Corps de l’article

Introduction

Les pratiques des descendants de migrants sont souvent analysées à la lumière d’un « ici » et d’un « là-bas » que l’acteur articule sans cesse sans jamais s’en départir. Ce « là-bas » insinue que la culture du pays d’origine est « hors du temps », et où l’histoire serait constamment rabattue sur la culture. La notion même d’un « ici » et d’un « là-bas », ou d’un « entre-deux », insinue que les adolescents descendants de migrants seraient tiraillés constamment entre un ailleurs et un présent et, par conséquent, ne disposeraient au quotidien que d’une marge de manoeuvre réduite, voire inexistante. Cette articulation conduirait de fait à des états de crises et de fortes tensions entre, d’une part, les adolescents et leurs parents et, d’autre part, les adolescents et la société dans son ensemble. D’un point de vue alimentaire, la prise en compte des trajectoires familiales de la société d’origine à la société d’accueil met en lumière les changements intervenus, particulièrement dans la mise en forme narrative déployée par les acteurs pour donner du sens à leurs pratiques alimentaires. Si du point de vue des parents, la culture culinaire du pays d’origine est idéalisée et censée dominer le style alimentaire familial, jouant un rôle compensatoire face à la transplantation, certains descendants de migrants la vivent parfois comme un manque d’ouverture face aux pratiques alimentaires de leur génération et cherchent à s’émanciper de celles-ci par l’adoption d’une nourriture non familiale dans une volonté de s’arracher à des formes d’assignation ethnique. Par le biais du caractère halal d’un produit alimentaire[1], ils légitiment l’introduction de nouveaux aliments dans l’espace familial et tentent de modifier les conduites et les injonctions parentales. Toutes ces ressources sont primordiales dans le vécu de ces jeunes et dans leur capacité à donner du sens à leur action. Face à ce que les descendants de migrants nomment la « coutume » (Verdier, 1995), en rapport à ce qui se fait et qui s’est toujours fait, ils opposent la religion, ce qui est fixé par écrit.

Manger halal, consommer des produits halal met en tension ces deux pôles, entre ce qui relève de la « tradition » et ce qui relève du « texte ». Dans cette perspective, l’halal, à travers les pratiques alimentaires (Bergeaud-Blackler, 2012), se voit attribuer une légitimité de premier plan et érigé en un trait saillant de l’identification à un collectif, fut-il imaginé. Notre objectif, dans cet article, est de comprendre comment, à travers la consommation de produits halal, de nombreux adolescents interrogent les pratiques alimentaires de leurs parents, et l’« exotisme » dont celles-ci font l’objet tant de la part des grandes surfaces que du regard porté par les « autres », désignant les « Français » pour certains adolescents. Il faut garder à l’esprit la façon dont l’Occident a construit des modèles de lecture et d’interprétation de son regard vis-à-vis de l’Orient. Le regard porté sur l’alimentation des populations dites « immigrées » repose encore largement sur l’image stéréotypée d’un « Orient fantasmé », et par conséquent « exotique ». Un exotisme culinaire défini comme une forme singulière de la relation à l’autre. En quoi ce regard « exotique » porté sur l’alimentation des « immigrés » a-t-il permis l’émergence de la consommation de produits halal chez les adolescents descendants de migrants, tout en masquant la réalité des pratiques alimentaires des parents? Et comment cet « exotisme » est-il recomposé par ces mêmes acteurs pour distinguer ce qui est « moderne » ou « traditionnel »? Comment réagissent-ils à l’exotisme que les autres attribuent à leur alimentation? Cette consommation de produits halal doit être comprise comme une production de valeurs, de significations en référence à un héritage à la fois familial, culturel et politique, et à une situation propre à chaque acteur. Elle ne saurait se comprendre sans un détour historique ni sur le seul postulat de la « soumission » propre à la croyance musulmane qui rendrait impossible tout exercice du libre arbitre. L'analyse présentée ici se base sur une enquête ethnographique réalisée en Moselle, sur les pratiques alimentaires de familles originaires du Sud marocain[2]. J'ai réalisé 71 entretiens avec des descendants de migrants[3] et effectué des observations de longue durée en séjournant au sein de ces familles. Enfin, entre 2007 et 2010, j'ai participé à la fête annuelle de l'Aïd el Kébir et à la mise en place des sites temporaires d'abattages. L'intérêt était de comprendre les positions et les mécanismes intergénérationnels sur la nécessité de réaliser un rituel sacrificiel.

Ces observations ont révélé à la fois les ambivalences à l'égard de la consommation carnée et les tensions entre les migrants et les descendants. Il est important ici de préciser les conditions socioéconomiques des familles rencontrées. Originaires d’un milieu rural et pauvre, ces dernières ne sont pas représentatives de l’ensemble des familles originaires du Maroc, vivant en France. Néanmoins, elles traduisent, à l’instar de familles originaires d’un milieu plus urbain, un changement profond dans leurs pratiques alimentaires (Crenn, 2006).

Ma méthode d’enquête comprend deux facettes. Une facette à la fois anthropologique avec l’utilisation permanente de l’observation participante et une facette sociologique dans laquelle j’ai mené des entretiens « compréhensifs » au sens de Jean-Claude Kaufmann (1996). Les entretiens avec les acteurs permettent, d’une part, de comprendre le rapport des individus avec l’alimentation et les significations (individuelles et collectives) qu’ils lui accordent. Il dévoile les logiques de l’action individuelle : l’enquêteur et l’enquêté coproduisent un discours (celui tenu par l’enquêté et sollicité par l’enquêteur) qui traduit la psychologie de l’enquêté (discours modal) et décrit des situations, des faits, des actions (discours référentiel). L’entretien est donc particulièrement adapté à l’étude des pratiques et des représentations (Blanchet et Gotman, 1992 : 33). C’est précisément ce que je souhaitais faire, en sollicitant de l’interviewé un discours sur sa « marocanité » et sur ses activités, mais aussi, plus spécifiquement, un discours sur le discours de l’acteur vis-à-vis de l’alimentation et de se marocanité (Lewis, 1963; Saïd, 1980). Autrement dit, je cherchais à obtenir de l’interviewé à la fois des informations concernant ses pratiques et ses représentations et des informations concernant les significations qu’il accordait aux pratiques et aux représentations alimentaires et religieuses.

Une difficulté est née de la dissymétrie, qui existe dans tout entretien, entre l’enquêteur qui en fixe les règles et l’enquêté. Cette dissymétrie était la plupart du temps sociale, puisque j’étais perçue par certains de mes interlocuteurs comme appartenant à une catégorie socialement dominante, du fait de ma maîtrise de la langue française et de mes diplômes universitaires, face à des personnes généralement moins dotées dans ces deux domaines. Inversement, ma non-maîtrise de l’arabe et ma compréhension limitée du berbère ont constitué une limite à ma recherche, que l’observation a permis en partie de dépasser. Cependant, j’ai toujours fait appel aux descendants de migrants lorsque j’étais confrontée à une situation d’incompréhension avec les parents. J’ai privilégié avec ces derniers des situations d’observation, à la différence des entretiens réalisés avec les descendants de migrants. Mon approche qualitative s’est attardée à comprendre les cultures alimentaires et leurs métissages dans l’alimentation quotidienne des familles. Dans cette optique, j’ai analysé la place de l’alimentation, les enjeux, les savoirs, les apprentissages, les enjeux identitaires de l’alimentation, les réappropriations et les redéfinitions des modes alimentaires. Les entretiens avec les parents des descendants de migrants se basaient essentiellement sur leurs pratiques alimentaires avant et après la migration. Pour dépasser le discours stéréotypé de leur alimentation, il m’a semblé pertinent de travailler à partir d’anecdotes, c’est-à-dire de récits pris sur le vif ou parfois même de « potins » que j’étais amenée à entendre sur tel ou tel comportement alimentaire.

