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1. Introduction et méthodologie

L’adolescence est le moment où les individus « quittent progressivement l’univers de leurs origines » (Chamboredon, 1985 : 13) pour emprunter une nouvelle trajectoire. S'inscrivant dans la lignée de recherches sur la « jeunesse populaire » (Baudelot etal., 1994; Beaud et Pialoux, 1999; Beaud, 2009, 2011), cet article[2] s’intéresse aux jeunes d’origine chinoise immigrés en France avant l’âge adulte – en conséquence, ayant passé la socialisation secondaire dans la société d'accueil : ils sont de nos jours encore adolescents ou déjà jeunes adultes – et qui reçoivent actuellement à Paris un soin psychiatrique français. Ici, la notion de « soin psychiatrique » est entendue dans un sens large, qui recouvre toute prise en charge de santé mentale, dans le secteur public comme dans le secteur privé. Autrement dit, pour certains enquêtés, le suivi relève d'une démarche volontaire alors que pour les autres il s'effectue avant tout d'office. Je me pencherai plus précisément sur la relation intergénérationnelle entre ces jeunes et leurs parents, qui sont la première génération de migrants originaires de Wenzhou[3], dont une importante proportion était des sans-papiers au moment de leur arrivée en France. La relation intergénérationnelle qui retire particulièrement mon attention constitue le phénomène des obligations familiales à rebours.

Pour définir cette notion, rappelons d'abord la modalité spécifique des migrations en deux temps : sur le plan de la structure familiale, les Wenzhou immigrent avec l'objectif d'une migration en famille, c'est-à-dire que les parents migrent dans un premier temps de la Chine vers la France. Un certain nombre d’années plus tard, les enfants, qui pendant ce temps ont été confiés à leurs grands-parents en Chine, arrivent à leur tour en France et rejoignent leurs parents. Du point de vue de ces derniers, les enfants bénéficient, grâce à eux, d’une mobilité internationale et d’une scolarité en France. Quelques années après l'immigration des enfants, une fois qu'ils sont « intégrés » dans la société d'accueil, ceux-ci « rendent » à leur tour des « obligations familiales » à leurs parents, par divers services imposés. Autrement dit, les enfants sont mis à contribution à travers les compétences acquises en France ou tout simplement par leur force de travail dans un contexte économique difficile. Ce concept d’obligations familiales à rebours se distingue des autres formes de relations filiales inversées telles que la « transmission à rebours » (Attias-Donfut, 1991 : 105; Galland, 2006; Octobre et Jauneau, 2008), la « socialisation à rebours » (De Singly et Passeron, 1984; Perrenoud, 1994; Rayou, 2000), ou la « socialisation ascendante » (Zhou, 1988)[4], par son caractère non volontaire, par une imposition sous-jacente et par les sentiments de sacrifices autour de la « problématique du don et du contre-don » (Bloch et Buisson, 1991). En d'autres termes, ces parents estiment que les enfants, s'ils ont acquis des capitaux dans la société d'accueil, doivent en faire bénéficier leur famille. Cela constitue, aux yeux des parents, une sorte de devoir de solidarité familiale; alors que, pour ces enfants, ayant passé leur socialisation primaire en Chine loin de leurs parents et venus à Paris souvent une dizaine d'années plus tard, rendre ces services est vécu comme une obligation familiale à rebours, dans le sens où ces services sont, dans une relation familiale « normale », rendus par les parents aux enfants. Ainsi, en prenant en considération la transmission descendante – les enfants reçoivent en provenance de leurs parents peu d’affection, peu de sécurité administrative, peu de capitaux culturels légitimes en France, etc. – en contrepartie de leurs contributions des services rendus aux parents, ces enfants se sentent amenés dans une relation intergénérationnelle asymétrique, voire « injuste ». Pour y résister, les enfants concernés adoptent chacun des stratégies différentes. La réussite scolaire, la prise en charge en psychiatrie, l'engagement associatif, etc. font partie de ces stratégies.

Il faut préciser que ce phénomène s'observe largement dans les familles chinoises, mais que je m'intéresse spécifiquement ici à celles dont les enfants sont pris en charge en psychiatrie. La notion de soins psychiatriques est employée ici dans un sens large : certains de mes enquêtés sont pris en charge dans des institutions publiques, d’autres consultent dans des cabinets privés; certains sont des cas « lourds/pathologiques » à proprement parler, d’autres consultent pour des « souffrances » émergées au quotidien et observées chez les gens dits « normaux ». Dans les discours de mes enquêtés, la relation intergénérationnelle et les obligations familiales à rebours constituent un déclencheur majeur de leur souffrance, voire pour certains le facteur principal de leur « mal-être ». J’ai choisi d’observer ces jeunes, chez qui ce phénomène apparaît de manière extrêmement explicite en tant qu’ils sont les témoins privilégiés d’une situation plus générale, des tensions que connaissent les jeunes qui partagent la même trajectoire migratoire. Cet article s'appuie principalement sur les points de vue des enfants, néanmoins certains discours et réactions des parents seront décrits en tant que sources informatives et complémentaires.

La population chinoise à Paris, dont les premières vagues d’immigration remontent au début du XXe siècle, a surtout été étudiée au prisme de son hétérogénéité (Live, 1992; Ma Mung, 2000). Les recherches portant sur l’immigration dite « Wenzhou », ainsi que celles s’intéressant aux nouveaux arrivants, des Chinois originaires du nord-est de la Chine (les Dongbei[5]), s’attardent principalement sur les facteurs ayant provoqué la migration chez la première génération, l’organisation socioéconomique des migrants adultes et leurs conditions de vie (Poisson, 2006; Auguin et Lévy, 2007; Wang et Béja, 1999). En résumé, les habitants issus de la région de Wenzhou, connus pour leur tradition migratoire en France et en Italie depuis la Première Guerre mondiale (Poisson, 2006), émigrent principalement dans une finalité économique[6]. À la différence des migrants originaires du Nord-Est, les Wenzhou sont issus du milieu rural avant leur émigration, ainsi disposent-ils d'un capital culturel relativement faible : la plupart n'ont pas fini leur scolarité primaire, et un certain nombre d'entre eux n'a jamais été scolarisé[7]. Malgré toutes les recherches qui furent consacrées aux migrants chinois de la première génération, le statut des enfants migrants chinois à Paris ainsi que les relations intergénérationnelles au sein de leurs familles n’ont presque pas été examinés (Wang, 2012). Face à l’augmentation incontestable de cette population et à toutes discussions ayant eu lieu dans la presse autour des descendants de migrants chinois à Paris, notamment au sujet de leur « intégration » à la société française, cet article vise à proposer une analyse scientifique tout en répondant à une série de questions d’actualité : qui sont ces enfants migrants chinois à Paris? Comment sont-ils venus et comment vivent-ils une fois arrivés? S’agit-il pour eux de deux modes de vie différents : en famille et en institution (telle qu’à l’école)? Dans cette perspective, je m’inspire des recherches sociologiques sur les enfants migrants de toutes origines, qui démontrent l’ajustement biculturel des enfants (Zhou, 1997; Levitt et Waters, 2002; Bartley et Spoonley, 2008) et l’acquisition de leurs « éléments culturels telle la langue » (Montandon et Osiek, 1997), notamment effectués dans le contexte institutionnel (Blossfeld et al., 2005) et influencés par l’extérieur, en particulier par l’école et par la rue[8] (Handlin, 1951). Il faut enfin souligner deux contributions pionnières consacrées aux tensions intergénérationnelles des migrants en milieu populaire, duquel est issue la plupart de mes enquêtés. Tout d'abord, les travaux de Sayad, qui constatent que, dans le processus d'émigration-immigration, la deuxième génération est en rupture avec la première au point que les parents désignent leur descendance par l'expression d’« enfants illégitimes » (Sayad, 1999). Ensuite, ceux de Lahire, qui mettent en évidence certaines configurations familiales, dans lesquelles les enfants scolarisés aident leurs parents à lire le courrier, à suivre la scolarité de leurs frères et soeurs, etc., et donnent à voir l’importance sociale, symbolique, de ceux qui savent lire et écrire (Lahire, 1998b). La temporalité des migrations au prisme des générations étudiées par Sayad et les configurations familiales notamment en ce qui concerne le capital culturel comme axe d’analyses proposé par Lahire alimentent conjointement la trame de cette recherche.

