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Introduction

Les dernières grandes études sur le sujet le montrent (Pailhé et Solaz, 2009; Régnier-Loilier, 2010) : les articulations entre famille et travail restent très genrées. D’une part, le partage inégalitaire persiste au sein des couples et le noyau dur des tâches domestiques reste une affaire de femmes, qui en assurent encore la très grande majorité (Dumontier etal., 2002; Régnier-Loilier et Hiron, 2010). D’autre part, les préoccupations familiales s’immiscent plus dans l’activité professionnelle des femmes que dans celle des hommes (échanges téléphoniques ou électroniques avec enfants ou conjoints, planification ou réalisation de tâches domestiques ou administratives sur le lieu de travail, gestion des imprévus liés aux enfants, absence en cas de maladie des enfants) (Pailhé et Solaz, 2010). Si certains facteurs favorisent une répartition sexuée moins inégalitaire des rôles domestiques (écarts de salaires en faveur des femmes, milieux sociaux d’origine), la norme générale reste celle d’une conciliation fortement différenciée, notamment en la présence d’enfants (Brousse, 1999; Ponthieux et Schreiber, 2006; Bauer, 2009).

Les « contrats sociaux de genre » (Silvera, 2010; Fouquet et al., 1999), entendus comme la répartition des obligations familiales et activités professionnelles entre femmes et hommes, ne sont par ailleurs guère affectés par les dispositions légales et conventionnelles. Si les salariés bénéficient de droits visant à faciliter la combinaison du travail et des responsabilités familiales (congés parentaux, temps partiel, congés pour soigner un enfant malade ou un proche dépendant, etc.), les actions des employeurs pour soutenir l’articulation famille-travail restent inégales selon le secteur d’activité et continuent de produire des effets contrastés et inégaux selon le sexe (Eydoux et al., 2008). En outre, les hommes ont plus faiblement recours à des dispositifs d’aménagement (temps partiel, aménagement des horaires de travail) que les femmes (Boyer et Nicolas, 2008) : ce plus faible recours s’explique à la fois par des « choix » opérés à l’échelle des couples prenant en compte les activités, les statuts, les salaires de chacun des conjoints (Fagnani et Letablier, 2003), et par la stigmatisation spécifique que les hommes peuvent subir dans leur milieu de travail lorsqu’ils se démarquent des normes traditionnellement en vigueur (Anxo et al., 2002). Ainsi, la combinaison d’une faible régulation organisationnelle et d’une régulation conjugale fortement sexuée, en lien avec des normes d’assignation des hommes et des femmes à des rôles domestiques et familiaux, participerait d’articulations famille-travail différenciées. Qu’en est-il alors des groupes professionnels? N’ont-ils pas un effet propre et complémentaire sur les modes d’articulation famille-travail?

Si l’on entend par professions, des « ensembles de travailleurs exerçant une activité ayant le même nom et par conséquent dotés d’une visibilité sociale, bénéficiant d’une identification et d’une reconnaissance, occupant une place différenciée dans la division sociale du travail, et caractérisés par une légitimité symbolique » (Demazière et Gadéa, 2009 : 20), il apparaît en effet intéressant de questionner les effets produits par l’appartenance à une profession sur les modes d’articulation famille-travail. Les normes du groupe professionnel n’ont-elles pas un effet sur les « choix » opérés par leurs membres? Comment s’opèrent plus précisément les interactions entre contraintes du métier, règles fixées à l’échelle organisationnelle, normes posées à l’échelle des groupes professionnels et ajustements familiaux?

Nous nous proposons d’investir ces questionnements sur la base d’une enquête sociologique menée dans une grande entreprise de transport ferroviaire en France[1]. Nous nous centrerons plus précisément sur le métier de la conduite de trains, activité réputée très contraignante du point de vue des articulations famille-travail. Comment les conducteurs gèrent-ils ces articulations? Les conductrices, en très faible nombre (elles représentent 1 % de la population des conducteurs), mais avec un poids croissant (une politique de féminisation est engagée depuis quelques années dans l’entreprise), font-elles figure d’exception dans leur groupe professionnel? À l’instar des analyses proposées dans le numéro 48 (2010) des Cahiers du genre, intitulé Minoritaires et légitimes et consacré à la place des femmes dans les milieux professionnels à forte majorité masculine, notre recherche apporte un éclairage sur la « question de savoir comment individuellement, les femmes membres d’une minorité, même légitime, mais dont la présence est contraire aux coutumes passées, peuvent ou doivent se comporter dans certaines situations difficiles à cause de cette tradition et ce qu’implique le fait d’être minoritaire » (Tripier, 2010, p. 9). Comment se combinent, dans les expériences individuelles, normes « égalitaires » du groupe professionnel – prévoyant une gestion indifférenciée des conducteurs et des conductrices – et normes « inégalitaires » de partage des responsabilités domestiques et familiales entre hommes et femmes? La féminisation du groupe professionnel est-elle susceptible d’infléchir les règles organisationnelles et les normes professionnelles?

Dans une première partie, nous voudrions montrer la force des normes du groupe professionnel sur les articulations famille-travail : si les contraintes » intrinsèques » du métier et l’absence d’une régulation organisationnelle sont des dimensions centrales de ces ajustements, les normes du groupe d’activité – en l’occurrence les normes de l’activité à temps plein et de l’égalité de traitement entre tous les conducteurs (quelle que soit leur situation familiale) – sont aussi prégnantes. Il reste que ces entrées analytiques disent peu de la complexité des ajustements trouvés à l’échelle individuelle et des expériences de ces ajustements. C’est ce que nous étudierons dans une seconde partie. En nous centrant sur les discours des conductrices, nous voudrions plonger au coeur de cette complexité et comprendre in fine la nature des articulations trouvées ainsi que leurs lentes évolutions.

Pour terminer cette introduction, précisons notre terminologie. Reprenant les distinctions opérées par Simmel (1908) et Weber (1922) entre droit et coutume, droit et convention, nous entendons par règles et normes des devoir-être et des devoir-faire, reposant sur des formes différentes d’obligation : strictes et objectives pour les règles et avec une instance contraignante particulière (en l’occurrence l’organisation) pour en faire respecter l’application et en châtier la violation; plus informelles pour les normes et sans instance spéciale chargée d’exercer la contrainte. Nous privilégierons le terme de règles pour qualifier le cadre organisationnel, celui de normes pour qualifier le cadre professionnel. Dans le même esprit, nous entendrons par « régulation » la mise en place de règles et de dispositifs formels permettant de faciliter une meilleure articulation, pour ceux des conducteurs qui le souhaiteraient, entre vie professionnelle et vie privée[2]. Nous avons par ailleurs choisi de mobiliser le terme « articulation » plutôt que celui de « conciliation » pour qualifier les ajustements famille-travail. Comme le soulignent Pailhé et Solaz (2010), le terme « conciliation » tend en effet à masquer les difficultés, les renoncements et les compromis que sont contraints d’effectuer les individus entre la gestion des temps familiaux et professionnels : les relations famille-travail sont en effet plus souvent problématiques qu’harmonieuses; elles le sont surtout pour les femmes, qui portent principalement cette « conciliation » et qui en supportent les conséquences.

