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En France, le silence qui a longtemps entouré les violences conjugales est rompu par l’enquête ENVEFF (Jaspard etal., 2003), la première à permettre de mesurer l’ampleur du phénomène : selon ce rapport, une femme sur dix est victime de violences conjugales[1]. Longtemps renvoyées à un problème interindividuel, strictement privé, les violences conjugales font dès lors l’objet d’une action des pouvoirs publics. Le premier Plan global de lutte contre les violences faites aux femmes[2], en 2004, puis la loi du 4 avril 2006 marque des avancées en termes de reconnaissance, de prévention et de répression des violences conjugales. La question des enfants exposés aux violences conjugales tend cependant à demeurer inaperçue. Le constat d’une absence de liens entre violences conjugales et protection de l’enfant dans le champ des politiques publiques est également une réalité dans le champ de la recherche. En 2007, une revue critique de la littérature interrogeant l’impact de la violence conjugale sur les enfants fait état de l’absence, ou du moins de l’invisibilité, de cette question dans les travaux d’équipes françaises. La recherche en ce domaine est essentiellement américaine et canadienne (Ovaere etal., 2007). En 2011, ce constat demeure d’actualité (Savard et Zaouche-Gaudron, 2011).

Il faut attendre le second Plan global triennal de lutte contre les violences faites aux femmes (2008-2010[3]) incluant un axe intitulé « Protéger les femmes et leurs enfants en tous points du territoire » pour que les pouvoirs publics prennent en compte l’impact des violences conjugales sur les enfants. Ce plan reprend les recommandations du rapport publié en 2008 par le Service du droit des femmes et de l’égalité et l’Observatoire national de l’enfance en danger. Parmi les actions préconisées, on souligne la nécessité de « mieux sensibiliser et coordonner l’action des différents acteurs concernés par la problématique des enfants exposés aux violences conjugales […] ». « Mieux sensibiliser », c'est-à-dire former et informer, « coordonner », c'est-à-dire favoriser une action croisée et partenariale entre l’ensemble des acteurs concernés.

C’est dans ce contexte que nous avons mené, de 2007 à 2009, une recherche interrogeant le traitement social de la question de l’enfant dans les situations de violences conjugales. L’étude a été réalisée à une échelle départementale avec l’appui de l’Observatoire national de l’enfance en danger (ONED) et du Conseil général du Finistère (Gautier etal., 2010). Il s’agissait de comprendre les conditions de mise en oeuvre mais aussi les freins à cette action coordonnée, en identifiant les manières dont s’articulent les questions de l’enfant et des violences conjugales pour l’ensemble des acteurs concernés dans les champs des violences conjugales et de la protection de l’enfance. En d’autres termes : comment l’ensemble des intervenants concernés parviennent-ils à prendre en compte et à concilier les intérêts et les droits des enfants, d’une part, et ceux des adultes, d’autre part?

Nous nous attachons ici à la place faite à l’enfant par les différents intervenants dans les situations de violences conjugales et aux critères qui justifient, dans ce contexte, une intervention au titre de la protection de l’enfant. Partant des logiques qui caractérisent a priori les modalités d’action associées aux champs de compétences de chacun, nous verrons que des figures de l’enfant sont mobilisées par les acteurs. Ces figures découlent de ces logiques d’action comme elles peuvent les orienter. Nous proposons également de considérer les risques perçus pour l’enfant par les différents acteurs.

1. Contexte de l’étude : penser et poser la question de l’enfant dans les violences conjugales, l’impératif d’un décloisonnement

Dans le champ des violences conjugales, des préconisations sont diffusées aux professionnels susceptibles d’accueillir et d’aider les victimes afin qu’une attention particulière soit portée à la situation des enfants (Ministère du Travail, des Relations Sociales et de la Solidarité, 2008). S’agissant du rôle des intervenants sociaux dans l’accueil et l’aide aux victimes, il est recommandé de se préoccuper des impacts des violences au sein du couple sur les enfants et d’en parler avec le parent victime ou auteur des violences. La prise en compte de la situation des enfants passe par un rappel du droit des enfants à avoir des contacts avec leurs deux parents, une évaluation de la situation (violence directement exercée sur l’enfant, risques pour son bien-être, sa sécurité, sa moralité, sa santé ou son développement) dont les parents sont informés, et enfin un signalement à la justice si nécessaire. Pour les professionnels de santé, il est recommandé de dépister chez les enfants témoins la présence de troubles somatiques et psychologiques. Enfin, dans le cadre de leur intervention à la suite de faits de violence, les policiers et gendarmes ont pour rôle d’assurer la sécurité de la victime et de ses enfants. De plus, lors de l’accueil des victimes par les CIDFF (Centres d’information sur les droits des femmes et des familles) ou de l’intervention des services de police ou de gendarmerie suite à des violences conjugales, des formulaires, des questionnaires ou encore des fiches de signalement de violences intrafamiliales sont remplis qui intègrent des informations sur la présence d’enfants[4].

Le traitement social de la question de l’enfant dans les violences conjugales s’inscrit alors à l’articulation de la prévention et de la protection. Reste, pour les divers intervenants, la question de l’évaluation des incidences du contexte de violence pour l’enfant. À partir de quels symptômes est-il jugé nécessaire d’intervenir au titre de sa protection? À partir de quels éléments les adultes sont-ils jugés inaptes à assurer la protection de l’enfant?