Quant à la méthodologie, cette étude s’appuie sur deux parties d’enquêtes de terrain que je mène depuis septembre 2010. J'ai d'abord été amenée à travailler dans différentes structures de prise en charge psychiatrique. Il s’agit d’une dizaine d’institutions comprenant des centres médicopsychologiques (CMP), des hôpitaux de jour (HDJ) et des hôpitaux psychiatriques (HP), toutes situées en Île-de-France, et notamment dans les « quartiers chinois » des 3e, 11e, 19e et 13e arrondissements de Paris. J'y ai réalisé des observations participantes au cours de réunions d’équipe et lors de consultations psychiatriques avec des familles d’origine chinoise – en jouant le triple rôle d’interprète, de médiatrice et de stagiaire sociologue. En parallèle, j’ai mené des entretiens semi-directifs, individuels ou collectifs auprès des professionnels de santé – psychiatres, psychologues, infirmiers, éducateurs, assistants sociaux, coordinateurs de la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH), etc. En résumé, une partie de mes enquêtés est prise en charge dans le secteur public de la psychiatrie française, soit pour des soins ambulatoires sous la forme de consultations et thérapies régulières, soit pour des séjours d'hospitalisation (fermée ou non).

La seconde enquête a été effectuée hors du champ médical au sein de plusieurs familles. Il faut noter que j'ai rencontré la plupart de ces cent-quatre-vingts familles par l’intermédiaire des services psychiatriques. J’avais noué un premier contact avec elles lors d’une consultation. Ce second terrain s’est alors développé en fonction à la fois de l’avis favorable du psychiatre référent et de l’accord de la famille. Dans un cadre plus familial que celui de la consultation psychiatrique, j’ai également conduit des entretiens semi-directifs, individuels ou collectifs auprès des patients mineurs, des membres de leur famille et, parfois, de leurs professeurs. Pour les jeunes consultant dans le secteur privé, que je n'ai pas pu rencontrer sur mon premier terrain en psychiatrie, la rencontre s'est effectuée par des réseaux de connaissances, par ce qui est nommé en ethnographie l’effet « boule de neige ». Soucieuse d’établir un suivi dans la durée, j’ai rendu visite à certaines familles plus d’une vingtaine de fois. En plus des enquêtes de terrain prenant la forme d’entretiens individuels, j'ai également proposé aux jeunes – lorsque cela était possible – de participer à leurs sorties en tant qu’« amie », voire en tant que « grande soeur ». J’ai ainsi pu mener des observations participantes sur leur sociabilité au sein de leurs groupes de pairs : visites au musée, séances d’internet dans un cybercafé, déjeuners au McDonald's, activités dans leurs associations, etc. En conséquence, ma position vis-à-vis de ces jeunes et de leur famille recouvre trois dimensions : à la « compatriote » s’ajoutent le statut d’« interprète auxiliaire », et enfin, celui d’« enquêtrice » avec proximité amicale[9].

La langue utilisée pour mener l’entretien (français, mandarin, voire anglais) varie en fonction de mes interlocuteurs. Je laisse en effet le choix de la langue à la personne enquêtée. Quand je cite des extraits d’entretien dans cet article, je mentionne la ou les langues mobilisées, car il arrive que mes enquêtés combinent plusieurs langues au cours d’un même entretien.

À travers plusieurs extraits d'entretien collectés dans le cadre des études de cas, puis analysés par thématique, j'examinerai tout d'abord trois différentes sortes d'obligations familiales à rebours correspondant à des services imposés aux enfants par les parents : le service socioculturel – et notamment linguistique –, l’apport économique et l’apport administratif. Dans le même temps, tout en remontant jusqu’à la socialisation primaire, en faisant l’état des lieux des « transmissions descendantes », j’analyserai les logiques sous-jacentes de ces obligations familiales à rebours. Dans la seconde partie, je décrirai les réactions de ces enfants migrants : quelles stratégies adoptent-ils pour contourner ces demandes familiales tout en vivant entre deux mondes – la famille et la « communauté » d’un côté, et les institutions de la société d’accueil de l’autre (école, activités extrascolaires, lieu de soin psychiatrique, etc.)? Je souligne que dans cette recherche, ces deux côtés ne sont pas clivés, mais imbriqués de manière discordante.

2. Formes et logiques des obligations familiales à rebours : des migrations familiales en deux temps

Les jeunes étudiés ici sont tous nés en Chine. Ils ont été confiés, dans leur petite enfance, à leurs grands-parents ou à d’autres membres de leur famille lorsque leurs parents sont partis pour la France en tant que « migrants économiques », très souvent sans papiers, et ne parlant pas le français. Des années plus tard, ces jeunes quittent leur pays natal et arrivent à Paris, afin de rejoindre leurs parents, qui ont eu, très souvent, d'autres enfants nés en France[10]. Quels rôles ces enfants jouent-ils alors, au quotidien, au sein de leur famille? Les dynamiques familiales et les relations intergénérationnelles changent-elles après une séparation qui dure souvent une dizaine d’années? Pour y répondre, j'examinerai en détail trois formes d'obligations familiales à rebours en les comparant avec les transmissions descendantes (ce dont les enfants héritent de leurs parents) : le service socioculturel, notamment linguistique, l’apport administratif lié aux enjeux de la régularisation quant au regroupement familial sur place[11], et enfin, l’apport économique, qui concerne aussi bien les tâches domestiques que certaines allocations familiales telles que celles accordées par la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH)[12].

2.1 Les services socioculturels

Le capital culturel – un ensemble de qualifications intellectuelles produites par l'environnement familial et le système scolaire (Bourdieu et Passeron, 1964) – retiendra dans un premier temps mon regard. La maîtrise de la langue du pays d’accueil représente à ce titre un exemple extrême du capital culturel légitime. Sachant qu'elle assure à un individu donné un pouvoir relatif et une position symbolique sur le marché linguistique, produisant par là un effet de distinction au profit de ceux qui la détiennent (Filhon, 2007), les parents chinois immigrés en France encouragent leurs enfants à apprendre le français. Cependant, étant donné qu'ils émigrent pour des raisons économiques en disposant d'un capital culturel relativement faible, comme évoqué supra – la plupart n'ont pas complété leur scolarité primaire, un certain nombre d'entre eux n'a jamais été scolarisé et par conséquent ne parle pas correctement le mandarin –, ces parents ne sont pas en position de fournir des connaissances et aptitudes reconnues comme légitimes en France. Leurs enfants déclarent : « on est obligé de se débrouiller seul !» Le cas de Lionel[13] le démontre bien.