1. Les articulations famille-travail : des contraintes du métier non pensées aux échelles organisationnelle et professionnelle

Avant d’être saisies à l’échelle individuelle, les articulations famille-travail peuvent être comprises comme des produits de contraintes de métier, de règles organisationnelles et de normes propres à chaque groupe professionnel. C’est cette hypothèse que nous voudrions investir dans cette première partie en nous intéressant aux discours de conducteurs, de conductrices et de leurs différents responsables hiérarchiques.

1.1 Une culture et des contraintes de métier spécifiques

Le métier de conducteurs de train est un métier attrayant. À l’échelle de la société française, il fait partie des métiers les mieux rémunérés dans les emplois ouvriers[3]; il dispose d’une image valorisée associant l’expertise du métier (on ne « s’improvise pas conducteur de train », la formation initiale est longue) et son utilité sociale (au service de l’intérêt général), avec des « responsabilités » importantes auprès des voyageurs transportés. C’est un des rares métiers ouvriers qui disposent d’une licence et d’un mandat aussi nettement reconnus (Hughes, 1958). À l’intérieur de l’entreprise étudiée, c’est aussi une des activités les plus reconnues et valorisées, sinon la plus prestigieuse : les conducteurs, encore parfois affublés du titre de « barons du rail », gardent une grande fierté d’exercer ce métier. Leur activité est associée à une grande autonomie dans le travail (le conducteur travaille le plus souvent seul dans sa cabine – solitude souvent valorisée dans les discours), à des possibilités de « carrière » (passer du fret au transport de voyageurs, conduire des trains plus perfectionnés et plus rapides, parcourir des trajets plus longs). Se dégage de ces spécificités, parfois qualifiées de « privilèges », une culture propre des conducteurs qui, tout en étant attachés à leur entreprise et au secteur public, défendent des valeurs et intérêts particuliers. Une majorité adhère d’ailleurs à un syndicat autonome de conducteurs, un syndicat dit « catégoriel ». La solidarité de groupe, quoique décrite comme déclinante par les conducteurs les plus anciens, est encore très forte. Le métier garde ainsi de nombreux traits des corporatismes décrits par Segrestin (1985) au milieu des années 1980.

Mais ce métier a aussi ses contraintes. D’aucuns évoquent la monotonie de l’activité, la dimension salissante de certaines tâches, l’isolement de l’exercice, montrant ainsi que ce qui peut être apprécié par les uns (l’autonomie) peut être enduré par les autres (la solitude). Pour autant, un consensus se dégage pour désigner les rythmes de travail comme les principales contraintes de l’activité. Aux dires de tous les conducteurs, ces rythmes (jour et nuit, week-ends, jours fériés, vacances estivales et scolaires; irrégularité et imprévisibilité des horaires; découchés; décalage avec les rythmes habituels et les différents cercles sociaux : famille proche, élargie, amis) et les difficultés d’articulation avec la vie privée qui en découlent sont assurément les contraintes les plus fortes. En générant des contraintes d’organisation supplémentaires, la flexibilité du travail et l’existence d’horaires atypiques sont particulièrement préjudiciables à l’équilibre famille-travail (Trancart et al., 2009).

Toutefois, ces rythmes ne pèsent pas uniformément sur tous les conducteurs ni selon la même intensité. Les découchés (nécessité de dormir en dehors de chez soi) peuvent ainsi être associés à la variété du métier et être vécus positivement, notamment par les plus jeunes et les célibataires, alors qu’ils seront vécus de façon moins heureuse par les conducteurs les plus anciens, en couple ou ayant des enfants. De même, si les effets négatifs de l’irrégularité des horaires, du travail les week-ends et les jours fériés ou la nuit sont évoqués par tous les conducteurs (décalage avec les rythmes sociaux habituels, contraintes fortes ou usantes pour eux-mêmes ou pour leurs proches), certains en valorisent toutefois les effets positifs associés (avoir des repos compensateurs).

Au-delà de ces divergences d’appréhension, les contraintes inhérentes aux rythmes de travail sont vécues et présentées de façon commune comme des impondérables du métier qu’il s’agit d’accepter – de façon plus ou moins positive ou résignée –, mais qu’il ne sert à rien en tout cas de contester ou de vouloir supprimer. Ces représentations et acceptations des rythmes comme contraintes impondérables ont une double source : organisationnelle et professionnelle.

1.2 Une faible régulation organisationnelle des articulations famille-travail

L’acceptation des rythmes de travail comme contraintes incontournables du métier est d’abord un produit organisationnel et le fruit d’une très faible régulation historique par l’entreprise de la question des articulations famille-travail. Les contraintes pesant sur les conducteurs sont en grande partie issues des attentes sociétales pesant sur l’entreprise et des ressources (en moyens et en personnels) dont celle-ci dispose : trains devant circuler tous les jours, satisfaisant les attentes des différents usagers, avec les contraintes matérielles et sécuritaires de capacité et d’utilisation des voies ferrées, les contraintes de disponibilité des machines, tout cela dans le contexte actuel de réduction des moyens. Mais ces attentes sont identiques à d’autres secteurs d’activité où la production de biens et de services est continue. Par comparaison, on peut ainsi remarquer que l’entreprise ferroviaire étudiée a beaucoup moins réfléchi à une régulation des articulations famille-travail pour ses conducteurs que l’institution hospitalière ne l’a fait pour ses personnels. Comment comprendre cette faible régulation?

Pour répondre à la nécessité de faire circuler des trains tous les jours de l’année et sur l’ensemble du territoire national, l’organisation du travail a été pensée en termes de « roulements » : il s’agit d’équipes de conducteurs, composées de cinquante à cent membres et localisées dans des établissements (spécialisés par type de transport : fret, trajets régionaux, trajets nationaux) répartis sur l’ensemble du territoire. Différents planificateurs (n’appartenant pas au groupe des conducteurs) sont chargés d’organiser la répartition des trajets et de s’assurer qu’il y aura bien un conducteur pour chaque train et un nombre suffisant de conducteurs remplaçants par journée. Certains planificateurs sont chargés de définir des programmes à l’avance (généralement pour le semestre suivant), d’autres les affinent (modifications de service le mois précédent), d’autres gèrent au quotidien les « imprévus » (remplacement d’un conducteur malade, par exemple). Ces différents planificateurs doivent respecter de nombreuses règles, notamment la législation sur les temps de travail et les repos compensateurs. Ils sont l’objet de toutes les attentions des personnels et de leurs hiérarchiques, veillant notamment à ce que le « sale boulot » soit réparti entre les conducteurs, cherchant aussi parfois à négocier des arrangements. Le dispositif des roulements et l’ensemble des règles qui le sous-tendent sont particulièrement bien rodés et efficaces, si l’on en juge par les discours des conducteurs et si l’on se fie notamment au faible nombre de situations où un train se retrouve à l’arrêt, parce que sans conducteur…