Dans le champ de la protection de l’enfance, jusqu’en 2006, l’ODAS (Observatoire national de l’action sociale décentralisée) distingue parmi les facteurs constitutifs d’un risque, le « conflit de couple » et les « séparations, divorces conflictuels » (ODAS, 2000). Il n’est donc pas fait mention de violences conjugales. Ce facteur de risque apparaît à part entière en 2006 alors que les « conflits de couple et de séparation » se recoupent pour leur part dans une seule modalité de classement des risques pour l’enfant. Cette même année, parmi les facteurs à l’origine des signalements[5], les « violences conjugales » se situent au même rang que les « problèmes psycho pathologiques de parents » ou la « dépendance à l’alcool ou à la drogue »; 11 % des enfants signalés sont concernés par cette problématique (ODAS, 2007).

Notons que les facteurs retenus par l’ODAS ne semblent pas avoir toujours coïncidé avec les classifications en usage aux conseils généraux[6]. Au Conseil général du Finistère, parmi les facteurs retenus lors des recueils d’information, « conflits de couple » et « violences conjugales » constituaient de 2004 à 2008 une seule et même catégorie[7]. Ce regroupement en une seule rubrique laisse entrevoir un risque d’assimilation de deux problématiques conjugales pourtant distinctes. En effet, si l’exposition à l’une et l’autre situation peut susciter des troubles émotionnels et comportementaux de mêmes types chez l’enfant (Lacharité et Xavier, 2009), le mode relationnel dont il peut ainsi faire l’apprentissage diffère selon qu’il s’agit de conflit de couple ou de violences conjugales (Hirigoyen, 2005; Jaspard, 2005). Le conflit témoigne de l’expression d’un désaccord ayant une origine donnée et est inhérent à la dynamique relationnelle. Bien qu’il puisse mener à des épisodes de violence, le conflit se caractérise par la réciprocité; en revanche, la violence conjugale s’inscrit dans une relation asymétrique. Dans les violences conjugales, l’un des conjoints manifeste sa volonté d’emprise, de domination, de contrôle par des moyens de différents ordres. L’un est l’auteur des violences, l’autre les subit. Dans l’accompagnement de l’enfant et de la famille, relatif aux conditions participant à la situation de danger pour l’enfant, à assimiler l’une et l’autre situation, ne risque-t-on pas de travailler sur les responsabilités symétriques des parents quand la situation peut se caractériser par des responsabilités asymétriques des conjoints?

2. Méthode : une étude à l’échelle départementale

La recherche visait la compréhension des conditions favorisant ou constituant un frein à l’action coordonnée plutôt qu’une évaluation des pratiques en forme de bilan. Néanmoins, le fait que le département du Finistère compte parmi ceux dans lesquels l’élaboration d’un protocole d’action contre les violences envers les femmes est alors engagée entre services de l’État, Département et associations, a constitué un élément non négligeable du point de vue de la recherche. En effet, nous pouvons supposer ce contexte favorable à une évaluation des conditions de mise en oeuvre d’une logique d’action coordonnée chez les acteurs de terrain.

La première phase de la recherche s’est centrée sur un acteur central des politiques visant l’articulation des deux champs (protection de l’enfance et violences conjugales) et ayant lui-même cette double compétence : le Conseil général[8]. Les dispositifs et les procédures appliqués par le Conseil général dans le cadre de sa mission de protection de l’enfance permettent d’accéder à des données dont l’examen a constitué une phase exploratoire de l’analyse des pratiques, et notamment des croisements opérés entre l’un et l’autre champ. Cette première étape de la recherche a donc consisté en l’examen de dossiers sociaux (284 au total, sur la période 2004/2007[9]), partant de l’existence d’un recueil d’information préoccupante (IP) contenant la problématique « conflits de couple, violences conjugales »[10]. L’objectif est de repérer les modes de traitement des situations pour lesquelles sont soupçonnées ou identifiées des violences conjugales ou conflits de couple, et les critères qui peuvent faire varier le traitement. À partir des écrits professionnels en protection de l’enfance que constituent les rapports sociaux, nous avons observé la prise en considération des violences conjugales et des éventuelles décisions d’accompagnement ou de prises en charge des acteurs familiaux.

La seconde phase de la recherche, qualitative, s’appuie sur la réalisation d’entretiens semi-directifs. Nous avons sollicité, au sein des différentes institutions publiques et structures associatives se situant dans le champ des violences conjugales et/ou de la protection de l’enfance, un ensemble d’acteurs occupant des fonctions d’encadrement, mais aussi des postes au plus proche du « terrain ». Deux grandes catégories de structures sont représentées : celles qui relèvent de l’action publique dans le domaine social, de la santé, de la justice et de la sécurité et celles qui relèvent de l’action associative (dont certaines sont mandatées par la justice ou le département). Si la plupart des acteurs enquêtés ont été identifiés a priori, pour d’autres les contacts ont été pris suite aux témoignages de professionnels faisant état de partenariats propres à un territoire. Au total, 55 entretiens semi-directifs ont été réalisés avec des professionnels et des bénévoles des deux champs. Ces entretiens, qui interrogent les pratiques des acteurs à partir de situations concrètes, permettent également d’approcher les représentations des violences conjugales, des rôles parentaux et de la place de l’enfant qui orientent leur action. Ainsi, une analyse thématique de ces entretiens a permis la compréhension des conditions de mise en oeuvre d’une action coordonnée.

