle de parenté qualifie donc une certaine manière de penser (et de dire) la parenté dans une société ou un groupe donné. Ensuite, second préalable : aucun modèle de parenté n’est immuable. Croyances et catégories cognitives sont l’expression de choix fondamentaux concernant la perpétuation d’un ordre social et diffèrent profondément selon les sociétés (Godelier, 2004). En ce sens, il n’existe pas de « famille traditionnelle » dans l’absolu. Ce qui est « traditionnel » est toujours le résultat du choix politique d’une collectivité humaine relativement à ce qui la constitue comme un ordre social.

Les croyances qui composent le modèle de parenté sont de deux types. Ce sont à la fois des croyances descriptives qui se rapportent à la perception des faits et des croyances prescriptives qui renvoient à des jugements de valeur. « Un père, c’est celui qui est le géniteur de l’enfant » est une croyance descriptive; « Un enfant doit avoir deux parents, un père et une mère » est une croyance prescriptive. Le modèle de parenté est lui-même une notion composite. Toutes les croyances ne coïncident pas nécessairement. D’une part, parce que plusieurs représentations divergentes peuvent coexister au sein d’une même société. D’autre part, parce que les croyances prescriptives les plus codifiées ne recouvrent pas nécessairement les principes et croyances indigènes. Il peut exister des décalages entre ce qu’est la parenté pour le droit et ce qu’elle est pour un individu ordinaire. En France et plus largement dans l’espace euraméricain, le droit n’a jamais réduit la filiation à une relation strictement biologique, pas plus d’ailleurs que les croyances indigènes, obligeant à raisonner en dominante et non de manière dichotomique en opposant terme à terme parenté biologique et parenté sociale (Fine et Martial, 2010). Mais il n’est pas contestable que les croyances indigènes confèrent à la biologie – plus exactement à la manière dont la biologie cautionne scientifiquement l’idée, sans doute très ancienne, d’une « substance commune » entre parents – un poids explicatif ou légitimant qui outrepasse ce que le droit lui accorde (Barry, 2008).

Dans son enquête classique sur le modèle de parenté nord-américain, David M. Schneider (1968) distingue deux ensembles de « symboles[1] » ou de cognitions : la parenté « par le sang » et la parenté « par le mariage ». La première, matérielle, permanente, inaliénable, s’appuie sur l’idée d’une évidence de la nature; sont parents ceux qui partagent des substances naturelles, biogénétiques, symbolisées par le terme « sang ». La seconde, fondée sur un ordre conventionnel, voulu et imposé par l’humain, renvoie à la morale, à la coutume, bref à des normes de conduite; sont parents ceux qui respectent un certain code de conduite, certaines normes et attitudes. Les relations « par le sang » sont considérées comme supérieures aux relations « par la loi ». La substance biogénétique partagée l’emporte sur le comportement et les conventions, créant un état d’identité quasi mystique : « Un lien du sang est un lien d’identité. Ceux qui sont reliés par le sang sont supposés partager une identité commune […] Des traits tels que le caractère, la corpulence, la physionomie et les habitudes sont des signes qui permettent de reconnaître cette constitution biologique partagée, cette identité spécifique qui relie les parents par le sang entre eux. […] Un parent peut ainsi déclarer, plus particulièrement la mère, que l’enfant est “une part de lui-même” » (Schneider, [1968][2]). Selon cette conception, une mère reste une mère, quels que soient ses relations et sentiments à l’égard de son enfant. Le lien ne peut jamais être rompu, puisqu’il est défini comme matériel, objectif.

Dans cette manière euraméricaine[3] de penser la parenté, l’union sexuelle et la procréation occupent une place centrale. C’est le moment où l’amour relie les deux aspects (la nature et la loi) de la parenté : celui qui renvoie au partage de la même substance, à travers l’amour que parents et enfants se vouent, et celui qui concerne la loi et les normes de conduite entre parents, à travers l’amour conjugal. La combinaison de ces deux formes d’amour donne lieu entre membres de la famille à une « solidarité diffuse et durable » (Schneider, 1968) qui inspire confiance, aide et coopération. S’opère ici la jonction entre « modèle de parenté » (cognitions) et « système de parenté » (actions). Commentant Schneider, Francis Zimmerman parle d’un « biologisme spontané » qui donne aux liens du sang « un pouvoir législatif sur nos sentiments et nos conduites » (Zimmermann, 1993 : 185). Parce qu’on est de même sang ou plutôt parce qu’on se perçoit comme tels (car il s’agit bien de croyances), nos relations doivent être d’un certain type. Il y a une continuité entre connaissance descriptive (les faits tels qu’ils sont perçus) et connaissance prescriptive (ce que doivent être les conduites). La norme découle de la perception. Schneider résumera cela par un aphorisme : « La voix du sang est la plus forte[4] ».

À la suite de Schneider, on peut dire que le modèle de parenté euraméricain repose sur un trépied : naturalisme, bilatéralité, génération. Première idée fondamentale : les parents sont les géniteurs. C’est la base naturaliste, biocentrée, du raisonnement. Deuxième idée : il suffit d’un homme et d’une femme pour faire un enfant; les parents sont un couple parental composé d’un homme et d’une femme nécessairement. La bilatéralité de la parenté est ainsi affirmée, bilatéralité exclusive (il suffit d’un homme et d’une femme) et hétérosexuelle (un homme et une femme). Enfin, ce couple parental devant être en mesure de concevoir et d’engendrer l’enfant, il est forcément d’une génération ascendante en âge de procréer. En ce sens, on peut dire en s’inspirant d’Irène Théry (2010) que la parenté euraméricaine articule rapports des sexes et rapports des générations au sein d’une théorie indigène, naturaliste et biocentrée de l’engendrement des êtres.

Les défis qu’adressent les NTR à la parenté portent précisément sur ces trois plans : naturalisme, bilatéralité, génération[5]. Dans quelle mesure les NTR redéfinissent-elles le rapport à la nature? Contribuent-elles à faire éclater le cadre de la bilatéralité? Enfin, remettent-elles en cause l’ordre des générations? Sur chacun de ces trois points, le scénario futuriste de l’utérus artificiel complète utilement le diagnostic porté sur l’état actuel des NTR et invite à penser que les techniques ne sont pas en elles-mêmes créatrices de normes bien qu’elles créent des possibilités de choix nouvelles.

Les NTR et le rapport à la nature

« Avec la contraception, nous avions appris à penser que la sexualité n’entraîne pas nécessairement la reproduction. Avec l’assistance médicale à la reproduction, nous pouvons comprendre que la reproduction ne découle pas obligatoirement de la sexualité. Autrement dit, la naturalisation de la reproduction, fondée sur l’image du rapport sexuel, ne s’impose plus à nous comme une évidence », observe Éric Fassin (2002 : 115). En ouvrant la voie à une « anthropotechnie procréative » qui conçoit le corps humain comme une ressource biologique sur laquelle agir, la biotechnologie et les NTR en particulier bousculent la conception naturaliste de la parenté.

Schneider insistait sur le rôle symbolique du coït : ce qui définit la parenté par le sang, c’est le coït, l’acte sexuel entre un homme et une femme, couple de géniteurs et couple de parents simultanément. Avec les NTR, le coït perd doublement son rôle légitimateur central. D’une part, parce que les ressources de la technologie de la reproduction humaine permettent de combler ce que le coït n’est pas lui-même en mesure de produire, de corriger ainsi le processus naturel de la procréation comme dans les cas d’IAC[6] et de FIV[7] (avec sperme du conjoint) qui sont en France les formes les plus répandues[8] de procréation médicalement assistée. D’autre part, parce que dès lors qu’il y a don de gamètes (ou plus rarement d’embryon) ou recours à une maternité de substitution, le processus de procréation est fragmenté entre plusieurs protagonistes. Ces derniers peuvent aller jusqu’à cinq : la mère génétique (définie par ses gamètes), la gestatrice (qui assure la gestation du foetus), la mère d’intention (définie par le projet d’être mère), le père génétique (défini par ses gamètes) et le père d’intention (défini par le projet d’être père). Les conditions sont donc réunies pour que la maternité et la paternité deviennent une expérience collective et non plus strictement conjugale. Certes, les maternités et paternités collectives existent déjà dans d’autres sociétés du fait de la polygamie, avec les systèmes polyandriques ou polygyniques, ou de la pratique du transfert d’enfants (Héritier-Augé, 1985), mais ce qui est véritablement nouveau avec les NTR résultant de dons, c’est que les ressources biologiques sont empruntées à d’autres pour rendre possible la concrétisation du projet parental. Dans les systèmes polygames prévaut une sorte d’indifférenciation des figures parentales et des enfants, la question de savoir qui est la génitrice ou le géniteur étant très secondaire, voire accessoire. Avec le transfert d’enfants, seules les tâches parentales d’éducation et d’entretien sont transmises pour un temps variable et selon des modalités elles-mêmes très diverses à des adultes autres que les géniteurs. Les NTR avec tiers donneurs fragmentent le processus biologique de procréation, puisque le tiers apporte une ressource biologique indispensable à la fabrication de l’enfant. C’est donc la réalité biologique de la procréation qui est transformée : elle cesse d’être la suite naturelle du coït entre un homme et une femme.