Pourtant l’entreprise, aussi bien à l’échelle nationale que locale, n’a pas prévu, dans ce dispositif et dans celui de l’affectation des conducteurs aux établissements, de règles spécifiques permettant de différencier les types de services selon les attentes et les profils familiaux des conducteurs. C’est d’abord le cas pour l’affectation dans les établissements : aucun dispositif national n’a été conçu au moment des recrutements pour favoriser des primoaffectations tenant compte des situations familiales et conjugales; les règles de mutation entre établissements ne prennent aussi que très peu en compte ces situations et les attentes des conducteurs (notamment celle d’une proximité géographique avec leurs parents, conjoints, enfants). La seule règle en la matière est un aménagement favorisant les rapprochements géographiques pour les couples dont les deux conjoints travaillent dans l’entreprise. Mais les autres situations familiales sont négligées. Le principe premier d’affectation est celui de l’impersonnalité, privilégiant l’égalité de traitement et l’avancement à l’ancienneté. De la même façon, la régulation organisationnelle de la parentalité apparaît maigre. Une régulation se fait certes par le biais d’aides financières accordées aux parents pour la garde de leurs enfants, mais ces aides sont communes à tous les personnels de l’entreprise, aussi bien les sédentaires que les conducteurs aux horaires atypiques; par ailleurs, l’entreprise refuse régulièrement la mise en place de crèches, telles qu’on en trouve dans certains hôpitaux.

De façon générale, le niveau national de l’entreprise délègue aux établissements la charge de gérer localement les contraintes d’articulation famille-travail des conducteurs. Il en est ainsi pour les congés parentaux (permettant un temps partiel pendant les trois premières années de l’enfant) ou de soins enfants (congés en cas de maladie ponctuelle d’un enfant)[4]. Le niveau national se borne à rappeler les contraintes légales, mais ne dote pas les établissements de moyens humains spécifiques pour gérer les absences de conducteurs ou conductrices. Quand une conductrice est enceinte (les conditions de travail de la conduite des trains obligent à prendre un poste dit « sédentaire » au terme des trois premiers mois de grossesse), c’est à l’établissement local de lui trouver un poste de substitution, puis de gérer son absence pendant le congé maternité[5]. Quand un conducteur demande un temps partiel, c’est généralement à l’établissement de gérer son remplacement en puisant dans les ressources de ses équipes. Quand il demande un « congé soin enfant », c’est à l’établissement de mobiliser (parfois le jour même) un remplaçant au sein de ses roulements. Pour gérer ces différentes situations, aux délais d’imprévisibilité et d’anticipation très différents, les acteurs locaux – planificateurs et supérieurs hiérarchiques – recourent généralement au « système D », « bricolent » des solutions : trouver un poste sédentaire aux conductrices enceintes même s’il ne correspond pas à leurs compétences, répartir la charge de travail délaissée par les conducteurs à temps partiel sur les autres conducteurs du roulement, inviter les parents à trouver des solutions de garde de leurs enfants malades (famille, voisins). Au regard de cette très faible régulation au niveau national des contraintes entre vie familiale et vie professionnelle, des pressions locales plus ou moins explicites se diffusent sur les conducteurs pour qu’ils ne prennent pas de temps partiel, sur les conductrices pour qu’elles ne soient pas enceintes, sur les parents pour qu’ils n’usent pas de leur droit aux congés pour enfants malades et se « débrouillent » autrement. Autre conséquence, certains responsables d’établissement peuvent se montrer très réticents à l’embauche de femmes, craignant que d’éventuelles grossesses puis leurs charges parentales ne se répercutent comme des contraintes pour l’établissement.

Dans l’établissement, on a Christine qui fait du fret, elle a trois enfants. C’est une dame qui se prend complètement en charge, elle n’a pas d’absentéisme, enfin vraiment, je lui tire mon chapeau. Elle a tout à fait assumé ses maternités. Alors, il y en a qui ont crié, crié, mais bon, c’est la vie. Elle a parfaitement géré ça, c’est-à-dire qu’elle a pris ses congés de maternité, elle a pris du congé parental pendant que ses enfants étaient petits. C’est difficile de prendre ses congés parentaux, mais elle a parfaitement assumé, financièrement, etc. Elle a sans doute dû avoir un moment donné des moments vraiment pas évidents, et puis elle a repris le travail et là, elle a une organisation du top. J’veux dire, « moi, j’lui tire mon chapeau. C’est vraiment quelqu’un qui se gère très bien. Même si elle a eu des soucis, elle a trouvé une organisation qui doit être bonne. Alors, peut-être qu’elle a la chance d’avoir la famille à côté, peut-être qu’elle a… ou alors, elle a un conjoint qui lui permet de s’organiser, en tout cas l’organisation, elle l’a trouvée. Et elle travaille avec trois enfants. Voilà. Donc, ça veut dire qu’on peut y arriver.

Vous avez dit qu’il y en a qui ont crié quand elle a pris son congé de maternité?

Ben oui… au niveau de l’établissement. Parce qu’elle a eu, effectivement au niveau de… Ses grossesses sont rapprochées, donc finalement, ils l’ont formée et puis on n’a pas eu le retour concrètement de la formation, puisqu’elle a eu des grossesses. Donc voilà, quelque part, bien sûr, c’est pas facile. Derrière, on doit trouver des solutions. Mais on… ils ont crié. On peut réagir vivement quand on a donc un agent de conduite qu’on forme et puis qui n’est pas disponible pendant trois mois. Mais vous voyez… parce qu’on est tous tendus au niveau des effectifs, on est serrés, alors ça nous cause des difficultés.

Est-ce que ce n’est pas un frein à la féminisation?

Ça l’a sans doute été, je pense. Faut pas se voiler la face. Jusqu’à preuve du contraire, on ne peut pas faire autrement, ce sont les dames qui font les bébés, voilà quoi! Donc, c’est évident que par rapport au recrutement, on peut se dire : « bon ben, si j’ai le choix, à profil égal, ben j’prendrais plus un monsieur, parce que le monsieur ben, il fera pas de bébé. Enfin, on peut tout à fait le comprendre, parce qu’automatiquement, ils ont en tête des contraintes de gestion, des contraintes, voilà.

Responsable des ressources humaines dans un établissement local

Cet extrait laisse apparaître la faible présence de l’organisation dans l’aménagement de la vie familiale des conducteurs (ici une conductrice) et son articulation à la vie professionnelle. Si la conductrice fait l’admiration de sa DRH (directrice des ressources humaines), c’est essentiellement parce qu’elle a organisé seule cette articulation, sans le soutien de son établissement. Par ailleurs, les nombreuses hésitations entre les pronoms personnels « on » et « ils », ainsi que de nombreuses interruptions « prudentes », soulignent la difficulté pour une DRH de reconnaître des pratiques discriminatoires juridiquement condamnées en France et des réactions locales « moralement » condamnables (reprocher sa grossesse à une conductrice, au regard du faible « retour sur investissement » et des contraintes que cela implique pour l’établissement).