Les observations m’ont permis de recouper, de compléter les informations tirées des entretiens quant aux « dires » des acteurs. Ces observations ont surtout porté sur les préparations culinaires, l’organisation des repas, les sources d’approvisionnement, les manifestations festives et religieuses et également sur les interactions entre les parents et les descendants des migrants. Si l’observateur ne disparaît pas complètement de son statut d’« observé », ma présence, en outre, sollicite un processus de réflexivité. Par l’observation, j’ai essayé de saisir la dimension non verbale de l’alimentation et de saisir le décalage entre discours et pratiques, entre le « dire » et le « faire ». L’approche holistique m’a imposé de diversifier aussi bien les temps que les lieux et les situations sociales du « manger » : je me suis penchée sur tout l’itinéraire relatif aux prises alimentaires, depuis les « courses » jusqu’à la préparation. L’objectif était de collecter des « performances », ou selon une définition plus large, tout acte de « faire de la religion », incluant les prières quotidiennes, les exercices corporels tels que le jeûne ou le code vestimentaire, les fêtes religieuses, etc.

Dans une première partie, nous nous attarderons sur l’émergence d’une consommation de nourriture halal au sein de ces familles. Dans la deuxième partie, nous analyserons la façon dont l’halal, en tant que norme, s’est imposé en transcendant les rapports intergénérationnels et en inscrivant les descendants dans un rapport nouveau à la foi, puis nous nous pencherons dans la dernière partie de l’article sur le rôle des femmes dans la transmission intergénérationnelle entre l’attachement aux parents et une mise à distance réflexive face à l’héritage culinaire reçu par ces derniers.

1.1 Le temps du repli des pratiques alimentaires dans l’espace familial

L’installation des nouveaux migrants marocains dans le bassin minier lorrain révèle aux yeux des autres immigrés – dont ceux originaires d’Algérie, installés en France depuis les années 1950 – l’hétérogénéité des populations d’Afrique du Nord. Manger halal, avant la mise en place d’une « conformité » islamique par une autorité légitime, ne constituait pas un signe d’appartenance à l’islam : les immigrés algériens, avant l’arrivée des nouveaux immigrés marocains, accordaient peu d’importance à l’incorporation de nourriture halal. Pour les nouveaux immigrés marocains, l’halal se manifestait à l’égard de la viande sacrificielle et ne constituait pas un marqueur de leur islamicité. Par conséquent, avant l’établissement de frontières symboliques entre un « nous » représentant les musulmans et un « eux » représentant les Français, la frontière s’est construite, dans un premier temps, en réaction à la dimension interne de celle-ci. L’imposition d’une norme ne peut faire table rase de son historicité et de l’action collective et individuelle des minoritaires : « La relation de communalisation inclut nécessairement l’idée d’acteurs qui interprètent leur situation, se mobilisent et donnent sens à leur action » (Juteau, 1999 : 188).

L’orientation mutuelle des comportements engendre ce que Max Weber ([1921] 1971) désigne par communalisation : celle-ci repose sur le sentiment d’agir de la même manière lorsqu’un ou des contextes l’exigent. L’appartenance ethnique n’émerge qu’à partir d’une situation qui pousse les individus à se différencier. Cette situation sociohistorique les conduit à penser qu’il y a du sens pour eux à s’attribuer explicitement certaines qualités ou valeurs en partage même si celles-ci n’engendrent pas de consensus entre les individus. Le sentiment national, le régionalisme trouvaient un terrain et des modes d’expression visible dans les manières dont les gens envisageaient leur rapport à l’islam, mais ne constituaient pas un ressort d’action ou d’affirmation identitaire. Khaled, 35 ans, ouvrier, évoque ce repli des pratiques alimentaires au sein de l’espace familial :

Avant l’arrivée d’imams étrangers et d’acteurs associatifs, mes parents ne faisaient jamais référence à l’islam dans leur discours. Ils faisaient référence à leurs villages, même pas au Maroc en tant que tel. S’ils suivaient un interdit, c’était parce que c’était comme ça, ils ne se posaient pas de question. Ils tenaient à respecter les traditions du bled, faire certains plats comme là-bas, cuisiner comme là-bas, mais toujours à l’intérieur de la maison. Tant qu’on les laissait vivre comme il le souhaitait chez eux, ils n’exigeaient rien.

L’halal reste cantonné à la sphère privée et se manifeste seulement lors du sacrifice de l’Aïd el Kébir. Si l’acquisition de viande halal constitue un impératif pour la génération migrante, elle ne constitue pas une démarche identitaire. À la question posée sur le contenu de leur alimentation, la réponse consiste à énumérer les plats jugés typiques du pays d’origine ainsi que la « berbérité » de certains plats. La défiance à l’égard de certains référents islamiques, par exemple la nourriture halal ou le port de vêtements spécifiques à un groupe d’individus, amène ces familles à un repli sur l’intérieur du foyer et renforce certaines pratiques quotidiennes ou positions sociales : « La caractéristique de cette forme d’intimidation est de produire des conduites surérogatoires : plus d’obédience, plus de conformisme et assurément davantage d’auto-contrainte et de retenue de soi » (Ferrié, 2004 : 231). Celles-ci existent, mais se trouvent accentuées, comme l’explique Houria, 19 ans, étudiante :

Ma mère a commencé à porter le voile, papa, la djellaba. Et lorsqu’on se retrouvait à table, on sentait bien que mes parents jouaient un rôle, celui de Marocains ou d’Arabes, je ne sais pas trop. Rien que le mobilier jouait un rôle : celui de montrer qu’on était bien marocains. Si tu veux, il fallait qu’on soit marocain dès qu’on rentrait à la maison, faire comme les Marocains. Par contre, dehors, ne pas afficher son appartenance, ne pas être vus comme enfants dont les parents sont des immigrés. Nous, on devait se fondre dans le moule. Par contre, pour mes parents, il fallait préserver les traditions, c’est tout ce qu’il leur restait en fin de compte. Ajouter du beurre rance dans le couscous et le tajine signifiait qu’on était des Berbères. Nous, on nous disait qu’on était des Arabes, mais lorsque je faisais connaissance avec un Algérien, par exemple, je me rendais compte qu’on était différents, on n’avait pas les mêmes pratiques qu’eux.