La représentation du caractère inaliénable du lien de parenté et l’argument du partage d’une substance naturelle par la transmission du matériau biogénétique (symbolisé par le « sang » ou les « gènes »), qui constituent le coeur de la conception naturaliste et biocentrée de la parenté euraméricaine, s’en trouvent amoindris. Au-delà, c’est la vision des choses de la vie, du monde vivant, de la biologie qui est changée. Les notions de biotechnologie ou de « biosocialité » (Rabinow, 1996; Franklin, 2001) expriment cette transformation dans la manière de percevoir la nature. De même que s’effacent peu à peu des barrières que l’on croyait infranchissables entre le vivant et le non-vivant ou entre différentes espèces vivantes, on constate que le biologique est de moins en moins de l’ordre du donné et de l’intangible. Son statut ontologique devient plus flou parce qu’il peut faire l’objet de décisions et d’interventions humaines destinées à créer des processus biologiques qui, sans elles, n’existeraient pas : c’est vrai des organismes transgéniques, du clonage reproductif, mais aussi, dans une certaine mesure, des NTR. Cela l’est plus encore lorsqu’il y a don de gamètes : la substance biogénétique apparaît alors comme le résultat de décisions humaines (Bestard, 2004), celles des parents de recourir à un tiers pour rendre possible le processus naturel de procréation et celles des médecins qui apparient les gamètes en tenant compte de la couleur de la peau, des yeux, des cheveux, du groupe sanguin. La nature n’est plus une donnée extérieure, fixe. Nous entrons dans l’ère d’« après la nature » (Strathern, 1992) dans laquelle la distinction nature/culture est floue et incertaine. La référence à la nature n’a pas disparu dans les représentations de la parenté, mais c’est son contenu qui a évolué. Les NTR marquent l’avènement d’un nouveau mode de procréation (grâce à la maîtrise croissante des lois de la nature) et non simplement une technique médicale palliative destinée à réparer les imperfections de la nature, c’est-à-dire à prendre en charge des pathologies médicales. En ce sens, la législation française reste dans un cadre assez naturaliste, puisqu’elle n’autorise le recours à l’AMP[9] que dans des cas d’infertilité avérée pour raisons médicales[10]. Elle ne prend pas acte du fait que les NTR sont une étape supplémentaire, rendue possible par la maîtrise des lois du vivant, dans le processus continu d’hominisation, d’autofabrication de l’espèce humaine.

Toutefois, les effets des NTR sont plus ambivalents que les remarques précédentes pourraient le suggérer. Les recours à l’AMP sont marqués par un désir profond, indiscuté, presque viscéral, d’avoir un enfant « à soi », qui soit « de sa chair ». « À soi » signifie conçu avec son corps, avec ses gamètes (du moins ceux de l’un des deux parents) et/ou porté dans son ventre. Au fondement de cette aspiration réside l’idée que seul un lien de corps à corps, charnel, peut établir une authentique filiation avec l’enfant. Quelque chose de la conception naturaliste de la parenté demeure donc bien présent à travers la valorisation de la substance commune, dans sa version biogénétique, liant parents et enfant. C’est d’ailleurs ce qui rend le don d’embryon a priori plus acceptable que la gestation pour autrui (en France les lois bioéthiques l’autorisent et interdisent la seconde) : au moins l’enfant est-il celui du ventre à défaut d’être conçu avec les gamètes des deux conjoints. L’adoption, c’est-à-dire l’établissement d’une filiation sans aucun substrat génétique ou corporel, n’est vue que comme une solution d’ultime recours lorsque tout le reste a échoué, qu’il s’agisse d’une IAD[11] (Kalampalikis et al., 2009), d’une FIV ou d’un don d’ovocyte (Nizard, 2009). Il y a donc dans la demande d’AMP l’expression d’un très fort attachement à une conception biologique de la parenté.

Ce biocentrisme est conforté par l’institution médicale et la société dans son ensemble qui stigmatisent l’état d’absence d’enfant, présenté comme un handicap. Le recours aux NTR comme moyen de réparer une « injustice naturelle » (celle de ne pouvoir enfanter par le coït) est alors pour les femmes sans enfant la solution qui s’impose, correspondant à un « devoir d’enfant » (Tain, 2009; Rozée et Mazuy, 2012), qui doit s’interpréter comme l’obligation de donner naissance à un enfant qui soit génétiquement affilié à l’un de ses parents au moins. La croyance selon laquelle la parenté doit être au plus près de la nature, quitte à l’incarner fictivement, reste très prégnante. C’est d’ailleurs ce qui a conduit de nombreuses législations nationales à rattacher la filiation des enfants nés avec don de gamètes au modèle de la filiation charnelle, entretenant une sorte de secret bien gardé sur l’identité du donneur de vie qu’est la personne qui fournit ses gamètes (Théry, 2010). Par rapport à la procréation « naturelle » ou charnelle (c.-à-d. par le coït), la différence dans le processus de procréation est ainsi gommée par le droit qui invite, une fois le donneur mis à l’écart, à faire « comme si » les parents étaient les géniteurs. Cette référence de la nature se retrouve aussi dans le recours de plus en plus fréquent des tribunaux à l’expertise génétique pour les recherches en paternité. Nous sommes donc en plein paradoxe : d’un côté, les NTR transforment le contenu même de la nature en accroissant le poids de la décision et de l’intervention humaines dans le processus de procréation; de l’autre, les croyances populaires et les institutions sociales (médecine, droit) s’accrochent à une conception naturaliste et biocentrée de l’enfantement privilégiant le lien biogénétique ou effaçant l’intervention du tiers donneur lorsqu’il s’agit d’établir la parenté.