3. Figures de l’enfant exposé aux violences conjugales

Quel que soit le champ de compétence prioritaire, celui des violences conjugales ou celui de la protection de l’enfance, deux logiques d’action peuvent se distinguer : d’un côté, l’accompagnement; de l’autre, l’intervention. La première est basée sur le volontariat et sur la nécessité d’obtenir l’adhésion des acteurs familiaux. Elle prend la forme d’un accompagnement dont l’objectif est la construction autonome de son projet par l’individu. La seconde est une intervention basée sur des faits et ne nécessite pas d’obtenir l’adhésion des parties. Elle s’inscrit dans une logique de contrôle social imposant sa définition de la situation (Astier, 2009). Ces logiques d’action sont certes définies par le champ de compétence de l’institution. Cependant, certaines conditions de révélation de la situation de violences conjugales peuvent favoriser un mode de traitement spécifique, qui peut donc varier au sein d’une même institution. Sur un temps de crise, la logique d’action s’inscrit plutôt dans l’intervention tandis qu’en d’autres moments et conditions de révélation de la situation, il s’agit d’accompagner les démarches engagées, de responsabiliser les individus et de les inscrire dans un projet à long terme. Lorsque les violences conjugales sont facilement identifiées par les professionnels compétents et que les enjeux sont d’une part de sécuriser et/ou de soigner une victime, et d’autre part de sanctionner un auteur, le traitement s’inscrit dans une logique d’intervention où les règles s’imposent de l’extérieur à la situation qui a été donnée à voir à un « moment de crise ». Lorsque la problématique est latente plutôt qu’apparente, les violences sont peu visibles, parce qu’elles relèvent d’un registre où la preuve est plus difficile à amener, et parce qu’elles ne sont plus forcément présentes bien qu’elles continuent à avoir des incidences sur la situation familiale. Elles ne constituent pas des « situations de crise », mais s’apparentent plutôt à un quotidien ordinaire; dès lors le traitement se situe dans une logique d’accompagnement. Il s’agit d’accompagner dans le temps des personnes et essayer de trouver en/avec elles des moyens pour rompre avec cette situation. Dans ces deux logiques d’action émergent différentes figures de l’enfant : enfant symptôme, enfant repère ou encore enfant trait d’union. Ces figures renvoient à la place faite à l’enfant et peuvent varier au cours du temps et selon les logiques d’action des professionnels des deux champs.

3.1. L’enfant symptôme

Une première figure peut être repérée : l’enfant symptôme. L’enfant est porteur de symptômes qui incitent à la mise en place d’un accompagnement ou déclenchent une intervention en son nom. Dans ces deux situations, l’action concerne prioritairement l’enfant et se combine ou non à une action visant les violences conjugales.

Dans le premier cas, l’un des parents peut être à l’origine d’une demande de prise en charge de l’enfant. Manière parfois de révéler sans l’exposer directement une situation de violences conjugales dont le parent mesure les impacts sur l’enfant.

Alors, souvent, les familles viennent avec un symptôme, on va dire « un enfant qui va mal », qui a des troubles du comportement, échec scolaire, anorexie, peu importe, ils ont un symptôme, ils viennent. Alors, souvent, on leur dit : « On aimerait bien vous voir tous ensemble », parce qu’on veut décentrer le symptôme. Le but, c’est de décentrer le symptôme, c’est ce qu’on appelle l’enfant désigné ou le patient désigné.

Psychologue thérapie familiale – Centre hospitalier

L’identification de ces symptômes (problèmes psychologiques, déscolarisation, etc.), repérés par les parents ou un professionnel, donne lieu à une action visant l’enfant et la famille. Les démarches ainsi engagées peuvent contribuer à révéler la situation de violences conjugales. Dans ce type de situation, la figure d’enfant symptôme (mobilisée par les différents acteurs) impulse une logique d’accompagnement, où familles et professionnels tentent de trouver ensemble des ressources et leviers pour conjurer le problème identifié.

En revanche, lorsque les symptômes, jugés plus inquiétants par les professionnels, témoignent selon eux d’une mise en danger de l’enfant, l’action tend à prendre la forme d’une intervention visant à le protéger. Il en est ainsi en cas de violences physiques exercées contre l’enfant. En témoignent les propos d’un gendarme, référent violences intrafamiliales dans son unité :

[ce qui est pris en compte], c’est de frapper les enfants. Si l’enfant a assisté à la violence, voilà, ça va être dit, les enfants ont assisté à ça. […] c’est pour ça que je vous dis qu’il y a un gros progrès à faire.

Gendarme, référent violences intrafamiliales

Lorsque l’enfant s’avère être physiquement affecté par les violences exercées au sein de la sphère familiale, les violences conjugales peuvent pour les professionnels constituer un contexte sur lequel il est important d’agir.

Il peut y avoir une triangulation par les enfants. Le couple au lieu de se foutre sur la figure ensemble, ben, transite par un enfant...

Psychologue thérapie familiale – Centre hospitalier

Mais ce contexte peut aussi renvoyer à une problématique conjugale pour laquelle le professionnel se sent incompétent ou estime n’avoir aucune légitimité à agir.