Concernant le mode d’organisation des emplois du temps des conducteurs, les planificateurs et supérieurs hiérarchiques disent privilégier les règles impersonnelles, évitant ainsi de prendre en compte les situations personnelles différenciées liées aux situations conjugales et familiales. On perçoit dans leurs discours qu’une gestion différenciée ne saurait qu’introduire davantage d’inégalités et d’iniquité qu’elle ne permettrait une prise en compte plus attentive des différentes attentes des conducteurs. Face à la difficulté par ailleurs de prendre en compte toutes ces attentes, les responsables locaux disent privilégier l’égalité de traitement pour organiser le travail, faisant alors comme si tous les conducteurs avaient les mêmes difficultés d’articulation entre vie privée et vie professionnelle, comme s’ils avaient des attentes parallèles, sinon égales, en termes de régularité et de prévisibilité des rythmes de travail. S’ils sont d’ailleurs souvent amenés à trouver des aménagements pour certains de leurs conducteurs (libérer un week-end ou un jour férié particulier, inverser des services), ces aménagements sont présentés comme devant rester de l’ordre de l’informel et ne pas devenir la règle : informel d’une négociation entre conducteurs, supérieurs hiérarchiques et planificateurs; informel faisant que les demandes paraissent d’autant moins légitimes qu’elles sont répétées, que les réponses sont toujours présentées comme exceptionnelles et non reproductibles, que les demandes satisfaites ne sont jamais des droits acquis, mais des privilèges négociés.

Pour asseoir la légitimité de cette gestion non différenciée des profils de conducteurs, les responsables de l’entreprise, à l’échelle nationale ou locale, et les responsables syndicaux recourent à un argument récurrent : celui des « impondérables du métier ». À leurs yeux, ces impondérables sont connus des conducteurs dès leur entrée dans le métier et doivent donc être assumés en « connaissance de cause ». De fait, les recruteurs (psychologues, médecins du travail et responsables locaux des établissements) que nous avons observés lors des entretiens d’embauche insistaient fortement sur les rythmes atypiques du métier auxquels les conducteurs ont à faire face et leurs conséquences sur l’articulation famille-travail. Au regard de nos observations, on peut même avancer que la capacité du candidat à convaincre qu’il saura gérer ces rythmes est l’un des principaux critères de la sélection, et que les candidates ont, du point de vue de ce critère, quelques handicaps aux yeux des recruteurs. Entrevues comme de futures femmes enceintes, de futures mères ou mères d’enfants malades, elles sont régulièrement « testées » sur leurs situations conjugales et leurs aspirations familiales… beaucoup plus en tout cas que ne le sont les candidats masculins! Même si l’entreprise affiche une politique de féminisation du métier (à 99 % masculin), les clichés perdurent et évitent d’interroger ou de repenser la régulation organisationnelle des articulations famille-travail.

Cette configuration – faible régulation formelle, renvoi des aménagements sur des négociations informelles – s’est d’ailleurs construite historiquement et s’assoit encore fortement sur la masculinité du groupe des conducteurs. En recrutant quasi exclusivement des hommes, qui plus est des hommes jeunes et célibataires ou ayant des conjointes inactives, l’entreprise ferroviaire s’est évité pendant des décennies de se poser la question de la régulation des articulations famille-travail. Elle déléguait aux conducteurs et à leurs éventuels conjoints et familles la charge de cette régulation. L’organisation s’est ainsi construite et a été essentiellement pensée autour de la figure masculine d’un «unencumbered worker » (Acker, 2009), investi au travail et détaché de toutes contraintes dans la gestion des responsabilités familiales et/ou conjugales.

Cet état de fait est néanmoins, depuis déjà quelques années, remis en question. D’abord, parce que l’entreprise ferroviaire s’est engagée dans une politique de féminisation de ses métiers les plus masculins, obligée de répondre aux législations nationales invitant à une plus grande mixité au travail. Ensuite, parce que les attentes des conducteurs ont changé avec l’arrivée de nouveaux profils de conducteurs (des hommes jeunes, des femmes) et avec la transformation des structures familiales dans la société française (notamment l’augmentation des divorces et des familles recomposées) à laquelle n’a pas échappé la population des conducteurs. Mais avant d’étudier ces transformations et leurs conséquences, voyons comment l’égalité de traitement, installée au rang de règle organisationnelle, tirait et tire encore sa force de ce qu’elle est une norme prépondérante au sein du groupe professionnel des conducteurs.

1.3 L’égalité de traitement face aux contraintes famille-travail comme norme du groupe professionnel

Le métier, il est comme ça, maintenant tu veux des horaires réguliers, tu changes de métier, ça c’est clair et net, et on le sait, on ne va pas nous aménager des horaires à la planification. Moi, il est hors de question qu’à la planification je me pointe, parce que déjà ce serait mal vu de mes collègues. Moi, je ne le ferai pas, et puis à la planification, ils me diraient : « Attends, tu veux rouler ou tu ne veux pas rouler? Si tu veux rouler, tu acceptes les conditions, tu acceptes l’avantage et la contrainte […] ». Et en tant que femme, moi, j’avais surtout l’impression qu’en fait, les mecs, ils attendaient de voir comment ça allait se passer, ils attendaient de voir comment on allait réagir, comment on allait se débrouiller : est-ce qu’on ne va pas demander à ne pas rouler la nuit ou à avoir plus de week-ends que les autres ou à ne pas vouloir faire certaines choses parce qu’il y a des tâches qui sont plus chiantes que d’autres, plus compliquées, plus physiques? En fait, ça a duré un petit moment, et puis après, ben non. En fait, j’ai l’impression qu’on est vraiment prise comme agent de conduite à part entière par nos collègues parce qu’ils voient qu’on travaille comme eux, qu’on fait le même boulot qu’eux, qu’on n’en demande pas plus qu’eux, voire des fois moins, et qu’en fait, et ben non, ça se passe bien, enfin moi, je n’ai pas eu de problème, je ne me suis pas heurtée à des problèmes au niveau de la féminité dans le travail par rapport à mes collègues de l’établissement.

Conductrice, 40 ans, 12 ans d’ancienneté, séparée, 2 enfants

Vous n’avez aucune possibilité de choix? Par exemple, de dire : « J’aimerais bien ne pas travailler le week-end » ou...

Non, non, non... Je veux dire, c’est pas... De toute façon, on nous demande pas si on aime ou si on n’aime pas. Si y a un truc à faire, on le fait. Après, c’est en fonction du travail, c’est pas en fonction de ce qu’aime l’un ou l’autre! C’est en fonction de ce qu’il y a à faire. Y a à faire tant de trains, il faut qu’ils soient faits... On regarde pas si lui il préfère ça... De toute façon, ça serait trop compliqué à faire... C’est pas faisable, et puis même, ça se fait pas. Et puis moi, en tant que femme, je peux pas me le permettre non plus. Parce que quand on est une femme, on fait ce métier comme font les autres. Point final. Pas de... Parce que sinon, tout le monde dirait : « Moi, je veux mes week-ends », « Moi, je veux être à la maison »... Mais c’est pas possible. Pourquoi les uns et pas les autres? C’est pas possible...

Donc en gros, quand on y va, on sait ce qui nous attend?