En d’autres termes, pour les parents de Houria, le respect des règles, dont celles concernant les proscriptions alimentaires, s’applique selon l’attitude à afficher devant autrui. Montrer aux enfants que l’on est « marocain » signifie montrer ce qu’il est convenable d’être devant ses descendants. Ce repli domestique engendre une mise en scène de certaines pratiques quotidiennes, comme celle de réaliser certains plats jugés « typiques ». Si dans l’espace public, la référence à l’« arabité » prime sur la berbérité de ces familles, ce comportement trouve son explication dans le respect des convenances à l’égard de ce que l’acteur juge bon, dans certains contextes, de se soumettre.

1.2 Mémoires familiales et fratrie : situations dans lesquelles l’halal est mis de côté

L’espace familial représente un espace sécurisant face à l’extérieur et une forme de résistance de la part des parents face à l’espace de la rue, vécu comme incertain et dangereux. Celui-ci débouche sur l’idée que « rien ne change » à travers la perpétuation des rituels quotidiens propres au groupe[4]. Cependant, cette accentuation de pratiques et de manière d’être procède à une actualisation constante de références à la tradition. Les aînés des fratries soulignent les rôles endossés par les parents dans l’espace familial pour ne pas perdre la face et asseoir une crédibilité face à la génération suivante. Celle-ci se manifestant à travers le respect accordé au père de famille et au cantonnement de la mère dans l’espace domestique, notamment à travers les pratiques alimentaires. Les aînés des fratries soulignent leur absence de culture religieuse, à l’exception de celle transmise oralement au sein du foyer familial. Lorsque je demande aux descendants de migrants s’ils questionnent leurs parents à propos de ce qu’il ne faut pas manger, ces derniers me répondent : « C’est comme ça. » Le processus d’assimilation s’effectue, en quelque sorte, en calquant ce qui a été vu faire ou entendu dire. D’ailleurs, le registre verbal, utilisé par les usagers lorsqu’ils évoquent leur éducation alimentaire, se construit de façon récurrente à partir du verbe « dire »; « Ce que l’islam il a dit, c’est ce qu’on dit aux enfants » déclare Fatima (55 ans). La transmission des règles de comportements alimentaires, comme celles des savoirs et des pratiques de manière générale, s’établit oralement. Le paradoxe souligné par de nombreux informateurs met en évidence le décalage ressenti par les parents lors de leur séjour au Maroc. Sofia, 25 ans, vendeuse, souligne ce décalage entre la « marocanité » affichée en France et les changements intervenus dans le pays d’origine :

Mes parents affichaient à fond le fait d’être marocains à la maison, et puis ils avaient réussi plus ou moins à bien gagner leur vie enfin au début des années 1980. Mais quand ils se rendaient au Maroc, ils voyaient que là-bas les choses avaient changé, certaines filles portaient des jupes en ville, et puis que les pratiques alimentaires avaient changé : on buvait du coca, on mangeait des pâtes, enfin on cuisinait moins traditionnel. Et pour mes parents qui essayaient en France de rester marocains, de cuisiner marocain, de respecter les prescriptions, le choc était terrible, je pense. Et pour nous, les aînés aussi, parce qu’on a vite compris que mes parents jouaient un rôle en France, celui de l’immigré qui doit faire style qu’il est bien marocain.

Ce surcroît de rituels religieux s’oppose aux manières d’être et de faire évoluant dans le pays d’origine. Les rapports sociaux transnationaux influencent à la fois les pratiques quotidiennes du pays d’origine de même que celles du pays d’accueil. Envisager la migration en termes transnationaux permet de ne plus appréhender les migrants comme pris en otage entre l’assimilation ou la nostalgie du retour au pays. Concernant les pratiques alimentaires et la mise en place de l’halal en tant que norme, le transnationalisme[5] est à cet égard révélateur de la manière dont le migrant a réévalué sans cesse son rapport à l’alimentation. Fouad, 60 ans, m’explique comment il a pris conscience de l’importance de manger halal :

Lorsque dans les années 1980, je passais les vacances au bled, j’ai trouvé que le Maroc changeait, les gens, ils faisaient moins attention par rapport au respect, je veux dire par là, ils faisaient moins attention au regard des autres. Mon frère, je me souviens, sa femme, elle cuisinait toujours le couscous, mais moins souvent. Il achetait des produits, mais il ne regardait pas si c’était halal ou pas. En fait, j’avais l’impression que moi en France, je respectais plus les traditions et l’islam. Alors, je parlais avec mon frère pour lui dire de faire attention, de plus prier, par exemple. C’est à ce moment-là que j’ai pris conscience que je devais dire à ma famille restée au pays ce qui était bien au niveau de la religion.

Cette réflexion illustre comment la migration en permettant l’accès à un capital économique plus important a joué un rôle dans la fabrication de normes telles que celle de l’halal et renforcé des hiérarchies entre celui qui a migré et celui qui est resté au pays. Celles-ci s’expliquent par le besoin de reconnaissance sociale des migrants dans leur pays d’origine : ils cherchent à la fois à rester les mêmes en surinvestissant les « traditions » et à montrer qu’ils ont changé par rapport à ceux qui sont restés au pays. La norme, même si celle-ci n’est pas partagée par tous, sert d’appui et de ressources symboliques au migrant pour négocier son rapport à l’autre. Ainsi, manger halal ne peut se penser ni dans la continuité ni dans la discontinuité alimentaire : cet acte d’incorporation est à situer historiquement et à travers les nouvelles significations que l’acteur lui attribue.

2.1 Les cadets entrent en scène : processus de socialisation inversée par le biais de l’halal

Si la transmission s’opère quant à l’origine géographique et culturelle du groupe et se définit par l’idée de faire passer des traditions à une génération, elle n’inclut pas l’islam en tant que marqueur identitaire. L’halal n’est évoqué que lorsque l’on aborde la question du sacrifice de l’Aïd el Kébir où l’animal doit être égorgé selon les prescriptions coraniques. Le référent halal a changé de sens à partir du moment où les descendants de migrants l’ont utilisé pour se définir et marquer une distinction entre « eux » et « nous ».

Au sein des familles rencontrées, les aînés qui ont plus de 30 ans soulignent le changement intervenu quant à la question de l’halal, à l’instar de Mohammed, 36 ans, cadre :

Quand on est arrivés en France, mes parents ne pensaient pas rester et leur priorité était que nous réussissions nos études pour pouvoir vivre en France. Tout ce qui touchait à la religion, on n’en parlait pas, on ne mangeait pas de porc, et puis c’est tout. Maintenant, mes parents sont beaucoup plus souples avec mes frères et soeurs, et puis ils savent qu’ils vont finir leur vie en France et que la priorité, c’est le droit chemin : c'est-à-dire de bien se comporter, de ne pas boire d’alcool, de manger halal et d’être un bon musulman. Mes frères et soeurs sont nés en France, ont appris l’arabe et ils prétendent en savoir plus que mes parents. Ils ne croient pas tant à l’islam qu’au halal. Donc, c’est eux qui incitent mes parents à acheter des produits halal, à faire attention. Sauf que pour mon père, l’halal, ce n’est pas une marque déposée comme Nike, c’est simplement ce qui a été égorgé selon le Coran.