Là, j'ai eu encore, dernièrement, une histoire de violences conjugales. Heureusement, là, c'est le mari qui est parti. […] Donc, cette femme qui m'avait vu avant en me disant « Il va se passer quelque chose, il y aura des problèmes », elle envisageait un départ. Moi, je ne savais pas quoi lui proposer avec une situation comme ça : quatre enfants, vous vous rendez compte? Et elle, avec les problèmes financiers, les problèmes matériels que ça pose, enfin c'était épouvantable quoi

Assistant social – Conseil général

3.2. L’enfant repère

L’enfant repère renvoie à la figure d’un enfant qui permet aux adultes de raccrocher à une vie sociale ordinaire. Il est un repère du point de vue des responsabilités qui incombent aux parents et il est un moyen d’action, un levier pour les professionnels quand les adultes ne sont pas aptes à mener quoi que ce soit pour l’enfant et pour eux-mêmes.

Par contre, ce que je dis quand même à ces femmes : « Faites cette démarche, si vous ne la faites pas pour vous, faites-la pour vos enfants. » Je rappelle que, eux aussi, ils sont demandeurs d’un règlement de la situation.

Bénévole – Association de lutte contre les violences conjugales

L’enfant repère permet aux professionnels d’approcher la situation familiale autrement que par le discours tenu par chacun des conjoints (victime ou auteur). Le regard de l’enfant sur le couple parental (et le discours qu’il a élaboré durant un entretien) permet au professionnel de prendre la mesure de la situation et de se saisir de cette parole comme d’un témoin pour faire prendre conscience aux adultes de la situation vécue et de ses conséquences sur les enfants.

 […] Vu un petit peu aussi la position de déni de la maman, de banalisation, pour ne pas mettre non plus les enfants en difficultés, je leur ai dit : « Qu’est-ce qu’on peut dire à maman? » « À papa, vous n’en parlez pas. Vous ne dites pas ce qu’on a dit parce qu’on a peur, mais à maman on veut bien. » Donc, j’ai proposé à cette maman-là, tout de suite après l’entretien, de la recevoir avec les enfants. Et on a redit les choses tranquillement. Et c’est vrai que la maman était très surprise. Elle disait : « Ah, je ne pensais pas. Je ne pensais pas qu’ils s’étaient rendu compte de tout ça, qu’ils avaient eu aussi peur. » Donc, on a essayé de mettre en place… alors, je pense qu’elle a… après cette fois-là, elle a dû… elle a fait allusion au fait de se séparer, de partir. Donc, on a essayé de travailler avec elle.

Assistante sociale – Conseil général

La parole de l’enfant peut ainsi constituer une « prise » sur la situation conjugale, situation à propos de laquelle l’enfant est devenu un interlocuteur[11], notamment dans le cadre du règlement de séparations conjugales conflictuelles (Gavarini, 2006). Dans les situations de violences conjugales, l’écoute de l’enfant n’est pas systématique et paraît très aléatoire dans les pratiques. Certains professionnels estiment que la demande doit venir de l’enfant et qu’il soit considéré comme en âge de discernement pour l’écouter. D’autres en appellent à la singularité de chaque situation pour justifier le fait qu’ils pratiquent ou non un entretien avec l’enfant. D’autres encore convoquent systématiquement des entretiens avec les enfants.

C’est donc plutôt dans la logique d’accompagnement qu’est mobilisée la figure de l’enfant repère en rendant l’enfant acteur du diagnostic sur la situation.

3.3. L’enfant trait d’union

Enfin, la figure de l’enfant trait d’union se pose différemment selon que l’on est face à une situation de violences conjugales présentes ou à une situation de violences conjugales passées. Dans le premier cas, l’enfant peut être investi ou s’attribuer lui-même des responsabilités revenant d’ordinaire aux adultes. Il en vient ainsi à assumer des tâches domestiques, à prendre en charge ses frères et soeurs plus jeunes, à entrer dans un rôle de confident et de médiation entre adultes, s’obligeant à prendre des responsabilités pour la résolution de la situation familiale. Une psychologue, décrivant les symptômes chez les enfants exposés aux violences conjugales, parle « d’enfants trop sages, des enfants qui endossent la responsabilité » (Psychologue – Association de soutien à la parentalité). Cette « parentification » de l’enfant ici évoquée est largement décrite dans les travaux s’attachant aux impacts des violences conjugales sur les enfants (Fortin, 2009). Elle s’accompagne de symptômes repérables par les professionnels – isolement social, anxiété ou dépression – qui, s’ils doivent engager la mise en place d’un accompagnement de l’enfant, nécessitent également un accompagnement de l’adulte victime.

Quand les violences conjugales sont passées, l’enfant trait d’union est celui qui interdit la dissolution du lien entre adultes en les obligeant à demeurer un couple parental. Cette figure de l’enfant est présente chez les professionnels sans qu’ils fassent endosser ce rôle à l’enfant. Elle est mobilisée pour rappeler aux parents, et plus particulièrement aux mères, leur responsabilité quant au maintien des liens entre l’enfant et l’autre parent, par ailleurs conjoint violent. Cette figure mobilisée dans le cadre d’une logique d’accompagnement prenant en charge la problématique des violences conjugales vient rappeler les intérêts de l’enfant. En revanche, elle peut contribuer à nier, ou du moins à mettre en arrière-plan, les intérêts de la femme victime. C’est en effet mésestimer les risques de violences post séparation, accrus en cas de présence d’enfants, que les femmes pour leur part anticipent (Romito, 2011).

3.4. Étude de cas

La situation ici exposée a été reconstituée sur la base des éléments présents dans le dossier social. Elle montre l’aspect dynamique de la mobilisation de ces trois figures. La description des modalités d’évaluation et de traitement de la situation permet en effet de mieux comprendre combien la mobilisation des différentes figures de l’enfant est liée à des temporalités, à des logiques d’action et à des points de vue.