La conception naturaliste de la parenté privilégie aujourd’hui l’idiome du gène plutôt que celui du sang, plus traditionnel, bien que les deux ne soient pas exactement équivalents (Edwards, 2009). Cela contribue à renforcer plus encore la symbolique héréditaire de la parenté, déjà présente dans l’expression classique « être de même sang ». Fournir ses gamètes, c’est inscrire son enfant dans une lignée génétique[12]. Le don de gamètes rompt cette idée d’une continuité évidente entre les générations parce que découlant de la nature. C’est sans doute ce qui explique que les parents ayant recours à une AMP avec don hésitent à faire part de leur démarche à leurs proches : révéler qu’il y a eu don de gamètes peut être délicat vis-à-vis des membres de la lignée non représentée génétiquement. Dans leur recherche sur la gestation pour autrui (GPA), Geneviève Delaisi de Parseval et Chantal Collard (2007) relèvent plusieurs éléments qui montrent que les critères génétiques jouent un rôle dans la manière dont les parents construisent et symbolisent leur parenté. Dans l’un des cas étudiés, la mère insiste sur le fait que ses deux jumeaux nés par GPA sont bien ses enfants, car fabriqués avec ses gamètes (bien que non portés par elle). Elle souligne aussi l’intégrité de la fratrie composée de la soeur aînée née « naturellement » et des deux jumeaux nés d’une GPA et justifie par là le fait qu’ils se ressemblent[13] et qu’ils devraient être reconnus par le droit français comme frères et soeurs : « Regardez-les, est-ce qu’ils ne se ressemblent pas? Comment peut-on dire que la maternité, c’est le ventre? » (Delaisi de Parseval et Collard, 2007 : 37). Elle oppose donc la légitimité de l’ovocyte à celle du ventre parce que la première inscrit dans une continuité et une transmission génétiques ce que ne fait pas la seconde[14]. Un deuxième exemple est fourni par une autre famille dans laquelle la GPA se double d’un don d’ovocyte en raison de l’infertilité de la femme. Trois femmes concourent alors à la naissance des deux jumeaux (une fille et un garçon) : la mère d’intention, la gestatrice et la donneuse d’ovocytes. La mère d’intention n’a pas supporté l’attitude de la donneuse d’ovocytes à son égard : celle-ci admire « plus qu’il n’aurait fallu » la couleur des yeux du garçon et les cheveux de la petite fille, y reconnaissant la qualité des siens. Au bout de quelques mois, le couple décide de rompre tout lien avec elle. Il apparaît délicat pour les parents, la mère en particulier, de concevoir la maternité sans aucune dimension corporelle ou biologique. C’est en ce sens que l’on peut comprendre l’attachement des mères d’intention à l’allaitement de leur enfant, rejoignant une recommandation faite par de nombreuses agences de surrogacy aux États-Unis. Donner le lait revient à donner de sa substance corporelle à l’enfant, et donc à rétablir une dimension charnelle qui, au regard du modèle de parenté euraméricain, a pour effet de naturaliser la relation de parenté, de la rendre irréversible, inaliénable. C’est une façon de l’inscrire dans le physique des corps, d’en faire une évidence de la nature, qui ne souffre d’aucune discussion. Il s’agit non pas d’un soubassement biologique universel mais d’une « corporéité culturellement enracinée » (Porqueres i Gené, 2009) qui s’appuie sur des croyances relatives à la consubstantialité et à sa transmission.

Les NTR et le principe de la bilatéralité

À partir du moment où elles nécessitent le recours à un tiers donneur, les NTR interrogent le deuxième élément du trépied qui fonde le modèle de parenté euraméricain : le principe de la bilatéralité. Comme nous l’avons précisé, la bilatéralité est à la fois exclusive – deux personnes suffisent à faire un enfant… – et hétérosexuelle – … à condition qu’ils soient un homme et une femme. Ce principe se décline lui-même sur deux plans : celui de la parentalité, c’est-à-dire de la contribution de chacun à la prise en charge effective de l’enfant, et celui de la filiation, c’est-à-dire de l’inscription de l’enfant dans les lignées parentales[15].

En vertu du principe de la bilatéralité exclusive, il n’y a pas de place pour le tiers, qu’il s’agisse du donneur de gamètes ou, a fortiori, de la gestatrice (dans le cas de la GPA). D’où l’existence de deux dispositions qui sont appliquées en France avec la plus grande rigueur depuis les lois bioéthiques de 1994 : l’anonymat du donneur et l’interdiction des « mères porteuses ». La seconde disposition découle en partie de la première (il paraît inconcevable que la gestatrice puisse rester inconnue), mais pas uniquement, puisque la maternité de substitution est interdite au nom d’autres considérants : l’indisponibilité du corps humain et la dignité de la personne humaine. Arrêtons-nous sur le premier point, l’anonymat du don. La règle de l’anonymat du don se fonde sur le postulat que la reconnaissance du donneur est incompatible avec l’établissement de la filiation de l’enfant. L’enfant doit donc être affilié exclusivement au couple de ses deux parents et cela n’est possible qu’au prix de la quasi-disparition du donneur. Reconnaître le donneur serait nécessairement mettre en concurrence le parent et le géniteur (ou la génitrice) et prendre le risque d’affaiblir l’affiliation de l’enfant à ses deux parents. Autrement dit, un déni du donneur est socialement et juridiquement organisé, et ce, dans la plus parfaite conformité au principe de la bilatéralité exclusive : l’anonymat du donneur « rend légal un secret de filiation » (Delaisi de Parseval, 2006 : 198). Il faut entendre par déni du donneur non pas le fait de nier qu’il y ait eu don (il y a bien emprunt d’une ressource biologique dans le cadre d’une procédure médicalisée reconnue comme telle), mais le déni du don en tant qu’il s’agit d’un acte intentionnel, effectué par une personne particulière à des fins particulières. Le donneur n’est pas défini comme une personne humaine engagée dans un acte intentionnel, il n’est que le support d’un matériau biogénétique anonyme (Théry, 2010). Tout est ainsi conçu et organisé pour protéger une conception strictement bilatérale de la parenté comme dans le régime de l’adoption plénière où la filiation adoptive efface la filiation d’origine[16].

Cependant, le développement des NTR avec don, même si ce sont des pratiques encore très minoritaires, conduit à s’interroger sur la pertinence de la règle de l’anonymat et par extension du principe de la bilatéralité. L’enjeu est celui des principes qui fondent la définition même de la parenté. Les questions sont rendues plus vives par le recours des couples de même sexe aux NTR avec don et la pratique (illégale) de la GPA. D’un côté, les couples de même sexe remettent en cause la plausibilité de l’équation parents = géniteurs qui fonde le principe de la bilatéralité. Contrairement aux couples hétérosexuels, ils ne peuvent pas dissimuler l’acte du don et faire « comme si ». Outre la dimension d’exclusivité de la bilatéralité, ils contestent ainsi, de fait, son caractère hétérosexuel. D’un autre côté, la GPA, lorsqu’elle existe, est conçue comme une entreprise collaborative qui exclut que la gestatrice puisse demeurer inconnue des parents pour lesquels elle porte un enfant (Brunet, 2012). On constate même l’inverse : les couples prennent le plus grand soin à choisir une mère de substitution qui leur convienne, avec laquelle ils puissent s’entendre et engager des relations durables, ce que la règle de l’anonymat rendrait évidemment impossible. Le même argument vaut pour le don d’ovocytes, qui nécessite une opération hospitalière sous anesthésie, et pour lequel la règle de l’anonymat est un frein parce qu’elle empêche la donneuse et la réceptrice de s’épauler mutuellement au long d’un parcours éprouvant (Mehl, 2011)[17].

Que voudrait dire, du point de vue du modèle de parenté, sortir de la règle de l’anonymat? Qu’en résulterait-il pour le principe de la bilatéralité? Il importe ici pour penser la place et le concours de celles et ceux qui font l’enfant de distinguer parentalité et filiation, d’une part, et filiation et lien génétique, d’autre part. La filiation inscrit dans une généalogie sociale dans laquelle se transmettent des biens matériels et symboliques (dont l’identité sociale à travers le nom de famille). Il n’y a filiation qu’à partir de trois générations : B reçoit de A et transmet à C selon un principe de réciprocité indirecte qui fonde les rapports entre générations dans la lignée. La parentalité n’est pas la filiation. C’est l’ensemble des soins et activités liés à l’éducation et à la prise en charge d’un enfant. Il suffit de deux générations pour qu’il y ait parentalité. Par exemple, dans les familles recomposées la relation entre un beau-père et l’enfant de sa compagne relève de la parentalité, non de la filiation. Enfin, le lien génétique n’est ni la filiation ni la parentalité. Il concerne uniquement la procréation de l’enfant. En revanche, et ce point est essentiel, il n’est pas que matériel : se greffe sur la réalité biogénétique du lien une dimension symbolique et narrative qui contribue à construire le sujet (« de qui suis-je le rejeton? »). Geneviève Delaisi de Parseval (2006) l’appelle la « filiation charnelle », entretenant une confusion dommageable entre ce qui relève de la filiation, de l’organisation sociale de la transmission et des rapports entre générations, et ce qui renvoie à l’identité narrative du sujet, laquelle suppose de savoir « à qui on est redevable du don de la vie » (ibid. : 203). En revanche, elle a parfaitement raison de souligner que le langage de la « filiation charnelle » ne peut se passer d’une forme et que la règle de l’anonymat du don la rend impossible en créant un « secret de famille ». Afin d’éviter tout réductionnisme biologique, on pourrait qualifier ce lien génétique investi symboliquement de « don de vie[18] ». La levée de l’anonymat reviendrait à faire du donneur non pas un parent au sens de la filiation, ni même au sens de la parentalité (sauf dans le cas particulier de la formule coparentale[19] pour les couples de même sexe), mais un géniteur au sens de « donneur de vie » plutôt que simplement donneur de gamètes, élément essentiel pour l’enfant dans l’élaboration psychique et symbolique de son histoire. Dans les couples de même sexe, cette reconnaissance du donneur de vie est d’autant plus cruciale que le couple ne peut enfanter et que la fiction parents = géniteurs est inapplicable. Il s’agit donc non pas de sortir du cadre de la filiation bilatérale, mais de reconnaître symboliquement l’ensemble des protagonistes qui, collectivement, ont rendu possible la naissance de l’enfant (lien génétique ou don de vie) et peuvent éventuellement, selon les relations nouées entre eux, s’en occuper (parentalité).