Les cadets d’une fratrie ont été socialisés et vivent dans une conjoncture qui diffère de celle des aînés, et cette distinction permet de saisir comment s’opèrent les recompositions culturelles à travers la consommation de viande. Lena Inowlocki (2006) parle à juste titre d’« action corrective » lorsqu’elle aborde la transmission intergénérationnelle chez des populations immigrées : les enfants des parents immigrés, notamment les cadets des fratries, tentent de corriger leur position par rapport à celle des parents, c’est-à-dire de corriger ce que la rupture migratoire a engendré en utilisant la religion, et plus spécifiquement la consommation de viande halal. La socialisation, à la différence de la transmission, induit une imposition de normes, pas uniquement transmises, mais performatives. C’est bien de la face interne des frontières ethniques (Juteau, 1999) qu’il est question lorsque l’individu, dans son groupe d’appartenance, constitue son patrimoine identitaire propre. De nombreuses contributions s’accordent pour souligner que la place des enfants au moment des repas s’est considérablement modifiée au cours de ces dernières années (Ayadi, 2009; Marshall, 2010). Ainsi, Jean-Claude Kaufmann (2005) relève qu’auparavant les enfants occupaient clairement une « position de subalterne » par rapport à celle que pouvaient avoir d’autres convives. Ils leur fournissaient une cuisine simplifiée et des portions réduites. La tendance s’est largement inversée aujourd’hui. L’enfant est devenu le prescripteur des menus familiaux, donnant un avis favorable pour les plats qu’il aime et rejetant les aliments qui le dégoûtent. Ainsi, si la famille joue encore un rôle important dans le processus d’apprentissage alimentaire, les modèles de transmission sont néanmoins remis en question. Plus précisément, la socialisation inversée mise au jour par divers travaux (Gollety, 1999; Young, 2003) s’observe dans les pratiques alimentaires des enfants. Un élément majeur va bouleverser les pratiques alimentaires de ces familles : l’arrêt systématique des repas pris en commun. Nasser, 38 ans, ouvrier, souligne le décalage entre sa génération et celle des ses frères cadets au sujet des repas :

Jamais je n’aurais pu refuser de manger avec mes parents, même encore aujourd’hui. Je pouvais faire ce que je voulais dehors, seul, mais à la maison, il y avait des codes. Quant à mes petits frères, il n'était plus question de respecter cette tradition tous les jours. En fait, c’est à partir du moment où ils ont appris l’arabe à la mosquée que l’halal a fait son entrée dans la maison. Qu’importe que vous soyez Berbères, papa, maman, moi, je vais vous apprendre la vraie religion!

Les descendants des migrants adhèrent à un islam qu’ils jugent « savant » à l’opposé de l’islam de leurs parents et interfèrent dans la transmission parentale au profit d’une transmission horizontale avec des individus de même génération et d’une diffusion par le biais de la mosquée d’un savoir livresque et d’une approche scripturaire. Ce mode de transmission leur apparaissait légitime, car il repose sur le texte qui suffit à justifier le respect de telle ou telle pratique. L’héritage culinaire ne constitue pas un critère d’identification à l’islam ou à l’identification d’un groupe :

Parmi les descendant(e)s de migrants qui adhèrent aux formes de fidélisation islamique, indépendamment d’une adhésion savante ou non à l’islam, l’affiliation au « groupe » (les musulmans de France/les Arabes-Rebeux-Nord-Africains/nombre restreint de militants…) s’effectue par l’autonomisation de leurs propres décisions basées sur l’islam auprès des parents et par la distanciation du processus maternel de filiation

Tersigni, 2009 : 126

Cette distanciation s’opère au profit d’une transmission entre pairs et non de parents à enfants. Manger halal consiste à affirmer son islamicité et non son attachement à la culture alimentaire de ses ancêtres. Ce partage d’un croire religieux entre pairs autour d’une norme modifie les formes de sociabilités religieuses ainsi que les formes de sociabilités alimentaires. Le parallèle établi entre « religion des parents » et « folklore » met en évidence comment la religion des parents est perçue de façon négative et s’oppose à la religion savante à laquelle les descendants de migrants se revendiquent. Cette socialisation inversée à travers l’halal s’inscrit dans un nouveau rapport à la foi, à son contenu et à ses formes.

2.2 La socialisation inversée ou comment imposer l’islam « vrai » au détriment de pratiques jugées non orthodoxes

Cette socialisation inversée nourrit la certitude selon laquelle les parents auraient été victimes d’une fausse représentation de la religion contre laquelle les descendants de migrants tentent d’infléchir vers des pratiques jugées plus épurées. Najat, 19 ans, étudiante, s’efforce lors de ses séjours au Maroc d’infléchir certaines pratiques religieuses de sa mère, taxées de coutumes, ne relevant pas pour elle de l’islam :

Mes parents croient toujours au mauvais oeil. On a beau leur dire que ce n’est pas l’islam, ils continuent d’y croire. Ma mère, chaque fois qu’elle se rend dans son village, elle va se recueillir devant le tombeau d’un saint. On l’empêche d’y aller, on lui explique que dans l’islam, c’est interdit, mais elle croit qu’en y allant, elle ira mieux, que c’est nécessaire. Heureusement qu’en France, il n’y a pas saint. C’est des croyances surnaturelles, comme celle de prier le dieu de la pluie pour qu’elle apparaisse. Ma mère, pour te dire, utilisait il y a encore quelques années une cuillère en bois pour verser de la sauce ou du beurre sur le couscous. Elle l’utilisait pour tous les jours, mais lors d’un mariage ou d’une naissance, ma mère prélevait une louche de beurre souvent rance qu’elle versait sur le couscous. En même temps, elle donnait des conseils à la femme qui venait d’accoucher. Pour nous, c’est des coutumes, mais ce n’est pas l’islam. Je n’ai pas besoin de manger de la soupe de semoule pour me définir musulmane. Mes parents ont gardé leurs coutumes surtout lors des repas. Ils continuent à croire à certaines choses et de manger des plats berbères, mais ils ont compris que ce qu’il faut respecter, c’est de manger halal. Ma mère ne le fait plus maintenant, elle a compris que c’est contraire à l’islam.

La cuiller à pot fait référence au rituel de tlaghnja[6], rituel consistant à confectionner des mannequins parés d’atours féminins afin de faire venir la pluie lorsque celle-ci tardait. Considéré comme un acte « païen » et rejeté par l’islam orthodoxe, à l’instar de la vénération de tombeaux de saint, il n’en demeure pas moins que ce type de rituel était ancré dans le quotidien des descendants des migrants et participait de leur mode de croire, comme le souligne Najat :

Mes parents, quand ils sont à Assoul, continuent, enfin plus ma mère que mon père, à vénérer des tombes. Ma mère, tu la vois faire des bisous sur les tombes, un truc de fou. En fait, pour elle c’est un endroit sacré, alors qu’on lui répète que non, que c’est n’importe quoi, ce n’est pas l’islam. À chaque fois, je lui dis : « Maman, arrête, c’est haram![7] » Ce sont des traditions de leurs villages. Nos parents, avant de découvrir la vraie religion, ils avaient besoin de croire à des hommes qui avaient vécu dans leurs villages et qui avaient réalisé des miracles. Un truc de dingue. Mais on ne leur en veut pas, ils ne connaissent pas l’arabe, donc ils ne pouvaient pas savoir. Ma mère, quand on était gamines, elle nous faisait manger des petits pots, et dedans il y avait du porc. Mais bon, elle ne peut pas lire les étiquettes. Maintenant, on leur dit : « Ça, c’est halal, ça, c’est haram » et ils suivent ce qu’on leur dit. Mais ça n’empêche pas ma mère de croire à son saint, elle a parfois du mal à croire en un dieu comme Allah parce qu’en fait, elle ne le visualise pas.