Situation familiale au moment du recueil d’information

Mme  Martin[12], 28 ans, est employée commerciale dans un hypermarché (CDI, 30 h/semaine). M. Martin a 33 ans (pas d’éléments dans le dossier sur sa situation professionnelle). Michel, leur fils, est âgé d’environ 18 mois. Au moment du recueil d’information, la famille partage le même domicile.

Recueil d’information

Parmi les rubriques renseignées par les professionnels dans le recueil d’information, on retrouve trois problématiques : « violences psychologiques », « problèmes psychopathologiques des parents », « conflits de couple ou violences conjugales ». Il est également noté que la police ou la gendarmerie est déjà intervenue au domicile. Les faits sont exposés de la manière suivante :

Mme se présente pour la première fois au service social. Victime de violences conjugales, elle souhaite se séparer de son conjoint. Le couple n'est pas d'accord quant au partage de la garde de leur fils. Il semble que M. ne frappe plus Mme depuis qu'elle a porté plainte en janvier [soit 6 mois avant le présent recueil d’information]. Par contre, il insulte Mme en présence de Michel et dit à son fils : « Ta mère est folle », « elle n'est pas une bonne mère ». Mme s'inquiète du comportement parfois violent de Michel qui « tape sa mère et lui-même ». Mme semble épuisée et s'inquiète des répercussions du contexte familial sur l'équilibre psychologique de son fils. Mme demande de l'aide. Il nous semble opportun d'introduire un tiers afin de vérifier les conditions de vie de Michel et de le préserver du conflit parental, voire familial (famille élargie). Nous avons invité Mme à saisir le JAF.

Recueil d’information, Conseil général

Dans cet écrit, le professionnel rend compte du point de vue de la mère sur la situation. La référence à l’enfant trait d’union intervient lorsqu’elle fait part du rôle de messager tenu par son fils. Ce rôle lui est imposé par le père, qui insulte la mère par son intermédiaire. La figure de l’enfant symptôme est évoquée à travers les violences exercées par l’enfant contre lui-même et sa mère. Celles-ci sont perçues comme les répercussions des violences conjugales auxquelles l’enfant a été exposé.

Première évaluation

Un premier courrier a été adressé au couple, mais une séparation est intervenue entre-temps (une semaine après le recueil d’information). M. Martin, resté au domicile, informe les services que son ex-compagne est accueillie par sa mère et qu’il lui transmet le courrier.

Une visite au domicile de la grand-mère maternelle de l’enfant est mise en place (trois semaines après le RI). Elle est assurée par une puéricultrice de la PMI[13] et une assistante sociale.

Mme nous décrit […] les violences physiques et verbales subies avant et après la naissance de Michel. Celles-ci se sont accentuées à la naissance allant jusqu'à plusieurs fois par jour, en journée et la nuit. Mme a porté plainte […] suite à une dispute qui a entraîné l'intervention de la gendarmerie. Cette plainte a été classée sans suite, faute de preuve. Elle n'a jamais fait faire de constat médical. Elle avait honte, nous dit-elle, de montrer les traces de coups. Et puis, M. a cessé de la battre, mais les insultes et la violence psychologique ont persisté. Il la traitait de « folle, mauvaise mère », « schizophrène ».

Rapport social, un mois après le RI

La première évaluation étaie les éléments du recueil d’information en reprenant les violences subies et les démarches effectuées par la mère. Mme Martin a porté plainte six mois plus tôt pour des violences physiques. Cette démarche n’a pas abouti à des suites judiciaires, mais a modifié le comportement de son compagnon. Les violences conjugales ont changé de forme, passant des violences physiques à des violences psychologiques.

Au vu du traitement proposé et de la reformulation du problème après l’évaluation, cette situation est appréhendée comme étant principalement traversée par la problématique « conflits de couple, violences conjugales ». L’intervention alors proposée s’attache à la fois aux répercussions des violences conjugales sur l’enfant, au conflit autour de la garde de l’enfant et au suivi de la situation de la femme.

Dans l'intérêt de l'enfant, nous avons suggéré aux parents des propositions d'aide :
- une médiation familiale auprès de l’espace famille médiation (service de la CAF) afin de les soutenir et de les accompagner pour communiquer dans la prise en charge de leur enfant;
- un entretien avec Mme S., pédopsychiatre au CDAS de…, de façon à évaluer les éventuelles répercussions psychiques de la violence conjugale sur Michel;
- un nouvel entretien avec Mme Martin pour suivre l'évolution de sa situation de recherche d'un nouveau logement.

Rapport social suite au recueil d’information

La figure de l’enfant repère est ici mobilisée par les professionnels : c’est au nom et dans l’intérêt de l’enfant que l’institution émet différentes propositions visant l’amélioration des relations familiales.

Deuxième évaluation

Comme convenu lors de l’évaluation faisant suite au recueil d’information, une visite au domicile de la grand-mère maternelle a lieu deux mois plus tard : « Elle [la mère] nous informe avoir saisi le juge aux affaires familiales pour fixer les modalités de garde pour Michel avant l'été. À ce jour, la date du jugement n'a pas été fixée. [...] Madame nous indique qu'elle a pris contact avec le service de l’espace famille médiation qui n'a pas donné suite à sa demande en raison de l'absence de jugement du JAF[14]. ». Un entretien avec le père a également eu lieu au CDAS[15] dix jours plus tard. Lors de cette entrevue visant à évaluer la position du père quant aux suites de la séparation, la figure de l’enfant trait d’union se trouve mobilisée par les intervenantes.