En somme, la règle de l’anonymat du donneur de gamètes consiste à dissocier l’acte d’enfantement en deux composantes qui, jamais, ne se rencontrent : d’un côté, la fabrication de l’enfant, domaine de la nature et de l’intervention médicale, n’impliquant aucune forme de reconnaissance; de l’autre, « l’engendrement proprement humain » (Boltanski, 2004) qui suppose la médiation de la parole, du symbole, qui sert à singulariser le nouveau-né et qui, in fine, se résume ici à un acte de volonté : le projet parental et l’engagement du couple recourant à l’AMP d’accepter l’enfant à naître. En apparence, cette position valorise le caractère social de la filiation et nie que le lien génétique entre le donneur et l’enfant puisse avoir une dimension symbolique précieuse nécessitant d’être reconnue comme telle. L’engendrement humain se réduit au seul support de la filiation excluant que sur le lien génétique puisse se greffer une opération symbolique consistant en un transfert de singularité du géniteur au rejeton de peur que cette force de l’imaginaire génétique évince la filiation sociale. Derrière l’argument de la primauté de la filiation sociale, réside ainsi un autre argument implicite, celui de la force du lien génétique qui pourrait bien tout emporter sur son passage. La règle de l’anonymat doit alors s’entendre de deux façons: l’argumentaire manifeste qui prône le primat de la filiation sociale (le projet des parents d’intention); l’argumentaire latent qui protège le caractère bilatéral exclusif de la filiation qui, lui-même, se fonde sur l’équation parents = géniteurs.

On sait malheureusement peu de choses sur la manière dont les couples concernés, hétérosexuels et homosexuels, règlent à leur échelle cette question de la place du donneur ou de la gestatrice. Il est donc difficile d’évaluer le degré auquel le principe de la bilatéralité est effectivement en cause. En France, les rares études disponibles pour les couples hétérosexuels ayant recours à l’IAD montrent un fort attachement à la règle de l’anonymat du don. Par exemple, l’enquête réalisée par l’équipe de Nikos Kalampadikis auprès de 201 couples demandeurs d’une IAD et inscrits dans un CECOS[20] montre que 92 % d’entre eux sont attachés à la formule actuelle du don anonyme et gratuit (Kalampadikis et al., 2010). Trois couples sur quatre excluent de ne rien dire à l’enfant, mais beaucoup ne savent pas comment et remettent la question à plus tard. Les formules proposant un accès à l’identité du donneur, soit pour les parents, soit pour l’enfant à sa majorité, sont très majoritairement rejetées (par trois couples sur quatre). Il en va de même de l’idée de rencontrer des donneurs de sperme (72 % des couples ne le désirent pas). Cette attitude coïncide avec le principe de la bilatéralité et correspond à une stratégie de protection : les couples s’arrangent pour dépersonnaliser le donneur, le réduire au matériel génétique. D’ailleurs, les termes empruntés au vocabulaire familial pour le désigner (« père », « vrai père », « père naturel », « père biologique ») sont rejetés. Ces couples semblent soucieux d’inscrire l’enfant au coeur d’un projet conjugal laissant peu de place aux tiers.

Il faut toutefois nuancer ces résultats en précisant qu’ils portent sur des individus qui sont en parcours d’AMP, doivent faire face dans ce cadre à de nombreuses épreuves et se polarisent sur leur désir d’enfant. Pour eux, compte tenu de leur situation, l’anonymat est une règle du jeu indiscutable, non un choix. Ils ne se posent pas encore la question du devenir de leur enfant (Mehl, 2011). Les (trop rares) témoignages de personnes déjà parents sont moins hostiles à la levée de l’anonymat, surtout parmi les femmes (Mehl, 2008). D’une manière générale, les hommes se déclarent plus attachés au caractère « naturel » de la procréation. Le donneur de sperme suscite chez eux de la crainte, il est perçu comme un ennemi qui pourrait mettre en péril la vie du couple, alors que les femmes, plus assurées dans leur identité de mère, sont plus ouvertes à l’idée de savoir qui est à l’origine du don. Enfin, en France, depuis dix à quinze ans, les associations et témoignages sous forme de tribunes dans la presse ou sur le web défendant le thème de l’accès aux origines et contribuant à le populariser se sont multipliés. La situation d’ensemble est donc ambivalente. De nombreux éléments indiquent que les couples sont plus disposés à reconnaître le donneur, ouvrant ainsi une brèche dans le principe de la bilatéralité. Mais dans le même temps, la force des représentations populaires et le poids des institutions (médecine, droit, Comité consultatif national d’éthique[21]) les invitent à composer avec les normes bilatérales et à marquer une forme d’exclusivité filiative.

Cette ambivalence est plus patente encore concernant les couples de parents de même sexe. Sans entrer dans les détails, car le sujet déborde la seule question des NTR, les couples de parents gays et lesbiens sont beaucoup plus déterminés que les couples hétérosexuels à reconnaître la place du tiers : le donneur dans le cas des couples lesbiens, la gestatrice dans le cas des couples gays ou encore le géniteur ou la génitrice, qui est aussi au regard du droit le second parent légal[22], dans le cas de la formule coparentale. Mais ils sont aussi plus stigmatisés, et donc plus soucieux de faire bonne figure en répondant en partie aux attentes de l’environnement social. Les recherches sur les mères lesbiennes (Descoutures, 2010) ou les pères gays (Gross, 2012) montrent combien les couples de même sexe se voient contraints d’osciller entre distance et conformité au modèle de parenté euraméricain. Cela se traduit, d’une part, par un souci « d’hypercorrection » vis-à-vis de l’école, des médecins, de la parentèle à travers la participation aux fêtes de famille, etc., en vue d’apparaître comme de « bons parents », et d’autre part, par une attitude très réflexive, soucieuse d’anticiper les effets de telle ou telle décision : qui dans le couple va porter l’enfant, quels prénoms donner aux enfants, quels termes d’adresse faut-il retenir pour désigner les parents, faut-il nommer le géniteur absent ou la mère de substitution, faut-il que les enfants soient de la même mère ou du même père pour constituer une « vraie » germanité[23], etc.? Dans la situation d’incertitude normative qui est la leur, les couples parentaux de même sexe se livrent à un travail de « bricolage » ou de « réinterprétation » (Herskovits, 1948) consistant à composer avec les formes culturelles traditionnelles tout en leur donnant un sens nouveau. Faute de disposer d’un « idiome relationnel » (Strathern, 2005) à même de reconnaître et nommer chacune des places, des contributions et des relations dans ces configurations familiales nouvelles, idiome qui reste à inventer, les acteurs reprennent à leur compte les grammaires normatives disponibles, marquées par le biocentrisme et la bilatéralité, tout en les hybridant. C’est une situation d’acculturation inversée qui conduit à devoir composer avec les principes du modèle de parenté dominant. L’ambivalence trouve là son origine.