Oui, voilà. On accepte les contraintes. On accepte de travailler le week-end. On accepte de travailler les fêtes, la nuit... On peut pas faire autrement, adapter un roulement à chacun... c’est pas possible.

Conductrice, 45 ans, 10 ans d’ancienneté à la conduite – 20 ans dans l’entreprise –, célibataire, sans enfants

Dans ces deux extraits d’entretien, on perçoit nettement combien l’égalité de traitement est à la fois une norme de l’ensemble du groupe professionnel et une sorte de test imposé aux conductrices qui doivent, pour s’imposer dans un collectif très masculin, montrer qu’elles ne revendiquent rien au nom de leur statut de femme ou de mère, « prouver qu’elles sont plus conductrices que femmes », pour reprendre l’expression d’un conducteur. Le statut minoritaire des conductrices dans le groupe et les stéréotypes qui pèsent sur elles les obligent à une hyperconformation à cette norme d’égalité. Si elle paraît de fait plus prégnante sur les conductrices, cette dernière concerne pour autant l’ensemble du groupe professionnel.

La norme à l’intérieur du groupe professionnel, consistant donc à ne pas demander d’aménagement régulier d’horaires en raison de ses situations conjugale et familiale, tolère des aménagements ponctuels (demander à être libéré pour un évènement exceptionnel : mariage, baptême, deuil). Aussi les négociations entre conducteurs et planificateurs ou les échanges de services entre conducteurs ne sont-ils pas toujours moralement condamnés au sein du groupe professionnel. Mais l’extraordinaire ne doitpas être répété. La norme morale de l’égalité de traitement demeure : pas de privilèges permanents, pas de favoritisme, faire tourner le sale boulot (par exemple le travail les jours fériés). On se situe à l’échelle de la division morale du travail évoquée par Hughes (1958). L’ensemble des entretiens avec les conducteurs fait émerger une acceptation de l’égalité de traitement comme norme de gestion de la contrainte inhérente aux rythmes de travail, aux affectations ou encore à l’organisation des roulements.

Concernant plus spécifiquement les affectations dans les établissements et les avancées de carrière, c’est la norme de l’ancienneté qui domine. Il est jugé « normal », « légitime », « moral » que les plus anciens obtiennent prioritairement des changements d’affectation. Concernant la division du travail au sein d’un roulement, c’est encore l’idéal d’impersonnalité qui colore les régimes de justice mobilisés. Les situations conjugales et familiales ne sont jamais considérées comme des états de grandeur légitimant ou autorisant des privilèges particuliers. En cas de conflit de légitimité au sein d’un roulement (deux conducteurs qui demandent de voir libérer le même week-end, le même jour férié), c’est la norme de la rotation du sale boulot qui domine, ensuite celle de l’ancienneté.

L’acceptation des rythmes comme contrainte incontournable est une sorte de ferment du groupe professionnel : elle est notamment portée par les plus anciens et par le syndicat catégoriel. L’intégration des conductrices se fait principalement à l’aune de leur capacité à intégrer la culture professionnelle du métier. On appartient au groupe quand on en accepte les rythmes, quand on ne cherche pas d’aménagements qui seraient jugés indus, considérés comme des « privilèges ». Dans cette culture, attachée à une forte solidarité de groupe, les contraintes des rythmes sont pensées comme étant contrebalancées par l’intérêt du métier (rémunération, prestige, autonomie).

Les articulations famille-travail ne sont donc pas pensées, ou très peu, ni par l’organisation ni par la profession. Il reste à voir comment les conducteurs, et surtout les conductrices, « font avec » ces faibles régulations. Comment articulent-ils les contraintes de leur métier avec celles de leur vie conjugale et familiale? Quels sont les aménagements ou arrangements auxquels ils recourent pour faire face à ce qui est présenté comme les impondérables du métier, pour concilier exigences professionnelles et familiales?

2. Des effets contrastés des contraintes professionnelles sur la vie familiale

Comment ces articulations famille-travail se manifestent-elles maintenant du côté de la vie familiale? Si nous avons vu que les profils familiaux des conducteurs et conductrices influaient peu sur l’organisation du travail, on peut penser inversement que les modes de vie familiaux des conducteurs et conductrices se trouvent fortement affectés par les contraintes inhérentes au métier. Au regard de la persistance d’une répartition sexuée inégalitaire des tâches domestiques, le cas des conductrices apparaît tout à fait intéressant à observer : comment ces professionnelles parviennent-elles à gérer les contraintes de leur activité professionnelle et les contraintes de leur vie familiale? Ont-elles des profils atypiques? Que disent-elles des effets de leur activité professionnelle sur leur « équilibre » familial?

2.1 Des représentations différentes de l’articulation famille-travail en lien à des situations de travail et de vie hétérogènes

Les manières pour les conductrices d’articuler famille et travail sont dépendantes de nombreux facteurs. Les situations familiales diffèrent évidemment en fonction de l’âge des conductrices, de leurs trajectoires de vie et professionnelles antérieures, de l’installation ou non dans une vie de couple, de la présence ou non d’enfants et de l’âge de ces enfants, de la répartition plus ou moins égalitaire au sein du couple des tâches domestiques et éducatives, de la place accordée à la carrière et plus généralement au projet de vie de chaque conjoint. Même si les situations professionnelles sont moins variées, on repère aussi des différences importantes selon les affectations et l’ancienneté des conductrices : les contraintes du métier sur la vie familiale varient selon le type de train conduit (fret, trains de banlieue, trains voyageurs longue distance), l’affectation à chaque type de train s’opérant souvent par ancienneté (cf. supra). Les situations familiales et professionnelles sont ainsi autant de variables profondément imbriquées les unes dans les autres qui rendent difficile l’élaboration d’un portrait type de la conductrice et de ses modes d’articulation famille-travail. Pour simplifier la présentation, nous distinguerons deux grandes catégories de conductrices selon la présence ou non d’enfants.

Commençons par les conductrices qui n’ont pas d’enfants. Cette catégorie est hétérogène, rassemblant des conductrices désirant ou non des enfants (soit provisoirement, soit définitivement), des conductrices célibataires aspirant ou non à une vie de couple, des conductrices en couple ou ayant connu une vie conjugale dans le passé. Au-delà de ces différences, l’absence d’enfants favorise indéniablement à leurs yeux les articulations famille-travail. Ces articulations touchent alors principalement à la vie conjugale et aux sociabilités hors travail. On repère dans les discours une valorisation récurrente du style de vie engagé par leur métier : l’exercice d’un métier aux horaires décalés et qui suppose des temps d’absences permet de « mettre un peu de piment dans la relation », de lutter contre le côté rébarbatif « de rentrer tous les deux à 18 heures, de se voir tous les soirs et au bout d’un moment de s’ennuyer », « de ne pas se voir tout le temps et d’être content de se retrouver » (sic). Dans bien des cas, le couple apparaît alors construit sur une conception relativement indépendante des conjoints, où chacun vit son métier et construit sa carrière comme bon lui semble; l’idée même de vivre à temps plein et ensemble au quotidien est difficilement envisagée. Pour les plus jeunes des conductrices, cette valorisation des articulations trouvées entre famille et travail est souvent associée à la volonté d’en « profiter », « avant d’être installée ».