Au terme de cette seconde évaluation, les services estiment inutile une prise en charge particulière, mais tiennent à préciser qu’ils demeurent présents en cas de difficultés : « Une mise à disposition des professionnelles, assistante sociale et puéricultrice a été proposée à chacun des parents à l'issue de nos entretiens » (note à la commission de régulation).

4. Perception des risques liés aux violences conjugales

À travers ces figures de l’enfant exposé aux violences conjugales, ce sont également les risques perçus par les intervenants que nous pouvons identifier. Un premier constat s’impose : les violences conjugales ne sont pas (ou peu) perçues comme constitutives d’un danger mettant en cause la sécurité physique de l’enfant. Le transfert des violences dans le couple – notamment des violences physiques – à des violences dirigées vers l’enfant paraît peu probable pour les acteurs rencontrés. Ce sont bien plus souvent les effets d’une socialisation dans un contexte de violences conjugales qui sont repérés comme facteur de risque. Mais là encore les conditions et le moment de la révélation des violences conjugales font varier la perception des risques pour l’enfant.

4.1. Le risque « moral »

Le risque le plus immédiatement et directement associé à l’exposition à la violence conjugale est un risque « moral ». Cette situation suggère à l’enfant un modèle de relations inégalitaires entre adultes, où les femmes sont le plus souvent victimes. Ainsi, la plupart des acteurs rencontrés évoquent le risque de reproduction – à court ou moyen terme – du modèle relationnel dans lequel l’enfant est socialisé.

Nous, on est quand même des généralistes, c’est vrai qu’on n’est pas plus pointu sur les violences conjugales. On voit simplement qu’il y a des effets, je dirais un peu spécifiques quand même sur les enfants, sur la protection de l’enfant, dans les cas de situation de violence conjugale. Et effectivement, l’une des particularités, c’est quand même les dégâts que ça peut faire sur les enfants, en termes de perception d’autrui et de gestion des conflits.

Conseiller enfance – Conseil général

Ce risque « moral » est également pointé dans les travaux portant sur l’impact des violences conjugales sur l’enfant et qui confortent la théorie de l’apprentissage social selon laquelle la violence est un comportement appris (Lessard et Paradis, 2003). Cependant, sur le long terme, le lien établi entre l’exposition durant l’enfance et le fait de vivre la violence conjugale adulte (auteur ou victime) varie selon les études (cliniques ou populationnelles) et peut être estimé comme moyen ou faible (O’Keefe, 1998). Le risque d’imitation des conduites parentales et l’usage de la violence comme mode de régulation des conflits relationnels semblent ainsi plus fréquents à court ou moyen terme (Fortin et al., 2002).

Certains intervenants perçoivent différemment pour les filles et les garçons les conséquences en termes de reproduction de l’exposition à ce modèle relationnel. Cette influence du genre, largement évoquée par les professionnels rencontrés, est pointée dans les travaux portant sur la transmission intergénérationnelle et la reproduction de la violence ou de la victimisation (Ovaere etal., 2007).

Chez les filles, c’est davantage le risque de reproduction à long terme qui est craint : « En général, on a moins de problèmes avec les filles. Les filles sont plus dans la protection quand même de la mère, et bon... c’est moins difficile en général avec les filles » (Conseiller enfance – Conseil général). L’exposition aux violences conjugales est considérée comme un facteur fragilisant leurs futures relations amoureuses et conjugales. Chez les garçons, en revanche, des troubles du comportement sont plus souvent constatés à plus court terme, avec une sorte de toute-puissance à l’adolescence.

[…] et les garçons, à l’adolescence, nous, on sait que si on n’arrive pas à aider la mère à regagner des points d’autorité, ce sont des violents potentiels dans leur état d’adulte. Ouais, ouais. Et souvent, on l’entend, nous. Et d’ailleurs, dans les violences conjugales, on le sait, quand il y a eu effectivement violence conjugale, c’est quand l’adolescent dit : « Mais pourquoi je te traiterais autrement que tous les hommes qui t’ont... que tu as connus? » Là, on est vraiment dans une problématique de violence conjugale, et ça, c’est quand même assez grave.

Conseiller enfance – Conseil général

Ces observations recoupent le constat posé par Delphine Serre (2009). En effet, l’auteure met en avant la surreprésentation des garçons dans les signalements concernant les violences intrafamiliales. Celle-ci s’expliquerait par une représentation différenciée des risques de « contagion » selon le genre. Autour des comportements du jeune garçon vis-à-vis de sa mère, les professionnels insistent sur le soutien à apporter à la mère et sur le travail à mettre en place pour éviter la reproduction d’une relation où le jeune garçon se retrouverait dans le rôle du dominant. Ce mode d’accompagnement défendu par les professionnels se heurte parfois à des limites dans la pratique du fait de l’isolement ressenti et du sentiment d’incompétence dont témoignent les mères. Ce positionnement des professionnels trouve un écho dans les écrits scientifiques selon lesquels l’aide aux enfants passe inévitablement par le soutien aux mères (Fortin, 2009).