Les NTR et l’ordre des générations

Dans le cadre du modèle de parenté euraméricain, le couple parental doit être en mesure de concevoir et d’engendrer un enfant. Il ne peut être que d’une génération ascendante, les deux personnes étant en âge de procréer. Il est aujourd’hui techniquement possible aux femmes ménopausées de procréer grâce à une FIV avec don d’ovocytes ou alors de procéder à une procréation post-mortem avec les gamètes congelés d’une personne décédée. La technique est donc en mesure de transgresser l’ordre des générations, soit en permettant à une femme ménopausée d’accoucher d’un enfant, soit avec la congélation des gamètes en permettant à une femme veuve de donner naissance à un enfant avec le sperme congelé de son conjoint défunt ou avec les ovocytes vitrifiés de sa propre mère[24]. Dans ce dernier cas, non encore réalisé, mais qui fait l’objet de discussions, l’enfant à naître serait le demi-frère ou la demi-soeur de sa propre mère, ce qui bouleverse de manière radicale l’ordre des générations.

Les législations nationales cherchent à contenir ce potentiel transgressif en fixant des limites d’âge et en statuant sur la question de la procréation post-mortem. Cette manière d’inscrire le recours aux NTR dans le cadre strict du modèle de parenté euraméricain est très affirmée en France et vise à en restreindre l’accès. Les affaires qui mettent en scène des situations atypiques sont largement commentées et relancent régulièrement le débat[25]. En effet, plus encore que la mère porteuse, c’est la mère ménopausée qui fait scandale (Fassin, 2002) : elle est une sorte d’oxymore impensable. D’un côté, elle est mère, puisqu’elle a accouché; de l’autre, elle ne peut l’être par nature, puisqu’elle est trop âgée. Le recours à l’AMP est soumis à des conditions d’âge et de situation familiale variables selon les pays : en France, il faut être « en âge de procréer », les centres d’AMP fixant eux-mêmes leurs propres limites, et vivre en couple[26]. Quant à la procréation post-mortem, elle est interdite, alors que d’autres pays l’autorisent si la femme recevant les gamètes est la conjointe et si son conjoint défunt (marié ou non) a, de son vivant, donné son consentement : c’est par exemple le cas de l’Espagne, de la Belgique et de la Colombie-Britannique au Canada[27], mais aussi d’Israël qui accepte diverses formes de procréation post-mortem, y compris par prélèvement du sperme sur le cadavre du conjoint défunt (Landau, 2011)[28].

Attardons-nous sur la question des limites d’âge en France parce qu’elle est révélatrice de l’inscription du raisonnement dans le cadre de pensée naturaliste du modèle de parenté euraméricain. C’est aux médecins qu’il appartient d’évaluer si les membres du couple sont en âge de procréer. Dans les faits, passée 40 ans, une femme a peu de chance d’être autorisée à recourir à l’AMP parce qu’on estime qu’après cet âge les femmes deviennent de moins en moins fertiles et que les risques de complication médicale se multiplient. Quant aux hommes, on pense que cette limite peut être repoussée à 60 ans[29]. Par conséquent, si une femme de plus de 40 ans souhaite entamer une démarche d’AMP, elle a toute chance de se la voir refusée, car les médecins considéreront soit que les risques de complication sont trop élevés même si l’infertilité du conjoint est avérée, soit, s’il s’agit d’une demande de don d’ovocytes, que la femme est trop âgée pour correspondre à un état d’infertilité recevable dans le cadre de la loi, c’est-à-dire renvoyant à des raisons médicales précises : défaillance physiologique innée, ménopause précoce ou traitement anticancéreux (Löwy, 2009). Le raisonnement tenu est clairement inspiré par les principes du naturalisme et de l’ordre des générations : c’est au nom de critères supposés être des invariants biologiques (l’âge « naturel » de procréer) et dans le cadre d’une philosophie thérapeutique destinée à ne pallier que les infertilités pour causes médicales que les limites d’âge sont posées. La comparaison internationale des législations et des pratiques dans le domaine des NTR montre pourtant que ces critères biologiques n’ont d’invariant que le nom. Pour des raisons différentes, sinon opposées[30], les États-Unis et Israël sont beaucoup plus libéraux et flexibles dans les définitions des limites d’âge. Ce qui est mis en avant au nom de la réalité biologique correspond en réalité à des normes sociales et politiques.

On doit donc conclure sur ce point comme sur les précédents à un effet ambivalent des NTR. Rien ne leur interdit sur le plan technique de bouleverser d’ores et déjà les principes de définition et d’organisation de la parenté parce qu’elles offrent des possibilités réellement nouvelles en matière de procréation. Mais ces possibilités sont étroitement encadrées et régulées par des croyances, principes et normes qui visent à en restreindre l’application et qui soulignent la prégnance du modèle de parenté euraméricain. Ce modèle est tout à la fois contesté en pratique par les personnes en mal d’enfants, mais aussi par d’autres forces sociales comme le marché[31], et profondément ancré dans les esprits et les institutions. Même les innovations biotechnologiques les plus audacieuses ne pourront d’elles-mêmes transformer ce qui relève du système de croyances et de l’ensemble des facteurs qui en déterminent l’évolution, comme le suggère le scénario futuriste de l’utérus artificiel.

Un exercice de sociologie fiction : l’utérus artificiel

L’utérus artificiel (UA), appelé aussi « ectogenèse[32] », rendrait possible la gestation entière d’un embryon humain à l’extérieur du corps de la femme, dans une sorte d’incubateur remplaçant l’utérus, de la conception de l’embryon à la naissance de l’enfant. Dès 1924, le biologiste britannique John B. Haldane avait imaginé qu’un tel dispositif technique serait prochainement mis au point. Il prévoyait qu’en 1951 le premier nourrisson issu d’un utérus artificiel verrait le jour et qu’en 2074 moins d’un tiers des enfants seraient nés d’une femme (Rosen, 2003)[33]. C’était pour lui un moyen de contrôler efficacement la fécondité, de rendre la procréation plus sûre et in fine d’améliorer la descendance. Au début des années 1970, moins de dix ans avant la première FIV[34], dans un article publié dans le journal The Atlantic intitulé « The Obsolescent Mother », l’écrivain américain Edward Grossman défendait à nouveau l’ectogenèse. Parmi les neuf raisons avancées en faveur de l’UA, les arguments médicaux et eugénistes l’emportent : l’état de santé de la descendance et des femmes n’en serait que meilleur et rien, selon l’auteur, n’autorise à penser que l’enfant et sa mère deviendraient étrangers l’un à l’égard de l’autre (Grossman, 1971). La gestation en dehors du corps de la mère ne mettrait pas plus en péril l’amour maternel que l’introduction de l’anesthésie lors de l’accouchement, les oppositions étant le fait d’esprits réactionnaires croyant en la nécessité d’enfanter dans la douleur.

C’est à partir des années 1980 et 1990, avec un certain retard par rapport aux prédictions de John B. Haldane, que les recherches ont été menées en Italie, au Japon et aux États-Unis (Bulletti et al., 2011; Chavatte-Palmer et al., 2012). Elles portent d’un côté, en lien avec les FIV, sur le développement préimplantatoire de l’embryon et, de l’autre, sur la période de maturation pendant laquelle il est possible de maintenir le foetus dans un milieu intra-utérin jusqu’à ce que ses chances de survie soient suffisantes. À l’heure actuelle, le défi technique consiste en la mise au point d’une structure « endométriale[35] » en 3D reconstituant le milieu intra-utérin et de membranes d’oxygénation extracorporelles (ECMO) assumant le rôle d’un placenta artificiel[36]. Les spécialistes divergent quant au fait de savoir à quelle date cette double mise au point sera possible, les prédictions allant de dix à cent ans (Atlan, 2005; Martin, 2011). Dans un récent bilan des recherches relatives à l’ectogenèse, une équipe d’obstétriciens conclut prudemment que le placenta artificiel n’a encore jamais atteint le stade d’une application clinique et que « le déroulement complet d’une gestation ex-utero semble encore très éloigné » (Chavatte-Palmer et al., 2012 : 697).

Comme le remarque Philippe Descamps (2008) avec justesse, il faut se garder de clore le débat avant qu’il soit ouvert. Le traitement médiatique de la question montre combien « l’argument du Berk! » (ibid. : 11) consistant à diaboliser l’UA est tentant[37]. Demandons-nous plutôt que changerait l’ectogenèse au modèle de parenté euraméricain par rapport à l’état actuel des NTR au regard des trois principes : naturalisme, bilatéralité et génération?