Les discours des conductrices sans enfants varient cependant selon le souhait et la projection d’en avoir. Une conductrice nous indique ainsi ne pas pouvoir envisager la possibilité de concilier son activité actuelle, et notamment ses horaires de travail (en l’occurrence, dans le fret, souvent de nuit), avec le fait d’être mère et de voir grandir ses enfants. Les autres conductrices concernées envisagent à l’inverse cette perspective avec une relative sérénité : elles n’envisagent en aucun cas d’arrêter leur métier. Si le recours au temps partiel est pour certaines d’entre elles évoqué, elles envisagent surtout de s’appuyer sur le conjoint (actuel ou projeté), de trouver des solutions de garde, de mobiliser éventuellement la famille élargie quand celle-ci est proche. Autant d’arrangements que trouvent prioritairement les conductrices ayant des enfants. Les conductrices sans enfants connaissent la situation de leurs collègues avec enfants, et projettent de rechercher des articulations travail/famille identiques. On est ici dans un modèle de la reproduction : si le faible soutien de l’entreprise est parfois critiqué, les normes professionnelles de l’activité à temps plein et de l’égalité de traitement ne sont pas mises en question.

La seconde catégorie de conductrices, avec enfants, laisse là aussi apparaître une certaine hétérogénéité des profils quant à la nature des articulations effectuées entre famille et travail. Cette articulation dépend notamment du statut matrimonial des conductrices (en couple, divorcée, séparée), de l’activité du conjoint éventuel, du nombre d’enfants et de l’âge de ces derniers, et pour quelques-unes (ultraminoritaires), de leur activité à temps partiel. Au-delà de ces différences, pour toutes ces conductrices ayant des enfants, les contraintes liées à leur activité sont clairement intégrées dans le fonctionnement conjugal et familial, y compris par leur conjoint. Là encore, activité à temps plein et impossibilité des arrangements au travail sont généralement posées comme des impératifs auxquels la famille (le conjoint et les enfants) ne peut se soustraire et avec lesquels il faut composer. L’intégration des impératifs professionnels s’effectue donc à l’échelle de la cellule familiale dans son ensemble.

De ce point de vue, le profil des conjoints est souvent mis en avant par les conductrices (quand elles ne sont pas séparées) pour expliquer les formes d’articulation famille-travail. Les équilibres trouvés sont mis en relation avec l’activité du conjoint (et notamment ses horaires), mais surtout avec son profil « psychologique ». Le conjoint est souvent présenté comme « exceptionnel », « extraordinaire », quand il participe activement et de son plein gré à la gestion des enfants; il est jugé « méritant » quand il « accepte » cette gestion atypique, qu’il s’y « soumet ». Dans plusieurs entretiens est évoquée la situation du conjoint, comme une situation atypique, où les rôles sexués seraient effacés (partage équilibré des tâches) ou quasi inversés (un « mari bonne femme à la maison », un « mari mère poule »). L’acceptation par le conjoint d’une quasi-inversion des rôles est présentée comme « méritante », aussi bien parce que certains conjoints vivent la situation comme compliquée, voire douloureuse, que parce que certaines conductrices elles-mêmes jugent la situation sinon comme frustrante (frustration de ne pas pouvoir s’occuper plus des enfants ou de « sa maison »), du moins comme « anormale » (par rapport à la norme sociale et statistique).

La présence d’enfants s’accompagne classiquement d’une organisation à toute épreuve de la vie familiale, et ce, tant dans l’organisation des différentes tâches au sein du foyer que dans la mobilisation de l’entourage élargi pour la prise en charge ponctuelle (pour gérer les imprévus) ou régulière des enfants. Si le conjoint (selon son activité) et la famille élargie (généralement, les parents et beaux-parents) ne peuvent être mobilisés pour la garde des enfants, les conductrices, et en particulier celles qui vivent seules, recourent généralement à des nourrices, parfois à plusieurs selon les horaires de garde concernés (celle qui emmène et récupère les enfants à l’école, ou celle qui les garde la nuit lorsqu’elles sont absentes, ces dernières pouvant également être appelées en cas de problème tel que des retards de ligne parfois importants). Les voisins peuvent eux aussi être mobilisés. C’est un véritable « jonglage » savamment orchestré qu’il s’agit d’opérer.

Les codes couleur de Marine

Je lui [son conjoint] mets un code couleur. Quand je pars en journée simple, je mets en noir : je commence à telle heure, je finis à telle heure. Quand je pars en découché, je lui mets un code vert et rouge : je commence à telle heure en vert, je finis à telle heure en rouge à tel endroit, je recommence à telle heure le lendemain matin à cet endroit-là, et je finis à telle heure en vert, donc mon retour de découché. Je lui fais tout un code de couleur comme ça. Quand je suis en repos, je lui mets en bleu, etc., et ça, je le fais pour lui, mais je le fais aussi pour les nounous. On a plusieurs nounous. La première nounou, on l’a trouvée pour mon premier enfant : elle ne garde les enfants que hors scolaire, donc, quand mon premier est devenu périscolaire, il a fallu trouver une autre nounou, donc on jongle avec deux nounous. Donc, je fais mon planning dès que je l’ai. Je le fais en trois exemplaires, je le mets sur le frigo à la maison, pour que mon mari le voie, et j’en donne un à chaque nounou, pour qu’elle sache quand est-ce que je suis joignable.

Conductrice, 38 ans, 9 ans d’ancienneté, mariée, 2 enfants de 4 et 5 ans, enceinte du troisième

Les discours des conductrices évoquent aussi couramment une forte et précoce responsabilisation des enfants, considérés comme « grands » (ils peuvent avoir de 5 à 7 ans), à partir du moment où il n’est plus nécessaire de les accompagner à l’école, de les aider à prendre un bain, à s’habiller ou à manger. Ils deviennent ainsi plus « indépendants » et « peuvent se débrouiller seuls », ce qui autorise une moins grande présence au quotidien. La nécessité de jongler entre différentes obligations professionnelles conduit aussi à relativiser certains aspects de l’organisation familiale :

[…] comme la nuit ils dorment [enfants de 5 et 8 ans], ils ne se rendent pas compte et… Que je les fasse dormir la veille chez quelqu’un, parce que je commence à 5 heures du matin pour ouvrir une gare, ou que je commence à 2 heures du matin pour conduire, eux, ils vont pas voir la différence.

Conductrice en formation, 35 ans, 10 ans d’ancienneté dans l’entreprise, mariée, 2 enfants

Avec l’âge croissant des enfants, c’est donc la difficulté technique mais aussi le poids psychologique des articulations famille-travail qui se trouvent allégés.