4.2. Le risque affectif

Parmi les risques immédiats, est considéré le risque affectif auquel est exposé l’enfant d’une femme victime lorsque celle-ci est jugée défaillante sur le plan parental. La question centrale réside ici dans la mesure du danger encouru par les enfants. Au moment de l’intervention – si intervention il y a – les enfants sont en même temps que la mère mis en sécurité. Mais après l’intervention? Que se passe-t-il quand il y a retour au domicile familial? Quel suivi est mis en place après l’intervention dans l’urgence? Lorsque la révélation de la situation se fait dans le cadre d’un entretien, sans que la femme/mère décide de mettre en place une quelconque procédure, quels moyens ont les professionnels pour prendre la mesure de ce qui se joue pour les enfants?

La mesure du risque pour l’enfant passe alors par l’évaluation de la capacité de la mère à protéger l’enfant. Pour certains intervenants, la situation d’insécurité vécue par la mère la rend de fait incapable de protéger l’enfant. Pour d’autres, l’attitude de la mère, le déni ou la reconnaissance d’un impact sur l’enfant permettra de juger sa capacité à protéger affectivement l’enfant. Certains, nous l’avons évoqué précédemment, privilégient le principe d’un accompagnement devant aider la mère à prendre conscience de ce qu’elle subit en tant que femme pour qu’elle se réhabilite dans son rôle de mère. D’autres, au regard de ce qu’ils définissent être leur mission première, privilégient une action visant prioritairement l’enfant et rappelant à la femme ses responsabilités de mère. Les recherches sur les femmes en situation de violence conjugale corroborent les craintes et/ou observations des professionnels en termes de risques pour l’enfant :

Le climat d’incertitude et de terreur induit par la violence conjugale peut entraver l’adoption de conduites maternelles de soutien et de chaleur, essentielles à la qualité de relation mère-enfant. La mère devient moins sensible aux besoins et aux demandes de l’enfant alors que celui-ci peut vivre de grandes difficultés qui appelleraient à davantage de soutien de la part de sa mère. […] La violence conjugale peut également avoir un impact sur la capacité de la mère à discipliner l’enfant et à exercer, d’une manière positive et constante, son rôle d’éducatrice.

Fortin, 2009 : 121

Cependant, ces travaux insistent sur l’importance du rôle de la mère pour le développement de l’enfant, et donc l’importance du soutien à apporter à la mère victime de la violence conjugale.

4.3. Les risques associés : risque relationnel et risque matériel

Les intervenants identifient deux autres types de risques pour l’enfant, risques renforcés par le contexte de violences conjugales, mais qui renvoient davantage à la séparation des conjoints. Nul besoin en effet de s’intéresser aux situations spécifiques de violences conjugales pour savoir qu’une séparation peut être accompagnée d’enjeux autour des enfants, les forçant parfois à rentrer dans la négociation : il s’agit ici d’un risque relationnel.

Nous l’avons précédemment évoqué, dans le cadre des préconisations à l’adresse des professionnels, il est clairement recommandé de rappeler le droit de l’enfant à maintenir des liens avec l’un et l’autre parent. Et chacun de nos interlocuteurs a tenu à réaffirmer que chaque enfant a besoin de ses père et mère; la reconnaissance des violences conjugales, d’une victime et d’un auteur ne s’oppose pas à l’idée que pour l’enfant, ce sont ses père et mère sans remise en cause de l’un ou de l’autre dans son rôle parental. Et c’est donc au nom de l’intérêt de l’enfant qu’ils rappellent aux mères leur responsabilité quant au maintien du lien entre l’enfant et son autre parent. Nous pouvons bien sûr interroger l’opportunité d’une telle distinction entre conjoint violent et père et la possibilité même d’opérer cette distinction pour les mères. L’idée largement partagée par les professionnels selon laquelle un conjoint violent peut néanmoins être un bon père est pourtant mise à mal par les résultats de différentes recherches portant sur les violences post séparation. Ces travaux font non seulement état d’un risque accru de violences à l’encontre de la femme, notamment lors des rencontres pour « échanger » les enfants, mais aussi à l’encontre des enfants, directement visés ou instrumentalisés (Romito, 2011).

Enfin, les conditions matérielles et financières associées à la séparation sont jugées constitutives d’un risque matériel pour l’enfant indissociable du risque encouru par celui qui part. Partir avec les enfants, mais aller où? Sous quelles conditions pourra-t-on trouver un lieu d’accueil adapté, ne pas trop s’éloigner de la routine des enfants (école, activités sociales), de leur père? Là encore, le risque matériel existe dans toute séparation de couple, il n’est pas spécifique de la situation de violence conjugale. Mais n’est-il pas renforcé par l’insécurité dans laquelle ont vécu et vivent les femmes/mères?

Se greffe là-dessus l’obligation scolaire pour les enfants quand ils sont en âge de la scolarité obligatoire. Parce que cette femme qui a trois enfants, là, et qui était dans son village où les enfants sont très bien scolarisés, ils sont bien là. La perspective de venir à C. dans un logement minable alors qu’ils avaient une belle maison et tout ça rentre en ligne de compte. Et […] quitter une école, quitter ses copains... Voilà. Donc, nous, évidemment, on a dit que de leur changer d’école en cours d’année, ce sera comme une violence supplémentaire. Changer d’école à la rentrée, c’est pas drôle pour un enfant, mais c’est un peu moins compliqué. Donc, ça implique que, elle, quand elle les a, elle fait des trajets, elle n’a pas d’argent pour faire des trajets, elle... enfin, c’est infernal. Elle se retrouve dans une situation infernale. […] Et fragilisante à tout point de vue.