Le culte des saints renvoie au besoin de médiation auquel l’islam n’apporterait pas de réponse. La mère de Najat a besoin d’ancrer sa foi dans un rapport plus étroit avec Dieu. Le saint dans lequel se réalise la médiation est considéré comme un intermédiaire entre l’humain et ce qu’on pourrait appeler des « esprits ». Sachant que le culte des saints est illicite, car selon le droit canonique, il impute des attributs qui n’appartiennent qu’à Dieu, Fatima prône la purification religieuse et considère, au nom de son savoir livresque, que ce type de croyances n’est pas de l’ordre de la religion, mais de la tradition. Ce qui est intéressant à souligner autour de ces conflits liés à la norme est la nécessité pour cette mère de famille d’ancrer sa foi dans un espace donné, ici son village, et dans un lieu précis, ici le tombeau d’un saint. Le discours de Najat se veut inquisiteur : elle définit le « croyable » et le « bien croire » qu’elle seule est apte à proférer. Il est intéressant d’observer l’influence jouée par certains prêches d’imams et par les réseaux sociaux. Par exemple, le site Al-Kanz[8], blogue destiné aux consommateurs de confession musulmane, fait part régulièrement des affaires concernant la fraude dans le domaine du marché de l’halal.

2.3 L’alimentation au coeur du conflit entre un savoir livresque et les manières de faire des parents

L’appropriation de cet islam scripturaire par les descendants de migrants prend tout son sens par l’adoption de nouveaux codes, qu’ils soient vestimentaires ou alimentaires, et transforme les pratiques jugées « traditionnelles » de leurs parents et par la même, leurs rapports à la foi. De plus, ce savoir livresque se substitue au savoir-faire personnel que ces parents avaient acquis au sujet de l’alimentation. Manger halal permet aux descendants de migrants de faire valoir leur savoir en mettant en avant, par exemple, la lecture des étiquettes et des ingrédients figurant sur les emballages des produits alimentaires :

Ainsi, tous les gestes et les pratiques de l’acheteuse ont dû se transformer pour s’adapter à de nouveaux usages marchands. Autrefois, il fallait apprendre à regarder, ne pas se laisser distraire par le flot de paroles du vendeur, estimer d’un coup d’oeil la qualité d’une viande, humer l’odeur à peine trop forte d’un fromage, noter la couleur jaune d’un beurre déjà vieux. Aujourd’hui, il faut savoir lire et faire confiance non plus à un savoir-faire personnel et empirique, de structure traditionnelle, acquis par un long apprentissage, dans la familiarité d’un aîné, mais au savoir scientifique de la collectivité, codifié dans des énoncés réglementaires et transmis dans l’anonymat. Il faut croire à la sagesse de réglementations étatiques dont le pourquoi et le comment vous échappent, à la vigueur et à l’efficacité des contrôles qui en assurent le respect. Chacun doit soutenir de sa croyance tout l’édifice, croire les normes conformes à son propre intérêt et véridiques les indications portées sur les emballages

Certeau et al., 1994 : 295

Le dénigrement du caractère superstitieux des connaissances religieuses des parents va de pair avec une prise de distance à l’égard des manières de faire et de vivre l’alimentation. Nombreux sont les pères de famille qui se sentent trahis par leurs enfants. Ahmed, 60 ans, évoque son incompréhension : « Ils ne nous comprennent pas. Ils ne comprennent pas pourquoi on cultive un potager, pourquoi on préfère aller au marché plutôt qu’aller dans les grands magasins. Ils sont trop gâtés, mais bon, qu’est-ce que tu veux faire, tu leur fais profiter de tout ce que toi, tu n’as jamais eu… » Farida, 16 ans, lycéenne, assimile la pratique du potager à une pratique de « vieux » :

Je sais pourquoi mon père va chez le paysan pour acheter des poulets, il a l’impression d’être un peu chez lui, comme au village, et de faire comme les autres Marocains. Sauf que pour moi, le paysan, ça ne parle pas, tu vois. C’est les vieux qui font ça normalement que de faire leur potager, non, nous, c’est nos parents.

À la recherche d’un « là-bas », d’un « comme chez soi », d’une « revanche sociale » s’oppose les désirs d’une génération, née quant à elle en France. L’ensemble de ces lieux d’approvisionnement, à l’exception du supermarché, fait l’objet d’une remise en question de la part des descendants des migrants.

3.1 Rôle des femmes dans la transmission du savoir sur la nourriture halal

Les jeunes femmes que j’ai rencontrées placent le savoir religieux, comme l'éducation scolaire, au coeur de leur démarche et en ce sens, elles se montrent par exemple particulièrement actives dans la production et la transmission du savoir sur l’islam. Comme le montrent les études d’Amel Boubekeur (2003) et de Sara Silvestri (2008) en Europe, en dépit des structures patriarcales qui persistent dans les communautés musulmanes, on assiste à l'émergence d'une catégorie de femmes auxquelles le niveau d'éducation et l'accès au savoir octroient indépendance et autonomie. Cet effort d'intellectualisation est réalisé au profit de la révélation du « vrai islam » dont le caractère favorable aux femmes émergerait inévitablement de l'étude des textes sacrés (Göle, 1993 ; Khosrokhavar, 1997). Elles assument donc une tradition que leur démarche rationnelle amène toutefois à transformer, de l'intérieur, et selon une perspective à la fois éthique et féministe. L’alimentation va s’avérer un moyen efficace pour infléchir certaines pratiques à la fois au nom d’une meilleure connaissance des textes sacrés et au nom de normes nutritionnelles ambiantes. Il se joue des tours de passe-passe pour reformuler ce qu’elles nomment la tradition en passant d’une référence à l’autre, d’une « forme de justification à une autre » (Boltanski et Thévenot, 1991 : 29). Si elles respectent leurs parents, ce respect fait l’objet de négociations et d’ajustements permanents. Nacira Guénif-Souilamas, au sujet des « beurettes », déclare que le respect filial « est la monnaie avec laquelle s’achètent chèrement des relations tangibles, rassurantes, se consolide une économie viable des échanges familiaux, quitte à payer le prix fort d’une autonomie différée ou amputée, d’une indépendance contrariée » (Guénif-Souilamas, 2000 : 176).