Utérus artificiel et rapport à la nature

En ce qui concerne le rapport à la nature, les aspects biotechnologiques et les implications principielles relatives à la parenté doivent être distingués. D’un point de vue strictement technique, en dépit des obstacles scientifiques encore à résoudre, l’UA ne serait pas un bouleversement radical. En effet, les pays de l’espace euraméricain connaissent d’ores et déjà une forme d’ectogenèse « partielle » (Atlan, 2005). Aux deux extrémités de la grossesse, les avancées techniques sont réelles depuis ces dernières décennies et l’écart, pour l’instant d’environ six mois, entre le moment où l’embryon peut être maintenu en vie in vitro (stade du « blastocyste[38] » jusqu’au 5e jour après la fécondation de l’oeuf) et celui où les prématurés peuvent survivre (à partir de 24, voire de 23 semaines) se réduit. Aujourd’hui, au cours de ces six mois la grossesse doit nécessairement se dérouler dans le ventre d’une femme. En avançant le seuil de viabilité foetale hors du corps de la femme (23-24 semaines), on créerait la possibilité d’UA « tardifs ». Inversement, si, aux premiers stades du développement embryonnaire, on cherchait à faire reculer ou à rendre inutile le moment où le blastocyste doit être implanté dans l’utérus d’une femme, on créerait la possibilité d’UA « précoces ». L’UA ne représente donc que la poursuite d’un mouvement de technicisation et de dénaturalisation de la procréation que les NTR et la médecine néonatale ont déjà bien entamé.

En revanche, les implications sur le plan des principes fondant la parenté semblent plus profondes, puisque serait rompu le lien entre maternité et grossesse-accouchement, perçu jusqu’alors comme un donné naturel[39]. La maternité cesserait de se définir par l’accouchement. Avec l’UA, le processus biologique de la procréation ne serait plus simplement contrôlé (ce qui existe depuis longtemps avec la médicalisation des grossesses) ni même manipulé et transformé (ce que font les différentes techniques d’AMP). Dès lors qu’il s’agit de fabriquer et d’accomplir médicalement la mise au monde d’enfants, l’ectogenèse va au-delà d’une simple procréation médicalement assistée. Elle marquerait l’entrée dans une nouvelle phase de la biomédecine, celle d’une « procréation médicalement accomplie ». À ce titre, elle incarne « le comble de l’artifice » (Descamps, 2008 : 69), puisque dès lors qu’elle se conjugue avec la FIV (ou avec le transfert nucléaire en vue d’un clonage reproductif[40]), l’ectogenèse rend possible la fabrication complète d’enfants en laboratoire.

Il est probable que ce qui, dans un premier temps, sera utilisé à des fins thérapeutiques lorsqu’il s’agit d’aider des femmes qui ne parviennent pas à mener leur grossesse à terme ou de sauver la vie d’embryons ou de foetus en empêchant leur avortement, spontané ou provoqué[41], deviendra assez vite un mode de procréation alternatif qui rompt la dissymétrie biologique entre les sexes. Il y a plus de quarante ans, la féministe Shulamith Firestone (1970) voyait déjà dans l’UA un moyen de libérer les femmes du fardeau et des dangers de la grossesse et de l’accouchement, et de créer les conditions d’une réelle égalité entre les sexes. La thèse est la suivante : la domination de genre s’appuie sur la biologie en rendant les femmes enceintes dépendantes des hommes pour leur survie; parce qu’elle permet d’agir directement sur la nature en ne faisant plus de la capacité reproductive l’exclusivité de la femme, l’ectogenèse éradiquerait l’une des principales sources de la domination patriarcale. La philosophe Anna Smajdor (2007) est revenue il y a peu sur cette idée de la nécessaire dénaturalisation de la procréation en faisant de l’UA un « impératif moral » pour bâtir une société plus juste : l’ectogenèse est envisagée comme un moyen biotechnologique à même de corriger les injustices naturelles et d’assurer l’accès des femmes à une réelle autonomie. Henri Atlan (2005) n’est pas loin de partager le même avis. L’UA n’est pour lui qu’un pas de plus qui achèvera la révolution des rapports hommes/femmes commencée au XXe siècle avec la machine à laver, la contraception et la libération de l’avortement.

Cette thèse est très controversée, y compris au sein du féminisme (Murphy, 1989). Le courant différentialiste qui défend la spécificité du féminin voit au contraire dans l’ectogenèse le prochain avatar de la technologisation de l’enfantement qui jusque là a toujours servi d’instrument de domination masculine en complicité avec le pouvoir médical. L’UA ne diffère pas des NTR : ce ne serait qu’un moyen de domination patriarcale qui aliène les femmes de leur pouvoir de procréer (Corea, 1985; Rowland, 1987). Pour Sylvie Martin (2011), l’ectogenèse marquerait un contrôle biomédical accru, une sorte d’emprise de la technique et de l’expertise biomédicale sur l’enfantement et la parenté.

Il est frappant de constater combien le débat relatif aux conséquences principielles de l’UA s’ancre sur les présupposés naturalistes propres au modèle de parenté euraméricain. Les partisans de Firestone adhèrent à une vision déterministe et biologique de la parenté : la place des deux sexes dans la parenté serait déterminée par leurs différences biologiques. L’égalité homme/femme ne serait possible qu’en éliminant ces différences. Quant aux opposants, ils estiment que les femmes ne doivent pas renoncer à leur pouvoir d’enfanter au risque de voir la domination masculine régner sans partage. Cette façon de poser le problème de l’UA est trop simple : pourquoi penser que l’élimination des différences biologiques ferait disparaître les inégalités de genre sauf à croire qu’il s’agit d’une question physiologique plutôt que sociale (Descamps, 2008; Najand, 2010)? Cette justification de l’UA s’appuie sur une vision essentialiste de la parenté et de l’être humain qui fait de la technique le moyen de transcender les assignations naturelles. Elle revendique la transgression de la nature pour déboucher dans sa version futuriste et radicale sur une utopie « posthumaniste » dans laquelle il est possible grâce à la biotechnologie de dépasser le binarisme du genre et d’accroître la liberté dans l’existence humaine (Dvorsky et Hughes, 2008)[42]. La teneur du débat confirme que tenir l’UA pour le comble de l’artifice ne signifie rien en soi sur le plan des principes qui régissent la parenté indépendamment des valeurs auxquelles on se réfère. Ceux qui voient dans la procréation en dehors du corps de la femme la fin de la maternité, qu’il faille s’en féliciter ou le dénoncer, partagent une même conception naturaliste de la parenté qui définit notamment la mère par l’accouchement. Faire de l’ectogenèse un bouleversement radical de la parenté en raison de la dénaturalisation du processus de procréation n’a de sens que rapporté au modèle euraméricain, naturaliste et biocentré. Si l’UA rend pour la première fois possible une « procréation médicalement accomplie », sa signification en termes de parenté dépend du contexte social et idéologique dans lequel intervient l’innovation technique. Pour l’heure, les arguments en lice ont surtout pour effet de renforcer les présupposés naturalistes.

Utérus artificiel et bilatéralité de la parenté

Concernant le principe de la bilatéralité, le problème est plus simple parce que l’UA n’a pas le même potentiel transgressif[43]. Il aurait même plutôt l’effet inverse, celui d’un renforcement de la bilatéralité. Si la gestation pouvait être assurée par un incubateur, les femmes dépourvues d’utérus ou dotées d’un utérus non fonctionnel pourraient se passer de recourir au service d’une mère de substitution (ou à l’adoption). La GPA deviendrait inutile aussi bien pour ces femmes infertiles que pour les couples de gays qui pourraient, à condition que l’autorisation leur en soit donnée, grâce à un don d’ovocytes ou à un accueil d’embryon (issu du stock disponible des embryons congelés surnuméraires), obtenir un enfant par ectogenèse sans passer par le corps d’une femme. La paternité gay en serait facilitée et le déséquilibre entre maternité lesbienne et paternité gay, la première étant actuellement d’un accès plus aisé que la seconde, puisque ne nécessitant qu’un don de sperme, serait moins flagrant. Ainsi, l’UA est compatible avec un resserrement sur une conception classique, bilatérale, de la parenté. Certes, des célibataires pourraient avoir recours à l’ectogenèse à partir d’un don de gamètes (du sexe absent) ou d’un accueil d’embryon, mais pour les femmes cette possibilité d’enfanter seule existe d’ores et déjà avec les techniques actuelles d’AMP, au point que certaines législations n’en excluent pas les célibataires[44]. Au total, si l’UA ne remplaçait évidemment pas les dons de gamètes et ne réglait donc pas la question de la place du tiers et de l’accès aux origines, il permettrait néanmoins de renoncer à la GPA, au risque d’exploitation du corps des femmes qui peut en découler et à la nécessité de reconnaître une place à la gestatrice à côté de celle des deux parents. Dans son plaidoyer éthique en faveur de l’ectogenèse, Anna Smajdor (2007) insiste sur ce point : l’UA fait mieux sur le plan moral que la GPA, car elle élimine toute forme de pression et d’aliénation qui pourrait s’exercer sur la gestatrice.