Lionel est originaire de Wenzhou. Deuxième d’une fratrie de trois enfants, il est né en Chine en 1977. En 1984, après sept ans de séparation, il rejoint ses parents à Paris. Ces derniers, dont les niveaux d'étude ne dépassent pas l'école primaire, sont employés dans une usine de fabrication de sacs à Paris. Lui, pour sa part, est aujourd'hui informaticien « senior » dans une entreprise internationale. Il suit une psychothérapie dans un cabinet privé, pour des « troubles émotionnels »[14].

Déjà, [avoir] des parents « sourds-muets »[15] me paraît être une honte, et après, quand je comprenais rien à l’école, je n’arrivais pas à me faire des amis... en même temps, ça avait l’air de ne pas déranger mes parents. Tu sais, ils travaillaient beaucoup. Heureusement, c’était avec des Wenzhou qu’ils travaillaient, sinon je ne sais pas comment ils vont faire pour dépasser cette barrière de la langue [le français]. Déjà, j’en avais marre qu’ils me demandaient ceci ou cela, des questions toutes bêtes en français, par exemple l’EDF, la poste… Tu vois? Pff, heureusement je suis pas le seul enfant [à qui ils peuvent adresser leurs questions concernant le français]!

Alors, comment t’es-tu débrouillé pour arriver à parler français?

Je me suis forcé à retirer le mandarin de mon esprit, à garder la distance de cette langue quand je voulais me réfléchir avec... Je me suis rapproché en fait des camarades de classe français, mais c’était pas évident quoi [...] Pour ne pas perdre mon niveau de mandarin d’un écolier de sept ans [c’est l’âge où il a quitté la Chine], j’ai commencé à le reprendre et rattrape après des années, petit à petit, quand je me suis senti que je parlais correctement français et que mon niveau de français ne se perdrait jamais. C’est ridicule, non? C’est unehistoire « amère[16] ».

Comment apprends-tu le mandarin[17]?

J’ai une base quand même, regarde [il sort son iPhone], j’ai un logiciel, voilà, comme ça... Voilà, He [« boire »] et drink, j’ai le caractère chinois et la prononciation en haut, puis la traduction anglaise en bas.

C’est par l’anglais que tu apprends le mandarin?

Ouais, je me sens à l’aise avec l’anglais. Tu sais que je suis informaticien senior, je bosse tous les jours en anglais! [Très fier, avec un sourire]

La douleur exprimée d’être « obligé » – bien évidemment, c’est Lionel lui-même qui se l’impose par considération de la contrainte d’apprentissage linguistique – de remplacer le dialecte de Wenzhou par le français comme langue d’usage au quotidien est largement partagée parmi ces enfants migrants. Premièrement, savoir parler français, pour des jeunes comme Lionel, ce n’est jamais un capital culturel transmis dans la famille. Le mandarin non plus, étant donné que, dans la plupart des cas, les parents de mes enquêtés sont originaires de la campagne de Wenzhou et ne connaissent que le dialecte local. Deuxièmement, confronté au faible capital culturel transmis dans sa famille, l’enfant cherche à y remédier : d’abord, il veut apprendre le français pour ne pas « tout rater »; ensuite, il cherche à rattraper son niveau en mandarin et à acquérir des connaissances sur la Chine. Cela renvoie aux observations de Sayad sur l'« appropriation de l'histoire familiale » chez des enfants d'origine maghrébine de la deuxième génération (Sayad, 1999) – ; en même temps, il entend se former intellectuellement, atteindre un bon niveau d’études, maîtriser plusieurs langues, dont l’anglais, etc. Enfin, une fois qu’il a appris à lire le français, l’enfant est sollicité par ses parents pour « rendre » ce service linguistique à rebours, c'est-à-dire pour aider les parents à traduire en mandarin ou en dialecte régional les démarches administratives françaises.

Le cas d’Alex mettra plus précisément en exergue les contenus et les répercussions des obligations familiales à rebours sous ses aspects à la fois culturels et économiques.

Alex, né à Wenzhou en 1987, est arrivé à Paris en 1994. Sa mère est partie pour la France en 1989 quand Alex avait dix-huit mois et son père l’a rejoint deux ans plus tard. Sans papiers, tous les deux ont commencé par travailler clandestinement dans la confection, puis, en 1997, ils ont été régularisés à l’occasion de la dernière vague de naturalisations. La même année, la famille a eu son deuxième enfant : Delphine. Dès leur régularisation, les parents d’Alex sont devenus propriétaires d’un restaurant dans le 11e arrondissement. Depuis 2001, ils travaillent comme commerçants dans l’import-export de chaussures en Seine-Saint-Denis, où ils ont acheté un appartement de quatre pièces situé près de leur lieu de travail. Quant à Alex, ayant obtenu un diplôme de master en gestion et économie dans une université parisienne, il travaille comme acheteur dans une entreprise internationale d’automobile. Comme Lionel, Alex consulte dans le secteur privé, en psychothérapie, pour le motif de « souffrances psychiques »[18].

Alex me parle de son orientation universitaire, mettant en avant la question des obligations familiales à rebours.

Cette école-là où j’ai fait mes études [après avoir su où je prépare ma thèse, il ne nomme plus son université devant moi[19]] reste malgré tout classée parmi les cinq premières de France en gestion et économie, mais y a quand même trop de gens qui ont le même profil que moi. Du coup, pour réussir, faut que je trouve d’autres moyens de rassembler toutes les ressources qui me permettent de réussir.

Pourquoi as-tu choisi de faire cette fac, au lieu d’aller dans une école de commerce?

Je suis intelligent, mais je ne pense pas être un génie, ha ha. Oui, à cette époque, j’avais quatre chemins à suivre dans mon idéal : droit à Paris I, Sciences Po Paris, ou de l'économie soit à cette fac, soit à HEC[20]. J'avais du mal à choisir par intérêt. Du coup, j’ai choisi par probabilité. Je me demandais combien de temps je pourrais consacrer à mes études dans les deux années suivantes. Parce que les grandes écoles demandent un ou deux ans de prépa, faut vraiment être super concentré. Mais moi, je ne pouvais pas, car il fallait que j’aide mes parents à faire du commerce, à s’occuper de la boutique, notamment ces dernières années, ça a été super pénible, on a eu des procès, j’ai été obligé de suivre ces procès pendant des années. Tu sais, employer un avocat coûte des sous ici, du coup, je me formais un peu à droite à gauche, je me renseignais auprès de mes amis avocats, avant de les faire venir et de payer celui que nous avons employé… Tout dépendait de moi, de mon énergie, parce que mes parents savaient très bien diriger leur commerce, mais au niveau concret des démarches, sans parler le français, sans nouer des liens avec l’environnement, on ne peut rien faire! Je plaisante toujours, j’suis leur conseiller, j’occupe une place importante, mais j’suis jamais payé, ha ha. Du coup, à l’époque, je savais très bien que je serais jamais concentré à cent pour cent sur mes études, j’entrerais jamais à HEC après deux ans de prépa, donc j’ai choisi cette université, qui me convient très bien. Ce qui est important, c’est en parallèle de mes études, d’avoir eu l’énergie pour m’occuper de ma famille. C’était toujours comme ça, lorsque j’étais au collège et que mes parents travaillaient en restauration, ils me demandaient déjà d’aller au restau tous les jours après l’école parce qu’ils ne voulaient pas employer un serveur de plus, et que ma présence assurait l’échange avec des clients francophones au cas où.