Ces jeunes filles ne remettent pas leur autonomie à un avenir plus ou moins lointain, mais se l’approprient au jour le jour. À la différence des aînées, elles n’ont plus autant recours à la réussite scolaire pour s’émanciper du domicile familial. L’intégration est ressentie de leur part comme une injonction dont elles-mêmes ne se sentent pas investies à l’instar de leurs amies non musulmanes : « Il y a un véritable effet de génération tout comme il y a une transformation tangible du système scolaire tel que l’ont fréquenté les premières générations d’enfants d’origine nord-africaine » (Guénif-Souilamas, 2000 : 213). Par conséquent, certaines de ces jeunes s’investissent dans d’autres registres que ceux du travail scolaire, notamment à travers le quotidien et les façons d’être et de faire en tant que « musulmane ». Au sujet de l’alimentation, elles se montrent soucieuses d’apporter des réponses à l’acte d’incorporation. À la différence de leurs parents, elles souhaitent comprendre pourquoi manger halal est nécessaire et important dans la vie d’un musulman. Cependant, elles ne s’opposent pas aux normes alimentaires, mais trouvent dans celles-ci des capacités à résoudre des problèmes en inventant des solutions. Si effectivement ces jeunes filles s’apparentent à bien des traits à ce que Nancy Venel (2004) nomme les « néo-communautaires », l’islam n’embrasse pas l’ensemble de leur vie quotidienne. C’est justement à travers leur « islam » qu’elles s’affranchissent d’une vision où la règle est perçue uniquement sous l’angle de l’obligation.

3.2 Introduction de nouveaux aliments

De nombreuses jeunes filles vont passer par la référence religieuse pour se définir : par le biais de l’halal, certaines d’entre elles âgées de 15 à 18 ans essayent d’introduire de nouveaux aliments ou plats ou de nouvelles manières de cuisiner à la française tout en tenant opératoire cette norme. Leïla, 18 ans, lycéenne, lors des courses avec sa mère, tente de la convaincre par le biais du label halal d’acheter de nouveaux produits : « Les plats de chez nous avec du mouton, on en a ras le bol, et puis c’est lourd, c’est des plats de fête. Alors, quand je peux faire les courses avec ma mère, j’essaye de lui faire acheter des produits français, des plats déjà préparés, par exemple, tout en lui garantissant que ce qu’on va manger est bien halal. »

Sofia, 19 ans, en apprentissage, fait appel à son savoir religieux et sa maîtrise du français pour inciter ses parents à faire attention à leurs achats et plus particulièrement à l’achat de produits qui ne seraient pas halal. Acheter des produits certifiés halal lui permet de concilier sa « francité » et son islamicité. Les descendants de migrants inscrivent l’halal dans une définition plus large de l’alimentation, qui englobe d’autres types de produits, non connotés « ethniques » et folkloriques :

Mes parents, ils achètent et cuisinent ce qu’ils connaissent. C’est difficile de leur faire manger des plats français, surtout mon père. Lui, produit halal ou pas, il s’en fout, ce qui lui importe, c’est d’aller à la ferme et d’égorger lui-même l’animal. Alors, j’essaye de lui faire comprendre que dans certains produits vendus en grande surface, il n’y a pas de porc et qu’on peut manger des plats français halal. Je regarde les étiquettes, ce qui m’intéresse, c’est si c’est certifié ou non. J’aime bien les plats français, je suis Française, ce n’est pas comme mes parents. Mais je suis aussi musulmane, alors il faut concilier les deux.

Avant l’essor des boucheries halal, les pères de famille s’approvisionnaient directement chez l’éleveur en mettant en place un réseau où chaque agriculteur était connu pour la qualité de sa viande. Cette pratique de l’achat direct perdure et a évolué avec l’émergence du référent halal. Le réseau associatif ainsi que le Conseil régional du culte musulman de Moselle ont mis en place depuis quelques années un partenariat avec un éleveur de volaille qui sacrifie celle-ci selon le rite musulman et s’engage à apporter confort et bien-être à l’animal ainsi qu’une bonne alimentation. La société livre les volailles dans des mosquées ou des centres associatifs. Les boucheries halal constituaient également une source d’approvisionnement. Leur mise en place s’explique à la fois par la prohibition de porc et par la nécessité d’établir une frontière entre les animaux abattus selon le rite islamique et ceux qui ont été mis à mort de façon non rituelle (Benkheira, 1995).

L’émergence du référent halal dans un pays laïcisé comme la France témoigne d’un processus de construction identitaire où l’interdit alimentaire sert à la fois de mode d’identification ethnique et de mise en relief d’un référent activé dans les interactions sociales. De façon paradoxale, la consommation de produits certifiés halal permet à ces jeunes filles de formuler au sein de leur famille des revendications nouvelles comme leur volonté, de respecter certes les traditions familiales, de se plier à certains rituels alimentaires, mais d’abstraire ce qui est de l’ordre de la coutume et de la tradition de son ancrage géographique, de le « désethniciser », selon le terme employé par Dounia Bouzar (2001).

Pour Fatima, 16 ans, lycéenne, manger halal doit avoir un sens :

Je comprends que mes parents se rattachent à leurs traditions et revendiquent leur origine : tel plat est berbère, et que manger de la viande de mouton est important, mais moi qui suis née en France, je ne m’identifie pas à ces plats, par contre, je m’identifie à des plats français tout en m’affirmant musulmane, ce n’est pas contradictoire. Pour mes parents, ce qu’il faut respecter, c’est la coutume, la tradition, mais qu’est-ce que ça veut dire? Pour moi, manger de la viande halal doit avoir un sens. Je trouve que la publicité sur le poulet halal est claire : l’halal, c’est revendiquer le fait d’être musulman et français.

La publicité à laquelle Fatima fait référence est perçue de façon positive par l’ensemble des jeunes filles rencontrées. Elle se distingue des publicités présentant des imaginaires orientaux et des décors « des mille et une nuits ». J’analyserai, plus loin, comment ces publicités font l’objet d’une importante critique de la part des descendants de migrants au profit d’une consommation de produits certifiés halal, détachés de toute référence à une appartenance culturelle ou ethnique.

Cette remarque me fait réfléchir sur le rite : « Manger des produits certifiés halal », on le verra plus loin, c’est donner du sens à l’incorporation et aux pratiques rituelles et traditions transmises par les parents. Ce comportement alimentaire est soumis au primat de la réalisation de soi et permet d’instaurer un dialogue avec les parents en reformulant ce qu’ils nomment la « tradition ». Le compromis de ces jeunes filles est le suivant : respecter la tradition et les conventions représentées par les parents tout en se réappropriant ce rituel selon leur façon d’être et de penser. Elles souhaitent reformuler certains rites, comme celui du ramadan, et puiser dans celui-ci les éléments qui leur paraissent pertinents pour mieux leur donner du sens. Pour Fatima, 16 ans, lycéenne, intellectualiser certaines pratiques lui permet de faire davantage attention à elle : « Pendant le mois du ramadan, je fais beaucoup plus attention à ce que je mange, disons que j’essaye de manger halal au maximum, dans ce que je mange et dans ma conduite. Je fais les courses avec ma mère, ça me permet de communiquer avec elle, de choisir des produits halal. Si tu veux, j’essaye de faire passer mes convictions. »

3.3 Ruser pour négocier son rapport à l’alimentation

La notion de « ruse » qu’emploie Georges Balandier (1985) est également très pertinente pour saisir comment un individu s’octroie une marge de liberté, introduit le changement par le biais de la réinterprétation d’une norme et négocie son rapport à la société : « Dans toutes les circonstances, la ruse révèle une façon d’appliquer l’intelligence à une situation et à un objectif : le recours à des procédés indirects, à des apparences destinées à faire croire et agir, à la dissimulation et au secret – à un point tel que son degré extrême ou son état de perfection est atteint lorsqu’elle fait oublier sa présence » (Balandier, 1985 : 116-117).