On peut aussi envisager l’inverse, que la généralisation de l’UA aille de pair avec une parentalité devenue indépendante de tout lien gestationnel, voire génétique. Non seulement l’ectogenèse permettait de désacraliser la maternité au profit de la parentalité, entendue comme le fait de s’occuper des enfants quel que soit son sexe, puisqu’aucun des deux ne l’aura porté dans son corps (argument de l’égalité des sexes), mais rien ne s’oppose à ce que l’on sorte d’une conception strictement bilatérale de la parenté, qu’il y ait ou non don de gamètes, dans la mesure où, du fait de la dénaturalisation de la procréation, le désir d’avoir un enfant l’emporte sur la dimension proprement charnelle de la filiation. C’était d’ailleurs l’idée de Shulamith Firestone (1970) qui imaginait que l’élevage des enfants après leur incubation soit partagé par plusieurs adultes dans le cadre de familles communautaires de manière à éviter la reproduction du patriarcat dont la famille nucléaire est le conservatoire. Aujourd’hui, cette idée n’est plus guère reprise que dans les discussions relatives au « coparentage » dans les familles homoparentales. Là encore la signification de l’UA sur le plan de la parenté dépend des intentions dans lesquelles on y a recours, et donc des valeurs qui prévalent. Si, pour le moment, l’ectogenèse apparaît davantage comme une alternative à la GPA que comme le moyen de promouvoir une pluriparentalité fondée sur la volonté et détachée de toute référence au lien biogénétique, c’est que l’adhésion au modèle euraméricain, nécessairement bilatéral, reste forte.

Utérus artificiel, génération et avortement

Sur le dernier point, celui de la génération (ne peuvent être parents que ceux qui procréent et sont en âge de le faire), dans la mesure où la fécondation est obtenue in vitro et la gestation assurée en incubateur, plus aucune contrainte physique liée au corps, et donc à l’âge, n’empêcherait la procréation. Aujourd’hui, une femme ménopausée peut accoucher d’enfants suite à un don d’ovocytes, mais encore faut-il que la gestation, une fois les ovocytes reçus, puisse se réaliser dans de bonnes conditions. L’ectogenèse rendrait cela beaucoup plus sûr et facile. Si la facilité technique est incontestablement accrue, tant que les NTR seront conçues comme une thérapeutique de l’infertilité pour cause médicale, les critères d’âge n’auront aucune raison d’être modifiés. Mais d’un autre côté, l’argument de la facilité technique, le fait de ne plus être tenu par des contraintes physiques, pèserait très certainement en faveur d’une « procréation médicalement accomplie » qui soit ouverte à tous, quel que soit l’âge, et conçue comme un mode nouveau et alternatif d’enfantement. Dans la même veine, on peut aussi imaginer, à l’instar d’Edward Grossman (1971), qu’entre 20 et 30 ans, au moment où elles sont le plus fertiles, les femmes fassent vitrifier leurs ovocytes pour les réutiliser une à deux décennies plus tard grâce à l’UA, sans les risques médicaux liés à l’implémentation de l’ovule et à une grossesse tardive[45].

À cette question des âges de la procréation s’ajoute celle, plus délicate et surtout plus complexe, du sort de l’embryon et du foetus[46]. Ici, le scénario de l’ectogenèse rencontre la problématique de l’avortement. Pour beaucoup de ses partisans, l’UA présente l’avantage d’être une alternative à l’avortement. Dès 1980, Robert A. Freitas Jr. voyait dans l’ectogenèse et l’adoption foetale « une solution technologique au problème de l’avortement » (Freitas, 1980 : 22). Cette idée sera reprise et défendue quelques années plus tard par les bioéthiciens Peter Singer et Deane Wells (1984). Pour ces derniers, l’UA permettrait de sortir du conflit entre les adversaires et les partisans de l’avortement. En effet, l’ectogenèse concilierait la liberté pour la femme de choisir ou non de mettre un terme à sa grossesse[47] et le droit à la vie du foetus. Deviendrait alors possible d’extraire l’embryon de son utérus sans que cela n’entraîne sa destruction, solution à laquelle devraient souscrire aussi bien les pro-vie que les pro-choix. Les foetus ainsi sauvés et les enfants nés par UA (de manière anonyme[48]) seraient disponibles pour l’adoption[49]. Cette manière de résoudre le problème de l’avortement par la technologie, c’est-à-dire en dissociant IVG et destruction de l’embryon, ce qui n’est possible que par l’ectogenèse, pose de nombreuses questions. Loin d’être une solution purement technique, elle aurait d’inéluctables conséquences sur le statut de l’embryon, sur la liberté d’avorter entendue comme le fait de vouloir la destruction de l’embryon, et plus généralement sur le droit de décider de recourir à une IVG.

Sur le premier point, on voit mal comment, si l’ectogenèse apparaît comme un moyen de sauver les foetus issus d’IVG, l’embryon n’acquerrait pas de fait une sorte de droit à la vie dès sa conception et non plus, comme c’est actuellement le cas, à partir du moment où la législation considère qu’il est viable[50]. Chaque embryon serait alors, dès la fécondation de l’ovocyte, une « personne en puissance », rendant obsolète le critère de la viabilité du foetus (Coleman, 2004; Najand, 2010). Dans un tel contexte, ne pas faire le choix de l’ectogenèse à l’issue d’une IVG serait plus difficile à légitimer, car cela signifierait vouloir la mort d’une personne en puissance. Ainsi, et c’est le second point, la liberté d’avorter, définie comme le fait de choisir une IVG entraînant la destruction de l’embryon, risquerait d’être remise en cause.

La thèse Singer-Wells revient à privilégier l’intérêt du foetus sur celui de la femme enceinte, plus précisément elle subordonne les droits de la seconde (sa liberté de ne pas accoucher) à ceux du premier (le droit de vivre). Selon Sarah Langford (2008), pour les femmes qui font le choix de l’avortement, l’IVG n’est pas une fin en soi, mais le moyen de ne pas devenir mère. Or si un enfant devait naître d’un embryon extrait par IVG, cela équivaudrait pour la femme à un abandon d’enfant et, par conséquent, l’IVG ne répondrait plus à la volonté de ne pas être mère. Cette critique féministe de la thèse Singer-Wells voit en celle-ci une solution « rétrograde et patriarcale » qui réduit les femmes au rôle d’incubateur et les condamne à devoir abandonner leur foetus. L’ectogenèse apparaît comme une « adoption forcée » qui fait peu de cas de la liberté des femmes de devenir ou non mères. Notons que la critique repose sur des présupposés naturalistes dans la mesure où elle estime que les femmes éprouvent, à l’égard du foetus qu’elles portent dans leur corps, une responsabilité irréversible dès lors qu’un être vivant en sera issu, qu’il soit ou non adopté. Ces présupposés semblent toutefois partagés par les femmes selon la seule enquête, réalisée en Australie, qui ait porté sur le sujet (Cannold, 1995). Parmi les 45 femmes interviewées, qui sont en désaccord sur la question de l’avortement (les unes l’acceptant, les autres le rejetant), on constate un refus général de l’ectogenèse : les pro-vie comme les pro-choix considèrent que recourir à l’UA après une IVG serait une négation des responsabilités maternelles à l’égard de l’enfant. Pour les pro-choix, la seule solution pour une femme enceinte ne souhaitant pas devenir mère serait de mettre fin à l’existence de l’embryon.