Ayant dû renoncer partiellement à ses projets personnels – faire une classe préparatoire pour entrer dans une grande école, ou étudier une spécialité comme le droit demandant énormément d’effort –, Alex a donc choisi son école et sa spécialité selon les marges de liberté laissées par les affaires du commerce familial. Dans son cas, les obligations familiales à rebours relèvent non seulement du capital culturel (maîtrise de langue, connaissance des codes sociaux français, connaissances en droit), mais également de l'intérêt économique (travailler gratuitement en tant que serveur au restaurant, jouer le rôle de « conseiller » dans le commerce familial, etc.). Cette obligation familiale de type économique peut également s’observer chez les filles. Néanmoins, avec l’enjeu du genre, leur rôle consiste souvent à contribuer aux tâches domestiques : s’occuper de leurs frères et soeurs, faire le ménage, etc. Pour préciser ce point, nous nous intéresserons plus tard au cas de Julie.

2.2. Les apports économiques

En plus d'un rôle d’aide à la maison, l'obligation familiale au plan économique peut prendre des formes plus directes : sans passer par une relation « employeur-employé » entre générations, certaines allocations attribuées grâce aux enfants apportent un intérêt économique substantiel à toute la famille. Le cas de Martin est à cet égard significatif.

Originaire de Wenzhou, Martin, 23 ans, est l’aîné d’une fratrie de trois garçons. Ses deux frères, Emmanuel et Kévin, ont respectivement 20 ans et 5 ans et demi. Ce dernier est né à Paris, contrairement à ses deux frères qui sont nés en Chine et y ont vécu pendant dix ans sans leurs parents (qui ont immigré en 1994). Ils les ont rejoints à Paris en 2004. Martin avait alors 14 ans. Une fois la famille a obtenu en 2006 le titre de séjour au nom du regroupement familial sur place, Emmanuel est retourné tout seul en Chine en 2007. Son père est cuisinier dans un restaurant japonais, et sa mère travaille comme serveuse à Montreuil. La famille loue un appartement de 40 mètres carrés dans le 12e arrondissement. Hospitalisé à trois reprises à l'hôpital psychiatrique, et actuellement pris en charge dans un centre médico-psychologique (CMP), Martin reçoit un diagnostic de « schizophrène »[21].

Martin m’explique pourquoi, suite à la proposition de sa psychiatre référente au CMP, il a pris la décision de s’inscrire à la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH). Il s’agit d’une structure chargée de l’accueil et de l’accompagnement des personnes handicapées et de leurs proches. Une fois inscrit, une allocation pour adulte handicapé (AAH) sera attribuée, dont le montant peut aller jusqu’à 900 euros par mois.

Je ne voulais pas… Franchement, je ne supporterais pas le titre [l’étiquette] de handicapé… Mais je n’avais pas le choix… Y a de la discrimination partout, avec mon diagnostic [schizophrène], j’suis au chômage depuis des mois, là, avec le médicament, je bégaye beaucoup, c’est grave avec les clients, les collègues [il travaillait toujours dans la restauration]… Bah, j’ai pas fait d’études… je ne peux rien trouver en dehors de la restauration… Du coup, le médecin m’a proposé de m’inscrire à la MDPH. D’une part, on va toucher un peu d’argent, d’autre part, y a un endroit [le service ESAT, établissement et service d'aide par le travail] qui emploie des gens comme moi… J’ai dit finalement oui, en pensant notamment à mon frère Emmanuel : maintenant il est retourné en Chine [Emmanuel est resté à Paris de 2004 à 2007], mais il y dépense beaucoup, on lui envoie dix-mille euros par an. Je sais qu’il continue de se droguer[22]. Mes parents bossent comme des fous de 9 h à 23 h dehors, nous ne pouvons rien faire d’autre qu’économiser pour envoyer de l’argent à mon frère, sinon, dans deux mois, il sera envoyé en prison… Moi, je me demande ce que je peux faire… Je suis triste, mon coeur est brisé, parce qu’Emmanuel est méchant avec moi quand il sait que je ne contribue plus en envoyant de l’argent : il m’a insulté, il a raccroché tout de suite au téléphone... De plus, mes parents ne sont pas contents de moi quand ils me voient tout le temps à la maison, ils me poussent aussi à gagner de l’argent. Bref, j’ai finalement accepté d’être inscrit à la MDPH, et je donne tout à mes parents.

La mobilisation économique à l’égard d’Emmanuel, mettant en lumière un apport économique horizontal au sein de la fratrie, constitue en partie l'obligation familiale de Martin à l'égard de ses parents. Cela est corrélatif au patriarcat dans la distribution économique au foyer. Car toute somme d'argent envoyée à Emmanuel est adressée au nom de son père : c'est ce dernier qui gère la caisse commune, puis redistribue l’argent à chaque membre de la famille. Ainsi, l’intérêt économique apporté par Martin est considéré avant tout comme un devoir de contribution économique vis-à-vis du chef de famille, son père. En ce sens, ce dernier « profite » d’un intérêt économique venant de Martin. Par ailleurs, un autre enjeu lié à la régularisation des parents fait émerger la troisième forme d’obligations familiales à rebours que je souhaite analyser : celle des services administratifs.

2.3 Les apports administratifs

Les apports administratifs que perçoivent les parents de leurs enfants proviennent du fait que ceux-ci jouissent d’un statut légal dans la société d’accueil. Mais les ressources administratives sont aussi liées à la connaissance de la langue et des procédures administratives, qui fait défaut aux parents. Elles déterminent de façon décisive la situation de toute la famille immigrée. Pour des parents migrants, être des sans-papiers, posséder un titre de séjour de trois mois, d’un an, ou de dix ans, cela n’a pas du tout les mêmes implications. Pour un migrant économique de la première génération, disposer d’un titre de séjour de dix ans permet de monter une entreprise, de devenir travailleur indépendant ou commerçant et, de ce fait, d’offrir une sécurité et un confort matériels à sa famille. En revanche, les parents sans papiers qui travaillent au noir et qui doivent se cacher de la police transmettent une précarité administrative à leurs enfants, tant au point de vue matériel qu’au point de vue symbolique. Le cas de Cécilia est éloquent.

Bah, j’ai eu une enfance malheureuse, j’étais obligée d’aller dans une famille d’accueil, avec mon petit frère... tous les deux, les pauvres... parce que mes parents ont ouvert à la maison un atelier de confection au noir. Après, ils ont été arrêtés par la police et sont allés en prison. Alors nous, on voyait le psychiatre systématiquement.

Cécilia[23], née en 1988 en Chine, puis venue à Paris en 2000, trois ans après la régularisation de ces parents.

Si Cécilia a vécu avant tout une précarité de fait, au sens matériel, Julie l’a davantage vécue d’un point de vue symbolique. Étant enfant migrante, elle a fait bénéficier ses parents de deux services administratifs : tout d'abord, l'aide technique, en mettant à profit sa compétence linguistique acquise et ses connaissances administratives pour remplir des formulaires, prendre des rendez-vous à la préfecture, etc. ; ensuite, à travers les règles du regroupement familial sur place, elle est devenue elle-même (en tant qu’enfant migrante) une ressource administrative et elle offre à ses parents une facilité de régularisation. Introduisons maintenant le cas de Julie.

Cette dernière est venue à Paris en 2005 à l’âge de dix ans par des réseaux de passeurs, tout comme ses parents, qui travaillent toujours « au noir »[24]. Scolarisée et bonne élève, Julie s’occupait des démarches de régularisation pour toute la famille. Elle était, avant l'interruption de sa scolarité et à la suite de ses cinq hospitalisations successives – avec le diagnostic de « dépression majeure » –, une « bonne enfant » aux yeux de sa mère :

La vie à l’étranger n’est jamais facile. J’ai la tête qui explose face à la montagne des courriers en français. Julie était une bonne enfant, toute docile, m’accompagnait à la poste, à la banque, à la mairie, partout! Même quand j’étais sur le point d’accoucher de son petit frère, mon mari travaillait à cette époque à la campagne, c’était Julie qui s’en occupait, au téléphone, sur place. Quelle belle époque de ma vie c’était quand Julie n’était pas comme elle est maintenant!