Si pour les premières générations la consommation carnée repose sur une ritualisation et ainsi relève de l’exceptionnel, pour les secondes générations, ce n’est ni le rituel ni la tradition qui fonde le caractère halal d’une viande, mais surtout la confiance en la certification. Les produits certifiés halal permettent de reformuler le rapport entre « tradition » et « modernité ». C’est à travers la tradition qu’est affichée la modernité et c’est par le biais de la viande halal que certains adolescents recherchent un besoin de reconnaissance par rapport à l’extérieur et par rapport à leur groupe d’appartenance. L’observation des rayons de certains supermarchés met en évidence l’attrait croissant à l’égard de plats préparés halal ainsi que des produits non carnés, par exemple des soupes, des yaourts ou encore des bonbons, produits comportant des substances d’origine animale, comme la gélatine, et nécessitant pour être licites une certification musulmane. L’aspect « expressif » est important, car la consommation de nourriture halal participe à l’élaboration d’une performativité, dans ce cas-là féminine et religieuse, et à la mise en circulation d’un imaginaire collectif islamique. Mais il est avant tout l’appropriation personnelle et corporelle d’un signe, d’une incorporation qu’on extériorise en un signe de pouvoir et de distinction. Autour de la nourriture halal s’exprime « une intercorporéité » (Göle, 2005) conflictuelle où se jouent des tensions entre deux images de femmes. L’islam devient un mouvement, un agir religieux au sein de l’espace public.

3.4 Des pratiques alimentaires adolescentes à la lumière du concept de « liminarité »

À la lumière de nombreux entretiens, les adolescents peuvent donner l’impression de s’opposer aux normes imposées par leurs parents. Cependant, l’observation me démontre que loin d’opposer des signes de rupture, les adolescents adoptent des attitudes et des postures réflexives sur leur rapport à la nourriture et articulent de manière constante des pratiques à l’égard des discours habituels sur l’alimentation des jeunes.

Pour illustrer mon propos, je vais m’appuyer sur l’observation d’un repas de l’Aïd el Kébir, afin de saisir comment des adolescents inscrivent leurs comportements alimentaires dans des phases de seuil où ils sont à la fois « dans le temps et hors du temps ». Cette observation s’est réalisée dans une famille, le soir du jour du sacrifice de l’Aïd el Kébir. Monsieur et madame A. ont huit enfants et vivent dans un appartement qui comporte deux salons, un salon « marocain », comme il est coutume dans de nombreux domiciles de familles provenant du Maghreb, et un salon que les adolescents vont qualifier de « français ». Les deux salons comportent une télévision. Un long couloir sépare ces deux pièces. Le repas du sacrifice obéit à des règles spécifiques, concernant entre autres la commensalité, l’ordre des mets et représente aux yeux des adolescents la « tradition ». La question qui m’importe ici est de comprendre comment l’adolescent articule au sein de cet espace la tradition représentée par ce rituel avec les attitudes et les modes de pensée propres à leur génération. Durant le déroulement du repas, ce sont les trois adolescentes (Houria, 16 ans, Amel, 17 ans, et Leïla, 18 ans, toutes les trois lycéennes) qui sont chargées de faire la cuisine et de servir les invités. À la question de savoir si c’était leur mère ou elles-mêmes qui avaient décidé de préparer le repas, elles m’expliquent : « Comme on est des filles, c’est à nous de le faire, ça, c’est la première chose, et la deuxième, c’est que ça nous arrange bien d’être dans la cuisine. » Ces trois adolescentes remplissent leur rôle qui consiste à cuisiner, mais pas uniquement : « Si tu ne fais rien, explique l’une d’entre elles, tu te tapes toute la soirée la famille, les amis et tu ne bouges pas tes fesses du canapé. Alors comme ça, on fait à manger, on remplit notre rôle en quelque sorte pendant trois jours et après, on se pose dans le salon des femmes. »

Leur compromis est le suivant : respecter la « tradition » et les conventions, représentées par les parents, tout en se réappropriant ce rituel selon leur façon d’être et de penser. Si elles jugent la cuisine de l’Aïd trop « lourde », le cérémonial trop « long », elles ne sont jamais dans l’opposition, mais dans l’arrangement et surtout dans le retraitement d’un rituel, tel que celui de l’Aïd el Kébir. Le second salon, dit « français », réservé aux femmes leur offre une marge de liberté et d’innovation face à ce qui représente pour elle le passé. Leur marge de liberté représente leur volonté de ne pas grossir, de manger moins que leurs parents tout en appréciant pleinement le jour de l’Aïd el Kébir. Durant toute la soirée, les trois adolescentes vont passer d’un contexte à un autre, d’un salon à un autre, d’un statut à un autre, sans jamais privilégier l’un pour l’autre. Dans ce cas, la « tradition » pour ces adolescentes ne trouve sa raison d’être que dans sa reformulation au présent : « L'expérience du passé se fait dans le présent; au lieu d'une coupure entre passé et présent, le passé est regardé comme sans cesse réincorporé dans le présent, le présent comme une répétition » (Lenclud, 1987 : 115). Une répétition qui est sans cesse renouvelée. La tradition constitue un dispositif pour faire cohabiter à la fois les pratiques alimentaires des parents et ceux des adolescents. Elle génère un lien et entretient une forme de transmission entre les générations.

Mais cette stéréotypisation a été intégrée par certains parents, d’où la survalorisation, voire le surinvestissement de certains rituels alimentaires au sein de la sphère domestique. On peut même parler à ce sujet d’« exagération » de certains aspects de l’identification à ce pôle. La patrimonialisation s’opère par la ruse, de manière indirecte et non en opposition frontale. L’halal participe de cette patrimonialisation, car les pratiques alimentaires des parents sont reléguées au rang d’objets patrimoniaux, au profit d’une consommation de produits halal, plus proches des préférences alimentaires des adolescents et à même d’apporter un consensus face à la pluralité des pratiques alimentaires qui ne servent pas de critères d’appartenance ou d’identification chez certains jeunes. Que représente la « tradition » pour ces adolescents? Farid, 17 ans, lycéen, déclare :

La tradition, c’est ce que mes parents pensent être « marocain » : manger beaucoup, aménager un beau salon marocain (alors que tout est made in China, en fait, et pas du tout tendance), respecter certains codes, enfin, la tradition quoi. On sait, nous, que tout ça n’a rien à voir avec la religion et rien à voir avec l’origine berbère de mes parents, mais ça leur fait plaisir, c’est une revanche sur la vie d’avant. On joue le jeu, on fait les Marocains (on est fiers), mais ça ne nous empêche pas de dire à nos parents que tout ça, c’est du folklore.