Le troisième effet envisageable a trait au fait de savoir qui a le droit de décider de l’IVG. Dès lors que la protection du droit à la vie du foetus n’entre plus en conflit avec les droits de la femme enceinte de ne plus le porter dans son corps, rien n’empêche l’État de se faire le protecteur de la vie future de l’embryon en contraignant les femmes enceintes désirant avorter à recourir à l’ectogenèse (Steiger, 2010; Hendricks, 2011). L’hypothèse d’un « accroissement de la responsabilité publique à l’endroit des embryons » (Descamps, 2008 : 53) est très plausible. Le risque d’une dérive étatique en matière d’interruption de grossesse conduisant les femmes enceintes à devoir accepter un recours à l’UA et un abandon d’enfant plutôt qu’un avortement[51] ferait de l’État celui qui arbitrerait en faveur des droits du foetus contre ceux de la femme. Néanmoins, l’exercice de cette obligation publique contredirait le principe du nécessaire consentement des parents ayant eu recours à une FIV à propos de l’utilisation des embryons congelés : pourquoi décider unilatéralement du sort de l’embryon extrait par IVG alors que l’accord des parents est requis pour celui des embryons congelés?

Si le recours à l’UA comme mode de procréation devait se généraliser, cela aurait aussi de profonds effets sur le droit de décider du sort de l’embryon au sein même du couple parental. À partir du moment où la gestation se réalise en dehors du corps de la femme, pourquoi celle-ci aurait-elle seule le droit de décider d’interrompre ou non la gestation, comme c’est actuellement le cas[52]? L’ectogenèse met les deux géniteurs à parité et devrait donc doter le père des mêmes droits que la mère. Cet « empowerment » reproductif des hommes (Welin, 2009 : 59), qui réévalue dans ce domaine particulier – faut-il ou non interrompre la gestation? – les droits des pères pose la question de la place du consentement conjugal (Steiger, 2010) et devrait logiquement déboucher sur une interruption volontaire de gestation par consentement mutuel.

Pour récapituler, concernant le principe de la génération et de la problématique de l’avortement qui lui est liée, l’UA conduit à distinguer deux types de question. Primo, l’ordre des générations ne serait pas en soi bouleversé, mais la disparition de tout obstacle physique rendrait l’usage strictement thérapeutique de l’ectogenèse et la détermination des critères d’âge autorisant à y recourir plus difficiles à justifier. Secundo, les effets sur l’avortement seraient plutôt de renforcer les droits de l’embryon et d’amoindrir ceux des parents, en particulier ceux de la femme enceinte. Cette dernière devrait composer, d’une part, avec son conjoint, puisque ne portant plus le foetus, elle perdrait le droit de décider seule d’interrompre la gestation et, d’autre part, avec la puissance publique qui se poserait en garante des droits de l’embryon à vivre. La dimension volitive de la parenté en serait à la fois affaiblie et renforcée : affaiblie parce que l’adage « un enfant quand je veux si je veux » ne s’appliquerait plus avec la même rigueur dès lors que le recours à l’UA peut être contraint par l’État; renforcée parce que les enfants nés d’une ectogenèse après une IVG seraient disponibles pour l’adoption[53].

Finalement, l’UA n’introduit pas une rupture aussi radicale qu’on pourrait à première vue le croire par rapport aux principes de base du modèle de parenté euraméricain[54]. Il n’est pas certain qu’il marque une mutation plus considérable que les actuelles NTR qui, tout en faisant éclater et en dissociant les différents registres (génétique, gestationnel et volitif) de la parenté, ne transforment pas de fond en comble le modèle de parenté. La conclusion qui s’impose est que l’innovation biotechnologique ne dit rien a priori des usages sociaux qui pourraient en être faits. On peut par exemple imaginer que l’UA soit utilisé à des fins « conservatrices » pour lutter contre l’avortement et écarter définitivement la GPA. On peut aussi envisager qu’il soit utilisé par les femmes comme une manière, en se débarrassant de la charge de l’enfantement, de se consacrer à d’autres activités sociales jugées plus gratifiantes et de renforcer l’évolution vers une égalité entre les sexes. Autrement dit, ce qui prime, c’est la discussion politique sur les critères légitimes de recours à ces biotechnologies et la fixation des principes qui définissent la parenté : comme le souligne Soraya Chemaly (2012), il s’agit de savoir qui contrôle l’ectogenèse et comment elle est utilisée.

Conclusion

Deux enseignements ressortent de cette analyse. En premier lieu, en ce domaine comme en d’autres, ce ne sont pas les techniques elles-mêmes qui créent les normes. Elles offrent simplement des possibilités de choix nouvelles. Si l’on assiste bien à l’émergence de normes qui bousculent les principes de base du modèle de parenté euraméricain, celles-ci s’inscrivent dans un paysage normatif qui, devenu plus complexe et plus saturé, a sa propre topographie : les conceptions minoritaires en matière de parenté ne cessent pas de l’être du jour au lendemain parce que les NTR offrent tout à coup des solutions techniques à des problèmes qui semblaient jusqu’alors insolubles. Il n’y a pas de déterminisme technique ni même d’évolution endogène des croyances : les croyances sont elles-mêmes des forces et sont prises dans des jeux d’équilibre de toute nature. Parmi les nombreux facteurs qui pèsent sur ce jeu de force, les unes en faveur d’une transformation du modèle de parenté, les autres en faveur d’un maintien, il y a notamment le marché, l’État, les croyances populaires, les conceptions éthiques, les règles professionnelles et déontologiques défendues par le droit et les institutions médicales[55]. À partir d’une même technologie, comme le montre bien le cas de l’UA, les croyances relatives aux usages qui peuvent en être fait, sont souvent non seulement hétérogènes, mais opposées.

En second lieu, les NTR et plus encore l’UA mettent en exergue un point resté jusqu’alors implicite et même largement impensé dans la vie sociale : le modèle de parenté est une question politique, et ce, doublement. D’abord à travers la question de l’usage légitime des biotechnologies en matière de procréation : parmi les possibilités nouvelles qu’elles offrent, lesquelles doivent être retenues, privilégiées et lesquelles, perçues comme des menaces ou comme une sorte de boîte de pandore, doivent être laissées de côté, voire interdites? C’est l’espace de réflexion de la « bioéthique » qui, du fait de l’ampleur des innovations techniques et de la manière dont elles rencontrent l’évolution des styles de vie familiaux, ne peut plus être réservé aux seuls spécialistes. Le second sujet de discussion politique touche au contenu même du modèle de parenté. La question bioéthique de l’usage des techniques renvoie à ce que nous voulons comme parenté, c’est-à-dire à la détermination des principes en vertu desquels on peut répondre à la question : qu’est-ce qu’un parent?

Sous l’effet des NTR (mais aussi de la transformation parallèle des structures familiales[56]), la parenté est ainsi entrée en démocratie. Elle cesse peu à peu d’être renvoyée à un ailleurs, à une extériorité (divine ou « anthropologique »), à un « ordre symbolique » étranger par essence à la délibération politique. On pourrait dire que la question de la parenté s’est laïcisée. La discussion sur les principes qui l’organisent n’est jamais que la poursuite du mouvement démocratique de pluralisation et d’indétermination des fins qui gagne maintenant la sphère familiale et intime. C’est du moins le mouvement qui est engagé depuis environ deux décennies[57] même s’il n’en est encore qu’à ses débuts. En effet, l’attachement des croyances populaires et des institutions juridiques et médicales aux principes classiques du modèle de parenté euraméricain n’est pas toujours présenté comme une option politique parmi d’autres mais, par ses partisans les plus déterminés, comme une position évidente qu’on se refuse à discuter. C’est dire que les NTR et l’UA ont une vertu : celui de nous obliger à rompre avec les évidences, à « dénaturaliser » le raisonnement[58] au sujet d’une question – la procréation et la parenté – pour laquelle la référence à la nature a longtemps dissimulé l’arbitraire des impératifs sociaux et la nature politique de l’interrogation à laquelle ils répondent : comment une société doit-elle se perpétuer?