La mère de Julie[25]

Une autre scène, moment de crise survenu le 8 août 2012, dénote le changement d’attitude de la mère envers sa fille. Ce jour-là, après une dispute avec sa mère, Julie menaçait de sauter par la fenêtre. Selon leurs deux versions – elles étaient présentes toutes deux devant moi le soir même de la crise quand je suis venue chez eux –, lorsque Julie empêchait sa mère de frapper son petit frère, celle-ci l’insultait en disant : « Regarde-toi toi-même déjà... T’es inutile... Tu sers à rien... [Ni mei you yong.] Vaut mieux que tu meures... » Puis sa mère a commencé à porter la main sur Julie.

Julie, ayant beaucoup intériorisé le critère de « bon enfant[26] » établi par sa mère, assumait toute la responsabilité et jouait le rôle d’interface entre la société d’accueil et sa famille clandestine. Craignant que toute sa famille soit expulsée du territoire français, elle est tombée dans une dépression majeure. Elle avait constamment peur des contrôles d’identité, au point de connaître des hallucinations. Devant la fenêtre de l’appartement familial à Belleville, elle murmurait pour elle-même : « Maman, les policiers sont venus, ils viennent nous chercher... Comment faire? » Au cours de ses hospitalisations successives, dès qu'elle se posait la question : « Qui suis-je et c’est quoi le sens de ma propre vie? », elle se sentait « utilisée » par ses parents, notamment par sa mère, et déclarait être très « solitaire » :

Ils m’ont fait venir en France alors que j’étais bien en Chine auprès de mes grands-parents. J’avais cru que je leur manquais, mais regarde maintenant, mis à part leur servir de traductrice et de femme de ménage, que se passe-t-il d'autre entre nous [ses parents et elle] ? En plus, en lisant les règles de régularisation [s’appliquant au regroupement familial sur place], je me suis rendu compte que ma présence en France est importante pour eux. Du coup, je veux être moi-même, j’ai plus envie de les aider! Je profite d’être ici [hospitalisée dans un centre de soin fermé], au moins je suis tranquille.

Julie[27]

Comment les parents conçoivent-ils la venue de l’enfant par rapport à l'enjeu de la régularisation? L’extrait d’un entretien avec la mère de Julie apporte des éléments de réponse.

Pourquoi vous l'avez fait venir à l’âge de 10 ans? Dans quel but?

Parce qu'on nous dit que les passeurs sont horribles... faut éviter que les gamines deviennent des jeunes filles... [Elle sous-entend que les passeurs agressent parfois sexuellement leurs clientes.]

Alors, pourquoi n’est-elle pas venue avec vous? Elle était plus petite lorsque vous êtes partis et vous pouviez la protéger.

Euh... [Très embarrassée] on a préféré venir l'une après l'autre. En plus, on n'avait pas assez d'argent pour faire le voyage d’un seul coup...

Vous avez déjà essayé de demander un titre de séjour?

Oui, juste un an après l'arrivée de Julie, mais on a échoué.

Cette demande a été prévue avant le départ de Julie?

Non... hein… C'était vraiment par hasard... Malgré tout, je ne permettrai jamais à Julie de rentrer en Chine d’ici deux ans, même si c’est pour soigner sa maladie [le père de Julie avait abordé l’idée de renvoyer Julie en Chine pour qu’elle consulte la médecine traditionnelle chinoise] là, c’est hors question, on a tellement payé pour qu’elle vienne[28], surtout si sa venue ne nous sert à rien. En tout cas, il faut encore attendre deux ans, Julie sera adulte et elle aura son titre de séjour d'étudiant. Elle pourra à ce moment-là rentrer en Chine librement. Alors que maintenant, c'est vraiment le moment le plus difficile... Notre demande est en cours, on relance, faut qu’on réussisse [à être régularisés].

Dans la même optique que la famille de Julie – « l'arrivée de l'enfant sert à la régularisation de toute la famille » –, les parents de Martin ont réussi à obtenir une carte de résidence de dix ans, en 2006, deux ans après l’arrivée de leurs deux premiers fils. Ceux-ci, venus ensemble par un réseau de passeurs, n’ont pas voulu parler de leur trajet. Lors d’un entretien mené en mandarin, Martin a seulement dit : « Horrible... Heureusement on était ensemble... J’avais qu’une seule idée, protéger mon frère pour qu’il puisse voir nos parents. »

Dans la perspective des migrations en deux temps (parents, puis enfants), les jeunes subissent une absence de transmission descendante pendant la phrase de socialisation primaire et une coupure affective au moment du départ des parents. Par contraste, quelques années après leur arrivée en France, ces enfants deviennent en quelque sorte « parents de leurs parents » sur le plan culturel, économique, et administratif, en acquittant leurs obligations familiales à rebours. Les témoignages expriment l’« incompréhension douloureuse » du fait que, bien qu’ils aient reçu peu des parents, notamment pendant la phrase de socialisation primaire suite à la séparation, ils sont tenus de rendre à leurs parents divers services dès qu’ils les rejoignent. Ainsi, je me poserai la question suivante : comment ces jeunes réagissent-ils face aux obligations familiales à rebours au sein de la relation intergénérationnelle? Quelles stratégies mettent-ils en place pour en alléger la pression? Une telle interrogation permet d’examiner une autre dimension fondamentale de la vie menée par les enfants migrants : leurs rapports avec le monde extérieur, comme dans le cas de Julie qui se détache de son rôle d’« assistante domestique », notamment par le recours aux soins psychiatriques.

3. Stratégies des jeunes face aux obligations familiales à rebours : ouvrir le champ des possibles

D’après mes enquêtés, les relations qu’ils entretiennent avec leurs parents se traduisent, d'une part, matériellement par des transmissions descendantes faibles d’un point de vue culturel et précaire d’un point de vue administratif ainsi que par les obligations familiales à rebours décrites plus haut; et, d'autre part, symboliquement par une grande distance émotionnelle, qui fait suite à l’expérience de séparation vécue pendant leur émigration-immigration. Cette distance s’explique également par le mode de garde de l’enfant très répandu parmi des familles wenzhou à Paris : une fois arrivés, la plupart des enfants voient leurs parents seulement en deuxième partie de soirée, voire une fois par semaine quand ces derniers prennent leur jour de congé, parce qu’ils rentrent trop tard le soir, ou encore parce qu’ils travaillent et logent en province pendant la semaine.

3.1 Réfléchir sur les obligations familiales à rebours : souffrances générées

Chaque jeune produit ses propres réflexions sur les relations intergénérationnelles en disposant de repères spécifiques dans le monde extérieur : il peut s’agir, en France, de groupes de pairs à l’école; ou bien, en Chine, de connaissances, ou encore de cousines et de cousins fréquentés à l’occasion d’un voyage dans leur région d'origine.

Voici ce qu’ils peuvent remarquer chez les enfants français :

Ils ont l'air surtout insouciants. Je sais qu’ils font aussi le ménage parfois à la maison, mais c’est plutôt comme un exercice d'autonomie, ou une punition, jamais comme dans ma famille, une obligation quotidienne... Regarde mes ongles, ils sont si longs parce que j’aide mes parents à tirer les fils de coton mal noués sur les vêtements. Ils travaillent à la maison avec des machines à coudre, jusqu’à minuit, en général...