Au regard extérieur, l’organisation de la vie familiale des conductrices – notamment quand les enfants sont en bas âge – semble ainsi s’apparenter à un exercice quotidien de haut vol. Il reste que les conductrices insistent rarement sur les difficultés rencontrées pour articuler famille et travail. Leurs discours sont marqués par la prégnance de l’action, par l’inscription dans le faire et dans la gestion. L’action émane du souhait de garantir un double investissement dans l’activité professionnelle et dans la vie familiale. Pour les conductrices avec enfants, les absences ou l’éloignement du foyer imposé par l’activité de travail peuvent par ailleurs constituer une possibilité valorisée de mise à distance du quotidien. Plus largement, aussi précis soient-ils sur les difficultés d’articuler famille et travail, les discours des conductrices ne remettent quasiment jamais en question l’intérêt du métier.

Cette appréciation positive de la situation de travail peut être reliée aux trajectoires scolaires ou professionnelles de ces femmes. Certaines ont envisagé très tôt (à l’adolescence) ce métier, se sont engagées dans des cursus de formation exigeants du point de vue technique (formations électrotechniques) et relationnel (avec une surreprésentation massive des élèves masculins), en ont été diplômées et se retrouvent dans un emploi auquel elles ont aspiré. Pour d’autres, l’orientation dans le métier s’est faite plus tardivement, après avoir exercé d’autres activités au sein de l’entreprise ferroviaire (contrôleuses ou commerciales) : en contact régulier avec des conducteurs, elles ont découvert ce métier, puis l’ont choisi en connaissance de cause. Dans les deux cas, l’entrée des conductrices dans l’activité est choisie et non subie. Elles entendent bien rester à la conduite et » faire carrière », au prix éventuel de difficultés dans l’articulation famille-travail. Autrement dit, l’appréciation positive de l’activité de travail commande en partie la gestion et les articulations que les conductrices trouvent entre les sphères privée et professionnelle. L’amour du métier participe d’un équilibre qui tend à concilier les différents impératifs.

Cet « état des lieux » – entre fortes contraintes du métier sur les articulations famille-travail et satisfecit sur le métier – peut néanmoins être nuancé, avec quelques indicateurs et discours montrant que les articulations famille-travail trouvées par les conductrices (mais aussi par les conducteurs) peuvent se payer au prix fort…

2.2 Le prix fort des articulations famille-travail

Si les conductrices mettent en avant leur satisfaction par rapport au métier (autonomie et indépendance, absence de monotonie, possibilité de s’isoler dans la conduite et de faire le vide, y compris par rapport à la sphère privée, relations positives avec les collègues, rejet d’une vie bien réglée), certains indicateurs et discours montrent aussi les effets pervers des contraintes du métier, de la faible régulation organisationnelle des articulations famille-travail, du poids des normes du groupe professionnel. Des effets qui touchent tous les conducteurs, mais en particulier les conductrices.

Le métier de conducteurs est d’abord réputé être un métier de divorcés. Bien que la comparaison statistique avec d’autres activités de travail soit difficile, nombre de témoignages mettent l’accent sur un nombre relativement élevé de séparations en lien à un travail en horaires décalés ou à des absences fréquentes du foyer en raison de découchés. Cette situation n’est pas indifférente au genre : les conductrices sont plus nombreuses à déclarer trois situations matrimoniales différentes ou plus (26 % contre 20 % pour les conducteurs) au cours des 7 dernières années. Il apparaît donc qu’une partie des conductrices est plus exposée aux changements matrimoniaux que les conducteurs.

Les témoignages des conductrices permettent de percevoir comment ces dernières rendent compte de tels changements. C’est le cas de Nicole, 45 ans, sans enfant, qui explique les difficultés rencontrées dans sa vie de couple et sa séparation d’avec son conjoint en raison de ses horaires de travail. Son conjoint « ne supportait plus d’être trop souvent seul le soir ». Nicole qui commence aujourd’hui une relation avec « quelqu’un de la maison » (il est conducteur) compte sur le fait qu’une personne de l’entreprise et du métier sera plus à même de comprendre les contraintes de l’activité. Pour autant, le divorce touche également des couples de conducteurs. Amélie, 39 ans, deux enfants, nous relate ainsi sa séparation en raison là encore d’horaires trop décalés. Ayant choisi elle et son conjoint de travailler à temps partiel (80 %) pour pouvoir s’occuper tour à tour des enfants, le couple ne se voyait que très peu. Le conjoint d’Amélie supportait par ailleurs avec difficulté l’organisation de la vie domestique pendant son temps de présence au foyer :

On s’est séparés l’année passée, je pense que c’est beaucoup le travail. On ne se voyait plus du tout, et puis lui, il n’a pas supporté. Mais là je l’ai compris quand il m’a quittée, mais il a raison, enfin il a raison… lui en tant que papa, c’est dur pour un homme. Il gérait la maison, les enfants, l’école. Quand je parle de maison, c’est le ménage, la nourriture, et puis les extérieurs, il avait vraiment tout, tout à faire. Il m’a dit : « Moi, je n’en peux plus au bout de trois ans. » Il m’a dit : « Je n’en peux plus, j’ai pas de vie, je suis une vraie bonne femme à la maison quoi. ». Et c’est vrai qu’il a raison, il a tout à fait raison.

Conductrice, 39 ans, 9 ans d’ancienneté à la conduite – 15 ans dans l’entreprise –, séparée, 2 enfants

Bien que les contraintes dans l’organisation de la vie familiale et domestique aient été les mêmes pour les deux conjoints, ce témoignage révèle une intégration sexuée relativement traditionnelle des rôles conjugaux dans la distribution des tâches domestiques et éducatives. L’égalité de traitement revendiquée au sein de la sphère professionnelle ne semble ainsi pas toujours revendiquée et mise en oeuvre au sein de la sphère privée. Cette appréciation partielle d’une égalité sexuée peut être révélatrice de la difficulté pour certaines femmes d’asseoir leurs positions dans la sphère professionnelle, tout comme leur souci de « ne pas faire de vague ».

Pour certaines conductrices ayant des enfants, la séparation du couple, associée à un métier aux contraintes horaires importantes, peut par ailleurs poser problème par rapport à l’obtention de la garde des enfants. L’une d’entre elles nous a ainsi dit avoir été contrainte d’abandonner son activité afin de s’assurer cette garde, considérant que cette dernière est plus généralement attribuée aux emplois sédentaires et aux conjoints occupant des horaires de travail réguliers :

Je voulais la garde de mon fils. Quand vous roulez, vous ne dormez pas forcément à la maison, et donc quand il y a eu ce poste qui s’est libéré à la gestion des moyens, j’ai sauté sur l’occasion. Ça ne se passait pas très bien avec son papa et je ne voulais pas prendre de risque parce qu’il est sédentaire et tout ça, donc après, vis-à-vis d’un juge, vous ne dormez pas chez vous, vous voyez… Si vous regardez les roulants, il n’y a personne qui a la garde de ses enfants, c’est très, très dur.

Gestionnaire de moyen, 33 ans, ancienne conductrice, divorcée et nouvellement en concubinage, un enfant

Le poids des contraintes de l’activité se lit également dans la répartition des situations matrimoniales : 47 % des conductrices déclarent vivre seules contre 24 % des conducteurs. Cet écart peut être attribué à un effet de génération (rappelons que, en lien avec la récente politique de féminisation, les conductrices sont plus jeunes que les conducteurs), mais il laisse également entrevoir des situations de report d’entrée en conjugalité.