Bénévole – Association d’aide aux femmes victimes de violences

Les mères se voient surinvesties de cette responsabilité à l’égard de l’enfant (Lacharité et Xavier, 2009; Gautier et al., 2010) par l’ensemble des intervenants. Ainsi en est-il pour cette bénévole d’une association qui tout en défendant le droit des victimes peut se positionner pour la stabilité du mode de vie de l’enfant en renvoyant cette responsabilité à la mère.

Si la violence conjugale à laquelle est exposé l’enfant constitue bien un risque du point de vue des professionnels, c’est un ensemble d’éléments caractérisant la situation familiale qui guide l’évaluation des risques. Cependant, toutes les familles dans lesquelles se jouent des violences conjugales ne sont pas soumises au même « contrôle social ». Une bénévole dit à ce propos que le système de protection de l’enfance ne s’intéresse pas à toutes les familles :

Je veux dire que, à partir du moment où l’enfant est avec un parent qui s’en occupe, qui a un logement et qui dispose de ressources, tout va bien.

Bénévole – Association d’aide aux femmes victimes de violences

Ces propos tendent à dénoncer l’invisibilité des violences conjugales lorsque celles-ci se jouent en des contextes familiaux dont les caractéristiques socioéconomiques diffèrent de ceux repérés par l’action sociale. Or en termes d’impact sur l’enfant exposé, des travaux ont pu montrer que les facteurs qui freinent ou favorisent le développement de difficultés pour les enfants ne se réduisent pas aux caractéristiques socioéconomiques de la famille. Si les variables socioéconomiques peuvent s’avérer être un facteur aggravant, elles ne sont pas les causes directes des violences (Lavergne etal., 2011). D’autres caractéristiques de la famille et de l’environnement de l’enfant, d’ordre psychoaffectif et relationnel, peuvent constituer des facteurs de risque ou de protection (Lessard et Paradis, 2009).

Conclusion

L’impératif de la prise en compte de l’enfant dans les situations de violences conjugales est partagé par l’ensemble des acteurs concernés. Chacun s’accorde sur l’idée que l’enfant exposé à des violences conjugales est lui-même une victime, et que ce contexte familial lui est préjudiciable à court ou à long terme. Néanmoins, en l’absence de violences directes ou de symptômes patents de difficultés (comportementales, scolaires, relationnelles, etc...), le risque encouru par l’enfant semble difficilement justifier une action le visant directement. Aussi, dans la prise en charge des violences conjugales, l’enfant peut finalement demeurer personnage secondaire. Ces difficultés tiennent pour partie aux modalités de révélation de la situation, aux compétences que chacun s’accorde en matière d’évaluation des risques et de prise en charge d’une problématique conjugale.

Mais ces difficultés ne sont pas propres aux intervenants du champ des violences conjugales. Accompagner une victime de violences conjugales suppose de la regarder avant tout comme femme/conjointe. L’articulation de cette problématique à celle de la protection de l’enfant introduit la question de ses responsabilités de mère. Or c’est là une difficulté tout particulièrement exprimée par les travailleurs sociaux intervenant dans le cadre de la mission de protection de l’enfance. Certains jugent leur action ambiguë lorsque l’accompagnement participe à maintenir l’enfant dans un environnement pourtant reconnu préjudiciable. C’est alors bien souvent la capacité estimée de la mère à protéger l’enfant qui s’avère être le premier indicateur à partir duquel les modalités d’action sont définies. La mère est ainsi rappelée à ses responsabilités parentales, tandis que la femme victime passe au second plan.

Il n’est pas si aisé de croiser les regards dans les pratiques professionnelles. Nous pouvons supposer que le travail de formation et d’information sur les violences conjugales participera à terme à l’élaboration d’une culture commune. Celle-ci facilitera à son tour une véritable prise en charge de la question de l’enfant exposé et participera à la reconnaissance par chacun de sa capacité à agir pour la protection de l’enfant, quand bien même son action ne s’inscrit pas dans le cadre de la protection de l’enfance.

Aujourd’hui, les orientations du Plan interministériel de lutte contre les violences faites aux femmes 2011-2013 confirme la nécessité d’une action coordonnée entre des acteurs dont les champs d’action et de compétence peuvent relever de manière exclusive soit du traitement des violences conjugales ou de l’accompagnement des victimes, soit de la protection de l’enfance, mais aussi d’efforts en matière de formation des acteurs concernés[16]. Enfin, la loi du 9 juillet 2010 vient renforcer les dispositifs existants de lutte contre les violences conjugales en créant « en droit civil, une ordonnance générale de protection prise en urgence par le JAF (article 515-9 nouveau du Code civil) inspirée d’une mesure mise en place en Espagne en 2003 » (Couturier, 2011 : 75). La loi prend en considération les incidences des violences sur les enfants et les risques de violences perpétrées dans le cadre de l’exercice de l’autorité parentale, et précise ainsi les pouvoirs du juge aux affaires familiales en la matière.

Si cette loi constitue une nouvelle avancée – jugée insuffisante par les associations militant pour une loi-cadre –, reste aujourd’hui à en mesurer l’application. En juillet 2011, le Comité de vigilance pour l’application de la loi sur les violences de juillet 2010 – créé le 24 novembre 2010 à l’initiative du Collectif national pour les droits des femmes – dénonçait le manque de formation des personnels de justice et d’information des femmes ainsi qu’une forte disparité entre départements dans l’application de l’ordonnance de protection.