Yu[29], 19 ans, enfant unique, est venu à Paris à l'âge de 14 ans. Depuis ses 16 ans, il est orienté par son école vers un CMP infanto-juvénile en raison du retard linguistique en français et pris en charge en pédopsychiatrie.

En comparaison, les enfants observés en Chine leur semblent privilégiés :

Comme ils sont aimés! les enfants en Chine, je les ai vus de mes propres yeux, ils sont le centre d'attention de toute la famille, malgré la pression de la réussite scolaire : aller à des cours supplémentaires pour gagner la compétition des maths ou pour maîtriser plusieurs langues... mais c’est bien, non? Je préfère être aimé sous pression plutôt qu’être laissé de côté!

Damien[30], 15 ans, deuxième enfant d'une fratrie de quatre, est arrivé à Paris en 2009. Il est suivi au CMP pour « problèmes relationnels » [terme utilisé par son médecin référent].

Plusieurs enquêtés me confient, les larmes aux yeux, des informations sur leur propre vécu, notamment sur leur enfance en Chine, sans leurs parents. Cette carence affective, qu'ils n'arrivent pas à comprendre, les fait souffrir.

Si mes parents ont pu me laisser à l'autre bout du monde sans savoir s’ils reviendraient un jour me voir, qu’est-ce que je suis pour eux? Ma vie avait-elle un sens pour eux? Qu’est-ce qu’il y a d’important pour mes parents mis à part gagner de l’argent?

Lionel

Certains d’entre eux, conscients des répercussions psychiques de cette séparation, font l’effort d’évoquer ce passé avec leurs parents – pendant leur consultation en psychothérapie, ou dans le cadre privé. Le discours d’Alex, laissé en Chine par ses parents depuis l'âge de dix-huit mois jusqu'à l'âge de sept ans, est révélateur :

C’est un tabou chez moi, personne n’en parle. La seule fois où j’en ai parlé, c’était avec mon père. Si tu veux, on s’apprécie, on peut parler des choses, comme des amis. Je lui ai dit : « Vous m’avez abandonné en Chine. » Il a répondu : « Tous les Wenzhou le font. » Je lui ai demandé : « Si les autres tuent les gens, vous tuez les gens aussi? Si les autres mangent de la merde, vous en mangez aussi? » Il m’a pas répondu, puis j’ai ajouté : « Si j’ai mon enfant un jour, je l’abandonnerai jamais! » Avec ma mère, c’est juste impossible d'en parler avec elle. Ce blocage, je le vis très mal, je ne me sens pas aimé par mes parents, ils m’ont jamais fait des bisous, jamais fait de caresses, jamais consolé, ni encouragé! jamais, jamais, jamais! [Les larmes aux yeux, et croisant les bras.]  En général, je suis très affectueux, avec les autres, à l’extérieur, mais chez moi, j’ai l’impression qu’il y a de la glace entre nous, elle ne fond jamais… Je ne sais pas comment faire, j’ai envie de proposer à ma mère d’aller voir un psy, ou à nous deux d’y aller ensemble! Mais j’arrive pas à ouvrir la bouche[31]. Du coup, je ne peux que faire mon propre travail, le mien, couper ce lien tortueux avec ma famille, je dis tortueux, parce que d’une part, je suis attaché à eux, que j’ai vingt-cinq ans et que j’habite encore et toujours chez mes parents; et d’autre part, parce que je sais qu’il y a quelque chose qui ne va pas, ce sont des émotions masquées, mélangées à de la haine, à des rancoeurs, je ne sais pas comment leur pardonner, je ne sais pas, je suis perdu... Selon mon oncle, quand ma mère faisait de la couture au tout début de son arrivée, elle pleurait tous les jours au travail en sortant ma photo de sa poche. Je ne sais pas quoi en penser. Je ne sais même pas si j’y crois.

Conscient de la nécessité de « couper ce lien tortueux avec la famille », Alex pense à partir en Chine : acheteur dans une entreprise internationale en automobile, il a accepté une promotion au sein de son entreprise, et cette mission de deux ans devait commencer un mois après notre dernier entretien (mi-janvier 2013) à Canton en Chine.

Pour couper ce… euh, je dirais le cordon ombilical, je pense que mon départ pour la Chine serait une très bonne idée… Il me faut ouvrir mon propre horizon de réussite, pour me détacher de celui de mes parents, de ma famille, qui me paraît très restreint, pour réaliser toutes mes ambitions! Mais ma mère, elle a tout fait pour me persuader de rester. Elle me propose plein de pistes de boulot ici à Paris, pour que je reste, alors que moi, je lui montre tous les désavantages de ces pistes. Ça m’énerve. Tu vois, notre mode de communication, c’est juste pas possible de parler directement des affections et des émotions, ça passe toujours par les projets, la réussite, les raisonnements, même si je sais très bien que ma mère fait tout ça parce qu’elle ne veut pas que je parte. Elle ne dit jamais que je lui manquerai, mais elle essaie d’atteindre son objectif en disant que tout ce que je fais n’a aucune chance de réussir. Bref, elle n’a aucune légitimité pour me dire « Non, tu pars pas! », parce qu’elle est partie elle-même quand j'avais dix-huit mois. Ce sera la deuxième coupure du cordon ombilical, la première fois, c’est elle qui est partie à l’étranger [en France]; cette fois-ci, c’est moi qui pars, également à l'étranger [en Chine]!

J'observe chez Alex une ambivalence à l’égard de sa famille : d’un côté, il ne peut pas se détacher de son héritage, il assure la continuité des obligations familiales à rebours notamment culturelles et économiques; de l’autre, il cherche à ouvrir pour lui le champ des possibles afin de prendre de la distance vis-à-vis de sa famille. Partir loin, partir à son tour en Chine, après le départ de sa mère quand il était bébé, ce serait aux yeux d’Alex un remède pour réparer une relation intergénérationnelle « tortueuse ». En suivant sa logique, la modalité d’être immigré après l’immigration de ses parents « non qualifiés » lui paraît très « restreinte » pour réaliser toutes ses ambitions en raison des obligations familiales à rebours décrites supra, par exemple le choix des études supérieures conditionné par l'énergie consacrée au commerce familial pour aider ses parents. Ainsi, pour changer de modèle, pour couper ce « cordon ombilical », il faut une deuxième expérience de migration, portée par l’intérêt propre d’Alex : c'est-à-dire que si, cette fois-ci, il émigre, ce n’est plus dans le contexte d’un regroupement familial, mais motivé par sa propre carrière, qui lui permettra l’ouverture de nouvelles possibilités.

Afin de mettre leur famille à distance, ces jeunes se rapprochent du « monde extérieur » : institutions de santé, école, travail, cercles d’amis, etc. Certes, ce processus ne se fait jamais de manière facile. Étant enfants de migrants, ils rencontrent parfois des difficultés de sociabilité, souvent accentuées par leur origine ethnique[32]. Confrontés à un dilemme qui oppose la famille dont ils souhaitent se détacher à la société d’accueil dans laquelle ils affrontent des préjugés ethniques, certains se rassemblent et se mobilisent en vue d’une obligation familiale à rebours comprise dans un sens plus large : il s'agit, à travers des revendications citoyennes, d'apporter des avantages variés à la génération ascendante du groupe « Chinois à Paris », au-delà de leurs propres parents. Les enfants ont ainsi le sentiment de s'acquitter d’un devoir familial et social. L’obligation devient alors une démarche positive de « don » envers un groupe social et de valorisation pour eux-mêmes d’une identité « déviante » à l’avis des parents. Je m'intéresserai maintenant à la création de l’Association Y, ainsi qu'au rôle joué par Alex dans cette entreprise. Cela rejoint ce que note Sayad sur l'immigration : exister dans une société d'accueil, c'est tout d'abord exister politiquement (Sayad, 2006[33]).