De la même façon, on repère des situations de report des naissances. Les conductrices souhaitant avoir des enfants ou en ayant eu disent généralement avoir planifié ce calendrier, « un peu comme les planificateurs de l’entreprise planifient les roulements », s’amuse à dire une conductrice. Cette planification consiste à éviter une grossesse pendant l’année de formation ainsi que pendant les premières années de service. Ces évitements sont expliqués autant par des choix personnels (la volonté de s’installer dans le métier et/ou dans son couple), en lien avec l’âge et la situation matrimoniale, que par les pressions exercées à leur égard au moment du recrutement. Il est difficile d’évaluer quantitativement ces effets et de les différencier par genre (les pyramides des âges des conductrices et conducteurs sont très différentes) : on repérera seulement que 50 % des conductrices n’ont pas d’enfants (contre 36 % des conducteurs), 26 % ont deux enfants ou plus (contre 47 % des conducteurs). Par ailleurs, comme dans de nombreux métiers, certaines conductrices opèrent une planification de leur carrière (et/ou de celle de leur conjoint éventuel) en fonction de l’âge de leurs enfants.

C’était le moment de faire cette formation. En fait, si je le fais maintenant, je me dis que c’est parce que mes enfants commencent à grandir, donc ils sont tous les deux à l’école, mon deuxième l’année prochaine va entrer aussi en primaire et je me dis que ce sera plus facile, ils pourront se gérer plus ou moins eux-mêmes, enfin pas tout le temps, mais ils seront plus autonomes. Maintenant, je ne peux pas attendre qu’ils soient au collège pour le faire. J’ai déjà 35 ans et si j’attends encore 5 ans, j’aurais plus l’opportunité d’être prise. On m’aurait dit que j’étais trop vieille.

Conductrice en formation, 35 ans, 10 ans d’ancienneté dans l’entreprise, mariée, 2 enfants

Bien que non spécifiques au seul métier de la conduite des trains, les différents éléments soulignés jusqu’ici et relatifs aux différentes situations matrimoniales passées, au taux de divorces, aux reports pas nécessairement choisis de la conjugalité et des naissances, à la planification de carrière, rendent compte de l’empreinte et des contraintes du métier sur la sphère privée. Les articulations famille-travail ont leur lot d’effets indésirés, et ce, d’autant plus lorsque ces effets sont entretenus, comme dans un cercle vicieux, par une faible régulation organisationnelle et par les normes d’un groupe professionnel ayant historiquement peu réfléchi l’articulation entre l’activité professionnelle et la vie privée. La féminisation de l’activité de conduite permet de visualiser les différents contours des inégalités sexuées et les mécanismes cumulatifs de leur construction. Analytiquement, elle met en évidence les limites d’une vision statique, horizontale et unidimensionnelle dénoncée désormais classiquement à propos de la métaphore du plafond de verre (Buscatto et Marry, 2009).

Le diagnostic sur les articulations famille-travail des conductrices de train s’avère hétérogène, tout au moins très différencié. Il faudrait par ailleurs ajouter à cette lecture synchronique une lecture dynamique insistant sur les changements à l’oeuvre dans cette activité. Or notre enquête a consisté en une coupe à un moment historique donné. Il conviendrait alors de pouvoir la renouveler dans quelques années afin de pouvoir mesurer la permanence ou les changements dans la force des normes en vigueur au sein du groupe professionnel des conducteurs et des régulations organisationnelles pesant sur les modes d’articulation famille-travail. Il s’agirait également d’étudier en quoi la féminisation de l’activité est susceptible de modifier ces équilibres.

Conclusion

L’étude des interactions entre contraintes du métier et ajustements familiaux laisse apparaître le poids des normes professionnelles sur l’articulation opérée entre vie professionnelle et vie privée. La féminisation de l’activité de conduite ferroviaire en France offre de ce point de vue un angle d’analyse fructueux dans l’étude de ces interactions, révélant dans le même temps les ambiguïtés posées par sa gestion dans l’entreprise investiguée. Cette dernière mobilise conjointement des registres relevant des politiques sociales d’égalité (traitement égalitaire entre les sexes) et des politiques managériales de gestion et de valorisation de la différence. Si elle dit essayer de favoriser et valoriser l’emploi féminin dans ses métiers les plus masculins, elle tend à renforcer des contraintes organisationnelles et des normes professionnelles (égalité des chances, égalité de traitement) qui ne prennent pas en compte les situations familiales et qui de fait s’imposent donc distinctement aux hommes et aux femmes. Cette situation est souvent source de tension. Les femmes travaillant dans des univers dans lesquels les personnels masculins restent hégémoniques, dans lesquels les contraintes de travail impliquent des décalages importants avec les rythmes sociaux classiques, il leur est plus difficile de transformer les rapports de pouvoir au sein de la sphère professionnelle qu’au sein de la sphère privée (du couple en particulier). Pourtant, l’articulation entre vie professionnelle et familiale pose la question de l’égalité de genre au sein de chacune de ces sphères, car une véritable égalité ne peut voir le jour sans lier ces deux domaines, rappelle Silvera (2010).

L’arrivée d’un nouveau public de femmes (et sa croissance espérée) est susceptible de contribuer à un changement des mentalités quant à la conception et la culture du métier. Les évolutions et modifications des normes de travail et/ou de la culture de métier s’inscrivent dans un processus entendu comme un enchaînement d’actions sur le long terme. Elles subissent l’influence du poids des acteurs sur le fonctionnement organisationnel et du poids des normes professionnelles sur la manière d’entrevoir l’articulation travail/famille. Un processus de régulation opère donc, mais dont les principes ne sont pas toujours clairement apparents : régulations plurielles s’effectuant par arrangements ou microajustements, opérant par petites touches, de façon parfois individuelle, et selon des règles implicites de fonctionnement.

Il est alors schématiquement possible d’entrevoir différents stades dans les changements organisationnels que peuvent rencontrer l’entreprise et les collectifs de travail. À un premier stade où l’organisation et le métier sont pensés comme essentiellement masculins succède un second marqué par l’arrivée de femmes dans l’activité s’accompagnant d’une socialisation aux normes du métier telles que partagées par les hommes, mais marqué aussi par d’autres représentations du travail. L’arrivée de ces femmes engendre alors quelques fléchissements quant à certaines de ces normes (aspect technique du métier, force physique, etc.). La prise en compte du poids de facteurs extraorganisationnels sur l’exercice de l’activité (temps partiel, attribution de certains roulements) et des aménagements au cas par cas pourrait également contribuer à un fléchissement de certaines règles et normes de travail et à un bousculement des régimes d’inégalités (Acker, 2009) qui ont opéré jusque-là à l’intérieur de l’organisation. Le changement organisationnel s’opère donc par pressions successives et sur le long terme, à l’image de la levée des barrières qui ont marqué toute l’histoire de la féminisation des professions de certains bastions masculins ou de professions supérieures (Schweitzer, 2009).