Le conflit ne se joue pas tant entre l’origine des parents et la culture des enfants, mais entre une forme d’« exotisme » qu’attribuent les adolescents aux pratiques de leurs parents et ce qu’ils considèrent comme « vrai » et « authentique ». Georges Balandier parle à juste titre de « pseudo-traditionalisme » qui « recourt à une tradition bricolée afin de donner sens à une réalité bouleversée, de la domestiquer en lui imposant un aspect connu ou rassurant » (Balandier, 1985 : 167) dont témoignent les parents et qui s’opposent à la recherche d’authenticité des adolescents à travers la consommation de produis halal et à ce que Georges Balandier nomme « le traditionalisme fondamental » (Balandier, 1985 : 167), qui assure la sauvegarde des valeurs les plus enracinées. Les descendants des migrants ont intégré l’idée selon laquelle la religion de leurs parents, et la façon dont ils la vivaient, ne représente pas le « vrai » islam auquel eux adhèrent et s’identifient. L’halal représenterait une des caractéristiques de cet islam « vrai ». Cette réflexion met en exergue la dichotomie entre un islam prétendu « authentique » et un islam jugé « traditionnel » et entre le registre du croire et celui de l’alimentation comme culture. Cette dichotomie m’est apparue comme fondamentale pour comprendre l’émergence de consommations de produits halal, car nous la retrouvons à l’égard d’objets ou d’aliments du quotidien jugés « traditionnels » ou « folkloriques » face à des aliments perçus comme authentiques. Il est surtout présent à travers, d’une part, l’appropriation d’objets ou de pratiques jugés « authentiques » par la première génération migrante et, d’autre part, à travers l’iconographie et les publicités de produits dits « orientaux ». Quant aux produits nommés communément « orientaux » par les supermarchés et hypermarchés durant le mois du ramadan, ils procèdent d’un mécanisme de typification de l’autre, engendrés par la grande distribution, et incorporés par la première génération migrante. Ahmed, 15 ans, collégien, s’insurge contre cette fausse représentation de la prétendue « culture musulmane » de ses parents :

Mes parents pensent qu’Auchan ou Leclerc répondent à leurs demandes pendant le mois du ramadan et qu’ils offrent des produits de leur culture. Mais c’est faux, pendant le ramadan, ils présentent les produits qu’ils appellent « orientaux » avec des images représentant le dessert, les palmiers, le sable chaud. Ils nous réduisent à des nomades sur un dromadaire. Ce n’est pas l’Occident qui a inventé l’image des mille et une nuits aux saveurs d’orient, aux babouches d’argent, ce sont mes parents en quelque sorte, enfin, à leur insu. Carrefour fait du business comme une agence de voyages. La culture de mes parents avant de venir en France ne ressemblait pas à celle qu’ils pensent représenter aujourd’hui. Ils en font des tonnes pendant le ramadan. Acheter des saveurs d’Orient c’est une revanche pour eux. Pour moi, c’est une faute de goût.

Cette connotation péjorative de « populaire » ou de « traditionnelle » accolée aux parents leur nie tout libre arbitre et subjectivation croyante, à la différence des descendants des migrants, détenteurs de la vérité religieuse et croyants autonomes. Ahmed affirme que sa génération, à la différence de celle de ses parents, sait lire le Coran : « Nous, on a appris le Coran, on sait le lire, nos parents, ils ne peuvent pas réfléchir comme nous. Ce qu’ils croyaient quand ils étaient au Maroc, ce ne sont pas de vraies croyances, c’est n’importe quoi. »

Si l’halal participe de l’intégration de nouveaux aliments à l’intérieur de la sphère familiale, à l’encontre de ce qui est connoté comme « exotique », le consensus dont il se réclame est loin d’être partagé par tous. Outre son caractère intégrateur, l’halal déjoue de nombreux conflits face aux difficultés que rencontrent certaines jeunes filles à l’égard du modèle corporel de leurs parents : « Les faire manger halal, c’est aussi leur faire goûter d’autres aliments et surtout essayer qu’ils mangent moins gras et moins sucré » (Leila, 14 ans, collégienne).

Conclusion

Manger halal apparaît donc comme une injonction des plus jeunes, surtout les cadets des fratries, à l’égard des parents pour réintroduire et légitimer les croyances basées sur le texte au détriment des traditions orales. Ici, la « religion des parents » est perçue de façon négative et assimilée à du « folklore ». Manger des produits certifiés halal constitue un retour aux sources et à l’authenticité. Par ailleurs, les jeunes femmes rencontrées, descendantes de migrants, placent le savoir religieux comme l’éducation au coeur de leur démarche de construction de soi. Au sujet de l’alimentation, j’ai pu observer combien elles sont soucieuses d’apporter des réponses à l’acte d’incorporation. Elles souhaitent comprendre pourquoi manger halal est important dans la vie d’une musulmane, d’un musulman. L’halal permettait à la fois d’introduire de nouveaux aliments et d’inciter leurs mères à consommer des produits différents de ceux qu’elles cuisinent habituellement, tout en instaurant un dialogue sur ce qu’elles nomment « la tradition ». La socialisation inversée dont les descendants de migrant font preuve incite les parents à modifier leurs pratiques alimentaires, par exemple consommer moins d’huile ou de boissons sucrées. Certaines mères de famille, sous l’action de leurs filles, se mettent à faire de l’exercice comme de la course à pied afin de maintenir une activité physique régulière.

La notion de « ruse », telle qu’elle a été formulée par Georges Balandier (1985), m’a permis de saisir les négociations dont ces jeunes femmes usent pour inverser les formes de transmission au sein de leurs familles. Elles ne s’opposent pas de manière frontale et conflictuelle aux rituels appréciés par les parents, mais imposent le temps du rite leurs manières d’être et de penser. Dans ce contexte, des négociations s’opèrent entre l’attachement aux parents et une mise à distance réflexive. Celles-ci permettent aux actrices d’articuler leurs rapports à la nourriture et d’inscrire certaines pratiques dans un processus de patrimonialisation où elles portent un regard « exotique » à l’égard de certains plats familiaux.

L’analyse des représentations des descendants de migrants à l’égard des pratiques alimentaires des parents et des brochures publicitaires de la grande distribution montre à la fois la stéréotypisation des populations musulmanes et la « marocanité » mise en avant par les parents. Si les brochures présentent « une culture musulmane » imaginaire et mythifiée, les parents ont incorporé l’idée selon laquelle celle-ci représentait leur culture. Montrer la marocanité à travers des objets ou des discours participe de cette « kitchisation » d’un Orient imaginaire élaboré par la génération migrante. Cette folklorisation de certaines pratiques alimentaires instaure une distance intergénérationnelle entre les parents et leurs descendants. Le produit certifié halal participe quant à lui à une déstéréotypisation de la culture musulmane et à un processus d’homologation où l’halal autorise l’incorporation de produits et inscrit les descendants de migrants dans un autre rapport à l'héritage transmis par leurs ancêtres.