3.2 Savoir justifier la « déviance » : le cas d'Alex et son association Y

L’Association Y, fondée en 2009 par de jeunes citoyens français d’origine chinoise, a pour finalité de « promouvoir l’intégration, la cohésion sociale et la croissance économique française ». Sur sa page Facebook, la rubrique du parcours scolaire indique : diplômée à l’Université École de la République[34]. Alex est l’un des fondateurs de cette association qu'il a conçue pour répondre à un double objectif. Elle a tout d'abord pour finalité sa réussite sociale personnelle.

L’Association Y, c’est mon bébé! [Sourires] Quand on a eu l’idée de la créer, c’était dans l’intention de faire se rencontrer ceux qui possèdent du capital économique, culturel et social, de rassembler toutes les ressources permettant de réussir! Comme il y a trop de gens ayant le même profil que moi, si je veux réussir, faut que je trouve d’autres moyens! J’y ai réalisé certaines ambitions politiques, j’ai grandi avec mon association, j’ai appris à construire une équipe avec d’autres leaders, à organiser mon propre pôle [pôle recherche], à faire des réseaux et à organiser des réunions. Je me suis aussi valorisé au travail devant mon patron à travers ce que j’ai fait dans l’association. Lors de notre fête de lune 2012, en coopération avec quelques autres associations, j’ai invité mon patron à découvrir les traditions chinoises, mais également, dans l’intention de lui montrer ce que je fais à l’extérieur du boulot, de lui faire connaître mes facultés d’organisation, etc. Cela m’a évidemment permis de lui donner une bonne image de moi : c’est pourquoi il m’a accordé un poste si important en Chine. [Rires]

S'ouvrir des possibilités de réussite personnelle représente le premier objectif pour Alex dans la création de l'Association Y, et ce, à travers les actions suivantes : « rassembler les jeunes ayant différents capitaux », « apprendre à devenir leader », « mettre les connaissances de gestion en pratique », « se valoriser devant son patron », etc. Regardons le second volet de son ambition.

Bon bah, en même temps, ce n’est pas seulement pour mes propres intérêts, par exemple les deux manifs à Belleville[35], j’étais un des organisateurs principaux, si tu veux, faire quelque chose pour tous les Chinois à Paris, cela va plaire à mes parents, à ma famille, à ma communauté… Cela les calme un peu, car j’suis déviant[36] à leurs yeux, je te dis pourquoi : j’ai fait bac+5. J’en suis fier, mais, c’est mal vu dans ma famille, dans la communauté [des Wenzhou]. Mes parents trouvaient que j’allais trop loin pour leurs attentes... Bah, leurs attentes, c’est que je sache parler français, calculer, avoir un bon contact avec les compatriotes wenzhou [d’autres commerçants], et épouser une Wenzhou, dont la famille est aisée et réputée au sein de notre communauté. Toutes ces attentes, surtout celle du mariage, je vais jamais le faire; être héritier de leur business, pas pour l’instant non plus. Maintenant ils ont compris, mais à l’époque ça n’allait pas du tout... Maintenant, tu comprends pourquoi j’ai participé à ce projet d’association, parce que cela justifie ma valeur vis-à-vis des Wenzhou. Je contribue à la communauté avec mes connaissances, mes savoirs, mes capitaux, pas de leur manière, mais de la mienne.

Créer une association apportant des avantages à sa communauté wenzhou, et notamment au sous-groupe des commerçants dont ses parents font partie, devient pour Alex une manière de « légitimer sa déviance ». Ce qu’Alex appelle la « déviance » correspond en réalité à sa volonté de connaître une ascension sociale dans le « monde extérieur » avec l’atout du capital culturel ou de la réussite scolaire. Pour ce faire, il lui faut prendre de la distance par rapport à sa famille et à sa communauté, y compris se décharger du rôle de pourvoyeur d'obligations à rebours qu'il exerce au sein de sa famille nucléaire. La suite de cet extrait d'entretien le montre bien :

Quand j’étais ado, je croyais que j’allais passer toute ma vie comme tous mes potes, trouver quelqu’un qui plaît à mes parents, puis me marier, et après, passer tout mon temps à s'occuper de la boutique... Un peu plus tard, quand je suis arrivé à bien parler français, je me suis fait des amis à l’école, avec des Français, j’ai vu d’autres possibilités, qui me disaient mieux. En même temps, j’avais peur, très peur de vexer mes parents et de les désespérer, j'osais pas dire : « J’en ai marre de vous aider dans la boutique, parce que j'avais d'autres envies dans ma vie. »[...] Jusqu’au moment où j’ai eu mon diplôme [de Master 2 en gestion et économie], je n’ai plus peur, parce que je suis sûr de ma capacité à quitter [le monde des commerçants wenzhou] et à vivre bien ailleurs sans y retourner, mais en même temps je vais pas le faire, donc c’est pas une trahison.

Je remarque chez Alex le besoin d’être considéré comme un « déviant légitimé ». « Déviant » selon ses parents lorsqu'il devient moins enthousiaste à assurer les obligations familiales à rebours pourtant « dues », selon les parents. « Légitimé » pour être reconnu au sein de la « communauté » comme quelqu'un de différent, mais qui soit néanmoins « utile et brillant ». De la même manière, il porte en lui une envie de rompre avec son milieu d'origine, mais de ne jamais trahir sa famille. À partir de ces observations, je ne peux que souscrire au constat de « dispositions hétérogènes, plurielles, voire contradictoires » (Lahire, 1998a). C'est-à-dire que, chez Alex, l’activation et la manifestation de certaines dispositions en particulier sont fonction de la situation : cela dépend non seulement du cycle de vie d'Alex et des capitaux qu'il détient, mais également de son interlocuteur – ses parents, membres de la famille élargie, connaissances et interconnaissances en « communauté », ou encore, moi (une enquêtrice en dehors de ses réseaux usuels, mais avec qui il partage une origine ethnique).

3.3 Être pris en charge en psychiatrie pour se décharger : le cas de David

Portons nos regards sur une autre forme de stratégie particulièrement liée au parcours de soin psychiatrique, par lequel les jeunes en question tentent d’échapper aux responsabilités des obligations familiales à rebours au sein de la famille. Ce point a été brièvement abordé dans le cas de Julie. Je l'examine plus en détail avec le cas de David.

David, quinze ans, aîné d’une fratrie de deux enfants, vit la monoparentalité depuis l’âge de cinq ans avec sa mère et sa soeur dans un appartement loué dans le 19e arrondissement. Tous deux venus en France dans les années 1990, ses parents ont été régularisés et possèdent une carte de résidence de dix ans. Son père, propriétaire d’une boucherie dans le 20e arrondissement, s’est remarié à une Chinoise avec qui il a eu deux enfants. Cela fait plus de deux ans, selon David et sa mère, qu'ils n'ont eu aucune nouvelle de lui : ni échange téléphonique ni réception de pension pour élever des enfants. La mère de David, quant à elle, est couturière dans un atelier du 10e arrondissement. Le psychiatre de David observe chez lui une importante instabilité psychologique. Dans une optique médicale, ces « troubles mentaux » peuvent être atténués par le recours à des médicaments et à des psychothérapies.

Chez moi, c’est une maison de punaise... Tu connais ce mot? Je sais pas comment t’expliquer, mais c’est mon impression quoi! J’ai jamais eu un moment d’intimité [à la maison]... Depuis un an, j’ai pas de chambre et je dors dans le salon. Pour survivre, ma mère sous-loue une chambre à un couple d’étudiants, puis elle et ma soeur sont dans une autre chambre… Tout moment où je reste chez moi, je me dis sans arrêt dans ma tête : « Merde! », « Putain! », je suis jamais cool dans ma tête, y a tellement de choses à gérer suite aux demandes de ma mère, qui parle tellement mal français, ça m’énerve! De plus, avec ma soeur, on se dispute tout le temps quoi! Par contre, à l’internat [un centre de soin psychiatrique offrant l'hospitalisation fermée], j’ai une chambre, je peux rester tout seul, je vis pas pour l’autre, je vis pas en présence de l’autre. La chambre, on ne peut pas fermer à clé, mais bon, c’est déjà bien [...]. Pendant mon séjour à l’internat, en fait j’ai beaucoup réfléchi, j’ai compris pourquoi j’y arrivais pas à l’école… car j’avais passé trop de nuits blanches... Avant, pour moi, c’était comme ça, beaucoup de problèmes de sommeil, sinon je pourrais bien me scolariser... J’attends mon brevet et je fais vraiment des efforts! [Prendre des médicaments] Ça sert à rien... Franchement, je sens rien du tout comme effet. J’en prends, comme je viens voir le Dr Duffet, c’est un effet psychologique. Bah, depuis trois ans, j’ai tellement dérangé ces gens-là [des professionnels de santé]. Je veux que ça s’arrête. [...] Quand je parle d’effet psychologique, c’est-à-dire avoir quelque part à aller, genre un abri, pour partir de loin de ma famille, tu vois? Quand j’ai commencé [sa première fugue], c’était quasiment pour la même chose quoi, parce que chez moi, bon, si j’utilisais encore le terme « chez moi »... c’est pas chez moi, y a pas le sens de « famille » qui existe... Mes parents se disputaient, mon père a quitté la maison, après il s’est marié à quelqu’un, puis j’ai eu d’autres frères et soeurs. Là où habite ma mère, y a pas ma place non plus. Ma soeur occupe tout, l’espace, l’attention, etc. Comme elle est chiante et capricieuse! Ma mère s’en fout de moi, elle m’énerve et elle me comprend jamais. Bon, je me suis dit : « Une fugue, pourquoi pas? En tout cas, tu n’as rien à perdre quoi. » Chercher ailleurs n’est pas forcément con, non? Comme maintenant, rester à l’internat me plaît.

David[37]

David interprète d’abord ses diverses hospitalisations en psychiatrie comme une stratégie pour quitter sa famille, puis comme une démarche pour rattraper ses mauvaises notes en envisageant une réussite au bac. Quant aux soins psychiatriques – prendre des médicaments, voir régulièrement son psychiatre –, ils revêtent uniquement à ses yeux un sens symbolique.

Parallèlement, plusieurs entretiens avec le psychiatre de David, le Dr Duffet, m’ont éclairée sur son traitement :

David est un enfant qui a envie d’une ascension sociale, de manière un peu démesurée je dirais, quand même, ce n’est pas facile du tout d’entrer dans le lycée Sophie-Germain [l’objectif de David]... Je sais que la situation de sa famille est compliquée. Et toutes les difficultés issues de cela ne peuvent pas être résolues par nous, les médecins, ce n’est pas notre rôle. Ce que nous pouvons faire, c’est lui offrir un accompagnement, un support de cadre de vie si besoin, en plus des médicaments.

La première entrée en psychiatrie de David s'est effectuée de force, avec l'intervention des policiers. En revanche, David a manifesté au cours de ses nombreuses hospitalisations un rapprochement volontaire vers la psychiatrie au travers d'expressions comme « l'internat me plaît », « j'y suis tranquille », etc. L'internat psychiatrique devient dès lors un lieu de « confort » par rapport à la maison et un lieu où il peut rattraper son retard scolaire et découvrir la réussite scolaire[38] – la voie la plus classique pour parvenir à une ascension sociale qui lui semblait jusqu’alors impossible. Cette idée s’est élaborée au fur et à mesure de la prise en charge, qui représente matériellement et symboliquement le détachement par rapport à sa famille d’origine, dans laquelle David rencontre constamment les contraintes induites par les demandes d'obligations familiales à rebours. Pendant son séjour en internat, une mise à distance intervient, tout d'abord de manière objective : la mère de David travaille beaucoup pour gagner la vie, quant à son père, il est « constamment absent » [selon les termes de David]. Ainsi, ni l'un ni l'autre ne peut venir le voir à l’internat psychiatrique, situé à 50 km de Paris. Cela renvoie aux recherches de Potin :  la gestion de l’éloignement et du maintien du lien parent/enfant, dit-il, est en fonction des ressources économiques et sociales dont disposent les parents (Potin, 2011). Ensuite, cette mise à distance permet à David de couper subjectivement le lien avec sa mère, et d’échapper ainsi à ses obligations familiales. En étudiant le processus de prise en charge psychiatrique chez David, je souligne que ce parcours de soin ne peut être appréhendé qu'à travers les interactions – comprenant hésitations, résistances et négociations – de tous les acteurs en question : parents, enfant, professionnels de santé, etc.

Dans cette partie, j'ai mis en évidence les effets des attentes des parents en termes d'obligations familiales à rebours : les jeunes sur qui j’ai pu enquêter manifestent, d’une part, une souffrance de ne pas avoir reçu de leurs parents une transmission descendante aussi matérielle qu’affective; et, d'autre part, ils élaborent chacun à leur manière des stratégies pour se dégager de leurs obligations familiales. Ces actions rejoignent souvent leur volonté d’ouvrir le champ des possibles au-delà de leur milieu d’origine.

4. Conclusion

Dans cet article, en considérant le processus de l'émigration-immigration en deux temps, ici de la Chine vers la France, j'ai analysé tout d'abord les formes et les logiques sous-jacentes aux « obligations familiales à rebours » dans les relations intergénérationnelles. J'ai pu déceler trois sortes de ressources transmises par l’enfant, qui était souvent l'aîné dans sa fratrie[39], à ses parents : le capital culturel, le capital économique et la ressource administrative. Une telle distinction m'a permis de mieux saisir les logiques du phénomène. Néanmoins, comme l’ont montré les cas étudiés, ces trois formes d'obligations familiales à rebours sont souvent imbriquées l’une dans l’autre.

Ensuite, je me suis focalisée sur les réactions de ces jeunes à l'égard des demandes de leurs parents, sur leurs propres réflexions et sur les diverses stratégies mises en oeuvre afin de contourner l'exécution des obligations familiales à rebours. Tentant d’ouvrir un nouvel espace des possibles dans la société d'accueil et voulant s'éloigner de leur milieu d'origine – famille et « communauté » –, ils ajustent leurs obligations familiales à rebours en mobilisant les ressources des institutions françaises, telles que l’école, le travail, l'association, ou encore, la psychiatrie.

Par conséquent, à travers ces obligations familiales à rebours, je constate non seulement les différents états de relation intergénérationnelle en migration transnationale, mais également, du point de vue individuel, la double dimension des dispositions chez les jeunes concernés : objectivement structurées par la position sociale de leur famille; et subjectivement structurantes, qui évoluent en même temps que leur volonté d’ascension sociale dans le « monde extérieur » par rapport à leur famille et à leur « communauté ».